Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/19/Chapitre IV

chapitre iv

La Bisaïeule de l’Anti-Christ

(Suite)




Une réaction se produit contre les négateurs. En Italie, en Espagne, plusieurs journaux qui s’étaient tenus dans l’expectative n’hésitent pas à déclarer qu’ayant entendu toutes les cloches ils sont arrivés, selon les termes de la Patria d’Ancône et de la Democrazia Cristiania de Gênes, à « être persuadés de trois choses : 1° que Miss Diana Vaughan existe ; 2° que sa conversion a été sincère ; 3° que, dans ce qu’elle écrit, elle est véridique. »

Les hostiles ont atténué le ton de leur polémique ou même se taisent.

Quelques-uns à peine, les derniers enragés qui ne désarment pas, osent dire, à la suite du F∴ Vuillaume, correspondant romain de l’Univers, que la Constitution Apostolique du 1er février, fixant les règles de l’Index, s’applique à mes publications. Ils insinuent que ce que j’ai fait paraître tombe sous le coup des articles 12, 13 et 14 de cette Constitution.

Rien n’est plus faux. Il suffit de lire ces articles.


« Art. 12. — Il est défendu de publier, de lire ou de conserver les livres dans lesquels les sortilèges, la divination, la magie, l’évocation d’esprits et autres superstitions de ce genre sont enseignés ou recommandés.

« Art. 13. — Les livres ou les écrits qui racontent de nouvelles apparitions, révélations, visions, prophéties, de nouveaux miracles, ou qui suggèrent de nouvelles dévotions, même sous le prétexte qu’elles sont privées, sont proscrits s’ils sont publiés sans l’autorisation des supérieurs ecclésiastiques.

« Art. 14. — Sont encore défendus les ouvrages qui établissent que le duel, le suicide ou le divorce sont licites, qui traitent des sectes maçonniques ou d’autres sociétés du même genre et prétendent qu’elles sont utiles et non funestes à l’Église et à la société, et qui soutiennent des erreurs condamnées par le Siège Apostolique. »


Mes Mémoires ne recommandent pas, certes, les sortilèges, etc. ; au contraire ! Non plus ils n’enseignent ces pratiques ; on ne trouvera pas un passage expliquant comment il faut s’y prendre pour évoquer ; je m’en garde comme de la peste. Je suis trop malheureuse d’avoir été en rapport avec les mauvais esprits pour y pousser qui que ce soit ; j’ai même évité de donner des textes de pactes, et ce n’est pas ce qui me manque ! Mes écrits antérieurs à ma conversion, oui, tombent sous le coup de l’article 12, notamment « les Saintes Joies Invisibles », publiées sous ma signature en 1891-92 dans le Monitor of the Dread Goddess, de Calcutta, revue des sciences occultes dirigée par le F▽ Hobbs ; mais j’ai eu soin de n’en jamais citer une ligne ici ! En Europe, avant ma conversion, j’ai publié uniquement le Palladium Régénéré et Libre, revue antilemmiste, et le Recueil des Prières lucifériennes, et, depuis le jour où la grâce de Dieu m’accorda la lumière, ces brochures ont été réservées aux ecclésiastiques seuls, à titre de document et après avoir reçu l’avis de théologiens que la réimpression était nécessaire aux prêtres appelés par les devoirs de leur magistère à sonder les profondeurs de Satan. Vu l’article 12, ces brochures ne seront plus remises à personne ; mais, quant à mes Mémoires, l’article 12 n’y touche pas.

L’article 13 ?… J’ai consulté, et voici la réponse : « Il s’agit du surnaturel divin ; apparitions, révélations, etc., attribuées à Dieu, aux Anges, aux Saints ; la Constitution Apostolique du 1er février vise les récits de miracles, et non de prestiges. Miss Vaughan dénonce les œuvres diaboliques qu’elle cite, comme tout autant de tromperies de l’Esprit du Mal ; elle ne cherche donc pas à les faire passer pour croyables. Il est hors de doute que la Constitution Apostolique frappe par cet article 13 les empiètements inconsidérés sur le domaine de la foi ; elle interdit l’exposé de faits merveilleux qui pourraient « suggérer de nouvelles dévotions, même privées, sans la permission de l’autorité ecclésiastique. » Mais peut-être quelqu’un objectera-t-il alors, que, si mes Mémoires ne suggèrent aucune dévotion nouvelle, par contre ma Neuvaine Eucharistique est un ouvrage de piété d’un mysticisme qui aurait besoin d’être approuvé. Je répondrai : Approuvé ? mais cet ouvrage l’est. Citons, entre autres, l’approbation officielle de S. G. l’Archevêque de Gênes, du 18 mars 1896. Le fait récent de la discussion sur mon existence n’empêche pas que l’ouvrage lui-même a été jugé bon. Voilà ma seule œuvre mystique ; elle a été déclarée excellente pour stimuler la piété des fidèles.

Quant à l’article 14, comment a-t-on osé avancer qu’il peut s’appliquera mes révélations ?… Franchement, c’est se moquer du monde !… Il s’agit des ouvrages sur la Maçonnerie, dans lesquels l’auteur « prétend que cette secte n’est pas funeste ». Mes Mémoires sont antimaçonniques au premier chef. Ah ! la polémique des négateurs obstinés est vraiment d’une mauvaise foi qui dépasse toutes limites ! Si mes Mémoires avaient la moindre tendance à favoriser la secte, est-ce que le Conseil central de l’Union antimaçonnique de Rome aurait entrepris d’en publier officiellement la traduction italienne ?… Insister serait superflu. L’évidence crève les yeux.

Au surplus, en tête de mon volume Le 33e∴ Crispi, j’ai déclaré, dans les termes les plus formels, que « je soumets humblement tous mes écrits à la censure du Saint-Siège » et que « je rétracte d’avance tout ce qui ne serait pas jugé absolument conforme à la doctrine et aux enseignements de la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine. » Si quelque doute existe donc, le second alinéa de l’article 29 indique la marche à suivre.


« Art. 29. Que les Ordinaires, de même que les délégués du Siège Apostolique, s’efforcent de proscrire les livres et autres écrits nuisibles, publiés ou répandus dans leurs diocèses, et de les soustraire aux mains des fidèles.

