Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/10/Chapitre IV

chapitre iv

La Bisaïeule de l’Anti-Christ

(Suite)




Le Livre Apadno est en effet, un, des plus formidables monuments de la malice infernale. Il constitue la base doctrinale du Palladisme. Or, il est indéniable que les versets 5 à 9 du Chapitre de l’Anti-Christ s’appliquent exactement à Mlle Walder ; pour les doctes en science luciférienne, il était inutile que Bitru certifiât cette désignation et qu’il prît la peine de se manifester pour cela, le 18 octobre 1883, à Rome, en présence des FF ▽ Lemmi, Crispi et autres.

Quelques jaloux de ce triste honneur ont essayé de le contester à Sophia ; mais nul n’a pu lui opposer une autre femme accumulant sur elle autant de preuves de la désignation satanique. D’ailleurs, s’il y a eu des rares contestations, isolées et sans écho, elles n’ont été que paroles, simples paroles. Personne autre que Philéas Walder ne s’est levé dans les Triangles pour dire : « Voici la bisaïeule désignée. » Et déjà près de trente-trois ans se sont écoulés.

Une question à traiter tout d’abord : celle de la disparition de la mère de Sophia. En second lieu : il sera nécessaire d’examiner les théories particulières de Philéas Walder en matière d’occultisme, de même que j’ai fait connaître mon éducation luciférienne. Apres quoi, nous passerons aux interprétations d’Albert Pike touchant ces fameux versets 5 à 9. Enfin, je montrerai Mlle Walder à l’œuvre, c’est-à-dire instrument inconscient du Maudit.

Donc, il ne me paraît pas honnête de laisser planer plus longtemps sur la mémoire de Walder père ce crime hypothétique dont on l’a accusé ; l’assassinat de la mère de Sophia. Car, somme toute, je dirai même qu’il ne suffit pas d’être loyal ; voyez encore par les yeux du bon sens. Pourquoi l’ex-pasteur aurait-il supprimé celle qui fut, quelque temps, la compagne de sa vie ?

Eût-elle été une riche héritière, le crime ne lui aurait pas profité, puisqu’ils n’étaient pas unis par les liens d’un mariage légal. Mais elle était une humble fille de petite bourgeoisie, qu’il avait détournée de ses devoirs. En outre, il ne faut pas perdre de vue que Philéas Walder vécut toujours en révolte contre les lois humaines. S’il ne déclara point la naissance de Sophia à l’état-civil de Strasbourg, c’était uniquement parce qu’il estimait que des magistrats, non magiciens, n’avaient point qualité pour enregistrer celle qui, à ses yeux, était vraiment le fruit de Lucifer. Or, une naissance peut aisément se cacher, surtout avec changement de ville ; ce qui est le cas de Philéas Walder ; il n’en est pas de même du décès d’une grande personne, car le chef-lieu de l’Alsace n’avait pas en 1863 des Triangles comme aujourd’hui.

Walder père se mit en règle, quant à la naissance de Sophia, vis-à-vis des Mages de la Rose-Croix, dépositaires des traditions lucifériennes. Pour lui, tout était là. Et, à Charleston, l’état-civil de Mlle Walder est parfaitement consigné, revêtu de toutes les attestations nécessaires, faisant foi au Sanctum Regnum.

Sophia est réellement née à Strasbourg le 29 septembre 1863.

Il ne faut pas perdre de vue, non plus, qu’un grand nombre des croyances qui sont aujourd’hui le fond du Palladisme avaient cours dans les Collèges de la Rose-Croix restaurée, avant d’être diaboliquement réunies dans l’Apadno. Toujours il a été de tradition, parmi les occultistes lucifériens, que la bisaïeule de l’Antichrist serait la fille d’une femme du Nord et naîtrait au pays de l’Ell, c’est à dire en Alsace.

Les écrivains qui se sont occupés, avant moi, de Mlle Walder, ou, pour mieux dire, de la personne connue sous ce nom, ont raconté le voyage de son prétendu père au Danemark, ont cru qu’il avait été appelé là purement et simplement pour la propagande mormonne, puisqu’il était un des disciples les plus actifs de John Taylor, et ils ont considéré comme un hasard de sa vie aventureuse la séduction de la jeune danoise et comme un autre hasard le voyage ultérieur en Alsace. Ces écrivains étaient dans l’erreur.

Tout cela a été voulu et parfaitement combiné. Il fallait la danoise ; il fallait la naissance à Strasbourg. La propagande mormonne n’était que le voile masquant l’exécution du plan satanique. — De même : en juillet 1896, Mlle Walder donnera sa démission de grande-maîtresse du Lotus de France, Suisse et Belgique, sous un prétexte quelconque, et se rendra à petites journées à Jérusalem, où, le 29 septembre, à 3 heures de l’après-midi, elle doit mettre au monde l’enfant qu’actuellement elle porte dans son sein et que les Mages Élus déclarent être le fruit des œuvres de Bitru. Les délégués de la Haute-Maçonnerie américaine, affectant la banale curiosité de touristes, sont déjà venus sonder le terrain à Jérusalem, il y a environ un an ; l’hôtellerie de Jérusalem, qui doit recevoir Sophia, est désignée, tenue par un franc-maçon ; l’endroit, consacré par la légende maçonnique, est fixé, où la fille de lait et épouse de Bitru devra se transporter au jour de sa gloire de maternité diabolique. Quelques Parfaits Triangles, les trente-trois Mères-Loges du Lotus qui sont établies sur le globe, auront seuls la communication du procès-verbal de nativité. Je ne dis pas que le dernier point du programme s’accomplira exactement ; car Dieu n’a qu’à ne pas vouloir tolérer le prestige prémédité par l’enfer, et tout s’effondrerait comme un château de cartes. Mais qu’on prenne note à Jérusalem de ce que j’écris, qu’on surveille, qu’on observe ; tout ce qui dépend de l’homme, en exécution des volontés du diable, aura lieu, c’est-à-dire démission, voyage clandestin, présence à Jérusalem de soi-disant touristes, mystérieux, qui ne seront pas des pèlerins ; alors, on me rendra justice, on reconnaîtra que j’ai annoncé des faits vrais.

Pour ce qui est des faits de 1862-1863, il n’y avait, je le répète, aucun hasard dans la conduite de Philéas Walder.

Un oracle satanique lui avait dit : « Tu seras le père nourricier de la bisaïeule de l’Anti-Christ. » Il avait donc pourvu à tout, en vue de l’accomplissement de la prophétie luciférienne.

Une femme du Nord ? — Il avait recherché de préférence en Danemark, parce que les Danois sont réputés, par divers théologiens catholiques et protestants, descendre de la tribu de Dan, et parce que dans la tribu de Dan doit être la souche de l’Anti-Christ. Et une jeune fille, recrutée aux doctrines mormonnes, puis entraînée au spiritisme et à la magie, fut préparée à l’œuvre maudite par les Rose-Croix de Copenhague. Et Philéas Walder, se livrant aux plus noirs sortilèges, fit constater, par des prestiges, pendant sept jours, qu’il était en état de pénétration, que Lucifer était en lui. Et le 25 décembre 1862, secret connu plus tard des grands-maîtres des trente-trois Mères-Loges du Lotus exclusivement, Satan, par son intermédiaire, inaugura le Pastos, à Copenhague.

