Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/09/Chapitre III

chapitre iii

Mon éducation luciférienne

(Suite)




Le prestige diabolique s’accomplit de la façon que je vais rapporter.

À mon entrée, tous les Mages Élus du Parfait Triangle, placés sur deux rangs, mettent genou gauche en terre, tandis que je traverse l’assemblée.

Je m’arrête, arrivée à quelques pas de l’orient.

Le président grand-maître me dit :

— Salut à toi, très-haute Sœur Luciféra ; tu es la bienvenue parmi tes humbles Frères… Tu nous apportes le soleil et la lune… Par les droits que tu possèdes, ta place est à ma place ; veux-tu que je te cède le trône de ce Parfait Triangle, afin que tu présides cette sainte réunion ?

Ma réponse :

— Non, très puissant Frère ; garde le trône aujourd’hui ; tu en es digne… Le Dieu-Bon, qui m’inspire, a dirigé mes pas vers cette sainte réunion de ses fidèles ; il ne m’enjoint pas de présider les Frères Mages Élus de l’orient de Malte ; il me veut prêtresse évocatrice.

Le grand-maître descend de son trône, ploie le genou gauche devant moi, et baise ma main droite.

Je me penche sur lui, et je passe sept fois ma main gauche ouverte, au-dessus de sa tête courbée ; et je dis :

— Que Baal-Zéboub soit avec toi, très puissant Frère !

Alors, le président grand-maître tombe à la renverse, comme mort, sur le sol.

Le lieutenant du grand-maître s’approche à son tour, répète la génuflexion et le baisement de main. Je me penche sur lui, je fais les passes sur sa tête, et je dis :

— Qu’Astaroth soit en toi, très puissant Frère !

À son tour, il est renversé, étendu à mes pieds, et tous applaudissent.

Je mets le genou gauche en terre, j’étends les bras, et je rejette ma tête en arrière.

Tous sont dans l’anxiété.

Je m’écrie :

— Lucifer ! Lucifer ! Lucifer !… Dieu-Bon, Très-Haut le plus haut !… M’entends-tu ? M’exauceras-tu ?… Lucifer ! Lucifer ! Lucifer ! daigne manifester ton amour pour ta fille !…

La signature de feu trace ses cinq traits étincelants dans l’espace. Le Dieu-Bon vient de manifester sa présence.

Je m’écrie :

— Lucifer ! Lucifer ! Lucifer ! sois en moi !…

Et je me sens comme foudroyée ; mon corps s’abat sur le sol. Je parais morte ; mais une vie surnaturelle m’anime. C’est la pleine possession par Satan en personne.

Le grand-maître, le lieutenant et moi, nous semblons inanimés.

— Prions en nos cœurs, très éclairés Frères, dit le dernier initié Mage Élu.

Quelque temps se passe ainsi ; l’anxiété des assistants qui prient est de plus en plus grande.

Tout-à-coup, j’éprouve une forte secousse intérieure; — le grand-maître et le lieutenant ont les mêmes sensations que moi, et le phénomène qui va s’opérer par moi s’opérera en même temps par eux ; — je soulève ma tête, et elle enfle ; ma bouche s’ouvre et s’élargit démesurément ; je n’ai, pourtant, aucune souffrance.

Par nos trois bouches, sortent, brillants de lumière, Lucifer, Baal-Zéboub et Astaroth. Et nous nous relevons, pour prendre l’attitude de l’adoration palladique.

Mais, bientôt, Lucifer dit :

— Debout, mes enfants !… Ma paix est avec vous.

On obéit. L’assistance, tout entière, émue et ravie, se tient en place, debout, les yeux fixés sur le Dieu-Bon et ses deux plus hauts esprits qui l’accompagnent. Chacun est émerveillé ; car l’apparition n’a pas eu lieu dans les formes habituelles, et l’on sait que la cause en est dans ma présence.

Astaroth m’adresse la parole :

— Diana, le Saint des saints veut que les éléments t’obéissent, et il daigne présider la réunion de ses fidèles… Donne-nous des sièges…

Je gravis les degrés de l’orient ; j’étends la main gauche, et je prononce mon désir :

— Murs, soyez resplendissants des joyaux de la terre !… Or le plus pur, forme-toi en trône superbe pour Notre Seigneur Lucifer !… Nuées, assemblez-vous, parfumées, et soutenez ce trône !… Je désire deux trônes encore pour les bienaimés saints Baal-Zeboub et Astaroth… Et que disparaisse tout ce qui fut produit par la main des hommes et qui se trouve à cet orient !… Image du Palladium, toi-même, éclipse-toi, pendant que Notre Seigneur est parmi nous !…

À ma voix, l’orient change d’aspect : les murailles se tapissent de diamants, d’émeraudes, de rubis et des plus belles pierres précieuses ; une nuée remplace l’estrade, et sur cette nuée, qui répand un délicieux arôme dans la salle, voici trois trônes d’or, dont le plus magnifique, au milieu, est pour Lucifer… Et voici le Roi du Feu et ses deux premiers daimons qui prennent place ; le Baphomet a disparu ; moi, je me sens portée par des esprits invisibles, qui m’entraînent à l’autre extrémité de la salle, à peu de distance de la porte d’entrée ; deux sièges d’argent ont surgi ; je suis assise sur l’un, et le grand-maître sur l’autre.

— Ma fille chérie Diana, dit alors le Dieu-Bon, tu m’as appelé, et je suis venu… Je sais que tu désires voir la flèche de fer écrire le récit du transport de ton ancêtre, mon élu Philalèthe, en mon royaume éternel… Diana, je ne te refuserai aucune satisfaction.

Encouragée par ces bonnes paroles, je m’enhardis à formuler une demande :

— Seigneur Tout-Puissant, accordez-moi de voir mon ancêtre Philalèthe, après que la flèche de fer aura écrit.

Lucifer, de sourire :

— Il sera fait, enfant bienaimée, selon ton désir ; mais, seule, tu verras mon élu, le glorieux fondateur de ma chère Franc-Maçonnerie.

Puis, il ordonna d’aller chercher la flèche, et, tandis qu’un Frère désigné par le grand-maître remplissait cette mission, le Dieu-Bon harangua l’assemblée, selon sa coutume.

Il n’avait pas sa voix terrible des jours de colère. Il nous dit mille choses, en insistant sur les événements de France et se déclarant réjoui de tout ce qui se préparait en ce pays. Cela nous intéressait fort, et moi plus que les autres, puisque je venais de séjourner à Paris, avant de me rendre en Italie et à Malte.

— Adonaï appelle la France la fille aînée de son Église, ainsi s’exprima Lucifer ; c’est pourquoi j’aime quiconque s’emploie à déchristianiser la France. J’ai eu un bon serviteur dans le dernier président ; il a travaillé sans bruit, mais avec zèle, tout en paraissant se désintéresser de la lutte entre mes Loges et les scélérats jésuites. Il a rempli son rôle à merveille, donnant toujours sa signature et jouant le bon enfant qui ne veut créer aucun embarras à ses ministres. Oui, le Frère Grévy a été excellent pour le bien de notre sainte cause. Je lui avais donné l’auréole de l’austérité, et je lui octroyais les biens de ce monde, ceux qu’il aime le plus : je l’ai fait riche, sur sa prière ; car il me supplia, un jour, de le combler d’argent. C’était six ans après la guerre avec l’Allemagne. Le Frère Grévy, pour n’être plus maçon actif, ne me bénissait pas moins ; je l’avais encouragé, dès ses premiers pas dans la vie politique ; il m’en était reconnaissant. Souvent, le soir, avant de s’endormir, il pensait à moi et murmurait : « Le dieu des catholiques n’est pas tout-puissant, puisqu’il est sans force contre la Franc-Maçonnerie, dont je suis le mandataire en cette présidence ; mieux vaut travailler pour le Grand Architecte que pour le Sacré-Cœur » ; et il ajoutait : « Grand Architecte de l’Univers, faites que je meure dans la richesse, et je vous promets de toujours vous bien servir. » Ce chef d’État, cher à mon cœur, a souffert de la méchanceté d’Adonaï ; le Dieu-Mauvais ne lui pardonnait pas d’avoir consenti à l’expulsion de quelques moines ; il s’est vengé, mais j’ai maintenu au Frère Grévy la richesse… Je n’aime pas son successeur, quoiqu’il obéisse aussi avec fidélité à mes Loges ; il finira mal, il est mal entouré…

Je ne crois pas qu’en parlant en ces termes Lucifer ait voulu faire allusion à la mort tragique du président Carnot ; car je sais aujourd’hui qu’il ne connaît de l’avenir que ce que Dieu veut bien lui en laisser entrevoir parfois. D’ailleurs, en prononçant ces mots, le prince des ténèbres n’appuya pas ; son ton était celui d’une causerie très ordinaire ; à ce passage, il ne montra aucune animation. Je crois que, tout simplement, il pressentait une mort dans les bras de l’Eglise et qu’il ne comptait plus sur cette âme, n’ignorant pas que des ferventes prières étaient quotidiennement faites pour son salut.