« Qu’ils défèrent au jugement apostolique ceux de ces ouvrages ou de ces écrits qui réclament un examen plus approfondi ou ceux qui, pour que l’effet salutaire soit produit, paraissent avoir besoin d’être frappés par la sentence de l’Autorité Suprême. »


Il est incontestable que mes ouvrages sont de ceux qui réclament un examen approfondi, puisque l’opinion catholique est divisée à leur sujet. Les Études religieuses, de Paris, les attaquent par la plume du R. P. Portalié, après avoir loué mon volume contre Crispi par la plume de Mgr Albert Battandier ; il n’y a donc pas accord au sein même des Études religieuses. Bien plus, cette revue parisienne est en pleine contradiction avec la Civiltà Cattolica, de Rome, qui a proclamé que c’était pour elle un Plaisir de « bénir publiquement le nom de la noble Miss Diana Vaughan ». Or, la Civiltà Cattolica fait autorité dans le monde catholique, au moins autant que les Études religieuses ; et c’est la Civiltà Cattolica qui a imprimé ceci en toutes lettres : « Miss Diana Vaughan, appelée de la profondeur des ténèbres à la lumière de Dieu, préparée par la Providence divine, armée de la science et de l’expérience personnelle, se tourne vers l’Église pour la servir, et paraît inépuisable dans ses précieuses publications, qui n’ont pas leurs pareilles pour l’exactitude et l’utilité. »

Et les lettres d’encouragement et de félicitations que j’ai reçues sont innombrables, émanant de hauts dignitaires de l’Église ; un fascicule tout entier de ces Mémoires ne suffirait pas à leur reproduction. En tout cas, mes lecteurs ont encore présentes au souvenir quelques-unes, en entier ou en extraits, que j’ai publiées.

Un examen approfondi s’impose donc, puisqu’il y a divergence d’opinions, mais un examen par le Saint-Siège. Si un Évêque croit devoir déférer mes écrits au jugement apostolique, s’ils sont condamnés, j’en cesserai immédiatement la publication. Oui, qu’un décret de la Sacrée Congrégation de l’Index intervienne, aussitôt je briserai ma plume révélatrice ; alors ces Mémoires cesseront de paraître, mon éditeur m’a fait savoir qu’il rembourserait dans ce cas aux abonnés ce qu’il resterait leur devoir. Que puis-je dire de plus ?… Mais, en attendant, je demeure avec les approbations des théologiens compétents, résumées dans cette invitation de Mgr Villard : « Continuez, mademoiselle par votre plume et par votre piété, malgré les efforts de l’enfer, à fournir des armes pour terrasser l’ennemi du genre humain. Tous les Saints ont vu leurs œuvres combattues ; il n’est donc pas étonnant que la vôtre ne soit pas épargnée. »

C’est pourquoi, tant que l’Autorité Suprême ne se sera pas prononcée, j’estime mon œuvre bonne et nécessaire, en dépit des criailleries des incompétents, et je la continue, en observant la même réserve qu’auparavant. « Mes Mémoires ne seront pas œuvre de scandale, ai-je écrit (pagre 60). Je crois de citation utile les faits qui parlent par eux-mêmes ; je ne m’attache pas à mettre en jeu les personnes. Quelques-uns de mes ex-Frères ne peuvent passer sous ma plume sans être nommés, il est vrai ce sont ceux dont le maçonnisme, aggravé de palladisme souvent, est déjà de notoriété publique, par le fait d’antérieures révélations ; ceux-là, je les nommerai. Quant à mes ex-Sœurs, même celles déjà nommées par d’autres divulgateurs, je laisserai leurs noms sous le voile palladique, sauf quelques-unes qui se sont placées d’elles-mêmes dans une situation à part. Donc, en général, j’éviterai les personnalités, je me bornerai aux indispensables, je n’aurai en vue que la divulgation des faits au-dessus de tout. » Telle est la règle que j’avais adoptée et que je maintiens.



Il est singulier que Satan ait fait éclater sa bombe au moment où je venais à peine de commencer le récit de mon initiation au grade de Maîtresse Templière, alors que j’allais raconter cette mémorable séance du 25 mars 1885, tenue à Paris, rue Croix-Nivert, no 154, où, soumise à l’épreuve de la profanation des Saintes-Espèces, je refusai absolument, m’attirant ainsi la haine de Sophia.

Dans le cabinet des réflexions, je n’avais pas soupçonné le sens secret des mots soulignés sur la copie manuscrite de la poésie L’Œuvre Maçonnique (voir pages 390-91) ; et, en réponse à la question sur « les Faux Dieux à frapper », j’avais écrit une sorte de brève profession de foi, correspondant à l’éducation luciférienne que j’avais reçue.

La Chevalière Grande Experte Introductrice vient prendre ma réponse, puis retourne auprès de moi, au bout de quelques minutes.

— Chère Sœur, me dit-elle, l’heure de votre présentation au Grand Triangle a sonné. Êtes-vous prête?

— Oui, ma Sœur.

— Eh bien, suivez-moi, et ne vous étonnez de rien.

Nous arrivons devant la porte du temple. J’entends une voix d’homme qui dit, à l’intérieur :

— Il est regrettable que la première épreuve soit supprimée ; mais le décret du Souverain Pontife est en bonne et due forme ; Sœurs et Frères, nous n’avons qu’à nous incliner.

Je ne savais pas ce que ceci signifiait.

— La récipiendaire est-elle là ? reprit le Frère qui parlait dans le temple, en haussant la voix.

— Oui, Très Puissant Grand-Maître, répondit ma compagne.

Deux coups furent frappés à l’intérieur, dans le lointain. Alors, la porte s’ouvre à deux battants, et l’Introductrice m’invite à pénétrer dans l’assemblée.

Nous entrons. Je reste debout, au milieu.

À l’Asie (orient), devant l’autel du Baphomet, que je voyais ce jour-là pour la première fois, j’aperçois, assis sur deux fauteuils, faisant face à la porte d’entrée, le F▽ B*** et Sophia-Sapho, qui m’adresse un sourire un peu contraint. Quoique le nom du président du Triangle Saint-Jacques en 1885 ait été publié, je ne crois pas devoir l’imprimer, à cause d’un honorable fils, qui, m’a-t-on assuré, a été contrarié du bruit fait au sujet de son défunt père.

L’idole, qui dominait l’Asie, encadrée des deux tableaux obligatoires, me frappa et me produisit une première impression défavorable ; mais je n’y attachai pas d’autre importance. Sachant que la salle avait été prêtée par les Théophilanthropes, je pensai que ce grand vilain bouc faisait partie du mobilier exclusif de ceux-ci, et je me bornai à trouver de mauvais goût qu’on ne l’eût pas caché par quelque draperie, s’il était fixé là. D’ailleurs, je n’eus pas le temps de songer beaucoup à cette grossière icône ; je m’intéressai davantage à l’assistance, Frères et Sœurs, qui me regardaient avec une vive curiosité et chuchotaient entre eux.

— Très Parfaite Sœur Masanec, me dit le Grand-Maître, nous avons appris votre désir de parvenir à la pleine et entière connaissance de la vérité. Ne craignez-vous pas que son éclat ne soit trop fort pour vos yeux ?

— La lumière de la vérité est toujours douce à recevoir, Très Puissant Grand-Maître.

— Aucune épreuve ne vous fera-t-elle reculer ?

— Je suis en société d’honnêtes gens, et j’aime mon Dieu. Je n’ai rien à craindre.