La naissance à Strasbourg ? – Rien n’était plus facile. Walder et l’épouse du diable se rendirent en Alsace. La nativité eut lieu toujours dans le secret des Rose-Croix sociniens ; un médecin Rose-Croix fit l’accouchement. Et là, à Strasbourg, la constatation fut établie, comme à Copenhague, pour servir ultérieurement, afin que Walder pût démontrer l’authenticité des faits parmi les sorciers ses semblables, lorsque le Troisième Coup de canon aurait été tiré.

Qui est exactement la mère de Sophia ? — Le nom est inscrit au Sanctum Regnum de Charleston, et nulle part ailleurs : « Ida Jacobsen, de Copenhague ». Au surplus, le nom importe peu.

Mais la disparition, voilà le problème insoluble.

Les bruits répandus dans certains Triangles et insinuant le crime n’ont jamais eu pour colporteurs que des ennemis de Philéas Walder. Lui, il s’en est toujours défendu, et il n’était pas homme à rejeter une responsabilité, si épouvantable fût-elle. Ida Jacobsen ne se croyait nullement victime, dans son déshonneur ; elle eut, sans aucun doute, la conviction qu’elle remplissait une mission ; elle n’était pas un reproche vivant ; Walder, père humain de Sophia, n’avait rien à craindre de sa compagne. Enfin, celui-ci ne lui aurait-il pas fait répulsion, s’il avait été l’assassin de sa mère ?

Il est certain qu’il y a là un mystère. On m’a raconté que des dénonciations avaient été adressées contre Philéas Walder au parquet de Strasbourg, avant que le crime, s’il avait été commis, ne fût rendu impunissable par la prescription ; la piste qui fut alors signalée donna lieu à une enquête, et la police alsacienne conclut à la dénonciation ne reposant sur aucune base sérieuse. Ce n’est point, dans cet ordre d’idées, à mon avis, qu’il faut rechercher la vérié, si l’on tient à la connaître.

Le mystère, selon moi, est d’ordre surnaturel ; il y a un secret diabolique, et les lèvres de Sophia sont cousues. Elle seule, avec Albert Pike, autrefois, et Lemmi, aujourd’hui, doit savoir ce qu’il en est.

J’ai interrogé Asmodée à ce sujet. Il m’a répondu que la jeune mère danoise n’avait été ni tuée, ni abandonnée par Walder père, et que le mystère de cette disparition ne cesserait pour les Parfaits Triangles qu’à la naissance de la fille de Sophia. On le comprendra sans peine ; le dire d’Asmodée n’est pas une preuve pour moi, maintenant. Je me fonde sur la logique et le sentiment.

Et voici encore : Satan ne voulait pas que sa fille fut allaitée humainement ; s’il avait donné à Philéas l’ordre d’occire Ida Jacobsen, celui-ci eût obéi, et il s’en serait glorifié devant les sorciers de sa trempe. À mon sens, Satan a dû opérer lui-même. Qui sait si la danoise n’a pas été enlevée par le Très-Bas, comme il advint à Philalèthe et à tant d’autres ?

En faisant ce mystère insondable autour de la disparition d’Ida Jacobsen, le diable a été, comme toujours et malgré lui, l’instrument de Dieu. En effet, ce mystère a provoqué des recherches ; et ces recherches ont amené la découverte de la grande-maîtresse des diabolisants suisses ; et des théologiens ont interrogé la malheureuse Barbe Bilger, et ses graves déclarations ont été consignées pour servir à écrire un jour l’histoire du satanisme dans les sectes maçonniques des divers rites.

Pour Satan, la danoise ne devait pas demeurer auprès de Sophia. Il la fit disparaître et pourvut, à sa manière, à l’allaitement de l’enfant.

Je me suis demandé si cela était possible. Un cas m’a été cité, non semblable, mais établissant que le démon a pris parfois la forme de femme, vivant de la vie d’une femme auprès d’un serviteur de Dieu pour le damner, l’ayant jeté dans l’apostasie et vivant avec lui plusieurs années comme une fille perdue, séduisante, mais pourrie de tous les vices. Ce fut une chute effroyable ; enfin, le triste apostat, ayant compris, un jour, dans quel abîme il roulait et soupçonnant que sa perdition était l’œuvre de l’enfer, jeta brusquement de l’eau bénite sur sa compagne de débauche ; à l’instant même, elle s’évapora comme une buée nauséabonde ; cette femme, qui avait si intimement et si longtemps lié sa vie à la sienne, était un démon. Ce cas s’est répété, paraît-il.

Le démon peut donc ne pas se borner à la forme d’une créature humaine ; il peut s’assimiler toutes les fonctions vitales de la femme. Ainsi, Bitru, vivant deux années sur la terre, en femme, aurait été, au lieu et place d’Ida Jacobsen, la nourrice de Sophie Walder. Le 18 octobre 1865, il aurait dit : « À présent, l’enfant a été suffisamment nourrie de mon lait ; je quitte aujourd’hui ce monde, et je retourne au royaume du feu. En m’en allant, je vais faire un tour en Angleterre, où mon fidèle Palmerston se meurt ; c’est moi qui suis chargé d’emporter son âme. » De la sorte, Sophia avait deux ans et dix-neuf jours, quand elle fut sevrée. Albert Pike plaça au 18 octobre la fête de Bitru et l’opposa désormais à saint Luc, dans les prières imprécatoires.

Si elle n’est point mensongère, cette légende, donnée comme vraie par Philéas Walder au Sanctum Regnum, et accréditée ensuite par plusieurs déclarations de daimons, Sophia aurait tété du lait de diable, dès son premier jour. Elle surpasserait ainsi, comme sang satanique, les petits Banabacks dont parle le docteur Bataille.

Laissons. Fausse légende ou véritable histoire, l’allaitement de Mlle Walder par Bitru est chose très secondaire. Aucune preuve n’en existe. J’ai mentionné cet on-dit des Parfaits Triangles, parce qu’il explique une erreur d’interprétation, dont Sophia fut toujours outrée, et à bon droit. Quelque Mage Élu, indiscret devant quelque Hiérarque, laissa échapper que « l’époux de Sophia n’était autre que celui qui avait remplacé sa mère et avait veillé sur elle, l’avait élevée dès le berceau ». La conclusion erronée, et bientôt propagée, fut : « Sophia-Sapho, fille de Loth ». Il n’y a pas d’autre origine à cet odieux racontar, atroce calomnie. Pour le réfuter, il aurait fallu qu’elle révélât certains secrets réservés à la connaissance des Parfaits Triangles. Elle dévora donc la honte, enrageant d’avoir la bouche close. On voit que j’avais bien raison de dire qu’elle est à plaindre et que son esclavage est affreux. Ma conversion, m’ayant délié les lèvres, aidera à sa réhabilitation.

L’allaitement, dont le caractère satanique est indiscutable, est celui qui fut donné à Sophia par Philéas Walder lui-même, aidé de Chambers : l’allaitement intellectuel. Ainsi qu’il en fut pour moi, l’esprit de la Souveraine en Bitru a été l’objet d’une culture toute spéciale. Faire connaître cette éducation, parallèlement à la mienne, c’est montrer les deux aspects de la religion de la Haute-Maçonnerie ; on a vu, par mon cas, quelle est l’idée prédominante dans le luciférianisme ; il est utile de dévoiler maintenant la doctrine du satanisme, et l’utilité est d’autant plus grande, que c’est cette doctrine qui, depuis l’élection de Lemmi au siège pontifical de la secte, est devenue dogme sacré des palladistes.