Il simula donc le dédain, à l’égard du président Carnot. Au contraire, il semblait fort affectionner le Frère Grévy ; il revenait avec complaisance sur sa conduite politique.

— Le Frère Grévy a ouvert la bonne voie, fit-il ; il aura contribué à assurer à mes Loges la conquête de la France. Je voudrais que grand nombre de chefs d’État ressemblassent à lui ; aussi, je lui prépare une place d’honneur chez moi.

Il termina, en recommandant à tous la plus grande vénération pour son vicaire Albert Pike.

Voici : on apporte la flèche de fer, sur un riche coussin ; une table est disposée, avec le papier nécessaire.

En toute autre circonstance, on procède par évocation, d’abord ; mais, ici, Lucifer étant présent, nul besoin de recourir aux formes du rituel.

Le Dieu-Bon abaisse son regard sur la flèche ; aussitôt, elle se dresse, et la voilà courant sur le papier, écrivant sans encre. Je traduis ce texte, qui ce jour-là fut en latin.

« Moi, Thomas Vaughan, cinquième grand-maître de la Rose-Croix sous le nom d’Eirenœus Philalèthès, je suis présent dans cette flèche de fer. Le Très-Haut le plus haut vient de me permettre de quitter, pour quelques instants, son divin royaume. La noble Maîtresse Templière qui est ici est issue de moi.

« Diana, ma digne descendante, c’est pour ton instruction que je trace ces lignes. Tu les liras ; par elles, tu sauras quel est le suprême bonheur.

« Ne pas mourir de mort humaine !… Être affranchi de l’homicide loi d’Adonaï !… Il faut être le plus méritant des Élus pour obtenir ce sort fortuné… Gloire à l’Éternel Dieu-Superexcellent et plus puissant que le Dieu-Mauvais ! il m’a accordé le suprême bonheur, en récompense de mes services sur cette terre ; car, depuis le moment où j’ai connu l’ineffable vérité, je n’ai pas laissé passer un jour, ni même une heure, hors celles données au sommeil, sans travailler à l’établissement du nouveau Temple, dont les fidèles anéantiront l’Église de la superstition.

« Le 25 mars de l’année que les prêtres d’Adonaï appellent 1678, j’étais prêt ; j’attendais, dans la paix de l’âme, la réalisation de la promesse du bon Seigneur Très-Haut. Ma confiance était sans le plus léger trouble, sans le moindre doute. Je savais que notre Dieu Lucifer accomplit ce qu’il a dit, alors qu’on a fidèlement tenu les engagements pris envers lui.

« Trente-trois années de vie m’avaient été promises, à compter de l’heure du pacte. Je me voyais vivant, plein de santé. Je me rappelais les jours passés, et, face à face avec ma conscience, je me reprochais d’avoir quelque fois redouté la mort, au milieu des périls dont la haine de mes ennemis m’avait entouré. La méchanceté des hommes superstitieux avait donc été vaine, puisque j’étais là, en robuste vie. Et je dis, en mon cœur contrit, au bon Seigneur de me pardonner ces folles craintes, puisqu’elles avaient été injurieuses à sa toute-puissance.

« L’heure du pacte approchait ; enfin, elle sonna. À l’instant même, le toit de la maison s’entr’ouvrit, et je me trouvai haut dans l’espace, voyant Amsterdam loin sous mes pieds, sans comprendre comment mon corps s’était élevé ainsi. Je ne sentais rien qui me soutint, je n’étais suspendu à rien.

« Autour de moi, des ailes volaient, de grandes ailes, d’une éblouissante blancheur, par milliers ; à nul corps elles n’étaient attachées ; c’était des ailes réunies par couples, qui battaient l’air en tourbillonnant. Elles formaient comme des nuées. Cela était d’une beauté hors de la conception humaine. Alors, je contemplais et je priais.

« Les ailes bientôt épaissirent leurs rangs, tout en continuant à s’agiter ; et je ne vis plus la terre sous moi.

« Alors, les ailes blanches, se rapprochant toujours davantage, furent pour moi un berceau, un nid immense et moelleux, qui m’emportait.

« Un éclair ayant brillé, j’aperçus tout-à-coup le bon Seigneur notre Dieu, se plaçant auprès de moi, et me disant : « Ne crains rien, Philalèthe ; mon royaume est en grande joie. »

« En même temps, les ailes se fondirent. Nous étions au bienheureux séjour du Feu Éternel.

« Astarté, la divine reine des Anges de Lumière, qui avait daigné être mon épouse sur terre, vint à ma rencontre, entourée de sa cour. Daimons et daimones poussaient des cris d’allégresse. Mon corps glorifié vivait de la vie des célestes flammes. Ô mon enfant chérie, seconde Diana de ma race, puisses-tu par tes mérites obtenir un sort semblable au mien !…

« Je suis dans cette flèche de fer, et je te parle par cette écriture verte. Je te dis la vérité, ainsi que je l’appris à mon frère Henry, le soir de ma disparition. Le Dieu-Bon permit une première manifestation, afin que son amour pour moi fût aussitôt connu. Du sein du royaume des félicités sans fin, je vis Henry, qui se demandait ce que j’étais devenu ; et, sans que je sortis des vivifiantes flammes, ma voix se fit entendre à son oreille et lui fit ce même récit.

« Diana, le bon Seigneur Lucifer t’aime, comme si tu étais sa propre fille. Ne méconnais jamais son divin amour ; ne sois jamais ingrate. N’éprouve aucune envie à l’égard de Sophia-Sapho, dont les destinées sont inscrites au ciel, ainsi que les tiennes. Le Dieu-Bon veut à lui toutes les bonnes volontés ; il vous dirige, elle et toi, par des voies différentes ; nulle haine, nulle jalousie, ne doivent régner entre vous deux. Chacune, vous avez une mission distincte à remplir, pour la gloire de Très-Haut le plus haut. Le Saint des saints est suprême mansuétude ; il a rendu justice à ton cœur ; maintenant, avec humilité, ferme les yeux sur ce que tu ne comprends pas, et crois le chef de ta race bénie, lorsqu’il adjure de ne garder aucun ressentiment contre ceux, à lui comme toi fidèles, de qui tu croyais avoir à te plaindre. Au nom du Tout-Puissant Superexcellent Dieu, que la paix du Feu Éternel et de la Très-Sainte Lumière soit parmi tous les enfants de la Jérusalem régénérée ! »

Je fus émue, lorsque je lus ces lignes, la flèche de fer ayant cessé d’écrire.

Mon regard se porta vers Lucifer, assis sur le trône d’or, entre Baal-Zéboub et Astaroth. Il me sembla qu’il me souriait avec douce affection.

— Ô mon Dieu, je vous aime, lui dis-je. Pour votre amour, j’oublierai que Sophia-Sapho a voulu ma mort. Pour votre amour, je ne songerai désormais qu’à ce que vous m’avez dit à Charleston. Je marcherai, pour votre gloire, dans la voie que je comprends ; je propagerai le dogme saint, sans haine ni jalousie envers ceux de vos fidèles qui le comprennent mal.

