Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2II

F. Roy, libraire-éditeur (p. 239-245).
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II


Qui nous dit que nos sens ne nous trompent pas ? Absolument comme le voyageur qui croirait voir marcher la route, quand c’est lui qui marche.

Il y a : que le progrès va toujours, que la révolution enfle les voiles, et qu’on saura un jour !

Il y a aussi de vrai : que nul ne peut être loué de ce qu’il fait, puisqu’il le fait parce que cela lui plaît ; il n’y a pas d’héroïsme, puisqu’on est empoigné par la grandeur de l’œuvre à accomplir, et qu’on reste au-dessous.

On dit que je suis brave ; c’est que dans l’idée, dans la mise en scène du danger, mes sens d’artiste sont pris et charmés ; des tableaux en restent dans ma pensée, les horreurs de la lutte comme des bardits.

Ainsi, en mars 71, le défilé des prisonniers allant de Montmartre à Satory m’est présent dans tous ses détails.

Nous marchions entre des cavaliers, il était nuit.

Rien de plus horriblement beau que le site où on nous fit descendre dans des ravins, près du château de la Muette.

L’obscurité, à peine éclairée de par les rayons de lune, changeait les ravins en murs, ou leur donnait l’apparence de haies.

L’ombre des cavaliers faisait, de chaque côté de notre longue file, une frange noire, faisant paraître plus blancs les chemins ; le ciel, lourd de la grande pluie du lendemain, semblait descendre sur nous. Tout prenait, en s’estompant, des formes de rêve, — à part les cavaliers qui tenaient la tête et les premiers groupes de prisonniers.

Un large rayon, filtrant du dessous entre les pieds des chevaux, les mettait en lumière ; des lambeaux rouges avaient l’air de saigner sur nous et sur les uniformes.

Le reste de la file s’étendait en longue traînée d’encre, finissant au fond de la nuit.

On disait qu’on allait nous fusiller là. Je ne sais pourquoi, on nous fit remonter : je regardais le tableau, ne pensant plus où nous étions.

C’était à la même date fixée avec Dombrowski pour établir une ambulance au château de la Muette.

Ceci revient à une impression, celle des rapprochements. Empoignée par l’idée, je n’ai nul mérite à mépriser un danger auquel je ne songe pas, , saisie du tableau, je regarde et me souviens.

Je ne suis pas la seule éprise des diverses situations d’où se dégage la poésie de l’inconnu.

Il me souvient d’un étudiant qui, sans être le moins du monde de nos idées (il est vrai qu’il était encore moins de l’autre côté), vint faire le coup de feu avec nous à Clamart et au moulin de Pierre, avec un volume de Baudelaire dans sa poche.

Nous en avons lu quelques pages avec grand plaisir — quand on avait le temps de lire.

Je ne sais ce que la destinée lui a gardé, nous avons fait ensemble l’épreuve d’une double chance, assez drôle : en prenant le café au nez de la mort, qui avait, à la même place, frappé de suite trois des nôtres, les camarades impatientés de nous voir là nous firent retirer ; cela leur semblait fatal. Alors un obus tomba, brisant les tasses vides.

C’était surtout une nature de poète : il n’y eut là nulle bravoure ni de sa part ni de la mienne. Est-ce que c’était bravoure quand, les yeux charmés, je regardais le fort démantelé d’Issy tout blanc dans l’ombre et nos files, aux sorties de nuit, s’en allant par les petites montées de Clamart, ou vers les Hautes Bruyères, avec les dents rouges des mitrailleuses à l’horizon ? C’était beau, voilà tout ; mes yeux me servent comme mon cœur, comme mon oreille que charmait le canon. Oui, barbare que je suis, j’aime le canon, l’odeur de la poudre, la mitraille dans l’air, mais je suis surtout éprise de la Révolution.

Il devait en être ainsi ; le vent qui soufflait dans ma vieille ruine, les vieillards qui m’ont élevée, la solitude, la grande liberté de mon enfance, les légendes, les bribes de sciences braconnées un peu partout, tout cela devait m’ouvrir l’oreille à toutes les harmonies, l’esprit à toutes les lueurs, le cœur à l’amour et à la haine ; tout s’est confondu dans un seul chant, dans un seul rêve, dans un seul amour : la Révolution.