Mais, en passant, il y a nécessité aussi de rejeter, par loyauté, cette fausse opinion de quelques catholiques, que tout protestant est favorable à la Maçonnerie ; il ne convient pas d’être aussi absolu. Cette erreur a pour cause les Walder et autres ministres qui ont un haut rang dans la synagogue de Satan. En opposition, il est juste de citer quelques confessions protestantes, qui, aux États-Unis, interdisent à leurs adeptes de s’affilier aux Loges et qui combattent même la secte par journaux ou tracts, par sermons et conférences, et par intervention dans les élections politiques et administratives ; tels sont les Adventistes du 7e jour, les Baptistes primitifs du 7e jour (scandinaves), les Chrétiens Bibliques, les frères Dunkers ou Baptistes allemandes, les Amis, les Mennonites, les Méthodistes libres et wesleyens, les Méthodistes protestants du Minnesota, les Frères de Plymouth, les Omisch, les Presbytériens réformés, associés et unis, les Frères unis dans le Christ ; ces protestants américains sont antimaçons.

En réalité, dans les confessions issues de la Réforme qui permettent aujourd’hui à leur ministres de parvenir aux grades maçonniques les plus élevés, c’est-à-dire à la parfaite initiation, la religion extérieure n’est qu’un masque.

Philéas Walder, même dans le mormonisme, a été moins zélé qu’il l’a pu paraître. Il était sataniste, bel et bien.

La preuve éclatante se trouve dans son rapport, daté de Singapore, le 18 octobre 1892, et adressé à Lemmi. En ce temps, déjà le chef d’action politique rêvait la direction suprême, et lui, l’admirateur enthousiaste de Carducci, il voulait faire admettre, dans la Haute-Maçonnerie que le prétendu Grand Architecte fût appelé indirectement Lucifer ou Satan, contrairement aux décrets d’Albert Pike, alors décédé. Lemmi, qui savait Walder sataniste, lui avait donc demandé, pour le flatter et s’acquérir à jamais le bénéfice de son influence dans les Triangles, un « rapport interprétatif » au cours duquel il exposerait son opinion sur l’éducation de la « jeune fille future ».

« La jeune fille future, répondit le vieux Walder, devra être élevée comme l’a été Sophia ; j’ai un juste orgueil d’avoir contribué, avec l’aide de Notre Seigneur son Divin Père, à la faire ce qu’elle est. »

Philéas Walder avait été prévenu que ce rapport serait reçu en qualité de document destiné à demeurer aux archives du Souverain Directoire Exécutif ; en conséquence, selon la règle des documents de doctrine palladique, il l’écrivit en latin.

Je vais en traduire de larges extraits.

« Je me place, dans ma pensée, à une époque que nous avons à préparer, mais dans laquelle malheureusement nous ne pouvons espérer vivre. Plus de quarante ans me paraissent indispensables pour que l’évolution générale des esprits en arrive là.

« Je ne m’occuperai point de la jeune fille dépourvue d’intelligence, qui sera alors encore la vachère des champs ou l’ouvrière de basse condition.

« Celle que j’appelle la jeune fille future, selon votre heureuse expression, très illustre souverain grand-maître, c’est la femme d’élite que la sainte Maçonnerie aura pour auxiliaire zélée dans son extension, dans son débordement sur le monde, dans sa sublime mission qui est la conquête des âmes à Notre Dieu Satan.

« Il faudra, avant tout, que ce nom de Satan ne lui soit point un sujet d’épouvante, et cela dès que commencera la période de l’instruction proprement dite. À cet égard, permettez que je vous répète combien mon admiration vous a été toujours fidèle. J’ai toujours envisagé comme une faiblesse les subtiles distinctions que le défunt Souverain Pontife s’efforçait de faire prévaloir. Distinguer entre Lucifer et Satan, s’attacher exclusivement au nom de Lucifer, avoir peur de prononcer l’autre nom, sous prétexte que c’est celui donné par les catholiques romains au Grand Architecte de l’Univers avec toute leur haine rageuse, cela me paraît un pur enfantillage. Nous ne ferons pas des grandes enjambées dans notre marche en avant, tant que nous nous arrêterons à ces bagatelles.

« Pour moi, quand je prie Notre Dieu de daigner paraître pour me donner ses ordres, je ne l’ai jamais vu se courroucer parce que ma prière le nommait Satan. Ne vous a-t-il pas dit souvent que l’hymne du F ▽ Carducci lui était une invocation des plus plaisantes ?

« Je comprends donc la jeune fille future bénissant ce nom de Satan, précisément en raison de l’exécration avec laquelle nos ennemis le profèrent.

« Que l’enfant, dès qu’elle sera en âge de parler, s’habitue à ce nom. Nous aurons des générations fortes, lorsque les premiers mots que répéteront les lèvres enfantines seront : papa, maman, bon Dieu Satan.

« Avec les jouets, il est possible d’obtenir d’excellent résultats, si l’on sait tirer parti des moindres objets d’amusement ; il suffit d’imaginer, à propos de ces jouets, des petites explications très simples, à la portée des jeunes cervelles.

« J’achetais à Sophia, pour ses étrennes ou au jour anniversaire de sa naissance, des riens avec lesquels je lui apprenais à maudire Adonaï. Je recommanderai surtout les arches de Noé ; on enseignera aisément l’histoire du déluge. L’enfant est impressionné à la description de l’universel désastre et commence à prendre en haine le surnaturel auteur du cataclysme, qui s’est servi de sa souveraine puissance pour faire tant de mal. L’histoire du déluge est un des meilleurs thèmes, dans cette préparation à l’éducation luciférienne.

« On fera des surprises à la fillette à chaque cadeau de poupée : qu’elle trouve une jolie poupée à son réveil ; on ne manquera pas de lui dire qu’elle a été apportée là, pendant la nuit, par le bon Dieu Satan.

« Il serait adroit de faire confectionner, à Gibraltar, des jouets palladiques pour les enfants. Quand Sophia était encore toute petite, je lui donnai l’idée d’Adonaï avec un old boggy (un veux croquemitaine), qui était de l’invention du regretté père de notre cher F ▽ Hobbs. Plus tard, nous fabriquâmes un old boggy très gros ; je le plaçais dans une chambre bien éclairée par de vastes fenêtre, et je disais à Sophia : « Tu vois le méchant Dieu ; prend ma canne, et vas lui donner des coups. » L’enfant frappait gaiement le vilain mannequin. Puis, je l’aguerrissais en l’incitant à aller battre de nouveau l’old boggy, mais cette fois les fenêtres étaient closes. Sophia s’enhardissait, craignait de moins en moins l’obscurité, et je la récompensais, tout en lui disant : « Le méchant Dieu est lâche, quand on n’a pas peur de lui ».