— C’est bien, ma fille, répondit Lucifer ; j’attendais cela de ton affection. Tu auras la gloire de Philalèthe ; je te la promets. À toi l’honneur de rectifier les interprétations erronées du dogme saint ; je le confirme devant cette assemblée de mes fidèles. Tu iras dans les Parfaits Triangles de mes Mages Élus, où tu seras partout accueillie avec respect ; et là, ne te préoccupe pas des interprétations des autres, ne les recherche aucunement, mais dis hautement comment tu penses. J’annoncerai à tous les hauts chefs de ma chère Franc-Maçonnerie que je t’ai donné le juste discernement de la divine doctrine : n’entre pas en discussion ; émets ton opinion spontanée ; parle avec hardiesse ; mon esprit t’inspirant, ta bouche profèrera toujours la vérité vraie.

J’ai souligné : Ne les recherche aucunement, (les interprétations des autres) ; car ce fut là une grande ruse du suprême imposteur. Je l’expliquerai plus loin.

Mon âme exultait ; et comme le père du mal faisait naître, entretenait et flattait mon orgueil !…

Tous les assistants étaient dans l’admiration ; on se réjouissait de ma visite, qui avait valu au Triangle une si belle œuvre magique. À ce moment, j’aurais pu demander à mes Frères de Malte de donner leur vie, de courir quelque terrible danger de mort, pour me rendre le plus léger service ; pas un n’eût hésité.

Enfin, ce que j’avais demandé à Lucifer me fut accordé.

De la flèche de fer, une vapeur, blanche, puis prenant des teintes roses, se dégagea, visible pour moi seule. Une forme humaine se dessina, nettement. Philalèthe était devant moi.

Le fantôme paraissait avoir assez bien l’âge de son année de disparition ; mais je voyais un vigoureux vieillard, non courbé. Il avait l’air un peu plus âgé que mon père, quand celui-ci mourut ; sauf les rides plus fortement accentuées, la ressemblance était singulière. Je ne pouvais avoir aucun doute à reconnaître mon ancêtre dans le personnage ainsi merveilleusement apparu.

Tels sont les prestiges du diable : odieuses tromperies, puisque l’Église nous enseigne que ces apparitions de soi-disant trépassés sont supercherie des démons.

Mais alors, j’étais convaincue que je voyais Thomas Vaughan.

De mon siège d’argent je descendis ; les bras tendus, je m’avançai vers le fantôme ; tous les assistants avaient maintenant les yeux sur moi, ils se rendaient compte de ma vision.

— Philalèthe ! m’écriai-je. Ô mon glorieux ancêtre ! oui, c’est bien vous qui êtes là… Parlez-moi, je vous en prie ; Notre Seigneur Lucifer, ici présent, permettra que j’entende votre voix…

Lucifer fit un signe d’acquiescement à cette nouvelle demande.

Et j’eus, avec le diable d’enfer qui simulait mon ancêtre, la conversation suivante ; mais ma voix seule était entendue par les Mages Élus composant l’assemblée.

Philalèthe. — Mon enfant bénie et bien-aimée, je te maintiens comme vérité absolue ce que je viens d’écrire tout à l’heure, tandis que j’étais dans la flèche de fer… Que désires-tu que je te dise encore ?

Moi. — Verrai-je le triomphe de notre religion sainte ?

Philalèthe. — Non. L’humanité n’est pas encore prête à recevoir la vraie lumière ; les temps sont marqués, dans les livrés du Sanctum Regnum. Néanmoins, tu verras la cause du Dieu Bon obtenir d’importants succès en plusieurs contrées jusqu’à présent sous le joug de la superstition. Tu verras décroître la puissance d’Adonaï et son vicaire prisonnier de la Franc-Maçonnerie, après l’avoir été du gouvernement italien.

Moi. — Est-ce le Pape actuel qui tombera au pouvoir de nos chefs ?

Philalèthe. — Non. Ce sera son successeur.

Moi. — Pouvez-vous me dire qui succèdera à Léon XIII ?

Philalèthe. — Non. Je ne dois pas te révéler son nom aujourd’hui.

Moi. — Le connaîtrai-je un jour, c’est-à-dire avant que le siège du maléakh Simon-Pierre soit vacant ?

Philalèthe. — Si tu apprends son nom, ce ne sera pas par moi ; mais je sais que tu le verras lui-même et qu’il te recevra à Rome, dans sa maison d’habitation, quelque temps avant son élévation au pontificat exécré par nous. Cela, je suis obligé de te le dire, et j’en ai grande contrariété, je ne sais pourquoi.

Moi. — Quelle est l’année où la Franc-Maçonnerie obtiendra ses plus importants succès ?

Philalèthe. — La première année du prochain siècle. Alors, l’adonaïsme sera traité avec juste rigueur en Autriche, en France et au Canada. L’année suivante, notre cause semblera toucher presque au triomphe en Espagne.

Moi. — Quels évènements arrêteront donc notre triomphe ?

Philalèthe. — Une colonne de noire fumée s’élèvera du pays belge et obscurcira le ciel. Il y aura de terribles combats entre les maléakhs et nous. Le pape de la superstition sera délivré par une expédition partie d’une petite ville helvétique. La France subira une crise de feu et de sang ; Paris sera bouleversé par une horde de fous, qui compromettront l’œuvre sage de nos adeptes. En cette deuxième année du prochain siècle, Lilith parlera à Lourdes, apparaissant à des milliers de pèlerins, au milieu de son sanctuaire que les hommes de raison abominent. Ce miracle adonaïte frappera les esprits et nous causera grand tort. Un évêque du Dieu-Mauvais oindra un guerrier français revenant de lointaines contrées, et tous les adonaïtes de ce pays se lèveront en masse. Les nôtres seront alors vaincus en France. L’Espagne régénérée entrera en guerre avec la France superstitieuse. Hélas ! c’est la France, longtemps perdue pour nous, qui imposera ses lois. Le Dieu-Bon sera dans une profonde tristesse ; l’Autriche et le Canada seuls le consoleront. Les défections seront nombreuses au Royaume Britannique. Un temple élevé en Italie à Notre Seigneur Lucifer sera abattu par la foule adonaïte, qui acclamera, d’un bout de la péninsule à l’autre, le vicaire du Dieu-Mauvais.

Moi. — Dois-je révéler à nos Frères ce que vous m’apprenez, Philalèthe ?

Philalèthe. — Non. Parmi nos Frères, le Grand Albert seul doit connaître les révélations que tu auras ; or, le Grand Albert sait déjà tout ce que je viens de te dire… Diana de mon sang, en voici assez… Travaille avec activité pour la gloire du Dieu-Bon… Il est temps que je retourne au divin royaume du Feu Éternel.

À ces mots, le fantôme rentra dans la flèche de fer.

Je présentai mes hommages à Lucifer en adoration palladique, et tous les Frères du Parfait Triangle m’imitèrent.

— Soyez bénis, mes enfants fidèles, dit notre dieu.

Et disparurent trônes, nuée, murailles de pierreries, et Lucifer, Baal-Zéboub et Astaroth. La salle des palladistes du n° 27 de la Strada Stretta était comme auparavant ; le Baphomet avait reparu sur son autel, dominant l’orient.

M. le contre-amiral Albert-Hastings Markham n’assistait pas à cette séance, à jamais fameuse dans les fastes de la Maçonnerie maltaise. C’est seulement le 6 mars 1893 qu’il a été nommé grand-maître, et ses pouvoirs supérieurs pour la Haute-Maçonnerie ont été confirmés par le Sanctum Regnum le 28 avril de la même année, jour où l’Arcula Mystica fonctionna en son honneur et lui fit décerner le titre de Grand Surintendant de la Royale-Arche. Lors de ma visite à Malte, le grand-maître était le colonel Marmaduke Ramsay. Mais M. le contre-amiral Markham a en mains la preuve que j’ai rappelé l’exacte vérité, puisque les archives du Parfait Triangle Il Moallem tad-dar sont toujours à sa disposition ; d’ailleurs, le F ▽ Hamilton Sharpe, homme bien connu à Malte, lui a communiqué le procès-verbal de cette tenue extraordinaire.