« Sœur Masanec », venait de dire le président du Triangle, en s’adressant à moi. Masanec est, en effet, le nom maçonnique que je pris, selon l’usage, à mon initiation du grade de Maîtresse (1er mai 1884). Ce nom m’a servi souvent de signature dans les documents. À partir du 15 septembre 1885, le nom palladique Asmodœa fut adjoint au premier. Dans le nombre des documents à citer, je signale la Voûte de protestation contre l’élection de Lemmi ; parmi les signatures des protestataires, on a pu lire : Masanec-Asmodœa. C’était moi.

Le docteur Bataille, racontant l’initiation d’Arabella Douglass, à Singapore, la fait interpeller, dès le début de l’initiation, sous le nom d’Idouna-Fréki. C’est là une erreur, sans aucun doute ; le deuxième nom n’a pu être ajouté qu’après l’initiation.

Pourquoi avais-je pris le nom Masanec ? que signifie-t-il ?… Ésotériquement, ce nom veut dire : « Madeleine de Saint-Nectaire », vaillante protestante française, en grande vénération chez les parents de ma mère ; car elle appartient, de ce côté, à ma famille. Par son mariage, Madeleine était dame de Miremont, ayant épousé le huguenot Gui de Miremont, seigneur de Sainte-Exupéry, et elle-même était de noble race ; son père, le bailli de Saint-Nectaire, l’avait élevée dans le protestantisme. Par sa mère, Marguerite d’Étampes, elle n’appartenait aucunement, comme on pourrait le croire, à la famille de la favorite de François 1er (comtesse d’Étampes, puis duchesse), qui embrassa la religion réformée, mais à une branche de la nombreuse famille des Étampes, du Berry. Veuve après quelques années de mariage et n’ayant qu’une fille, Madeleine prit une part active aux guerres de religion. Elle montait à cheval et combattait hardiment, dans la mêlée, à grands coups d’épée. Sa troupe de cavalerie se composait de soixante gentilshommes, qui, tous, se seraient fait tuer pour elle ; elle les commandait en souveraine, dans une sorte de royauté irrégulière au milieu des montagnes de la Haute Auvergne ; et quand le roi de France envoya contre elle son lieutenant François de Rosières, seigneur de Montal, elle se défendit avec énergie, avec héroïsme, battit les troupes royales, et le lieutenant du roi fut enfin tué dans une rencontre avec Madeleine. Son courage en imposa à la cour, et elle obtint le retrait de diverses ordonnances pour la région qu’elle protégeait. Par elle, les Bourbons entrèrent dans la famille : Henri de Bourbon, vicomte de Lavedan et baron de Malanse, demanda à Madeleine la main de sa fille ; le mariage eut lieu le 19 mai 1571. En dernier lieu, Madeleine de Saint-Nectaire mit son épée au service de Henri III contre la Ligue et se distingua encore sur les champs de bataille. Admiratrice de Madeleine, j’avais donc adopté son nom, en le couvrant d’un voile.

Tandis que j’étais là, devant l’assemblée palladiste, le souvenir de Madeleine, que le président B*** venait d’évoquer sans s’en rendre compte, revivait en mon esprit, et je me disais qu’elle aussi n’eût craint aucune épreuve, s’il lui avait été donné de vivre en notre siècle où la guerre contre l’Église romaine est portée sur un autre terrain.

Le Grand-Maître céda alors la parole à Sophia ; car, d’après le rituel, c’est la Grande-Maîtresse qui est chargée de la première partie de l’instruction de la récipiendaire.

Mlle Walder me harangua donc. Voici, sinon ses paroles mêmes, du moins le sens de son allocution, qui devait bientôt tourner au dialogue.

— Très Parfaite Sœur Masanec, vous avez eu la bonne fortune de recevoir une instruction spéciale dans votre famille, et je me demande pourquoi le Très Puissant Grand-Maître vous a offert de vous communiquer la pleine et entière connaissance de la vérité. Les formules habituelles sont inutiles dans votre cas… Vous savez. L’exposé de nos traditions relatives à la vie de Jésus ne vous apprendrait rien. Au cours de votre éducation, l’Apadno a été maintes fois ouvert, lu, expliqué et commenté pour vous. Heureuse vous êtes, chère Sœur, d’être l’initiée par excellence ; toutes les Chevalières Maîtresses Templières ici présentes ont eu, elles, à rompre avec des préjugés, à piétiner dans leur cœur la superstition dont elles furent les esclaves ; il leur a fallu une lutte intime pour briser ces liens, funestes, elles envient donc votre bonheur… Mais, quelque fière que je sois de vous donner ce témoignage, qu’en fait de science religieuse je n’ai rien à vous apprendre, j’ai l’obligation, à défaut d’un discours d’instruction, de vous prier de convaincre nos Frères et Sœurs que vous êtes bien la vraie Maçonne érudite qui leur a été annoncée. Nous remplacerons ainsi la harangue ordinaire de la Grande-Maîtresse par un exposé de vos hautes connaissances sous forme d’examen oral ; les oreilles de nos Frères et Sœurs n’en seront que plus charmées.

Sur ce compliment, un tournoi oratoire s’engagea entre Sophia et moi.

Elle m’interrogeait sur le dogme palladique, sans franchir les limites que le décret d’Albert Pike lui avait imposées. Je lui répondais. Et ainsi nous traitions diverses questions l’une et l’autre, nous faisant part de nos réflexions sur les différents épisodes bibliques ou apadniques, et concluant toutes deux à la méchanceté d’Adonaï.

Ce dialogue, tout nouveau dans un Grand Triangle, intéressait vivement l’auditoire. Sophie et moi, nous étions fréquemment interrompues par les bravos. Mon orgueil était flatté. Je ne reproduirai pas cette partie de la séance ; elle ne pourrait qu’attrister mes amis d’aujourd’hui, car inconsciemment je vomissais le blasphème. Ah ! la patience de Dieu est infinie !

Pour la forme, le Chevalier d’Éloquence me dit le sens des deux tableaux symboliques, placés à l’Asie :

— Celui de droite représente Osiris, Apollon, Ormuzd, semant la fécondité sur la terre. Le Dieu-Soleil est l’unique source de toute vie. Voilà la doctrine que Jésus eût dû enseigner jusqu’à son dernier jour… Le tableau qui est à gauche représente le châtiment de la trahison. Vous apercevez le sphinx égyptien, qui signifie que, pour comprendre les incohérences de la vie de Jésus, les contradictions entre la plus grande part de son existence et le temps qui a précédé son ignominieuse fin, il faut connaître le secret de la trahison commise ; cherchez, dit le sphinx, et vous trouverez. Le Christ, vrai coupable de l’Obscurantisme, vrai ennemi de la Lumière, complice et chef des trois scélérats, la Tyrannie, la Superstition et la Propriété, qui assassinent l’Humanité, est, pour son châtiment, frappé de la lance, non pas au cœur. mais au nombril, foyer sublime de la vie.