« À huit ans, elle détestait déjà cordialement Adonaï. Cette année-là, je lui fis une promesse : si elle apprenait bien ses leçons pendant trois mois, au point de me donner la satisfaction la plus complète, je lui achèterais une belle collection de marionnettes à renversement. La fillette s’appliqua plus que jamais et fut studieuse avec une gentillesse exquise. Elle avait appris toutes les fables, d’un délicieux satanisme, que le F ▽ William Blake composait pour elle, et elle les débitait dans la perfection. Je tins ma promesse. La collection de marionnettes comprenait exclusivement des maléakhs du calendrier catholique romain, affublés dans la manière des statues adonaïtes, chacun ayant son auréole : Jean le Baptiste et l’autre Jean, et Matthieu, et Marc, et Joseph, et Luc, tous les apôtres du Christ, et Jérôme, et Antoine, et Roch, et beaucoup d’autres encore, tous ranges en ligne sur trois rangs de baguettes. Sophia fut au comble de la joie, en recevant ce beau cadeau. On plaçait le jeu au jardin, après le repas ; Sophia envoyait ses balles à la tête des maléakhs ; le plaisir de les renverser la rendait fort adroite. En outre, pour chaque onzaine de maléakhs culbutés, je lui donnais un gâteau.

« Il est à souhaiter que ce jeu se généralise, afin d’habituer l’enfance à combattre les maléakhs. La religion maudite sera bien près d’être vaincue, lorsque dans les fêtes publiques ses saints, tournés en dérision, serviront de cible aux projectiles des jeunes gens. Je recommande cette pensée a votre attention, très illustre souverain grand-maître ; recherchez comment on pourrait préparer les esprits à des jeux de ce genre. Les chrétiens ne brisaient-ils pas les statues les plus vénérées des dieux antiques ? pourquoi n’enseignerions-nous pas aux enfants à jeter par terre des marionnettes représentant les maléakhs d’Adonaï ? Si Gibraltar ne se prête pas à la fabrication de ces jouets, on pourrait, je crois, trouver en Allemagne des industriels qui fourniraient ce qu’il faut.

« Plusieurs fables du F ▽ Blake mériteraient d’être mises en vers italiens par nôtre F ▽ Carducci. Je vous citerai, entre autres, le Chat noir et le Crocodile, bien propre à frapper l’esprit de la jeunesse ; tout palladiste devrait la faire apprendre par cœur à ses garçonnets et à ses fillettes :


« Le Dieu-Mauvais avait placé un méchant crocodile dans un petit pays où l’humanité était prospère. Le Dieu-Mauvais arrachait avec colère les poils de sa grosse barbe, chaque fois que naissait un petit enfant dans le petit pays, et les petits enfants naissent nombreux. Le Dieu-Mauvais n’était pas content.

«  Le Dieu-Mauvais dit au méchant crocodile :

« — Tue et dévore tous les petits enfants qui naîtront ; attire-le vers toi avec ruse ; tue, massacre, dévore. Quand les petits enfants seront tous dévorés les uns après les autres, l’humanité s’éteindra peu à peu dans ce petit pays. »

« Puis, ayant dit cela, le Dieu-Mauvais réfléchit encore. Il pensa, que le Dieu-Bon mettrait sans doute obstacle à l’œuvre destructrice du méchant crocodile. Que faire pour assurer la réussite du massacre des petits enfants ?

« Après avoir réfléchi, le Dieu-Mauvais dit encore au méchant crocodile :

« — Je te fais immortel. »

« Alors, le Dieu-Mauvais rentra dans son royaume humide, et le méchant crocodile se mit à l’œuvre de mal.

« Sa ruse était l’imitation du petit enfant qui pleure.

« Les petits enfants des hommes ont une bonne nature. Lorsque ceux de ce petit pays entendaient la voix traîtresse du méchant crocodile, ils couraient vers l’endroit d’où partaient les lamentations enfantines ; leur bonté native leur faisait un devoir d’aller secourir leur semblable. Soudain, le méchant crocodile sortait des herbes parmi desquelles il se tenait caché ; il se jetait sur les petits enfants, les saisissait, et son immonde et féroce gueule les dévorait.

« Les papas et les mamans étaient dans la désolation ; tous les petits enfants disparaissaient les uns après les autres ; jamais un seul n’échappait au massacre, pour venir dire aux familles quel était le criminel destructeur.

« Le Dieu-Mauvais sortait de temps en temps de son royaume humide, afin de contempler le massacre. En contemplant le massacre, le Dieu-Mauvais caressait sa grosse barbe. Le Dieu-Mauvais était content.

« Un jour, un vieillard du petit pays — il passait pour un sage, — rassembla les familles et leur tint ce langage :

« — Mes bons amis, nous sommes tous désolés, parce que tous les petits enfants disparaissent. C’est une fatalité. N’ayez plus d’enfants désormais, ainsi personne ne versera plus des larmes dans le pays. »

« Mais voici qu’un autre vieillard se leva à son tour, et celui-ci était encore plus sage que l’autre. Le second vieillard dit :

« Mes bons amis, écoutez-moi, et suivez mon conseil. Il ne faut pas se courber sous le joug du malheur. Prions tous le Dieu-Bon avec confiance, et il fera cesser le malheur. »

« La voix du second vieillard fut écoutée ; son conseil fut suivi. Tous les papas et toutes les mamans supplièrent le Dieu-Bon de sauver l’humanité de ce petit pays.

« Le Dieu-Bon aime les humains comme une mère et plus tendrement encore qu’une mère. Il envoya un chat noir dans le petit pays, après lui avoir dit :

« — Chat noir, sauve les petits enfants ; je te fais immortel. »

« Alors, le beau chat noir sauta sur le méchant crocodile ; ils luttèrent. Le crocodile était terrible, mais bête comme tout animal du Dieu-Mauvais. Le chat avait pour lui sa souplesse, son agilité et la fine intelligence que le Dieu-Bon lui donna. Le chat noir se cramponna à la tête du méchant crocodile, et à coups de griffe, il creva les yeux de la cruelle bête.

«  Devenu aveugle, le méchant crocodile était presque désarmé.

« Tandis que les familles étaient dans la prière, le beau chat noir sauta au milieu de l’assemblée.

« — Beau chat noir, que veux-tu ? » dirent les mamans, interrompant leur adoration de l’Éternel Père des humains.

« Le chat noir fit sept fois « miaou-miaou » ; puis, il dit :

« — Vous ne saviez pas pourquoi vos petits enfants disparaissaient les uns après les autres. Apprenez qu’ils étaient dévorés par un méchant crocodile, l’une des plus cruelles bêtes d’Adonaï Dieu-Mauvais. »

« — Il y a donc un Dieu-Mauvais ? » demandèrent les habitants, gens naïfs, tous d’une seule voix, remplis d’étonnement.

« — Hélas ! oui, répondit le beau chat noir. S’il n’existait qu’un seul Dieu, le Dieu-Bon, y aurait-il du mal sur la terre ? les hommes seraient-ils sans cesse victimes des maladies et des fléaux ?… Si le Dieu-Bon seul existait, le méchant-crocodile n’aurait pas attiré ni dévoré vos petits enfants. »

« Beaucoup n’osaient croire le chat noir.

« Le beau chat noir, ayant pitié de leur ignorance, leur dit :

« — J’ai lutté pour le salut de l’humanité de ce pays ; j’ai rendu aveugle le méchant crocodile. Suivez-moi, braves gens pleins de simplicité ; vous verrez que ma parole ne vous a point trompés. »

« Il les conduisit jusqu’au fleuve. Ils virent là le crocodile, allant et venant sur la rive, heurtant en aveugle les arbres et les rochers, cherchant sa nourriture avec colère et dépit.