Le F ▽ chirurgien-capitaine Hughes et le F ▽ William Cook, qui tous deux habitent Malte, connaissent bien, eux aussi, les faits de cette mémorable séance, excepté toutefois les paroles qui me furent dites par le spectre de Philalèthe ; car je ne les ai répétées à personne, et, par conséquent, elles n’ont pas été inscrites au procès-verbal.

Donc : M. le contre-amiral Markham ne m’opposera aucun démenti. Quand il prit possession de ses fonctions de principal délégué du Grand Directoire Central de Naples pour la marine anglaise de la Méditerranée, et que son premier soin fut de lire les récits à l’encre verte conservés au Moallem tad-dar, il se déclara stupéfait de la faveur exceptionnelle que m’accordait le Grand Architecte.

Il ne put s’empêcher de dire au capitaine Hughes :

— Cela est trop fort ; j’ai grand’peine à le croire.

Or, il n’avait pas fini de parler, que la flèche de fer, dont il avait voulu tâter, se dressa devant lui, s’élança et se planta dans sa poitrine, le traversant de part en part. En même temps, il se sentit enlevé ; quelques secondes après, il était à Charleston, au Sanctum Regnum même, où le Palladium, s’animant, lui parla en ces termes :

— Crois-tu maintenant ?

— Oui, répondit-il.

Puis, il fut retransporté à Malte par le même prodige et débarrassé de la flèche de fer, en présence du capitaine Hughes, qui d’en revenait pas.

Quant à moi, je ne sais rien de plus sur l’étrange disparition de mon ancêtre. Il m’est certain, aujourd’hui, que j’ai été trompée par les démons, trompée comme le sont tous ceux qui, entrés de bonne foi dans le Palladisme, croient sincèrement à la bonté de Lucifer. Le nombre est assez grand de mes ex-Frères et de mes ex-Sœurs qui sont dans ce cas ; du moins, j’aime à le penser. Il faut les plaindre et prier pour eux et elles beaucoup, beaucoup.

Enfin, en ce qui me concerne, je suis convaincue que le lecteur catholique a bien compris, maintenant, dans quelles dispositions d’esprit je me trouvai, lorsque mon père jugea le moment venu de mon initiation. La principale base de mon éducation luciférienne avait été l’enseignement, à fortes doses admiratives, de la vie de Philalèthe ; l’ancêtre, le glorieux ancêtre était, pour ma vie, pour la mission à laquelle on m’avait formée, l’étoile polaire brillant dans la nuit et indiquant l’invariable Nord. Le catholicisme était connu de moi à rebours ; le Dieu des chrétiens était, à mes yeux, le dieu du mal, l’auteur de toutes les misères et douleurs dont souffre l’humanité.

Ma mère, excellente Française, protestante des Cévennes, aimait tendrement mon père : elle n’intervint jamais dans mon éducation, dont il eut la direction exclusive, avec le concours de mon oncle, célibataire ; je reçus ainsi une instruction essentiellement masculine.

Très opposé au système de J.-J. Rousseau, qui fait pivoter l’éducation des femmes tout entière autour de l’art de plaire, mon père, dès que je fus un peu grandette, me traita pour ainsi dire en garçon. Il ne lui fallait pas une vraie fille pour la vocation qu’il m’inculquait. Aussi avait-il grande crainte de me confier à un précepteur quelconque, qui eut pu contrecarrer ses idées. De même, il mettait une extrême importance à ma culture physique : gymnastique, équitation, escrime, chasse, jeux de force et d’adresse, hygiéniques, certes, mais ardus, longues courses ; en un mot, tous les exercices du corps combattant les moindres tendances à la mollesse, rien n’était négligé par lui pour contribuer à mon développement musculaire et me préparer à une vie active ; car il rêvait, pour moi, un apostolat à exercer par monts et par vaux, avec voyages, souvent périlleux, dans le monde entier.

Ce fut plus même que l’éducation américaine ; cela toucha presque à l’éducation spartiate, si j’ose le dire. Et il y réussit, puisque je n’eus jamais aucune crainte des plus terribles serpents, ni des animaux féroces. Il se comparait, en riant, au centaure Chiron, élevant Achille. En outre, comme il était sudiste, aussi tenace qu’Albert Pike dans son mépris des esclaves, il regrettait que les lois ne permissent, pas d’endurcir le cœur des jeunes gens, comme à Lacédémone, en leur faisant faire la chasse aux ilotes.

Cette rudesse de sentiment chagrinait ma mère ; mais elle n’osait protester, étant d’un caractère faible, s’annihilant au foyer domestique. Sa protestation muette se traduisait en œuvres de bienfaisance. Quand papa s’absentait pour ses affaires, elle m’emmenait visiter ses pauvres.

J’avais quatorze ans, quand ma bonne mère mourut. J’étais alors une grande fille, vive et robuste, déjà habituée à sortir seule.

J’ai raconté ailleurs, avec mes impressions de fervente palladiste, comment le démon se manifesta visiblement à moi pour la première et la deuxième fois. Or, ce récit se trouve en un recueil dont la lecture n’est possible, sans danger, qu’aux prêtres de Jésus-Christ fortement aguerris contre Satan. Pourtant, je ne saurais passer sous silence, dans ces Mémoires, ces deux manifestations diaboliques, qui influencèrent si fortement ma destinée.

Je referai donc ce double récit, en parfait scrupule de la vérité, mais en m’exprimant de façon à ne pas heurter la foi de mon lecteur d’aujourd’hui.

C’était en 1880, à l’époque des vacances ; j’avais, par conséquent, seize ans passés.

Mon père avait été appelé, par ses affaires, dans la région de Mammoth Cave, à quelque cent kilomètres de Louisville, au sud ; on devait demeurer là tout un mois. Maman m’avait légué une assez forte succession de malheureuses familles ; quelques-unes étaient établies en ces parages, où mon oncle possède une propriété.

Une restriction, cependant ; j’obéis à la nécessité qui s’impose à moi de faire la lumière ; mais on admettra que telles considérations, d’un caractère tout intime, m’obligent, d’autre part, à ne créer aucun chagrin à qui je tiens par les liens du sang. Ainsi que je l’ai fait lorsque j’avais à cœur de ne pas signaler directement aux catholiques, considérés alors par moi comme des ennemis, je maintiendrai encore aujourd’hui, pour une autre raison, la désignation que j’avais adoptée pour nommer l’endroit, sans le faire reconnaître.

Le premier fait s’est donc passé aux environs de… Mauford, nom que portait la localité il y a une trentaine d’années.

Mauford, entre Louisville et Nashville, est à dix milles de Mammoth Cave. La campagne, au nord, est pays assez plat avec une route excellente, renommée dans l’État ; elle traverse des forêts magnifiques, depuis Louisville, et les éclaircies sont occupées par les immenses domaines des planteurs : des céréales, et surtout du tabac. L’État, dans l’Union, est pour la production du tabac comme l’Hérault en France pour la production du vin ; mieux que cela même ; le Kentucky fournit le tiers du tabac des États-Unis. Lemmi en sait quelque chose !… C’est donc là, en l’un de ces domaines, que mon oncle vit retiré, se désolant de ma conversion et priant Lucifer de ne pas m’écraser dans son courroux : je crains bien qu’à son âge, et opiniâtre comme il est, il ne connaisse jamais la vérité ; mais paix à ce vieillard, à qui je dois une si longue erreur ! je ne commettrai, par un écrit public, aucune indiscrétion pouvant troubler sa retraite…

Ce jour-là, j’avais dû m’éloigner beaucoup, pour retrouver des braves gens, inscrits sur la liste de maman ; et j’étais arrivée bien à-propos ! La visite s’étant prolongée au-delà de mes prévisions, je manquai le stage. Mon père n’aurait pas été en souci à mon sujet ; néanmoins, je me décidai à rentrer à Mauford à pied. Je sais bien que j’aurais mieux fait d’acheter un cheval, pour être revendu à la ville ; mais je ne crains pas la marche, et le temps était si beau !…

Me voilà sur la route ; encore un bois à traverser ; j’apercevrai Mauford tout auprès. Je m’engage dans ce bois. J’y cheminais depuis quelques minutes, quand une bande d’affreux négroes m’entoura, en poussant des cris afin de m’effrayer.

