Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/09/Chapitre IV

chapitre iv

La Bisaïeule de l’Anti-Christ


Pitié ! grande pitié !… Elle aussi est dans les ténèbres, comme je ie fus, croyant vivre en la lumière.

Vous avez été, mademoiselle, ma sœur en Lucifer. Eh bien, je vous affirme que vous êtes trompée. Lucifer n’est pas le père des humains, Lucifer n’est pas dieu. Il n’est qu’un Dieu, et c’est le, Dieu que votre délire insulte ; et c’est ce Dieu unique qui est votre père, qui est éternel père de l’humanité ; c’est Lui qui a voulu la rédemption par son Divin Fils. Jésus est mort pour vous, pour moi, pour nous tous, pécheurs ; Jésus s’est immolé par amour. Ainsi, mademoiselle, malgré votre persistance à adorer le Très-Bas, moi, quand je songe au Calvaire, je vous appelle « ma sœur en Jésus-Christ ».

Pitié ! grande pitié pour vous !… Pitié, car vous êtes bien à plaindre.

Infortunée Sophia, plus malheureuse encore que coupable, vous êtes la plus triste victime que je connaisse. Depuis votre naissance, vous n’avez pas eu une heure de joie ; la haine ne donne pas le bonheur.

Et votre haine est folle ; elle n’a aucune raison d’être. Pourquoi haïssez-vous ? Vous n’en savez rien, absolument rien.

Un jour, vous passa par la cervelle l’idée de critiquer la charité, et vous émîtes l’opinion que « les pauvres sont des imbéciles », qu’ils sont pauvres « parce qu’ils ne s’entendent pas, tous ensemble, pour déposséder ceux qui ont » ; et votre speech se termina par ces mots, dont je fus glacée :

« J’ignore la compassion c’est un sentiment que je n’ai jamais pu comprendre. »

Ainsi, mademoiselle, la compassion n’a jamais pénétré en votre âme ; vous n’avez jamais pleuré sur les misères humaines. Mais alors, puisque vous croyez auteur et principe du mal le Dieu que les catholiques adorent, pourquoi le haïssez-vous ?

Mais vous ne vous appartenez pas ; vous ignorez le raisonnement autant que la compassion ; vous n’êtes pas vous.

C’est pourquoi je vous plains de tout mon cœur, Sophia. En vous, il y a deux personnes : Sophia et Bitru ; Sophia, la victime, et Bitru, le bourreau ; Sophia, créature de Dieu, et Bitru, démon de l’enfer.

Si Lucifer était le Dieu-Bon, est-ce que, par Bitru qui vous possède à l’état latent, il ne vous aurait pas inspiré au moins l’amour des pauvres ?

Non, vous ne pouvez pas raisonner. Ce que j’écris ici, vous le lirez sans doute, puisque vous êtes, je le sais, lectrice assidue de ces Mémoires ; mais ces lignes-ci, vous ne les comprendrez point.

Au temps de mon erreur, ne fus-je pas souvent navrée de vous voir si haineuse ? ne fus-je pas effrayée, pour vous, de constater que l’amour vous était sentiment étranger ? Or, le chagrin de cette constatation ne me fit jamais réfléchir ; nulle velléité d’examen ne germa en ma tête. Comme vous, mademoiselle, j’étais un instrument du Maudit ; comme vous, je ne m’appartenais pas.

Éternelle reconnaissance à Dieu, qui mit des limites à l’empire que le diable exerçait sur moi ! Pitié pour celle de mes ex-Sœurs sur qui l’empire infernal est à ce point absolu, qu’on ne saurait dire, parfois, si elle est femme ou démon !

Il est vrai que les prestiges accomplis par Satan en se servant de Sophia-Sapho sont des plus troublants ; la grande-maîtresse du Lotus de France, Suisse et Belgique nous reporte au temps de Simon le Magicien et d’Apollonius de Tyane. Un vénéré chanoine, de mes amis, m’écrivait récemment qu’à son avis, mon ex-Sœur pourrait bien être un démon ayant pris forme humaine et jouant la comédie d’une existence terrestre ; ce cas s’est produit déjà, m’assure mon correspondant, en me faisant plusieurs citations de la Vie des Saints. Mon opinion n’est point celle-là, toutefois ; non, je suis convaincue que, malgré tout le mystère dont Philéas Walder a su entourer la naissance de sa fille, Sophia est vraiment femme, créature de ce monde, en chair et en os de fait, et non d’apparence seulement.

Une de mes raisons de le croire : l’accident qui lui survint, en 1891, à la suite d’un banquet maçonnique. Ce n’était pas un banquet composé de palladistes seuls, mais une fête de Loge d’Adoption : Sophia s’y était fait inviter sous un de ses innombrables noms d’emprunt ; cependant, une indiscrétion dut être commise, de Sœur palladiste à quelque Sœur imparfaite initiée, sur la personnalité de la visiteuse. Et l’indiscrétion, certainement, n’eut pas lieu au moment même du banquet, puisqu’elle permit ce que Sophia qualifia ensuite « attentat adonaïte » contre sa personne. À mon avis, ce fait n’eut pas pour auteur un catholique : il n’en existe aucun dans les Triangles ; l’aventure du docteur Bataille est unique. Mais il est des sceptiques au sein des Loges même illuminées ; il en est jusque dans les Ateliers du Palladium. L’auteur du prétendu attentat, demeuré introuvable, fut, je pense, une Sœur plus que légère, ayant voulu faire une plaisanterie à sa façon ; c’est la Soeur V. M., en effet, qui a été soupçonnée.