«  Le chat noir dit encore à ces gens simples :

« — Le méchant crocodile est moins à craindre que naguère ; mais le Dieu-Bon m’a envoyé, afin que je vous en délivre tout-à-fait. »

« — Nous allons le tuer ! » firent les papas.

«  Vous ne le pourrez point, répliqua le beau chat noir ; le Dieu-Mauvais a eu soin de le faire immortel. »

«  — Comment nous en délivrerez-vous donc ? » demandèrent les mamans.

«  Le chat noir envoya onze papas chercher de gros blocs de viande ; on les attacha à une longue corde, et l’on mit le dernier quartier de viande devant la gueule du crocodile aveugle. La vilaine bête, qui avait grande faim, se jeta sur cette nourriture inespérée et l’avala ; mais, en engloutissant un bloc de viande et celui qui venait ensuite, le crocodile aveugle avalait la corde.

«  Alors le beau chat noir commanda à tout le monde de le suivre. Il se mit à la tête des familles, et marcha longtemps, longtemps ; et, onze papas tenaient la corde, et le glouton crocodile, sentant toujours de la viande devant sa gueule, suivait sans faire aucune résistance ; il était inintelligent, comme toute bête d’Adonaï, et en se traînant sur ses pattes, il faisait frétiller avec joie sa queue écailleuse.

« Quand on fut bien loin, tous se trouvèrent devant une haute montagne. Le beau chat noir, les familles et le crocodile aveugle la gravirent. Cette haute montagne était un volcan. Arrivés au bord du cratère, les onze papas, sur l’ordre du beau chat noir, poussèrent le crocodile, lâchèrent la corde, et la féroce et stupide bête d’Adonaï roula au fond de l’abîme, ou mugissaient les laves bouillonnantes.

« Et toutes les familles du petit pays remercièrent le beau chat noir et, se prosternant, adorèrent le Dieu-Bon, à qui les papas et les mamans devaient d’avoir été délivrés du monstre.

« Cependant, le mauvais génie qui se nomme Mikaël et qui est le plus puissant parmi les anges du mal, dans le royaume humide d’Adonaï, s’en vint auprès du Dieu-Mauvais et lui dit :

« — Le chat noir a triomphé du crocodile. »

« Le Dieu-Mauvais sortit du royaume de l’eau, se plaça au-dessus du cratère, et vit au fond du volcan son crocodile bien-aimé, qui était au pouvoir des bons daimons, enchaîné pour toujours dans le royaume du divin feu.

« Adonaï appela ses génies. Le Dieu-Bon appela les siens. Il y eut une grande bataille entre les esprits de ténèbres et les anges de lumière. Adonaï fut, encore une fois, vaincu.

« Et le Dieu-Mauvais, humilié par cette défaite, honteux de n’avoir pu arracher son crocodile bien-aimé aux justes chaînes du Dieu-Bon, entra dans une fureur telle qu’il battit Mikaël, Gabriel et Raphaël, en leur reprochant de n’avoir pas su remporter la victoire, et il s’arracha tout un côté de sa grosse barbe, en signe de deuil.

« Cet apologue, mes amis, me permet de vous dire comment cessera la puissance d’Adonaï lui-même. Qu’il y ait deux Dieux, cela ne fait pas de doute pour les esprits dégagés de la superstition, et non pas un Dieu unique, comme le prétendent les ignorants. Mais les cerveaux obstinés dans l’erreur ne veulent pas comprendre que la perte d’une seule des facultés divines entraînera par cette infériorité, l’irrémédiable désastre du Dieu-Mauvais.

« Le bien et le mal ont été vus à l’œuvre de tout temps. Le Dieu, auteur du bien, ne peut être l’auteur du mal. D’autre part, si ce mal pouvait être fait éternellement par le Dieu-Mauvais, il y aurait inexistence de la justice.

« Enfants, n’approfondissez pas ces lois surnaturelles qui régissent l’univers. Quand vous serez plus avancés en âge, vous comprendrez. Dès à présent, néanmoins, votre cœur droit vous dira que la justice est la loi supérieure, assurant le triomphe final de l’éternel principe du bien sur l’éternel principe du mal. Sachez donc qu’au terme fatal, inéluctable, des douze mille ans de lutte entre le Dieu-Bon et le Dieu-Mauvais, celui-ci perdra une de ses facultés divines et sera ainsi presque désarmé, ainsi qu’il advint au méchant crocodile de l’apologue. »


« Vous remarquerez, très illustre souverain grand-maître, que le F ▽ William Blake n’a pas inscrit le nom Satan dans cette fable, d’une si haute moralité : il ne voulut pas heurter l’opinion de notre regretté Grand Albert, quoiqu’il la jugeât arbitraire. Il se borna à indiquer, par le nom Adonaï, que le Dieu-Mauvais est celui proposé à l’adoration du monde par les prêtres de la superstition romaine. Il ne mit pas non plus le nom Lucifer pour désigner le Dieu-Bon, afin de laisser à chaque père palladiste toute liberté de prononcer le nom divin qui lui conviendrait le mieux, dans l’explication de l’apologue à ses enfants. Cependant, en choisissant le « chat noir » pour animal sympathique, ayant mission de salut donnée par le Dieu-Bon, il marquait sa préférence, puisque le « chat noir » appartient exclusivement aux parfaits initiés qui pensent, comme vous et moi, que le Grand Architecte de l’Univers peut être invoqué indifféremment sous le nom de Lucifer ou sous celui de Satan.

« En effet, j’appris à Sophia à aimer dire Satan, dans ses prières enfantines, aussi bien que Lucifer, et vous savez avec quel bonheur elle se plaît à réciter l’hymne immortel de notre F ▽ Carducci !

« Quand elle eut pour la première fois la fable le Chat noir et le Crocodile, composée par le F ▽ Blake à son intention, la précocité de la chère enfant me permit de lui faire connaître les intentions dans lesquelles s’achèvera la lutte d’Adonaï et de notre Dieu. »

J’interromps ici les blasphèmes de Philéas Walder pour révéler l’infernal mensonge de la tradition palladique.

Selon la révélation du suprême imposteur, — je l’ai expliqué plus haut, — les deux Dieux ne possèdent pas l’ubiquité. Ils ne remplissent pas, l’un et l’autre, l’univers ; car, s’il en était ainsi, ils se mêleraient l’un à l’autre : mais, au contraire, ils ont chacun un royaume bien distinct.

Dans l’ouvrage du docteur Bataille, on trouve un excellent exposé de la question ; les quelques erreurs qu’il a commises sont faciles à rectifier, n’enlèvent rien à la valeur de l’œuvre, et proviennent de ce que l’auteur s’en est tenu au 2e degré de la parfaite initiation. Je comprends le sentiment qui le dominait en bornant son ambition au grade de Hiérarque : catholique de cœur, il n’a pas voulu franchir le seuil des Parfaits Triangles, attendu que l’initiation au 3e et dernier degré, Mage Élu, est donnée par le démon en personne. Sa qualité d’Inspecteur Général du Palladium en mission permanente lui facilitait la communication d’un grand nombre de documents aux archives des Grands Directoires Centraux. Même, il a pu tenir en mains le Livre Apadno, puisqu’il en a copié deux chapitres (celui de la Création de l’Humanité en Tellus, et celui de l’Anti-Christ) ; mais ceci, certainement, a été fait par surprise, ou grâce à une erreur de l’archiviste sur ses droits, et il a dû ne pouvoir feuilleter le reste qu’à la hâte. En effet, il n’a pas retenu tout-à-fait exactement ce qu’il a pu lire du chapitre des Combats.