Qui n’a pas habité longtemps l’Union ne peut se rendre compte de ce qu’est cette engeance. Pour ma part, je trouve, même aujourd’hui, très exagérés les reproches du docteur Bataille à l’encontre d’Albert Pike, sur le fait de son commandement de l’armée des peaux-rouges, dans le parti du Sud, pendant la grande guerre. Peut-être cela provient-il de ce que j’ai du sang de peau-rouge dans les veines ; quoiqu’il en soit, je le dirai franchement : autant l’Indien sauvage est bon, loyal, courageux, probe, autant le négroe est traître, lâche, vil, suant tous les vices. Depuis la grande guerre, les hommes de couleur sont la plaie de l’Union. « Hommes de couleur » ou « afro-américains », ainsi s’intitulent les individus de cette espèce ; le nom de nègres, ils le repoussent comme une insulte. Oui, cette espèce, dont la victoire du Nord a fait des citoyens, est un véritable fléau.

Dans la presse de l’Ancien Monde, les causes de la guerre de Sécession ont été mal comprises, en général ; on a cru que la querelle était inspirée par le seul sentiment de la fraternité envers une race ; bref, on a jugé avec des lunettes européennes, sans voir les gros intérêts matériels qui étaient en jeu pour les États du Nord. Aujourd’hui, le revirement s’est accompli dans toute l’opinion américaine, depuis le cap Sable jusqu’au mont Olympus ; les négroes affranchis sont devenus tout-à-fait embarrassants pour l’Union. Paresseux, débauchés, voleurs, insolents, ils n’ont pas été régénérés par l’émancipation : maintenant le problème est comment on pourra les faire émigrer en masse ; la question de l’exode noir est à l’ordre du jour de la politique nationale ; en Europe, on ignore cela. La fondation de la République de Liberia, en Afrique, n’a pas donné les résultats attendus ; les négroes ne veulent pas retourner à leur continent d’origine ; c’est trop loin.

J’écrivais ceci, il y a un an :

« Qui soupçonne en Europe les dessous de l’actuelle révolte cubaine ? Aux États-Unis, on en désire le succès : Cuba séparé de l’Espagne, c’est à Cuba que l’Union dégorgerait toute cette noire canaille qui encombre surtout les États du Sud. Au moins, on en finirait avec tous les conflits incessants qui perturbent la société et poussent trop souvent le peuple exaspéré à lyncher ; on n’aurait pas à déplorer les criminels attentats de cette engeance, toujours audacieuse dans son avilissement, attentats que les journaux cachent, dont personne ne connaît le nombre des victimes ; car le gouvernement est sans cesse sur la crainte d’un massacre et tend à provoquer l’émigration générale, afin d’éviter plus grand malheur. (Palladium, numéro du 20 avril 1895, page 26.)

Les évènements m’ont donné raison ; la vérité de ce que j’écrivais éclatera plus vive encore, quand tout sera terminé. Car, ne vous illusionnez pas, Espagnols : Cuba est bien perdue pour vous ; les États-Unis commencent à peine à montrer qu’ils ont un doigt dans l’affaire, mais la main y est tout entière, vous verrez, cela est arrêté depuis longtemps à Washington, pour les raisons que je viens d’indiquer, c’est-à-dire en vue du débarras des afro-américains, devenus insupportables dans l’Union.

Donc, la bande noire m’entourait et criait. Je n’avais pas de bijoux ; mais ils ignoraient peut-être que mon porte-monnaie s’était bien fort dégarni ; puis, ces brutes en voulaient autant à ma personne qu’à mon argent.

En défense légitime, je décharge mon revolver dans le tas. Trois tombent, avec des hurlements. Les autres sont davantage excités. Mon arme ne m’est plus de secours ; qu’importe ? je me débats et m’en sers en boxer. Mais, hélas je suis la plus faible. Les misérables me tiennent, se rendent maîtres de mes mouvements, me paralysent ; je sens leurs mains scélérates qui m’étreignent à me briser les os. Alors, mes forces m’abandonnent, et je pleure en défaillant.

Mais qui vient donc à l’aide de la fille du sudiste, elle-même bien connue pour ses sentiments de mépris à l’égard de la race noire ? qui vient la sauver de la plus horrible mort ? Un jeune homme est là, blanc et beau, le visage enflammé d’une lumière inconnue alors pour moi. Des deux bras il a écarté les coquins ; tous, sans qu’il les ait occis ou blessés, roulent à terre. Je reviens comme du tombeau. Je contemple ce sauveur inespéré, je ne sais que penser. Lui, il me prend la main, et voilà qu’il me semble que mon corps quitte le sol.

Je presse sa main amie, qui m’entraîne. Où vais-je ? que m’advient-il ? Les arbres de la forêt écartent leurs branches pour me livrer passage. Est-ce que je rêve ? non. Le jeune blanc est là, à mes côtés, sa main n’abandonnant pas la mienne ; mais mes pieds ne reposent plus sur le solide ; nous montons, nous montons à travers les airs.

Mon regard plonge au-dessous de moi. Oh ! maintenant nous sommes bien haut. Là-bas, le soleil descend à l’horizon. J’ai confiance en mon guide, dont l’œil plein de bonté me sourit ; mais j’ai peur du vide, je ne m’habitue pas encore à cette sensation étrange du voyage aérien. C’était la première fois que l’extranaturel se révélait à moi. Chose curieuse au fur et à mesure que les objets terrestres, en s’éloignant, diminuaient de grosseur à ma vue, je les apercevais plus nets, avec couleurs plus vives.

Cependant, il me semble que je vis d’une autre vie, d’une vie nouvelle. Mon sang bouillonne, et puis se calme ; j’ai les mains brûlantes, et puis froides. Une sorte de langueur envahit tout mon être. Un moment, je ne vois plus rien ; tout se trouble ; je distingue pourtant mon compagnon ; j’ai l’impression d’une humidité ; cela provient de ce que nous traversons un nuage. Ensuite, ce nuage est à nos pieds ; tache grise, masquant une portion de la campagne terrestre, qui diminue toujours là-bas.

Étrangeté encore la Terre est ronde ; ce que j’en aperçois doit donc paraître convexe, va-t-on croire. Eh bien, non ; l’effet est, au contraire, d’une grande nappe d’une étendue infinie, et concave ; tout ce qui est directement au-dessous de nous est aplati, et ce qui est au loin, adroite, à gauche, devant, derrière, a l’aspect de bords plus élevés que le reste mais ce ne sont pas des bords.

Je ne puis me défendre d’un frémissement, en promenant ma vue sur ce panorama où les cours d’eau semblent des rubans argentés. Quel dessin merveilleux ! J’admire, mais je me demande avec frayeur ce qu’il adviendrait de moi, si mon compagnon venait à lâcher ma main.

Il a lu ma pensée dans mon regard.

— N’ayez aucune crainte, me dit-il, vous ne courez aucun danger miss Diana.

Je suis de plus en plus surprise. Je me hasarde à lui parler, puisqu’il me parle.

— Vous savez mon nom ?

— Vous le voyez, miss, et votre nom m’est le plus cher parmi ceux des humains.

— Mais qui êtes-vous ?… Je vous touche, je vous sens ; vous avez toutes les apparences d’un homme… Êtes-vous un de ces Mages, dont mon père parle parfois ?

— Non, miss, je ne suis pas un Mage… Mais ne vous préoccupez. pas de ma nature ; qui que je sois, je suis votre protecteur.

En disant ces mots, il incline sa tête, et ses lèvres baisent respectueusement ma main qu’il tient toujours.

Ensuite, il pose son index sur mon front, et voici que mes paupières se ferment d’elles-mêmes. Je veux parler encore, je ne le puis. Cependant, je ne suis pas endormie ; mais mes yeux sont bien clos, ma bouche est bien fermée. Tout à l’heure, j’entendais les bruits qui venaient de la Terre, bruits faibles, dont plusieurs perçus distinctement ; ainsi, les aboiements des chiens des fermes. À présent, je n’entends plus rien.