Le Grand-Maître, à son tour, me montra le Baphomet, et je sus alors que la grossière statue appartenait au Rite.

— Cette image, me dit-il, figure le Palladium de nos Triangles.

Je ne pus réprimer une interruption :

— Entre nous, fis-je en souriant, ce Palladium-là n’est pas beau, certes !…

De nombreux rires de nos Sœurs soulignèrent mon observation ; les malheureuses supportent l’exhibition du monstre mis à la place d’honneur, mais au fond elles préféreraient quelque image plus agréable aux yeux.

Sophia pinça les lèvres.

Le Frère B* sans se déconcerter, reprit :

— En effet l’image du Palladium ne flatte pas le regard ; mais elle est un des précieux legs de saint Jacques Molay, elle appartient à nos traditions templières, et à ce titre elle nous est sacrée.

Là-dessus, il récita l’explication insérée dans le rituel par Albert Pike, explication tirée d’Éliphas Lévi. On sait aujourd’hui que M. Solutore Zola, transmettant à Pike ses recherches en matière d’occultisme et notamment celles concernant la magie d’Éliphas, travailla sans le vouloir à la constitution du Palladisme.

Le Chevalier d’Éloquence, appuyant sur la chanterelle, plaida d’une façon fort adroite les circonstances atténuantes pour la laideur du Baphomet. En moi-même, je me promettais d’entreprendre une campagne pour faire enlever de nos réunions cette horreur-là, que je trouvais plus ridicule encore qu’affreuse.

Après quoi, entre le Grand-Maître et la Grande Lieutenante, eut lieu la récitation du catéchisme de Maitresse Templière, fort amendé en mon honneur ; je l’ai compris plus tard, des ordres avaient été donnés pour me laisser ignorer les impudeurs du luciférianisme.

Il est nécessaire de rappeler la fin de ce catéchisme : c’est là que le nom de Lucifer est prononcé pour la première fois devant une Sœur de la parfaite initiation.

— Quel est le mot sacré des Maîtresses Templières ? demande le Grand-Maître.

— Le nom de l’éternel Père des humains, répond la Grande Lieutenante, le nom béni de Celui qui peut tout.

— Prononce ce nom béni.

— Très Puissant Commandeur Grand-Maître, m’entends-tu ?

— Nous sommes à l’abri des profanes ; je t’écoute.

Lucifer !

— Ne trembles-tu point en prononçant ce nom ?

— Les méchants et les superstitieux tremblent ; mais l’âme d’une Maîtresse Templière ne connaît pas l’effroi. Saint, saint, saint, Lucifer ! Il est le seul Dieu adorable.

— Quel est te devoir d’une Maîtresse Templière ?

— Exécrer jésus, maudire Adonaï, et adorer Lucifer.

Le Grand-Maître donne la bénédiction palladique ; encore un emprunt au mage Éliphas Lévi. Après le signe de la croix des gnostiques, connu par d’autres révélations, il dit Per benedictionem Luciferi, maledictus Adonaï adumbratur !

Alors, ayant frappé un coup de maillet, il ajouta :

— Debout, d’abord, Frères et Sœurs ; nous allons invoquer et prier notre Dieu.

À un second coup, il se leva lui-même, ainsi que Sophia, et tous nous fléchîmes le genou gauche.

Sophia, solennellement, récita l’Oraison à Lucifer. Le fond de cette prière est antérieur au Palladisme. Elle est composée d’extraits de Proudhon, qui furent adaptés pour la première fois par La Jonquière à ta thèse du dualisme divin, et le docteur Bataille l’a donnée d’après un ancien rituel ; mais la voici telle qu’Albert Pike l’arrangea définitivement en conformité de la pure doctrine palladique. Je ne pense pas que Miss Liliana Pike aura l’audace de nier la rigoureuse authenticité de ce texte, puisque c’est elle-même qui l’a recopié sur le premier manuscrit de son père pour l’envoyer à Sophie Walder lors de l’installation du Triangle Saint-Jacques à Paris. Or, j’ai une photographie de cette copie de Miss Pike, entièrement de son écriture ; en cas de négation, je mettrai le document en projection lumineuse, à la conférence que je ferai à New-York, lors de ma manifestation publique ; et, comme je possède des lettres de Miss Pike, le public comparerait les écritures.

Voici donc le texte officiel de l’Oraison à Lucifer, telle qu’elle est prononcée dans les Grands et Parfaits Triangles :

« Viens, Lucifer, viens ! ô grand calomnié des prêtres et des rois ! Parais, ouvre-nous tes bras, presse-nous sur ta poitrine, réchauffe-nous aux flammes de ton divin cœur, il y a longtemps que nous te rendons l’hommage des justes et des libres ; il y a longtemps que nous t’adorons comme tu veux être adoré. Tu nous connais, ô Lucifer ! ô Dieu-Bon ! tu sais que nous te comprenons et que nous t’aimons. Si tu ne daignes paraître parmi nous, si nos imperfections t’affligent, pardonne à notre sincère repentir et sois présent dans une manifestation invisible. Que ton souffle purificateur passe sur nos visages ! que ta voix se fasse entendre à nos oreilles ! Tu ne commandes que pour le bien ; dis-nous ce que tu veux, et nous obéirons. Les superstitieux frémissent de terreur à ton nom ; ô Lucifer, ton nom, nous le murmurons avec amour. Le vulgaire ignorant ne croit pas tes œuvres belles et bonnes ; aie pitié des aveugles qui ne voient point que tes œuvres seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Ô le béni de notre cœur ! ô père le plus aimant des pères ! ô mère la plus tendre des mères ! toi seul donnes la lumière et la vie ; toi seul élèves les âmes dans les régions sereines de la raison ; toi seul animes et fécondes le travail. Tu ennoblis la richesse, tu sers d’essence à l’autorité légitime ; tu mets le sceau à la vertu.