L’exposé de la question des trois espaces est bien conforme à l’Apadno.

« Il y a trois espaces ou régions infinies :

« L’espace d’en haut, royaume du feu, a une hauteur et une largeur sans fin, et n’est limité, jusqu’au 8 paophi 000999, que dans sa partie inférieure.

« L’espace d’en bas, royaume de l’eau, a une profondeur et une largeur sans fin, et n’est limité que dans sa partie supérieure ; cet espace est destiné à l’absorption, c’est-à-dire à disparaître. »

Il est bon de rappeler, en passant, qu’il ne s’agit pas de l’eau identiquement à celles qui existent sur notre planète ; l’Apadno explique le royaume humide d’Adonaï.

Entre les deux espaces d’en haut et d’en bas, c’est-à-dire entre le domaine de Lucifer et le domaine d’Adonaï, s’étend l’espace du milieu, appelé éther, nappe infinie seulement dans le sens de la largeur. C’est là que se meuvent les mondes matériels d’astres, matière à laquelle Adonaï préside, tandis que Lucifer présidera la force qui donne le mouvement.

« Et c’est dans l’espace éthéré que se livrent les batailles. »

Aux jours de mon erreur, je faisais imprimer les lignes suivantes, qu’il est opportun de reproduire ici :

« Les deux Dieux se combattent depuis des temps antérieurs, très antérieurs à la création-organisation des mondes matériels. Lucifer est le principe de l’intelligence et de la vie ; Adonaï, le principe de la matière et de la mort…

« D’où esprits de deux ordres opposés. Nous appelons daimons les esprits de Lucifer Dieu-Bon, esprits du feu ; maléakhs, les esprits d’Adonaï Dieu-Mauvais, esprits de l’eau. »

Je fis aussi allusion, en écrit public, à la théorie palladiste dite « l’émission et la mission des âmes humaines, étincelles du Dieu-Bon. »

« Adonaï voudrait accaparer ces âmes pour conquérir la force.

« Après la mort, — œuvre d’Adonaï, — les âmes des humains vont dans un des trois espaces, et pour deux de ces espaces c’est une direction définitive. Les saints selon Lucifer sont réunis au Dieu-Bon, en son royaume du feu éternel ; ceux-ci vivront éternellement. Les imparfaits, c’est-à-dire ceux qui par leur vie n’ont pas mérité l’espace infini supérieur, mais qui pourtant ne sont pas élus d’Adonaï et destinés à l’espace infini inférieur, vont vivre une nouvelle vie dans l’espace intermédiaire, d’abord en des corps d’animaux grossiers, par expiation, ensuite en des corps humains sur tel ou tel astre planétaire habitable, pour nouvelle épreuve. Quant aux saints selon Adonaï, ils sont réunis au Dieu-Mauvais, en son royaume humide ou espace infini inférieur (ils deviennent maléakhs) ; ceux-là vivront de l’existence extranaturelle des esprits, jusqu’au jour où ils seront à jamais détruits par la grande et décisive victoire de Lucifer Dieu-Bon.

« Ainsi : après le triomphe suprême du principe éternel du Bien, le royaume humide sera absorbé par le royaume du feu ; les humanités des diverses planètes habitables seront immortelles et vivront dans les délices de toutes les vertus ; les maléakhs ne feront plus de mal, ayant été anéantis ; et Adonaï, dieu sans ciel, roi sans royaume, éternel, mais réduit à l’impuissance, n’ayant plus un seul esprit sous ses ordres, sera pour toujours captif en Saturne, sous la garde de Moloch et d’innombrables légions de daimons d’élite.

« Actuellement : partout, déjà, les humanités sont délivrées d’Adonaï, excepté dans les astres Oolis et Tellus. Tellus est le véritable nom de notre planète, la Terre. »

Selon la croyance des palladistes, les maléakhs primitifs, esprits malfaisants, sont d’une intelligence des plus bornées, et les armées d’Adonaï seraient moins redoutables si elles n’avaient à leur tête quelques transfuges esprits du feu : Mikaël, Gabriel, Uriel, Oriphel, etc. « Elles sont renforcées, en outre, par les élus adonaïtes, âmes intelligentes dans leur méchanceté ; intelligentes, elles l’ont prouvé au cours de leur vie planétaire ; et d’ailleurs elles furent à leur origine des émanations de Lucifer, mais elles faillirent à leur mission. »

Par contre, un certain nombre de maléakhs, ayant Béhémoth à leur tête, se sont « convertis à Lucifer », ont passé dans son camp, au nombre de onze cents légions. En palladisme, on les nomme frétillants. Ceux-ci, par leur conversion, se sont préservés de l’anéantissement final.

Rappelons encore que les esprits du feu, sauf les frétillants, sont classés en daimons et daimones, tandis que les maléakhs, même ceux qui sont des esprits d’humains défunts devenus élus adonaïtes, sont réputés insexuels.

La période de lutte a été fixée à douze mille ans. Cette croyance a été empruntée à l’ancien magisme des Perses. Le premier conflit a eu lieu dix-mille ans avant l’ère chrétienne, un certain 8e paophi, jour palladique qui correspond au 29 septembre. Les douze mille ans de lutte doivent donc finir le 29 septembre 1999 (8 paophi 000999).

Donc, d’après la tradition apadnique : Lucifer et Adonaï ont existé de toute éternité, et les temps n’ont commencé à compter qu’au jour du premier conflit. Éclairée par la grâce, je sens bien à présent l’absurde de ce système théologique : en quoi Lucifer était-il le Bien, puisque, pendant des milliards et des milliards de siècles avant le premier conflit, il ne fit aucun bien ? en quoi Adonaï était-il le Mal, puisque, en cette même infinie époque antérieure, il ne fit aucun mal ? Tout-à-coup, la force éternelle et la matière éternelle entrèrent en guerre ! et leur lutte, en commençant, produisit la création-organisation : d’abord, la création des esprits surnaturels des deux ordres opposés, les deux armées nécessaires pour cette guerre de douze mille ans !…

Où le docteur Bataille à mal lu le latin de l’Apadno, c’est au chapitre des Combats, je l’ai dit tout à l’heure ; car il a appliqué à Lucifer lui-même ce qui est personnel à Baal-Zeboub.

Baal-Zeboub est le généralissime des armées de Lucifer, comme Mikaël est le généralissime des armées d’Adonaï ; jusque-là, l’interprétation de Bataille est conforme aux révélations sataniques connues des Parfaits Triangles. Mais, d’une phrase du Diable au XIXe siècle (tome II, page 903), il semble résulter que la croyance des Mages palladistes est qu’il se produit entre les deux Dieux un combat corps à corps. Ceci n’est nulle part dans l’Apadno.