Deux sens seuls continuent à fonctionner : le toucher et l’odorat. Un parfum des plus agréables m’enchante, m’enivre ? on dirait que je respire des roses tout fraîchement écloses, embaumant d’arômes exquis. Je ne me sens plus tenue par la main ; il me porte dans ses bras ; il me berce, comme une mère son enfant.

Cela dure longtemps, longtemps.

Enfin, je me réveille de ce sommeil qui n’était point un sommeil. Pour dire plus exact, je rouvre les yeux, ma langue se délie, mes oreilles perçoivent les sons. Je me retrouve sur mon lit, dans ma chambre. Le jeune homme est là encore, qui me regarde et me sourit ; et mon père est agenouille aux pieds de l’inconnu, mon sauveur.

Je me tâte, je m’examine ; je n’ai aucune trace des coups reçus des négroes.

— Il t’a sauvée, il t’a guérie, il t’a rapportée ici, dit mon père. Reconnaissance au Dieu-Bon qui t’a envoyé à ton secours ! Gloire à Lucifer Très-Haut et plus haut !

J’écoute, je regarde encore, émerveillée. Mon sauveur m’adresse un dernier sourire tout affectueux, et disparaît, sans que je puisse comprendre par où ni comment il a disparu.

Certains diront peut-être que j’ai été en proie à une illusion. Cas d’hallucination, comment le soutenir ? — Évanouissement, tandis que j’étais maltraitée par les négroes ; arrivée subite de quelque blanc, qui aura réussi à disperser cette canaille ; une bonne trique, maniée avec vigueur, en a souvent raison ; je l’aurai entrevu à peine, et serai retombée dans ma torpeur, assez entrevu pour garder souvenir d’une

intervention victorieuse ; la torpeur m’aura laissé néanmoins le sentiment du transport dans des bras amis ; cerveau agité, rêverie extravagante, songe d’un voyage aérien ; tout cela, imagination au cours d’un délire ; salut par un homme ayant su qui j’étais et m’ayant rapportée à Mauford ; cet homme revu à peine au moment où je reprenais mes sens ; vision pas encore bien nette alors, et fausse idée de la disparition, fausse idée de mon père agenouillé, etc.

Réponse : — Un homme qui m’aurait sauvée de la sorte et rapportée tout humainement chez mon père, serait revenu prendre des nouvelles de ma santé, au moins une fois, le lendemain. Mon père l’aurait invité, se serait montré reconnaissant par quelque acte de politesse humaine, avant que nous quittions Mauford ; il devait bien cela au sauveur de sa fille.

Or, j’ai revu mon sauveur cinq mois après ; alors encore, il me sauva d’un péril.

C’était en plaine, aux environs de Louisville, pendant une promenade où j’étais seule cette fois aussi. Je montai Paragram, un bon kentocke pur, de notre meilleure race d’Amérique. Paragram, en champ de course, faisait jeune ses quatre kilomètres en six minutes. De belle fringance, malgré sa puissante nature, fort et endurant, mais fougueux, impatient et capricieux quelquefois ; cependant, jamais il ne s’était montré ombrageux.

J’aime le grand galop, et, ayant devant moi l’espace, je l’avais lancé à fond de train ; je l’excitai de la voix. Soudain, à un pli de terrain d’où bondit un coquallin dérangé de sa sieste, Paragram s’emballe, enrayé, et je vois bien vite que je n’en suis plus maîtresse. Je veux ralentir sa course ; impossible. Il n’entend plus rien ; il est insensible au mors, qu’il blanchit d’écume fumante ; il est emporté, affolé, et nous allons dans la direction de l’Ohio, où il risque fort de me jeter avec lui.

Moi aussi, je sens que je perds la tête. Que devenir ?…

Et voici que le jeune homme de Mauford apparaît ; il s’élance auprès de moi ; sans toucher terre, il court, il vole, aussi vite que Paragram. Il m’a pris la bride d’une main ; de l’autre, il le calme peu à peu, toujours suivant côte à côte et comme s’il avait des ailes de Mercure aux pieds.

Mon cheval s’arrête, enfin, apaisé tout-à-fait ; l’œil est redevenu pacifique ; il hennit joyeusement, ainsi que lorsqu’il s’apprête à quitter l’écurie ; on aurait juré qu’aucun accident n’était survenu. Plus frais, plus dispos qu’au départ même, et j’étais stupéfaite.

— Chère miss, me dit mon protecteur, je suis heureux de vous avoir été utile. Pensez quelquefois à votre ami ; son affection veille sur vous.

J’étais doucement émue.

— Puisque vous ne voulez pas me faire connaître votre nature, lui dis-je, au moins apprenez-moi quel est votre nom.

— Non, pas encore ; car mon nom vous dirait ma nature. Ayez confiance. Je ne veux que votre bien. Un jour, vous saurez quelle destinée nous lie.

Il disparut, laissant après lui ce parfum de roses fraîchement écloses que j’avais respiré si agréablement, dans les airs, la première fois qu’il me porta là-haut en ses bras.

Aujourd’hui, que dois-je penser de tout ceci ?… Je suis bien certaine de n’avoir été en proie à aucune hallucination. Comme état de santé, nul rapprochement n’est à faire entre moi et ces femmes maladives, qui servent de sujet d’expérience aux médecins matérialistes, et dont le parfait type est cette Rosa, de la Salpêtrière, si bien étudiée par le docteur Bataille, à la suite d’un éminent théologien (M. l’abbé Méric). Je suis, intellectuellement et physiquement, tout le contraire de Rosa et des autres. Or, j’affirme avoir vu, et en vérité j’ai vu.

Au temps de mon erreur, j’attribuais à quelque maléakh l’accident de Paragram ; quant à l’attaque des négroes, je ne la supposais pas œuvre directe d’Adonaï. Mais, lorsque le daimon, qui deux fois s’était montré mon sauveur, me fit connaître son nom et sa nature, je n’eus aucune hésitation à le croire. Depuis lors, en ces derniers temps, un ecclésiastique m’a émis l’opinion que les négroes étaient peut-être des diables, ayant joué leur rôle dans l’infernale comédie, de même qu’un diable avait pu fort bien s’insinuer en Paragram et le rendre emporté, le tout afin de donner à mon soi-disant protecteur surnaturel le moyen, ou, pour mieux dire, le prétexte de me rendre un de ces services qu’on ne saurait payer par trop de reconnaissance. Cet ecclésiastique est-il dans le vrai, en son hypothèse ? ou bien attaque des négroes et emportement de Paragram ont-ils été faits naturels ? Je ne sais ; en tout cas, peu importe. Toute la question est : l’intervention du diable, me guettant et provoquant à la fois mon admiration et ma gratitude par ma mise hors de péril en de telles circonstances.

Il est indéniable qu’au point où j’en étais alors de mon éducation, je devais fatalement garder une impression définitive, ineffaçable, de ces deux événements extranaturels où j’avais été instrument passif. Ce fut alors, en effet, que mon père et mon oncle s’appliquèrent le plus à me faire ressortir tout le merveilleux, tout le magisme qui éclate dans l’existence de Thomas Vaughan. Avant seize ans, j’avais été préparée autant qu’il fut possible ; à partir de 1880 jusqu’en 1883, je reçus le complément de l’instruction luciférienne ; l’Apadno et les autres infernaux livres furent mis entre mes mains et expliqués.

Des écrivains, aux États-Unis comme en Europe, en publiant des informations sur moi, au cours de ces dernières années, ont imprimé les dates de mon entrée et de mon avancement dans la Maçonnerie officielle, et ils se sont étonnés de la rapidité de ma marche ascendante.

Cette rapidité n’a rien de surprenant, si l’on considère mon éducation et si l’on veut bien tenir compte de ce que mon père était le président et le fondateur du Parfait Triangle The Eleven-Seven (les Onze-Sept), à l’orient de Louisville. J’étais destinée au Palladisme dès sa fondation, dès ma septième année, par conséquent ; je ne devais traverser la Maçonnerie d’Adoption que par pure formalité, attendu qu’aux États-Unis la règle est rigoureuse d’appeler aux Triangles exclusivement les Sœurs possédant déjà le grade de Maîtresse (3e degré).