« Et toi, Adonaï, dieu maudit, retire-toi, nous te repoussons avec horreur ! Le premier devoir de l’homme intelligent et libre est de te chasser de son esprit et de sa conscience ; car tu es essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons aucunement de ton autorité. Nous arrivons à la science malgré toi, au bien-être malgré toi, à la société malgré toi ; chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle nous écrasons ta malfaisante divinité. Esprit menteur, dieu barbare et imbécile, ton règne touche à sa fin ; cherche parmi les bêtes d’autres victimes. Maintenant la lumière du Dieu-Bon nous illumine de ses splendeurs, et elle sonnera bientôt, l’heure où tu seras détrôné et brisé. Ton nom, si longtemps le dernier mot du savant, la sanction du juge, la force du prince, l’espoir du pauvre toujours trompé, le bouclier du mauvais riche oppresseur, eh bien, ce nom incommunicable, Adonaï, désormais voué au mépris et à l’anathème, sera conspué parmi les hommes ! car Adonaï, c’est sottise et lâcheté ; Adonaï, c’est hypocrisie et mensonge ; Adonaï, c’est tyrannie et misère ; Adonaï, c’est le mal… Tant que l’humanité s’inclinera devant ton autel, l’humanité esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant qu’un homme, à ton nom exécrable, recevra le serment d’un autre homme, la société sera fondée sur le parjure, la paix et l’amour seront bannis d’entre les humains… Adonaï, retire-toi ! car aujourd’hui, guéris de ta crainte et devenus sages, nous jurons, la main élevée vers le ciel du Dieu-Bon, que tu n’es que l’éteignoir de notre raison, le spectre de notre âme et le bourreau de notre existence. »

Pour reproduire ici cette épouvantable Oraison du Néo-Manichéisme, à la fois prière et imprécation, il m’a fallu, je l’assure, relire les lettres de prélats et les articles de savants religieux, de prêtres ayant un renom indiscuté de sagesse et de compétence, tous éminents théologiens, qui me conjurent de ne pas m’émouvoir des attaques et me supplient de poursuivre mes révélations, et qui insistent en me déclarant que ces divulgations répondent absolument aux ordres donnés par Léon XIII dans ses documents publics. Mais cependant, si mes conseillers interprètent mal, si moi-même je me trompe, que la Congrégation du Saint-Office, dont le Pape est le Préfet, veuille bien juger le cas et publier son arrêt, disant que je fais fausse route : fille de Jésus-Christ par ma conversion, je proclame ma soumission au Saint-Siège ; un mot officiel de l’Autorité Suprême, et je cesserai à l’instant cette publication de mes Mémoires, y renonçant à jamais et me bornant exclusivement à me défendre dans ce qui touche ma personne et mon honneur !

L’oraison dite, sur le signal du Grand-Maître, poussant le cri de guerre : Nekam, Adonaï ! chacun saisit le minuscule poignard-bijou suspendu au cordon et l’éleva en l’air, en répétant Nekam, Adonaï ! Nekam ! (Vengeance contre toi, Adonai ! Vengeance !)

Deux coups de maiHet, ensuite, et toute l’assistance fut debout.

Alors, la Grande Experte Introductrice reçut des mains de Sophia un carton imprimé et me l’apporta, après m’avoir fait avancer à peu de distance du petit autel des serments.

— Aimable et Parfaite Sœur Chevalière Masanec, dit le Grand-Maître, nous avons eu grande joie à vous entendre dans l’épreuve orale qui a été un triomphe pour vous, à la gloire de notre Dieu ; nous ne saurions trop vous en témoigner notre satisfaction. De hautes destinées vous sont assurées, et c’est pour ce Grand Triangle un véritable honneur d’avoir à vous conférer le dernier grade de d’initiation palladique pour les dames, de vous créer et constituer Maîtresse Templière. En vérité, vous êtes depuis longtemps une parfaite luciférienne ; votre réception de ce jour est une simple formalité réglementaire, puisque vous êtes, nous le savons, sous la protection directe d’un des plus puissants esprits de l’armée du Ciel de Feu. Notre Seigneur Dieu, le Suprême Architecte des mondes, reçoit depuis longtemps vos hommages. Le serment, que notre rituel vous demande, vous le prononcez, sans doute, chaque jour, en des termes analogues à ceux de la formule qui vient de vous être remise. Il ne vous en coûtera donc rien de le répéter à haute voix devant cette auguste assemblée… Sœur Masanec, Digne et Parfaite Chevalière Élue, ratifiez-vous nos doctrines ? adhérez-vous irrévocablement aux pratiques liturgiques du Rite Palladique Réformé Nouveau ?

— Oui, Très puissant Grand-Maître, répondis-je.

— Veuillez, en conséquence, gravir les degrés de l’Asie et prêter votre obligation.

Je montai à l’estrade. On sait que le petit autel des serments est au milieu, un peu en avant des deux fauteuils présidentiels. Un Maître des Cérémonies prit, sur le grand autel du fond, un calice que je n’avais point aperçu encore, caché qu’il était derrière la place de la Grande-Maîtresse, et le remit à celle-ci. C’était un calice de messe catholique, tel que j’en avais vu aux vitrines des marchands d’ornements d’église. Je me demandais en moi-même ce que cet objet du culte romain venait faire là ; ceci commença à me paraître bizarre.

— Veuillez vous agenouiller, en fléchissant le genou gauche seulement, et tenez la main droite ouverte au-dessus de l’autel des serments, me dit à voix basse le Maître des Cérémonies.

— Permettez, un moment, fis-je de même ; ayez la bonté d’approcher un flambeau, je ne lis pas très bien la formule de l’obligation.

Sophia avait entendu.

— C’est, pourtant, imprimé en gros caractères, dit-elle au président B***, en se penchant vers lui.

Puis, plus haut, d’un air pincé, elle ajouta ; s’adressant au Maître des Cérémonies :

— Donnez donc un flambeau à la récipiendaire, puisqu’elle a de la peine à lire… Allons, faites vite !

Il était visible qu’elle s’agaçait, debout, avec le calice à la main.

Moi, je ne m’agenouillai pas. On approche donc le flambeau, emprunté à la table du Chevalier d’Éloquence. Je me disais : « Voyons d’abord ce que c’est que ce serment-là ; je vais savoir pourquoi ce calice de prêtre figure dans mon initiation. » Je parcours la formule ; je la lis et relis pour moi ; aucune allusion au calice.

— Voilà bien des façons, murmura Sophia au Grand-Maître.

Je lève mon regard sur elle, lui donnant clairement à comprendre que son observation peu courtoise ne m’a pas échappé. Nos regards se croisent. Elle se radoucit et me dit, à voix basse :

— Toute l’assemblée attend, chère Sœur ; on s’étonne que vous tardiez tant à vous décider.

À voix basse, aussi, je lui réponds :

— Pardon, chère Sœur ; rien n’est plus grave que la prestation d’un serment ; j’ai besoin de tout comprendre ce que je lis là.

— Alors, relisez encore, réplique-t-elle. C’est votre droit ; nous aurons patience.

Prenant bien mon temps, je relis pour la troisième fois la formule. Je la trouvais parfaite, mais c’est ce calice qui m’intriguait !… Enfin, l’idée me vient que, sitôt le serment prononcé, la Grande-Maîtresse me versera quelque liquide parfumé sur la tête ; quand on a la pratiqué de la Maçonnerie, on s’attend un peu à tout dans les cérémonies d’initiation.