Le docteur n’a pas fidèlement retenu ce qu’il a pu lire par surprise, quand il s’exprime ainsi :

« Le signal est donné par Lucifer, qui s’est placé au centre. »

Or, le texte est :

« Stat Lucifer in medio suo. »

D’ailleurs, citons en entier le docteur Bataille. Je rectifierai ensuite cette erreur, qui provient de l’oubli d’un mot du texte original ; et l’on verra que cette erreur a une grande importance, au regard de la croyance des Parfaits Triangles. Cette rectification me permettra aussi de répondre à quelques-uns qui m’ont écrit : « Le docteur Bataille a peut-être été Mage Élu ; mais il n’a pas voulu le dire, afin de ne pas avouer s’être mis en contact direct avec le diable, pour avoir l’initiation complète. » On va voir que, si le docteur avait été Mage Élu, il lui eût été impossible d’oublier le suo du texte ci-dessus.

Ne traduisant pas littéralement, mais narrant d’après le souvenir de sa lecture, le docteur écrit :

« C’est alors que le signal est donné par Lucifer, qui s’est placé au centre ; Baal-Zéboub va et vient dans tous les sens. Sous l’impulsion des plongeurs de Léviathan, les maléakhs sortent et reçoivent les coups, que, du reste, ils rendent de leur mieux. Tous les efforts des plongeurs doivent tendre aussi à contraindre Adonaï à sortir, afin qu’il se renPage:Taxil, Mémoires d'une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante.djvu/305 contre dans l’éther avec son tout-puissant adversaire. Étant donné que c’est surtout la matière qui domine en Adonaï, puisqu’il en est le principe, Lucifer le combat matériellement. Daimons et maléakhs se bourrent de coups, en poussant des cris effroyables ; quelquefois même, Lucifer lance contre Adonaï un astre de forme relativement récente et non classé encore ; c’est ainsi que le Palladisme explique la mystérieuse et extraordinairement rapide course de certaines comètes, venant on ne sait d’où à travers l’espace, pour aller se perdre on ne sait où, en suivant une ligne qui n’est ni elliptique ni circulaire, au contraire des autres astres. »

Le mensonge orgueilleux de Satan va plus loin que ce qui est dit là. Le Livre Apadno ne représente pas Lucifer en combat corps à corps avec Adonaï. « Lucifer se tient en son milieu », et non pas au centre de son armée ; il reste en son royaume de feu éternel ; c’est de là qu’il lance dans l’éther les comètes, astres ignés. Satan se donne comme très supérieur à l’autre Dieu, son adversaire ; il ne daigne condescendre à un combat singulier ! Ses daimons lui suffisent pour infliger une honteuse défaite à Adonaï. La bataille générale tient à la fois du matériel et du spirituel, mais sans participation directe de Lucifer autre que la projection des comètes. « Stat Lucifer in medio suo. »

Si le docteur Bataille avait eu l’initiation des Mages Élus et des Maîtresses Templières Souveraines, il n’aurait pas laissé croire à des corps-à-corps entre Lucifer et Adonaï ; il aurait dit, au contraire, ce qui est sous-entendu dans la conclusion de l’apologue du F ▽ William Blake. Et ceci nous prouve encore combien Mlle Walder sut toujours fort bien distinguer ce qu’elle pouvait dire devant un Mage Élu et ce qu’elle devait taire devant un Hiérarque.

« La précocité de la chère enfant, a écrit Philéas Walder, me permit de lui faire connaître les conditions dans lesquelles s’achèvera la lutte d’Adonaï et de notre Dieu. »

Ainsi, elle a su tous les secrets dès son jeune âge, même ceux qui ne sont révélés que dans les Parfaits Triangles.

Ce secret du terme de la guerre de douze mille ans est la plus formidable impudence de Satan ivre d’orgueil. Qu’on en juge !

À son dire, il ne prend donc aucune part personnelle dans les batailles de cette longue et terrible lutte ; il passe en revue ses armées et les envoie au combat, sous le commandement en chef de Baal-Zéboub ; sinon, la guerre eût été terminée à la première bataille !

La dernière bataille est celle qui doit commencer le 29 septembre 1996 et qui durera trois ans pleins ; bataille exclusivement céleste, qu’il ne faut pas confondre avec celles de l’épopée de l’Anti-Christ.

À la fin de cette dernière bataille, Lucifer interviendra lui-même. Alors, pour la première fois dans l’éternité, il viendra à Adonaï et se rencontrera avec lui face à face.

« Or, Lucifer est la force, et Adonaï est la matière ; Lucifer est l’intelligence, et Adonaï est la stupidité ; Lucifer est tout feu, et Adonaï est tout eau. Si Adonaï n’était pas éternel, son contact avec Lucifer produirait son absorption, son anéantissement. Étant éternel, il ne peut, à ce contact, que perdre l’une de ses facultés divines. La loi de la sempiternelle justice veut que la faculté qui sera perdue soit la vue. Et quand Lucifer, face à face avec Adonaï, plongera son regard de flammes quintessencielles dans les yeux glauques du Dieu-Mauvais, la pénétration du feu sacré de l’Excelsior aveuglera à jamais Adonaï. »

Voilà le suprême blasphème !…

C’est ainsi que la mensongère révélation diabolique fixe le terme de la lutte entre les prétendus deux principes éternels du Bien et du Mal. Adonaï, aveugle, non seulement au sens matériel, mais aussi au sens métaphysique, sera pour toujours impuissant, hors d’état de nuire. Moloch et d’innombrables légions de daimons seront commis à sa garde, en Saturne et autour de Saturne ; car l’anneau lumineux de Saturne n’est autre qu’un cercle déjà formé d’esprits du feu, attendant le futur prisonnier. Les palladistes croient cela !

On voit quel abominable satanisme est recélé dans la fable le Chat noir et le Crocodile. Infortunée Sophia qui reçut, petite fillette, un tel enseignement !

Revenons à la jeune fille future selon cet homme de perdition qui est Philéas Walder.

« Après sa présentation aux dignitaires du Suprême Conseil Helvétique[1], l’adolescente était déjà digne d’apprendre l’exercice de la sainte Vengeance contre le traître du Thabor et méritait d’être proclamée parfait modèle de la jeune fille future. La lecture de l’Apadno la jetait dans le ravissement.

« Nous avions eu par Sophia, dès l’âge de trois ans, quelques manifestations, notamment à New-York, lorsque Chambers me présenta au Grand Albert ; mais je n’insisterai pas sur ces premières œuvres divines, très illustre souverain grand-maître. C’est surtout à partir de sa douzième année que la chérie eut toutes les bénédictions du ciel. »

Le vieux Walder a raison de ne pas insister auprès de Lemmi, qui n’en aurait pas été dupe. Les faits de divination, attribués à Sophia dès l’âge de trois ans, font partie de la légende mensongère que grand nombre de palladistes ajoutent souvent aux manifestations diaboliques réelles. L’anecdote bien connue des réponses données à New-York, en 1866, selon la méthode de Cagliostro, a été inventée après coup par Chambers et Philéas Walder ; j’en ai eu fortuitement la preuve, il y a deux ans, et par là Albert Pike, qui avait toléré ce mensonge, perdit beaucoup de son prestige à mes yeux.