Et voici bien la preuve que c’était la simple obéissance aux règlements, et rien autre : je reçus les trois premiers degrés d’Adoption, non en une loge androgyne quelconque de Louisville ou d’une autre ville de l’État, mais en tenue extraordinaire de la Grande Loge du Kentucky ; tout se borna, à chaque degré, à l’examen oral, ainsi que les procès-verbaux en font foi.

Ici, je n’ai qu’à mentionner les dates publiées par les écrivains qui se sont occupés de moi, à l’époque de ma première révolte contre Adriano Lemmi ; ces dates ont été données avec exactitude :

Je fus initiée Apprentie Maçonne, le 15 mars 1883 (dix-neuf ans) ; Compagnonne, le 20 décembre 1883 ; Maîtresse, le 1er  mai 1884.

Réservée à la Haute-Maçonnerie, par décret d’Albert Pike, je ne fréquentai pas les Loges ordinaires d’Adoption. Ainsi, en quelque sorte, j’entrai dans les Triangles de plein pied. Les Onze-Sept étaient, tout naturellement, désignés pour me donner l’initiation palladique ; ce qui eut lieu en 1884.

Mais, auparavant, un fait merveilleux s’était produit au Triangle fondé par mon père.

Au vingtième anniversaire de ma naissance, c’est-à-dire le 29 février 1884, — puisque la bizarrerie du sort m’a fait venir au monde en l’épagomène quatriennal du calendrier grégorien[1], — le daimon qui m’avait sauvée deux fois la vie se manifesta à la réunion des Onze-Sept, à Louisville.

Cet épisode, raconté tout au long par le docteur Bataille, est un de ceux auxquels je n’ai aucune rectification à apporter (sauf la date, erreur d’un jour) ; il en est d’autres, me concernant, sur lesquels le docteur n’a pas été très exactement renseigné. Quand je lus, il y a trois ans, le récit du Diable au xixe siècle (livraison 89), je fus fort mortifiée du ton de moquerie du narrateur, au sujet de cette manifestation dont j’étais si fière. En moi-même, je lui en voulus un peu car, à mes yeux plaisanter mon daimon-protecteur était un véritable blasphème. Je brûlai avec colère plusieurs exemplaires de cette livraison ; de ceci, je lui présente mes excuses.

Inouï était mon aveuglement et comme je comprends maintenant que le bon docteur avait raison !…

Les faits se passèrent en cette séance triangulaire comme il les a rapportés, d’après le témoignage d’une de mes amies, grande-lieutenante à Louisville en 1884, aujourd’hui mariée à un notable industriel du Lancashire et retirée du Palladisme[2].

Le diable, qui fit ce jour-là son apparition, déclara être Asmodée, commandant quatorze légions. Il narra un prétendu combat avec les maléakhs, se proclama vainqueur, et, comme preuve, déposa aux pieds du Baphomet une queue de lion, qu’il dit avoir coupée dans la bataille un fauve servant de monture au « maléakh Marc ». Cette prétendue queue du lion de saint Marc fut, dès lors et pendant sept années, le talisman du Triangle les Onze-Sept.

L’objet était vraiment une queue de lion. Le remarquable est qu’elle n’était point desséchée, et elle demeura toujours flexible, quoique inerte. On lui fit un grand et magnifique écrin.

— À partir de cet instant, dit Asmodée, ce temple m’est spécialement consacré. Cette dépouille de l’ennemi est le gage de mon amitié envers les Onze-Sept. Conservez précieusement cette queue du lion adonaïte. Afin qu’elle ne puisse jamais aller rejoindre le corps dont je l’ai séparée, j’ai placé en elle Bengabo, un de mes légionnaires. Il demeurera ici dans l’immobilité, jusqu’au jour où j’aurai à intervenir pour marquer ma faveur toute-puissante à une vestale que je vous destine.

La vestale, à qui le diable faisait allusion, c’était moi ; les chefs du Triangle le comprirent ainsi. Mon père savait que cet Asmodée et mon protecteur ne faisaient qu’un ; mais on me laissa dans l’ignorance de son nom, on ne m’apprit pas ce qui s’était produit au sein de l’atelier palladique. On l’a vu par les dates que j’ai données tout à l’heure, je fus reçue Maîtresse, six semaines après cet événement.

Enfin, le 28 octobre, toujours en la même année 1884, je fus appelée parmi les Onze-Sept, pour recevoir le grade de Chevalière Élue Palladique, 1er  degré féminin du Rite Suprême.

L’initiation est satanique, au premier chef ; pourtant, rien n’y laisse deviner les mystères du grade suivant. Alors, j’étais luciférienne de cœur ; mon éducation avait porté ses fruits. Mon père, qui présida ma réception, triomphait. À chacune de mes réponses aux questions qui m’étaient posées, les applaudissements éclataient, enthousiastes. Des hauts-maçons avaient répondu à l’appel du Triangle, venus de villes même éloignées, et de diverses nationalités ; entre autres, des délégués de Charleston et de nombreux membres de la colonie française de la Nouvelle-Orléans.

Moi, j’étais en grande joie. Il me semblait que, daimone incarnée, je déclarais la guerre à Adonaï et que je le provoquais en combat singulier.

Oh ! ma pensée était bien éloignée de l’iniquité honteuse et abominable que j’ai découverte longtemps plus tard dans le Palladisme.

La preuve : mon interprétation du mot de passe du grade. Ce mot est : Lazare, surge (Lazare, lève-toi). J’y vis le symbole de la résurrection du peuple, couché dans le tombeau de la superstition, réveillé par la foudre de Baal-Zéboub, proclamant Lucifer Dieu-Roi, et se levant contre Adonaï le Barbare.

Le lendemain, mon père traitant de nombreux invités, j’étais la reine du festin. Je me plaisais surtout dans la compagnie de nos amis de la Nouvelle-Orléans ; pour leur être agréable et leur montrer aussi que la langue française, la langue de ma mère, est celle dans laquelle je m’exprime le plus volontiers, j’improvisai cette diabolique poésie Résurrection, qui a été imprimée au temps de mon erreur. Je ne la reproduirai point ici ; elle attristerait trop les catholiques, elle troublerait peut-être des âmes ; mais elle a été publiée ailleurs, elle porte bien la date du 29 octobre 1884 (Louisville) ; les ecclésiastiques qui l’ont lue me rendront ce témoignage qu’elle repose uniquement sur l’erreur de mon éducation, qu’elle est blasphématoire, sans l’ombre d’une pensée malhonnête.

J’avais devancé l’initiation de Maîtresse Templière, puisque c’est à ce grade seulement que le nom de Lucifer est prononcé ; je m’étais révélée parfaite initiée dès le premier degré palladique, mais je n’avais aucun soupçon du mal.

Mon oncle n’avait pu venir assister à ma réception ; une malencontreuse attaque de goutte l’avait empêché de se rendre à Louisville, pour cette réunion d’un intérêt si direct pour lui et dont il s’était tant réjoui à l’avance. Mon père ne voulut pas se contenter de lui écrire le résultat : il tint à aller lui en rendre compte, de vive voix ; ce voyage, que ses affaires l’obligèrent à remettre d’une semaine à l’autre, lui fut fatal. Son frère aîné lui rappelant sa promesse, il partit de chez nous le 26 novembre, prit en route un refroidissement auquel il n’attacha pas d’importance, et arriva chez mon oncle déjà fortement atteint par la maladie. Comme il n’en était pas au premier accident de ce genre, et sa robuste santé en ayant toujours triomphé, il pensa qu’il en adviendrait encore de même, se soigna à sa manière, très sommairement, et la pneumonie était à son troisième degré qu’il s’obstinait à se croire une fièvre, un peu plus mauvaise que d’autres, voilà tout ; quand il fallut recourir aux grands moyens d’enrayer le mal, il était trop tard. Il avait défendu de me prévenir, « afin de ne pas me créer une inquiétude inutile ». Il mourut entre les bras de mon oncle, le 4 décembre, cinq semaines à peine après avoir présidé la tenue où me fut donnée l’initiation palladique.