Je mets donc le genou gauche en terre, j’étends la main droite sur le petit autel, et je prononce très haut le serment, de tout mon cœur :


À toi, Lucifer, je jure respect, amour, fidélité. À toi, Dieu-Bon, je jure de haïr jusqu’à ma mort le Mal. À toi, Esprit de Vérité, je jure d’abominer toujours le mensonge, l’hypocrisie, la superstition. À toi, Lumière Éternelle, je jure de combattre l’obscurantisme, dans cette lutte sainte, verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang. À toi, Génie de la Liberté, je jure de m’employer par tous les moyens, quels qu’ils soient, à anéantir le despotisme des rois et la tyrannie des prêtres. Et maintenant, Lucifer, me voici à jamais ta fille. Je me voue à toi de corps et d’âme, je t’appartiens. Dispose de moi en ce monde, pour la gloire de ton saint nom. Accepte mon pieux hommage. Éclaire chaque jour plus vivement mon esprit, et fortifie mon cœur. Et quand sonnera ma dernière heure terrestre, tu me trouveras dans le calme et souriant à la pensée des folles terreurs inspirées par les imposteurs aux ignorants crédules, prête à entrer dans ton Ciel de Feu, séjour de la félicité sans fin, où les flammes divines vivifient et régénèrent. Ainsi soit-il.


Un tonnerre d’applaudissements salua mon Amen final.

Mais grande fut ma surprise en constatant que Mlle Walder ne répandait aucun liquide sur ma tête ; cependant, elle était toujours là, debout devant moi, tenant à la main son calice.

Le F▽ B*** me fit signe de me lever. J’obéis.

Sophia se rapprocha alors.

— Très Aimable et Parfaite Sœur, me dit-elle, le Très Puissant Commandeur Grand-Maître va vous consacrer Maîtresse Templière. Mais auparavant vous avez à accomplir un acte agréable à notre Dieu… Lorsque le traître Jésus déserta la cause de son père céleste et conclut sur le Mont-Thabor un pacte criminel avec Adonaï, celui-ci lui communiqua, — du moins Jésus s’en vanta-t-il, — le prétendu don des miracles. Pour nous, nous ne croyons qu’à ce que nous voyons, et notre raison se refuse à admettre que Jésus ait eu, même en récompense de sa trahison, le pouvoir de bouleverser l’ordre naturel des choses. Or, les prêtres affirment que leur Christ a, par un phénomène merveilleux, permis qu’à leur volonté ce pain (je vis alors qu’une hostie était au fond du calice) soit changé en son corps, uni à l’âme d’Adonaï. Ce mystère grotesque a excité et excitera toujours la sage moquerie des philosophes.

J’interromps la citation pour une remarque. Sophia débitait là le texte du rituel ; mais elle parlait contre sa pensée, puisqu’elle croit à la présence réelle. Ce texte d’invitation au sacrilège est un monument de ruse infernale. Il a été composé en vue surtout de la récipiendaire qui a été élevée dans la foi catholique et qui s’en est détachée ; il s’agit donc de combattre, par un doute inclinant autant que possible vers la négation, le sentiment de respect qui pourrait se réveiller tout-à-coup en cette âme égarée ; mais, tout en la poussant à n’avoir aucune crainte, on veut que la nouvelle initiée ait néanmoins conscience d’un outrage au sacrement de l’Eucharistie. C’est pourquoi, par une perfide transition, l’allocution de la Grande-Maitresse continue ainsi :

— Mais admettons, pour un instant, la présence réelle du traître et de son père adoptif dans ce morceau de pain. Ainsi, par une providentielle absurdité, Adonaï et Jésus se seraient livrés à notre discrétion. Eh bien, soit que ce pain soit un symbole, soit qu’il contienne vraiment les ennemis de notre Dieu, nous avons le devoir de lui cracher notre mépris…

J’étais stupéfaite.

— Aimable et Parfaite Sœur, imitez-moi ; conclut Mlle Walder, crachant dans le calice.

Non, je ne m’attendais pas à cette conclusion !

Quoi ! c’était pour en arriver à cet acte de folie qu’on m’avait fait prononcer ce serment solennel, qui m’avait ravie d’allégresse !… En mon esprit il y avait conviction que l’affirmation de la présence réelle était un mensonge ; mais abominer le mensonge ne signifiait pas pour moi qu’il fallût se livrer à des voies de fait contre le néant. Il n’était pas possible que Lucifer demandât cela, le Dieu-Bon étant à mes yeux la suprême intelligence. Cette épreuve inattendue ne concordait à aucun degré avec l’éducation que j’avais reçue ; mon père ni mon oncle ne m’avaient enseigné la haine de l’Eucharistie… Je me disais donc que cette épreuve était quelque superfétation d’un palladiste mal équilibré de cervelle, quelque addition ridicule au véritable rituel du grade ; ayant en profonde vénération le grand et docte Albert Pike, je n’hésitai pas une seconde à penser que je me trouvais en présence de novateurs maladroits et stupides.

— Imitez-moi donc ! répéta Sophia ; crachez sur le pain maudit !

— Non, répondis-je, en haussant les épaules.

Je vivrais cent ans, que je n’oublierais jamais le cri de stupeur qui éclata dans la salle.

Il y eut un « oh ! » formidable, poussé avec ensemble par toutes les voix.

— Qu’est-ce que cela signifie ? ajoutèrent quelques Frères ; — et plusieurs principalement les Officiers du Triangle, quittant leur place, montèrent avec précipitation à l’estrade, m’entourant et me regardant avec des yeux ahuris. Le président, agitant les mains, faisait appel au calme ; le premier tumulte, en effet, s’apaisa bientôt.

Mlle Walder, ayant posé son calice sur l’autel des serments, s’était reculée brusquement d’un pas, et, les bras tombant, les mains jointes et croisées à la renverse, murmurait :

— Est-ce possible ?…

Moi, je levais les yeux au plafond, me disant dans mon for intérieur :

— J’aurais mieux fait de refuser l’initiation à Paris. Me voici bien punie de ma vanité ; quelle faute j’ai commise-là, de ne pas attendre pour ce grade mon retour parmi mes bons amis de Louisville !… Je suis tombée dans un Triangle de fous !…

Puis, je me retournai pour passer en revue, lentement, dans un coup d’œil circulaire, ces Frères et ces Sœurs, et j’écartai avec douceur ceux qui s’approchaient de trop près. Il y en avait qui fronçaient le sourcil ; d’autres restaient plantés là, bouche bée, comme pétrifiés ; je remarquai que quelques femmes étaient saisies d’émotion, mais avec une expression étonnée qui n’avait rien d’antipathique, une larme même perlant à la paupière de plusieurs ; par contre, cinq ou six Sœurs étaient sombres, comme Sophia dont la physionomie avait passé de la stupeur à une sourde irritation.

— Ah ! mon Dieu, pensai-je, ce n’est pas ton Ciel de Feu qu’il leur faut pour l’instant… Puissent de cette voûte pleuvoir de bienfaisantes douches !…

Le F B*** s’était remis ; il crut devoir prier Sophia d’insister.