Ai-je jamais cru ? Ai-je été prise par la tendresse écrasante d’un Tantum ergo ou portée sur les ailes d’un Regina cœli ? Je n’en sais rien ! j’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la poudre, comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes.

La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation.

L’impression d’un frappement d’ailes contre la voûte, je l’ai éprouvée telle, en chantant à l’église, étant sous-maîtresse chez Mme Vollier. Il y avait longtemps que je ne croyais plus ou que je m’étais rendu compte qu’en doutant on ne croit pas.

L’idée est donc véritablement le produit de l’organisme humain et pourtant on dirait qu’elle le chauffe et le lance comme l’aiguilleur conduit la machine. Cela s’explique : puisque les êtres sont le produit de leur époque, c’est cette époque qui les soulève avec les autres poussières.

Le Manuel du baccalauréat répondrait que l’esprit, n’étant pas composé de parties, ne saurait se dissoudre ; outre qu’on le voit s’éteindre partiellement avec tel ou tel lobe du cerveau ― la folie l’attaque ou partiellement ou complètement.

La croyance universelle etc., etc., les penchants enchaînés dans le cœur de l’homme, etc.

Ce sont toutes ces preuves-là qui me font dire : il n’y a rien après la mort.

Une seule de ces raisons-là, cependant, est bonne, non pour un seul être disparu avec sa longue lignée ancestrale brute, comme la bête ou demi-brute comme nous, qui lui a donné naissance, mais pour l’être multiple qu’on appelle l’humanité et qui arrivera à ce progrès que nous regardons sans le comprendre, pareil à une lointaine lumière, à ce bonheur dont nous sommes avides et que nul ne peut avoir dans les circonstances actuelles.

Je ne sais quel poète disait :


Tout homme a dans son cœur un pourceau qui sommeille.


Il n’y a qu’un mot à changer pour que ce soit vrai.


Tout homme a dans son cœur un monstre qui sommeille.


La bête noire, ce n’est pas le même monstre, mais chacun de nous sent revivre parfois le type ancestral qui domine sa lignée à travers des millions de millions de siècles de transformations et de révolutions.

Est-ce la bête à laquelle on ressemble, est-ce la bête qu’on aime ? L’une est peut-être l’autre. Pour moi, tigre, lion ou chat, j’aime la race féline ; j’aime surtout les grands fauves ; c’est pourquoi, si je suis jamais libre, j’irai là où sont les fauves de l’Ouest, et je leur parlerai de la Révolution. Ceux-là aussi, les brigands, sentent parfois en eux revivre la sauvage lignée ancestrale ; ils croient autrement que nous, mais ils croient ! Entre fanatiques nous verrons.

Avec ceux-là on risque une balle ou un coup de poignard, mais ils ne vous salissent pas ; la mort est propre.

Une vie isolée ne peut être intéressante qu’autant qu’elle tient aux multitudes de vies qui l’ont environnée ; les foules seules, avec chaque être libre dans l’ensemble immense, sont quelque chose maintenant.

C’est pourquoi, de plus en plus, les associations basées sur des rites ou entravées par des rites quelconques, n’iront pas même jusqu’au jour où se lèvera la seule association viable, celle de l’humanité révolutionnaire : elles n’y assisteront que pareilles à des spectres.

Pendant la démarche courageuse des francs-maçons, en 1871, j’éprouvai l’impression d’une assemblée de fantômes se dressant sur les remparts devant les royalistes égorgeurs de la Révolution : c’était grand et froidement beau comme ce qu’on éprouve devant les morts.

Plus tard, en Calédonie, sous le rajeunissement de la sève des tropiques, je revis des francs-maçons ; ils me parurent animés d’un grand désir du progrès et se donnant la peine d’y prendre part : c’était là où le soleil est chaud.

En Hollande, depuis (dans la mère patrie des braves), il m’a semblé que la franc-maçonnerie subissait le rajeunissement du printemps.