L’accident ne ressemble en rien à celui de Crispi ; lui, il fut empoisonné. Sophia, après avoir bu un verre de limonade, pendant le bal qui suivit le banquet, eut une crise, inoubliable pour les FF ▽ et SS ▽ de la parfaite initiation qui l’emportèrent et lui donnèrent des soins. D’abord, des douleurs internes, au moment où on l’emporta ; ensuite, elle vomit des flammes. Le plus singulier : quand les flammes eurent cessé de sortir de sa bouche, elle se trouva fort bien portante, et mieux que jamais, a-t-elle raconté. Or, le lendemain, par un commissionnaire, quelqu’un lui envoya une bouteille d’eau de Lourdes, achetée à un dépôt de Paris, et qui était entamée. Dans le papier qui enveloppait la bouteille, il y avait un billet, en dactylographie, afin que l’écriture ne pût être reconnue ; et ce billet disait : « Ce n’est pas du gin, c’est de l’eau ; vous en avez bu hier ; votre Sœur Hébé serait curieuse de savoir si vous finirez la bouteille. Elle vous l’offre. Vive la joie et les pommes de terre frites ! »

Cette dernière phrase, qui est la marque d’un esprit mal équilibré, écarte la pensée que l’on aurait pu avoir : un catholique, certain de la miraculeuse vertu de l’eau de Lourdes et ayant voulu, en en faisant boire à Sophia par subterfuge, lui prouver qu’elle était possédée. D’ailleurs, un ou une catholique n’aurait pas recouru à un tel moyen pour lui rendre ce service ; car comment avoir pu se trouver initié et participant à la Maçonnerie androgyne ?… On se trouvait donc en présence d’un fait, incompréhensible comme perpétration, d’une de ces espiègleries de tête-à-l’envers dont la Sœur V. M. est coutumière ; c’est pourquoi elle fut soupçonnée.

Quant à moi, de ce curieux incident de la vie de Sophia, je conclus à la personnalité humaine de la première Souveraine en Bitru. Il me semble que, si cette grande-maîtresse était un démon, l’eau de Lourdes absorbée eût provoqué, non pas une crise, suivie d’une évacuation de flammes, mais biens sa disparition complète, instantanée. Elle a souffert : c’est le démon, logé en elle, qui souffrait et qui s’agitait, lui causant de violentes douleurs. Elle vomit des flammes ; c’est le démon, qui, n’y pouvant plus tenir, s’est évadé de son corps, sous l’action de l’eau sainte, quoiqu’elle eût été mêlée sans foi à la boisson de la possédée. Sophia est donc une possédée à l’état latent, non un démon.

Tout à l’heure, avant d’écrire ces lignes, je recevais une nouvelle, peut-être inexacte : on me transmettait que Sophia avait eu la hardiesse et la ruse de se glisser à la dernière conférence semi-publique donnée à Paris par la Ligue antimaçonnique du Labarum ; par une de ses auxiliaires en sacrilèges ayant soutiré une lettre d’entrée à quelque catholique confiant, elle a pu s’insinuer dans cette assemblée du moins, on croit l’avoir reconnue. Eh bien, si elle récidive et si on la prend sur le fait, je conseille de lui être tolérant, mais avec énergie : qu’on l’asperge de quelques gouttes d’eau bénite. Je suis bien certaine que le démon hurlera ; on aura ainsi la preuve de la très réelle possession dé la malheureuse ; on rendra grand service à mon ex-Sœur.

Pitié ! grande pitié pour elle !… Elle est, à ma connaissance, la plus infortunée des créatures qui vivent à notre époque sur cette terre.

Sophia, vous avez voulu ma mort : je vous ai pardonnée, au temps de mon erreur, par amour de Lucifer. Je n’eus jamais contre vous aucune haine, je vous l’assure ; alors, vous m’étiez indifférente.

Comment, aujourd’hui, n’irais-je pas plus loin ?… Quand on a le bonheur d’avoir la foi en Jésus-Christ, non seulement on pardonne les offenses, mais encore on aime qui vous a offensé. Pauvre âme qui m’êtes maintenant une des plus chères, vous ne vous doutez pas de la sincérité de ce que j’écris ; hélas pour vous ! vous déchirerez ces pages avec colère, en me traitant d’hypocrite… Et pourtant !… Si vous vouliez un peu me croire ! si vous consentiez à essayer de réfléchir une seconde !… Ah ! Sophia, que je vous plains ! et que je vous aime !… Oui, je vous aime, précisément parce que vous me détestez. Il n’est pas un jour où je ne prie pour vous ; et les prières monteront au ciel pour vous, ferventes, à mon appel… Mademoiselle, on vous a maudite ; je vous ferai aimer.

D’abord, je vous rendrai publiquement justice. Il y a eu des exagérations contre vous ; on a recueilli, avec trop de facilité, des échos calomnieux. Il est une accusation dont vous avez été outrée ; vous savez qu’elle n’a jamais eu crédit auprès de moi. Votre révolte contre cette accusation est — le dirai-je ? — une lueur d’espérance. Non, vous n’êtes pas si mauvaise qu’on l’a publié : le mauvais, c’est Bitru qui est en vous ; le coupable de tout, c’est Lucifer, auteur de l’Apadno, c’est Satan qui vous a désignée là comme étant la Bisaïeule de l’Anti-Christ…