Ce jour-là, je m’étais retirée de bonne heure dans ma chambre. J’étais morose, contre mon habitude, sans savoir pourquoi ; j’avais un vague ennui. J’essayai de le chasser par la lecture, avant de me coucher ; soin inutile, les lignes du livre me devenaient illisibles. Alors, voyant que le sommeil non plus ne venait pas, j’éteignis ma lampe et me renversai dans un fauteuil, agacée et triste tout à la fois, ne sachant quel parti prendre pour retrouver le calme ; je me réfugiais dans l’ombre pour avoir la paix de l’esprit.

Soudain, ma chambre fut éclairée d’une lumière brillante et blanche, intense au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Je n’en pouvais croire mes yeux ; car c’était la première fois que le phénomène se produisait pour moi. Quelques instants après, je vis, debout, dans le foyer de la clarté, le jeune homme qui à deux reprises m’avait sauvé la vie. Mais aucune erreur, cette fois : l’éclat de son visage n’avait plus rien d’humain ; d’ailleurs, j’étais maintenant tout-à-fait instruite ; mon sauveur était donc un esprit du feu !…

— Oh ! lui dis-je, combien vous avez raison de paraître !… Je souffrais d’énervement, d’une des souffrances les plus intolérables, le chagrin sans cause… Merci à vous d’être venu ; car vous êtes, je le vois, un ange de lumière… C’est Notre Seigneur Lucifer qui vous envoie, n’est-ce pas ?

Et j’allais me précipiter à ses pieds.

Il me retint du geste, et, d’une douce voix, me dit :

— Oui, ma chère miss, je viens à vous, envoyé par le Dieu-Bon ; mais je viens remplir une mission pénible… J’ai à vous consoler et à vous dire de vous armer de courage…

Je bondis, à ces mots.

— Un malheur est arrivé à mon père ? fis-je, haletante.

Il me prit la main ; puis, du doigt désignant la fenêtre, il ajouta :

— Voyez… Diana, voyez !…

Ce que je vis était affreux… Oh ! la malice diabolique, comme je la comprends à cette heure !…

Loin, loin, bien loin, mais comme en un tableau d’une remarquable netteté, aux couleurs vives, aux traits vigoureux, je vis mon père étendu sur son lit d’agonie, se débattant contre un horrible monstre qui se tenait au-dessus de lui, suspendu dans l’espace et battant l’air de deux lourdes ailes noires ; et le monstre, armé d’une sorte de trident aux pointes tordues, lui enfonçait dans la poitrine l’instrument de meurtre.

— Vous voyez l’assassin de votre père, pauvre chère enfant, me dit l’esprit du feu, en syllabes lentes, me distillant en quelque sorte la douleur et la haine… Votre père se meurt… Celui qui le tue, c’est Mikaël…

— Ah ! m’écriai-je, c’est odieux, c’est épouvantable !… Maudit soit Mikaël !

— Votre oncle est auprès de votre père et se désole ; le médecin dira que votre père est mort de maladie… Mais la maladie, c’est l’arme invisible des maléakhs contre l’humanité… Ce que vous voyez là est ce qui se passe en réalité… Diana, je vous montre l’assassin de votre père, afin que vous sachiez qui vous devez maudire !…

D’après la légende apadnique dont j’étais pénétrée, le Dieu-Mauvais exerce encore son pouvoir sur deux mondes : Tellus (la Terre) et Oolis. Là, ses maléakhs tiennent encore tête aux anges de lumière, surtout dans l’exercice de leur malfaisante puissance contre les hommes. Le luciférien ne songe donc pas à reprocher à ses esprits aimés de ne pas le défendre assez efficacement ; il se borne à maudire Adonaï et ses mauvais anges et à leur imputer tous les malheurs, toutes les misères, tous les fléaux.

Ce spectacle me déchirait le cœur.

— Après ma mère, murmurai-je avec désolation mêlée de rage, voilà qu’ils me tuent mon père !… Ma mère qui était si bonne !… Ah ! sa maladie, à elle, fut longue et douloureuse !… Mon père que j’aime tant !… C’est trop !…

— C’est Mikaël aussi qui mit votre mère au tombeau, infortunée Diana ! c’est lui qui vous ravit ceux que vous affectionnez le plus, au lieu de leur laisser atteindre une heureuse vieillesse !… Voyez, voyez…

Et son doigt tendu me montrait le tableau lointain, toujours animé ; et je vis enfin mon père rendre le dernier soupir.

Alors, le monstre retira son trident de la poitrine du cadavre et prit son vol dans l’espace, en grimaçant un ricanement sinistre.

Je n’écrirai, certes, point les blasphèmes dont ma douleur, odieusement trompée, accabla le Dieu des chrétiens. Qu’on me plaigne ! J’étais dans le désespoir et dans la plus déplorable erreur…

Et quel redoublement de haine, quand le lendemain le télégraphe m’apporta à son tour la nouvelle de mon deuil !…

Avant de disparaître, l’esprit du feu m’avait dit :

— Aujourd’hui, chère Diana, je puis vous faire connaître mon nom. Je suis Asmodée. Au moindre danger, appelez-moi ; je serai aussitôt là, pour votre défense.

J’étais tant accablée, que je n’eus pas la force de lui répondre.

Donc, j’étais tout-à-fait orpheline ; et les démons m’avaient en leur pouvoir. Mon opinion était faussée par une éducation où, dès le plus bas âge, j’avais reçu, de parents tendrement aimés et trompés eux-mêmes, un enseignement diamétralement contraire à la vérité.

L’eau sainte du baptême n’avait pas coulé sur mon front. Et pourtant le ciel me protégeait ; Dieu, infiniment bon, voulait que je fusse un exemple de son immense miséricorde.



  1. D’où le sobriquet de Sœur Bissextile, que quelques-uns me donnaient dans les Ateliers, par manière de plaisanterie plus ou moins spirituelle.
  2. Je mets à profit ce rappel de mon ex-Sœur, démissionnaire, mais non convertie au catholicisme, pour redire à mes nouveaux amis qu’il ne faut pas trop pousser les choses au noir. Sans doute, les exceptions irréprochables sous le rapport de l’honnêteté sont des plus rares ; mais je ne suis pas l’exemple unique qu’on pourrait citer.
    Au Triangle les Onze-Sept, on ne profanait pas les hosties, du moins, tant que mon père, son premier président, vécut ; il ne croyait pas à la présence réelle. Son successeur fit transpercer, une seule fois, les Saintes-Espèces : la récipiendaire avait été élevée dans la religion catholique ; le Frère N. P., qui était dans les opinions de mon père, dit à la jeune femme que l’hostie n’était que pain, mais que, toutefois, pour prouver qu’elle avait vraiment abandonné la superstition, elle devait mépriser le sacrement eucharistique en transperçant ou en jetant au feu ; cette femme donna un coup de poignard, en disant qu’elle avait la curiosité de voir si le sang coulerait, et, comme il n’y eut aucun miracle, elle se mit à rire et insulter l’hostie ; la malheureuse était à moitié folle. Mon ex-Sœur et amie de Louisville, qui demeure aujourd’hui en Angleterre, m’a écrit, il y a un mois, qu’elle se retira du Palladisme, lorsque le fils N. P. ayant remplacé son père à la présidence des Onze-Sept, voulut rendre obligatoire l’épreuve du Pastos ; elle était au nombre des Maçonnes palladistes qui n’ont pas été souillées ; le mariage lui a fait quitter le Kentucky. Dans sa lettre, elle me demandait des explications sur ma conversion et m’avouait que nous avions été toutes deux dans une grande erreur, mais qu’elle voyait la vérité dans le protestantisme. Elle terminait, néanmoins, en me demandant mes prières. Je lu recommande à mes lecteurs et lectrices.
    Quant au Triangle Phébé-la-Rose, dont j’ai été grande-maitresse à New-York, je n’ai pas besoin de dire que ni le Pastos ni les profanations n’y étaient en pratique. Il en est quelques autres dans ce cas.