Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2I

F. Roy, libraire-éditeur (p. 221-238).
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DEUXIÈME PARTIE


I.


Comme la graine contient l’arbre, toute vie, son début, contient ce que sera l’être, ce qu’il deviendra malgré tout.

Je vais essayer de remonter jusqu’à la source des idées et peut-être de quelques événements de mon existence.

Une pièce de vers retrouvée dans mes vieux papiers la dessine ; étendons toujours le cadavre avant de le fouiller. La voici :


LE VOYAGE

Comme au seuil du désert l’horizon est immense !
Enfant, où t’en vas-tu par le sentier nouveau ?
Là-bas dans l’inconnu quelle est ton espérance ?
— Où je vais ? Je ne sais ; vers le bien, vers le beau.

Je ne veux ni pleurer ni retourner la tête ;
Si ce n’était ma mère, ah ! bien plus loin encor,

Par la vie incertaine où souffle la tempête,
J’irais, comme l’on suit les sons lointains du cor.

Une fanfare sonne au fond du noir mystère,
Et bien d’autres y vont que je retrouverais.
Écoutez ! On entend des pas lourds sur la terre.
C’est une étape humaine ; avec ceux-là j’irais.

J’aimais l’ombre du clos tout plein de folles herbes ;
J’aimais les nuits d’hiver où vient le loup hurlant
Par les brèches du mur ; l’été, les lourdes gerbes ;
Et dans les chênes verts les rafales du vent.

Jeune fille, veux-tu t’asseoir calme et paisible
Et comme les oiseaux te bâtir un doux nid ?
Écoute ! Il en est temps, fuis le sentier pénible
Où ton destin sera malheureux et maudit.

Qu’importe ! laissez-moi. Voyez les grains de sable
Et les tas de blé mûr, et dans les cieux profonds
Les mondes entassés ; tout n’est-il pas semblable ?
Où tout cela s’en va, c’est là que nous allons.


C’est là que nous sommes aujourd’hui.

J’ignore si cette étude sera longue ; mon intention est d’y fouiller impitoyablement.

Peut-être pourrait-on appeler cela une psycho-biologie ! — J’ignore si je suis encore en état de faire un barbarisme tant soit peu compréhensible. On trouve intéressant de faire torturer un malheureux animal, pour étudier son mécanisme qu’on connaît à peu près, et qu’on ne connaîtra jamais mieux à cause des perturbations causées par la douleur dans les fonctions organiques ; ne vaudrait-il pas mieux étudier les fonctions du cœur ?

Ce sont ces phénomènes du cœur et du cerveau que nous allons chercher au fond de la vie de la bête humaine.

Je commence par cette question. Il me paraît malheureusement impossible que quelque chose survive de nous après la mort, pas plus que de la flamme quand la bougie est soufflée ; et si la partie qui pense peut disparaître, parcelle par parcelle, quand on enlève, les uns après les autres, les lobes du cerveau, nul doute que la mort, en grillant le cerveau, n’éteigne la pensée.

Pourtant, s’il y avait l’éternité, comme l’immensité avant et après nous, et que la partie qui pense s’en aille dans les courants inconnus de l’électricité, et s’y absorbe ainsi que les éléments du corps retournent aux éléments matériels, ce ne serait pas miracle. Visible ou invisible, ce ne serait que la nature encore, et je me suis souvent demandé pourquoi on s’imagine que cette électricité, inconsciente ou non, s’en allant à des creusets invisibles, prouverait Dieu plus que la naissance des organismes qui grouillent sur la terre.

Malheureusement, la pensée sécrétée par le cerveau ne peut subsister quand ce qui la produisait n’existe plus.

Mais on peut se rendre compte que les idées dominantes de toute une vie ont leurs causes matérielles dans telle ou telle impression, ou dans les phénomènes de l’hérédité ou autres.

Il m’arrive souvent, en remontant à l’origine de certaines choses, de trouver une forte sensation que j’éprouve encore telle à travers les années.

Ainsi, la vue d’une oie décapitée qui marchait le cou sanglant et levé, raide, avec la plaie rouge où la tête manquait ; une oie blanche, avec des gouttes de sang sur les plumes, marchant comme ivre tandis qu’à terre gisait la tête, les yeux fermés, jetée dans un coin, eut pour moi des conséquences multiples.