— Très Chère Grande-Maîtresse, fit-il, la récipiendaire s’imagine peut-être que l’épreuve consiste uniquement dans l’offre de vous imiter, afin de connaître son opinion, et elle pense, je suppose, que nous allons passer outre. Veuillez lui expliquer que l’acte de mépris auquel vous l’avez conviée est obligatoire pour sa consécration définitive, même si elle le juge inutile, c’est-à-dire si elle ne croit pas à l’Eucharistie adonaïte.

— En effet, Chevalière Masanec, me dit alors Sophia, le mépris, non seulement par la pensée, mais encore par le fait, est une règle du Rite ; vous ne pouvez en être dispensée. Cette hostie est adorée par nos adversaires ; elle a reçu la maléficiante consécration de leurs prêtres… Allons ! pourquoi refuseriez-vous de cracher sur ce qui est le plus cher aux superstitieux, sur cette hostie qui est pour eux la chose sacrée par excellence, leur divinité même, pain plus précieux à leur cœur que toutes leurs médailles maudites et tous leurs talismans ?… Si vous persistez dans votre refus, nous ne pourrons, à notre grand regret, vous constituer Maîtresse Templière… Et je dois vous dire qu’après le mépris nous manifestons la haine ; car on ne saurait trop faire acte d’hostilité contre le Mal, le Dieu-Mauvais que les adonaïtes affirment être vivant sous ces espèces et apparences… Une autre hostie vous sera présentée tout à l’heure, et vous aurez à la percer avec le poignard des saintes vengeances !…

La folie est donc rage chez ces malheureux ? voilà quelle fût ma pensée en entendant ces mots. Vraiment, je les prenais en pitié.

— Mes bons amis, répondis-je, je vois avec chagrin que nous ne pouvons nous entendre…

Sophia frappa du pied, irritée de plus en plus.

— Laissons-la s’expliquer, déclara le Grand-Maître.

Alors, très posément, je leur dis :

— Non, je ne crois pas, je n’ai jamais cru qu’Adonaï ni son Christ soient présents dans le pain que les prêtres de la superstition consacrent selon leur liturgie. Ce que mon père m’a enseigné, c’est ceci : le banquet eucharistique a été institué, par les premiers chrétiens, pour commémorer la cène où Jésus fit ses adieux à ses douze apôtres ; la communion est donc un symbole ; plus tard, les prêtres imaginèrent d’interpréter comme vous savez les paroles du Christ partageant son pain avec les douze, et ils s’attribuèrent le prétendu pouvoir de changer le pain en corps et âme de leur Dieu. Par ce sacrement, ils dominent tyranniquement les consciences des fanatiques trompés. C’est là le comble de l’habileté dans le domaine de la superstition ; mais c’est aussi la plus audacieuse des impostures. L’homme qui croit à un tel pouvoir de son prêtre accepte tout ce que lui commande ce prêtre… Ma croyance, à moi, je vous la répète ; je la proclame ici, parce qu’elle est l’expression de la vérité. Oui, Lucifer est dieu, et voilà trop de siècles qu’il est méconnu et calomnié ! Lui, le vrai père des hommes, il aime les hommes d’un amour infini ; car, en même temps que la suprême intelligence, il est la souveraine bonté. Par antithèse, — et l’histoire du monde nous l’apprend et nous le prouve, — Adonaï, le dieu adoré par les catholiques romains, est la suprême méchanceté, le dieu barbare, l’ennemi des hommes, qu’il accable de fléaux. C’est lui, et non Lucifer, qui a, dans un jour de rage, ouvert les cataractes du ciel pour noyer l’espèce humaine, à l’exception d’une famille. Il voulait aussi éteindre la race de Caïn, fidèle à Lucifer, et il n’y réussit pas ; car l’Apadno enseigne que Chanaan fut fils, non de Cham, race de Seth, mais de Sabatha, race de Caïn, enfant d’Éva et du Dieu-Bon lui-même. C’est Adonaï qui est le père de la mort ; c’est lui qui, par ses maléakhs, déchaîne sur le monde les pestes, les famines, les maladies, et qui fait ainsi souffrir l’humanité de mille maux, dans sa fureur de ne la pouvoir anéantir. Je méprise donc et je hais Adonaï ; je méprise et je hais Jésus, qui, reniant son céleste ancêtre Baal-Zéboub, a trahi la sainte mission dont il fut chargé ; et je suis fière de n’avoir jamais eu une pensée de doute sur la divinité de Notre Seigneur Lucifer, et tout mon cœur et toute mon âme sont à lui, et je me suis vouée à lui avec bonheur, et tout mon être a tressailli d’une indicible joie, quand tout à l’heure, devant vous, j’ai renouvelé solennellement ce vœu !… Mais, si mon mépris et ma haine sont pour Adonaï et son Christ, ce mépris et cette haine ne s’adressent pas, ne sauraient s’adresser à ce morceau de pain que vous me présentez. Le Dieu d’intelligence n’ordonne pas à ses fidèles des actes de folie. Non, mes très chers Frères, non, mes très chères Sœurs, je ne me livrerai pas à ces voies de fait, absurdes, ridicules, et hautement, en mon âme et conscience, je les déclare indignes de mon Dieu !… Qu’on le sache bien : je ne suis point une folle. Le Très Puissant Grand-Maître vient de me dire que l’épreuve n’a pas pour but unique de connaître l’opinion de la récipiendaire, mais qu’il est de règle d’accomplir réellement les prescriptions de la Grande-Maîtresse concernant ce morceau de pain. Non, je ne ferai pas, cela ; il est inutile d’insister… Ah ! qu’après ma mort mon Dieu m’accorde la grâce, dans une bataille céleste, de me mettre face à face avec le Traître abhorré ! que je puisse, esprit contre esprit, le combattre en tête à tête ! oh ! je sens que ce serait pour moi, cette lutte, la plus divine allégresse du paradis !… Réservons-nous donc pour les terribles guerres de l’au delà. Ici, sur cette terre, affranchissons les hommes de la domination des prêtres ; mais, le pain étant pain en dépit des mensonges de la caste sacerdotale, ne guerroyons pas contre une matière inerte. Soyons les êtres intelligents à qui Lucifer, père de la vie, a donné la raison ; ne compromettons pas notre apostolat sacré par des insanités, par des œuvres d’extravagance, par des pratiques d’aberration. J’ai dit.

Personne ne m’avait interrompue.

Tandis que je parlais, Sophia, fiévreuse, agitée, se mordillait les lèvres. Le président était blême. Mon langage était nouveau pour eux tous, parait-il ; un long silence suivit mon discours, tant on était stupéfait.

Sans prononcer un mot, mais me lançant un regard irrité en passant près de moi, Mlle Walder descendit vivement de l’estrade, alla à un brasier qui se trouvait sur un trépied auprès du Maître des Cérémonies, et dans les flammes elle jeta l’hostie.

Puis, d’une voix étranglée, elle cria :

— Jamais ce Triangle n’eut un tel scandale !… Frères et Sœurs, la réception de la Chevalière Masanec est ajournée… Priez Notre Seigneur de détourner de cet orient sa divine colère !…

Je saluai le F▽ B*** et descendis à mon tour.