J’étais sans doute bien petite, car Manette me tenait par la main pour traverser le vestibule comme pour faire un voyage.

Il m’eût été impossible alors de raisonner cette impression, mais je la retrouve au fond de ma pitié pour les animaux, puis au fond de mon horreur pour la peine de mort.

Quelques années après, on exécuta un parricide dans un village voisin ; à l’heure où il devait mourir, la sensation d’horreur que j’éprouvais pour le supplice de l’homme se mêlait au ressouvenir du supplice de l’oie.

Un autre effet encore de cette impression d’enfant fut que, jusqu’à l’âge de huit-dix ans, l’aspect de la viande me soulevait le cœur ; il fallut pour vaincre le dégoût une grande volonté et le raisonnement de ma grand’mère, que j’aurais de trop grandes émotions dans la vie, pour me laisser aller à cette singularité.

Les histoires de supplices entendues à l’écrègne de Vroncourt, les soirs où Manette et moi nous obtenions la rare permission d’y aller, contribuèrent peut-être à garder vive l’impression de l’oie.

J’aimais à entendre ces histoires-là au bruit des rouets ; des aiguilles à tricoter coupant le ronronnement d’un petit bruit sec ; et la neige, la grande neige toute blanche tombant, étendue comme un linceul sur la terre, tantôt fouettant le visage.

Nous devions rentrer à dix heures, mais nous revenions toujours plus tard, c’était le beau moment ! Marie Verdet posait son tricot sur ses genoux ; ses yeux se dilataient sous sa coiffe, avancée comme un toit, et les histoires de revenants : le feullot, les lavandières blanches, la combe aux sorcières, dites de sa voix cassée de quasi-centenaire, avaient là le cadre qui leur convenait ; sa sœur Fanchette avait tout vu, elle branlait la tête en approuvant.

Nous partions à regret, Nanette et moi, longeant les murs du cimetière où nous n’avons jamais vu que la neige et entendu que la bise d’hiver.

De mes soirées à l’ecrègne du village, date un sentiment de révolte que j’ai aussi retrouvé bien souvent.

Les paysans font pousser le blé, mais ils n’ont pas toujours de pain ! Une vieille femme racontait comment, avec ses quatre enfants, pendant la mauvaise année (je crois qu’on appelait ainsi une année où les accapareurs avaient affamé le pays), ni elle, ni son mari, ni les petits n’avaient mangé tous les jours ; il n’y avait plus rien à vendre chez eux ; ils ne possédaient plus que les habits qu’ils avaient sur le dos ; deux de leurs enfants étaient morts, ils pensaient que c’était de faim ! Ceux qui avaient du blé ne voulaient plus leur faire crédit, pas même d’une mesure d’avoine pour faire un peu de pain. Mais il faut bien se résigner ! disait-elle. Tout le monde ne peut pas manger du pain tous les jours. Elle avait empêché son mari de casser les reins à celui qui leur avait refusé crédit en rendant le double dans un an, quand ses enfants se mouraient. Mais les deux autres avaient résisté, ils travaillaient chez stui-là même que le mari voulait abîmer. L’usurier ne payait guère, mais faut bien que les pauvres gens subissent ce qu’ils ne peuvent empêcher !…

Quand elle disait tout cela, de son air calme, j’avais chaud dans les yeux de colère, et je lui disais : Il fallait laisser faire votre mari ! Il avait raison !

Je m’imaginais les pauvres petits mourant de faim, et tout le tableau de misère, qu’elle faisait si navrant qu’on le sentait en dedans de soi ; je voyais le mari, avec sa blouse déchirée et ses pieds nus dans ses sabots, aller supplier le méchant usurier et revenir sans rien, triste, par les chemins. Je le voyais, menaçant, quand les petits furent étendus froids, sur la poignée de paille qui leur restait, et la femme, arrêtant le justicier qui voulait venger les siens et les autres, et les deux frères, grandissant avec ce souvenir, s’en aller travailler chez cet homme ; les lâches !

Il me semblait que s’il était entré je lui aurais sauté à la gorge pour le mordre, et je disais tout cela ; je m’indignais de ce qu’on croyait que tout le monde ne pouvait avoir de pain tous les jours ; cette stupidité de troupeau m’effarait.

Faut pas parler comme ça, petiote ! disait la femme. Ça fait pleurer le bon Dieu.

Avez-vous vu les moutons tendre la gorge au couteau ? Cette femme avait une tête de brebis.

C’était à cette histoire-là que je pensais le jour où, au catéchisme, je soutins énergiquement le contraire du fameux proverbe : Charité bien ordonnée commence par soi-même ! Le vieux curé (qui croyait, celui-là) m’appela ; je craignais une punition, c’était pour me donner un livre.

Eh bien, c’était le reste, ce livre-là, pour me donner l’horreur des conquérants avec l’horreur des autres vampires humains.

C’était des sortes de paraphrases des psaumes d’exil.

« La harpe est suspendue aux saules du rivage. »

« Jérusalem captive a vu pleurer ses rues. »

Et je maudissais ceux qui écrasent les peuples comme ceux qui les affament, sans me douter, pourtant, combien, plus tard, je verrais monter haut ces crimes-là.

Un détail, en passant, un aveu même. Ce livre était relié, dans le genre de la petite encyclopédie de M. Laumond, le grand, et j’avoue que depuis l’instant où le curé l’avait déposé près de lui, j’étais préoccupée par ce qu’il pouvait bien y avoir sous cette couverture de peau brune ; ce ne devait pas être un livre d’enfant ; peut-être que ma préoccupation ne lui aura pas échappé.

Puisque j’ai parlé du petit volume volé à M. Laumont ; puisque j’ai dit que chacun de nous est, je crois, capable de tout le bien et de tout le mal qui se trouve dans ses cordes, j’avouerai encore que je prenais sans remords à la maison, étant enfant, depuis l’argent, quand il y en avait, jusqu’aux fruits, légumes, etc., Je donnais tout cela au nom de mes parents, ce qui faisait de bonnes scènes quand certaines gens s’avisaient de remercier. J’en riais, incorrigible que j’étais.

Une année, mon grand-père me proposa vingt sous par semaine si je voulais ne plus voler, mais je trouvai que j’y perdais trop.

J’avais limé des clefs pour ouvrir l’armoire aux poires et autres, dans laquelle je laissais de petits billets en place de ce que j’avais pris. Il y avait par exemple ceci : Vous avez la serrure mais j’ai la clef.

Enfin, les terres rapportaient si peu que, ni mon oncle qui les faisait à moitié, ni nous, personne n’arrivait à joindre les deux bouts ; je sentis que bien des années comme celles-là se suivaient, souvent ; que les uns ne pouvaient pas toujours aider les autres et qu’il fallait autre chose que la charité pour que chacun ait du pain.

Quant aux riches, ma foi, je les respectais peu. Alors, le communisme me vint à l’idée.

Le rude travail de la terre m’apparaissait tel qu’il est, courbant l’homme comme le bœuf sur les sillons, gardant l’abattoir pour la bête quand elle est usée ; le sac du mendiant pour l’homme, quand il ne peut plus travailler : le fusil de toile comme on dit dans la Haute-Marne.

On n’amasse pas de rentes en travaillant la terre, on en amasse à ceux qui en ont déjà trop.

Les fleurs des champs, la belle herbe fraîche, vous croyez que les petits qui gardent les bestiaux jouent avec cela ! Ils ne demandent le gazon que pour s’étendre et dormir un peu à midi ; je les ai vus.

L’ombre des bois, les moissons blondes que le vent agite comme des vagues, est-ce que le paysan n’est pas trop fatigué pour trouver tout cela beau ? La besogne est lourde, la journée est longue ; mais il se résigne, se résigne toujours ; Est-ce que la volonté n’est pas brisée ? L’homme est surmené comme une bête.

Alors le sentiment de l’injustice qui lui est faite l’endort ; il est à demi mort et travaille sans penser, pour l’exploiteur. Bien des hommes, m’ont dit, comme la vieille de l’écrègne : Il ne faut pas dire ça, petiote ; ça offense Dieu !

Oui, ils répondaient cela quand je leur disais que tous ont droit à tout ce qu’il y a sur la terre, leur nid, comme les oisillons d’un même printemps glaneront ensemble les moissons.