Tout le monde s’écarta sur mon passage.

— Bonsoir ! fis-je, en me retournant vers ces folles et ces fous, quand je fus parvenue à l’Europe.

Et je sortis.

Le lendemain, je reçus plusieurs visites. Il en est une, dont j’espère pouvoir parler bientôt.

Je compris alors le sens des mots qu’on m’avait soulignés sur la poésie soumise à ma lecture dans le cabinet des réflexions. « Sans craindre l’épreuve, le vrai Maçon frappe les faux dieux. » Toutefois, cette poésie contribua à me donner à penser que les pratiques dont je venais d’apprendre l’existence et qui avaient ma réprobation n’étaient en usage que dans les Triangles français.

Le lecteur me pardonnera d’avoir reproduit l’opinion que j’avais alors. Il sait à quelle monstrueuse erreur j’étais en proie. Ma haine du vrai Dieu ôte donc tout mérite à mon refus de commettre un sacrilège. Que cet aveu public de ma honte soit mon humiliation réparatrice ; car le langage que je tins contre le sacerdoce même des ministres de Jésus-Christ fut vraiment honteux, coupable, criminel. Je ne me consolerai jamais d’avoir eu l’âme si enténébrée et si méchante.

Avant de raconter les suites de cette célèbre séance du 25 mars 1885, j’ai le devoir d’apporter une rectification au récit du Dr Bataille. Il a été dit, d’après une légende fort accréditée, que, dans le temps qui suivit mon départ de France, le président B*** eut tout-à-coup la tête complètement retournée du côté du dos, et que je dus revenir d’Amérique pour la lui remettre en place. Le grand-maitre du Triangle Saint-Jacques eut, en réalité, une maladie qui l’obligea à garder la chambre ; mais je ne fus pour rien dans sa guérison. C’est lui-même qui a été cause de la légende de la tête à l’envers, par une lettre contre moi, adressée au F▽ Eaton, de New-York, bien connu par les théories sociniennes outrées qu’il ne craint pas de professer ouvertement ; le grand-maître B*** eut le tort d’écrire sa lettre en anglais, langue qu’il ne connaissait que très peu, et il dut l’écrire en se servant maladroitement du dictionnaire. Or, comme il y disait que, pendant plus de vingt jours, il avait eu « la tête à l’envers » à cause de moi, il avait traduit dans le sens physique en anglais ce qui était au figuré dans la langue française. Longtemps après, une dame unitarienne, qui est une amie du F▽ Eaton, me raconta ce que celui-ci croyait ingénument ; j’en ris beaucoup. Mais cette dame, au lieu de détromper le F▽ Eaton, lui rapporta, la malicieuse, ma réponse, en jouant aussi du sens physique pour le figuré. J’avais répondu : « Oui, il a eu la tête à l’envers, à cause de moi ; mais je la lui ai remise en place à mon premier voyage à Paris », par allusion à une visite que je fis au F▽ B***, pour avoir l’occasion de lui dire en face quatre vérités. Et le bon Eaton narra dès lors à tous ses amis sociniens des Triangles la prétendue mésaventure du président des Saint-Jacques, en y ajoutant un grand éloge de ma magnanimité. C’est cet écho qui fut recueilli par le Dr Bataille. On pense si je m’amusai quand je vis imprimé ce quiproquo, dont les palladistes parisiens durent être renversés, mais qu’ils ne purent démentir ; car comment démentir, sans donner leurs noms, sans avouer le grave fait du 25 mars et ses conséquences ?…

Si je n’avais pas à cœur de faire connaître la vérité, je laisserais croire à cet épisode et en tirerais vanité. Avant ma conversion, il était malaisé de rectifier ; cela m’eut entraînée à des explications sur des faits que je considérais comme devant être tenus secrets. Aussi, en ce qui concerne ce temps, je me bornai à rectifier des dates, dans la lettre que j’écrivis au docteur Bataille et qu’il publia ; mais j’eus soin d’y faire des réserves. Aujourd’hui, je puis parler.

D’ailleurs, si j’ai des rectifications à apporter, j’aurai lieu de confirmer, d’autre part, de nombreux faits, et non des moins importants.

Quant aux ignorants du surnaturel diabolique, qui ont critiqué parce que les tours du « grappin » paraissent invraisemblables en raison de leur caractère burlesque poussé à l’outrance, leur opinion sceptique fait sourire de pitié les théologiens érudits, les hommes qui à une foi solide joignent une connaissance approfondie de cette grave question du merveilleux.

Rien n’est moins extraordinaire que ce fait de la tête du grand-maître B. retournée à l’envers par un démon. Un de mes abonnés a bien voulu me signaler un cas semblable, dont les deux Eugène de l’Univers peuvent rire entre eux, mais qui n’en est pas moins un fait absolument authentique.

Dans la Vie du Père Jérôme d’Estienne, religieux éminent par ses vertus et sa piété, de l’ordre des Minimes, ayant vécu en Provence au xviie siècle, — ouvrage écrit par le R. P. Pierre de Rians, du même ordre, et imprimé à Aix avec l’approbation du P. général, du P. provincial et de trois théologiens de l’ordre (Aix, imprimeur Beau-Audibert, 1714-1715), — on lit, en effet, l’épisode suivant : « En 1697, le P. Toussaint Pasturel était local à Tretz. Il y fut témoin du fait de persécution diabolique au P. Jérôme d’Estienne, qu’il raconte ainsi : en cette année 1697, le P. d’Estienne fut envoyé au couvent de Tretz pour le gouverner en qualité de supérieur. Dès qu’il y fut arrivé, il alla à l’église rendre ses hommages à N.-S. Jésus-Christ ; c’était là sa coutume ; car, disait-il, lorsque l’on entre dans une maison, on doit aller d’abord en saluer le maître. Après quoi, il monta à la chambre qu’on lui avait préparée et demanda qu’on lui apportât de l’eau bénite. J’allai dans l’instant lui remplir un bénitier. Le P. d’Estienne en voulut une plus grande quantité. Laquelle lui ayant été apportée, il y trempa ses deux mains et les appliqua sur son visage. Le démon, ne pouvant souffrir cette pieuse pratique, le lui tourna tellement que ses yeux, sa bouche, le nez et tout le devant du visage parurent sur le derrière de la tête. Jamais homme, me dit le P. Pasturel, ne fut plus effrayé que moi, lorsque le vis ce terrible spectacle. »

M. Tavernier dira peut-être que ces choses-là n’arrivent qu’en Provence et se croira très spirituel. Laissons. Un auteur, préoccupé de mentir, s’appuierait sur le cas du P. d’Estienne pour maintenir la fausse légende de la tête retournée du grand-maître B… ; mais ces pages sont écrites par une convertie sincère. Donc : la vérité avant tout.