Ma pitié pour tout ce qui souffre, pour la bête muette, plus peut-être que pour l’homme, alla loin ; ma révolte contre les inégalités sociales alla plus loin encore ; elle a grandi, grandi toujours, à travers la lutte, à travers l’hécatombe ; elle est revenue de par-delà l’océan, elle domine ma douleur et ma vie.

Je reviens aux duretés de l’homme pour l’animal.

En été, tous les ruisseaux de la Haute-Marne, tous les prés humides à l’ombre des saules sont remplis de grenouilles ; on les entend par les beaux soirs, tantôt une seule, tantôt le chœur entier. Qui sait si elles n’inspirèrent point jadis les chœurs monotones du théâtre antique !

C’est à cette saison qu’on fait les cruautés dont j’ai parlé ; les pauvres bêtes ne pouvant ni vivre ni mourir cherchent à s’ensevelir sous la poussière ou dans des coins de fumier ; on voit, au grand soleil, briller comme un reproche leurs yeux devenus énormes et toujours doux,

Les couvées d’oiseaux sont pour les enfants qui les torturent ; s’ils échappent, les raquettes sont tendues à l’automne, le long des sentiers du bois ; ils y meurent, pris par une patte et voletants, désespérés jusqu’à la fin.

Et les vieux chiens, les vieux chats, j’en ai vu jeter aux écrevisses. Si la femme qui jetait la bête était tombée dans le trou, je ne lui aurais pas tendu la main.

J’ai vu, depuis, les travailleurs des champs traités comme des bêtes et ceux des villes mourir de faim ; j’ai vu pleuvoir les balles sur les foules désarmées.

J’ai vu les cavaliers défoncer les rassemblements avec les poitrines de leurs chevaux ; la bête, meilleure que l’homme, lève les pieds de peur d’écraser, fonce à regret sous les coups.

Oh ! les géorgiques et les églogues trompent sur le bonheur des champs ! Les descriptions de la nature sont vraies, le bonheur des travailleurs des champs est un mensonge.

La terre ! Ce mot est tout au fond de ma vie, dans la grosse histoire romaine à images, où M. Laumont (le petit) avait appris à lire à toute la famille, des deux côtés.

Ma grand’mère m’y apprit à lire, me montrant les lettres avec sa grande aiguille à tricoter.

Le livre était posé sur le même pupitre où elle me faisait solfier dans les vieux grands solfèges d’Italie où elle-même avait appris.

Élevée à la campagne, je comprenais les révoltes agraires de la vieille Rome ; sur ce livre j’ai versé bien des larmes ; la mort des Gracques m’oppressait, comme plus tard les potences de Russie.

Il était impossible avec tout cela de ne pas jeter ma vie à la Révolution.

J’achèverai ce chapitre par l’accusation, souvent portée contre moi, par certains amis, témoins oculaires. Il paraît qu’à la barricade Perronnet, à Neuilly, j’ai couru avec trop de promptitude au secours d’un chat en péril.

Eh bien ! oui, mais je n’ai pas pour cela abandonné mon devoir.

La malheureuse bête, blottie dans un coin fouillé d’obus, appelait comme un être humain. Ma foi, oui ! je suis allée chercher le chat, mais cela n’a pas duré une minute ; je l’ai mis à peu près en sûreté là où il ne fallait qu’un pas.

On l’a même recueilli.

Une autre bête d’histoire d’animaux ; c’est plus récent. Des souris avaient fait leur apparition dans ma cellule, à Clermont ; j’avais un tas de laines à tapisserie envoyées par ma pauvre mère et mes amis ; je n’eus pas de cesse que les trous ne fussent bouchés.

Mais pendant la nuit, un pauvre petit cri se fit entendre derrière ce trou, cri si plaintif, qu’il eût fallu un cœur de pierre pour ne pas lui ouvrir ; c’est ce que je fis de suite, la bête sortit devant moi.

La souris fut-elle une imprudente ou une bête de génie qui savait juger son monde ? Je n’en sais rien ; mais, à partir de cet instant, elle vint effrontément jusque dans mon lit, où elle montait des bouchées de pain pour les gruger à l’aise, se moquant parfaitement des mouvements que je faisais pour la faire partir, et se servant comme garde-manger, et même comme pire encore, du dessous de mon oreiller.

Elle n’était pas dans la cellule à mon départ, je ne pus la mettre dans ma poche, j’ignore ce que la pauvre petite est devenue. J’avoue qu’en partant je l’ai recommandée à la pitié de tous.

En remontant jusqu’au berceau ou jusqu’à certaines circonstances qui ont frappé l’organisme cérébral, on trouve la source vive des fleuves qui emportent la vie, le point de départ des comparaisons successives.

D’autres fois, une idée se lève tout à coup, tandis que d’autres disparaissent ; c’est le temps qui soulève les volcans sous les vieux continents et fait germer des sens nouveaux aux êtres pour le cataclysme prochain.

La pensée, roulant à travers la vie, se transforme et grandit, entraînant mille forces inconnues.

Oui, certes, l’homme futur aura des sens nouveaux ! On les sent poindre dans l’être de notre époque.

Les arts seront pour tous ; la puissance de l’harmonie des couleurs, la grandeur sculpturale du marbre, tout cela appartiendra à la race humaine. Développant le génie au lieu de l’éteindre, les artistes rivés au passé déraperont, eux aussi, leur vieille épave ; il faut que de partout on lève l’ancre.

Allons, allons, l’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal, et le privilège du savoir n’est-il pas plus terrible que celui de l’or ! Les arts font partie des revendications humaines, il les faut à tous ; et alors seulement le troupeau humain sera la race humaine.

Qui donc chantera cette Marseillaise de l’art, si haute et si fière ? Qui dira la soif du savoir, l’ivresse des accords du marbre fait chair, des instruments rendant la voix humaine, de la toile palpitant comme la vie ? Le marbre peut-être ! Le marbre magnifique et sans voix serait bien le poème terrible de la revendication humaine.

Non, ni le marbre, ni les couleurs, ni les chants, ne peuvent la dire, seuls, la Marseillaise du monde nouveau ! Il faut tout, tout délivrer, les êtres et le monde, les mondes peut-être, qui sait ? Sauvages que nous sommes !

Que voulez-vous qu’on fasse de miettes de pain, pour la foule des déshérités ? Que voulez-vous qu’on fasse du pain sans les arts, sans la science, sans la liberté ?

Allons, allons, que chaque main prenne un flambeau, et que l’étape qui se lève marche dans la lumière !

Levez-vous tous, les grands chasseurs d’étoiles !

Les hardis nautoniers, dehors toutes les voiles, vous qui savez mourir !

Allons, levez-vous tous, les héros des légendes des temps qui vont surgir !

Nous parlons d’atavisme ! Là-bas, tombées avec les roses rouges du clos, mortes avec les abeilles, sont des légendes de famille. Ceux qui me les disaient n’en diront plus jamais.

Pareilles à des sphinx, elles se penchent enveloppées d’ombre, sur moi. Avec leurs yeux verts de filles des flots, elles regardent sous l’eau des mers ; avec leur taille haute et maigre de sorcières, elles courent les makis ou les landes.

Cette légende lointaine va de la Corse aux gorges sauvages, à la Bretagne, aux menhirs hantés des poulpiquets ; du gouffre rouge de Flogof, où le norroi souffle en foudre, au lac sombre de Créno.

Que de choses autour d’un misérable être pour lui élargir l’horizon, pour le faire sentir et voir afin qu’il souffre davantage, afin qu’il comprenne mieux le désert de la vie où tout est tombé autour de lui !

Mais, sans cela, pourrait-il être utile ? Non, peut-être.

Lors même qu’il n’y aurait pas eu un peu d’atavisme dans mes penchants, on devient poète dans nos solitudes, qu’on aligne ou non des vers.

Les vents y soufflent une poésie plus sauvage que celle du nord, plus douce que celle des trouvères, suivant la grande neige d’hiver, ou les brises printanières qui agitent dans les haies de nos chemins creux tant d’aubépines et de roses.

Nanette et Joséphine, ces deux filles des champs, n’étaient-elles pas poètes ?

Ai-je dit leur chanson, l’Age nu deu bos, l’Oiseau noir du bois, dont je retrouvai le souffle au bord de la mer, à travers les années et l’océan.

Oui, c’était bien l’oiseau noir du champ fauve, que je retrouvais au bord des flots, chantant les strophes brutales de la nature sauvage.