« À notre retour aux États-Unis, continue Walder père, nous eûmes un prodige bien fait pour nous ravir de joie, à la suite d’une lecture de l’Apadno.

« Sophia avait vu, à Genève, des premières communiantes catholiques. À ses demandes d’explications, je lui avais fait connaître ce sacrement de la religion superstitieuse ; je lui dis comment eut lieu l’adoption de Jésus par Adonaï, et elle maudissait le Christ, à jamais coupable d’avoir renié son céleste ancêtre Baal-Zéboub pour participer à la divinité du Dieu-Mauvais. Longtemps, elle pleura, ce jour-là, où je lui exposai la trahison dans toute son horreur. Pendant le voyage du retour en Amérique, elle avait été triste, elle avait pleuré de nouveau avec abondance. En vain je m’efforçais de la consoler ; ses larmes ne pouvaient tarir ; et elle ne répondait plus à mes questions, si pressantes qu’elles fussent.

« Quand nous fûmes rentrés chez le F ▽ Chambers, sa tristesse nous inquiéta au plus haut point, surtout un jour où elle nous fit tout-à-coup cette étrange confidence :

« — J’aime Jésus de tout mon cœur, et je le maudis de toute mon âme. »

« Nous nous regardions, plongés dans la surprise.

« Elle ajouta :

« — Oui, j’aime Jésus, je l’ai toujours aimé, et voici que je n’ai plus le droit de l’aimer maintenant ; voici qu’il me faudrait le détester, puisque sincèrement je le maudis… La haine qui naît en moi est l’amour furieux, furieux parce qu’il est déçu. Cette trahison de Jésus a empoisonné mon âme à jamais. Hélas ! je sens bien que je serai toujours malheureuse. »

« Et elle se traînait à nos genoux, en nous disant :

« — Pardonnez-moi ! pardonnez-moi !… J’aime Jésus de tout mon cœur, et je le maudis de toute mon âme ! »

« Et puis encore, nous l’entendions crier à travers ses sanglots :

« — Oh ! j’aurais été au comble du bonheur, si Jésus n’avait pas trahi Lucifer pour Adonaï !… J’aurais aimé que notre religion eût une messe comme celle des catholiques, une communion qui m’eût permis de recevoir en moi Jésus !… Elles sont dans l’erreur, ces petites filles catholiques qui communient de Jésus en croyant recevoir un Dieu de bonté, ne pouvant soupçonner l’affreuse vérité ; mais, dans leur erreur, elles sont heureuses, et j’envie leur joie… Moi, je ne pourrai jamais communier de Jésus… Quel malheur ! oh, quel malheur que Jésus ait trahi Notre Seigneur Satan ! »

J’abrège le récit de Philéas Walder. Les passages qui suivent dépeignent son anxiété, ses transes. Il regrette de n’avoir pas appris à Sophia, dès son berceau, la haine de Jésus en même temps qu’il lui donnait Satan à adorer ; il se reproche de s’être borné à lui faire d’Adonaï seul un croquemitaine ; il s’en veut d’avoir négligé de mettre un Christ parmi ses marionnettes à renversement. Il lui avait toujours représenté le Jésus luciférien, tel qu’il est dans la légende d’instruction au grade de Chevalière Élue Palladique, et il ne s’était pas hâté de lui faire connaître la prétendue trahison du Thabor, pensant qu’il en serait toujours temps, escomptant qu’à cette révélation le mépris éclaterait chez la précoce fillette et engendrerait immédiatement une haine sauvage.

Il se disait alors qu’il aurait dû précipiter l’instruction satanique de Sophia ; vraiment, c’était fâcheux qu’elle ne connût pas déjà l’Apadno en entier et qu’on en eût réservé pour plus tard certains chapitres, les plus importants.

Enfin, il se montre soulagé, quand il croit voir la vraie haine poindre. Chambers s’est procuré un « pain adonaïte », une hostie consacrée. Ce jour-là, 22 juillet 1875, on fait à Sophia une lecture de l’Apadno, avec quelques commentaires ; on lui remet ensuite un petit poignard de Kadosch, et on lui livre la divine Eucharistie. Ce fut le premier sacrilège de Mlle Walder.

« Elle se jeta sur le pain adonaïte, raconte le vieux Philéas, et le prit entre ses mains. Nous l’observions avec attention, et jevous assure, très illustre souverain grand-maître, que la chère enfant nous plongea un moment dans l’angoisse.

« Sophia avait une expression indéfinissable. Elle regarda le pain adonaïte pendant de longs instants ; puis, elle colla sur lui ses lèvres, l’embrassa avec une sorte de frénésie, et dit :

« — Jésus, Jésus, je vous aime !… Oh ! pourquoi avez-vous trahi Notre Seigneur Lucifer ? »

« Mais aussitôt, prompte comme l’éclair, elle appliqua sur notre petit autel le pain adonaïte qu’elle venait de baiser, et, farouche, elle le transperça, d’un coup sec, en s’écriant :

« Ah ! sois maudit, traître !… Meurs donc !… Meurs !… Meurs ! »

« L’émotion avait été, pour elle, bien forte ; car, à peine eut-elle frappé, qu’elle tomba à la renverse, défaillante, presque évanouie, et murmurant, tandis que nous la soutenions dans nos bras :

« — Je suis bien malheureuse… Moi qui aurais tant voulu aimer Jésus toujours ! »

« Pour la consoler, nous lui lûmes encore l’Apadno, le chapitre de la Reine de Saba, en lui en expliquant, autant que nous le pouvions, les gloires.

« Tout-à-coup, elle nous interrompit, pour nous dire :

« — Assez, assez… Il m’appelle…

« — Qui ? » demandâmes-nous.

« Son doigt tendu montrait la muraille.

« — Là, disait-elle, il est là… Il m’appelle… Ne le voyez-vous pas ?… Il est dans la chambre à côté. »

« Certainement, nous n’apercevions rien ; mais elle, elle voyait au travers de la cloison.

« — Qui vois-tu ? » demandâmes-nous encore.

« — Lui ! lui !… Je ne sais pas son nom… Il a une tête de léopard et des ailes hérissées d’aiguillons. »

« C’était, sans doute possible, son céleste époux, le très-saint Bitru.

« Elle s’élança vers le mur ; nous crûmes qu’elle allait s’y briser… Elle avait disparu… Nous nous précipitâmes dans la chambre. Sophia était là, étendue sur le lit. Elle dormait. La chambre était pleine d’une odeur de soufre ; mais nous n’en étions nullement incommodés. Nous nous retirâmes, après avoir incliné respectueusement nos têtes vers la chère privilégiée, et nous revînmes à l’oratoire, où nous priâmes longtemps, en remerciant le Dieu-Bon de nous avoir choisis pour être les témoins de ses merveilles et les tuteurs de sa fille bien-aimée. »

Malgré la joie du prodige, malgré la satisfaction éprouvée pour le sacrilège de Sophia, Walder demeura longtemps perplexe. La fillette persistait dans son amour de Jésus.

La scène du 22 juillet s’étant renouvelée plusieurs fois, la jeune profanatrice embrassait toujours l’hostie avant de la transpercer. — Quel était donc l’état d’âme de Sophia ? À ce sujet, Philéas Walder ne dit rien de plus que ce qu’on a lu plus haut. Il laisse seulement entrevoir qu’il craignit que son « parfait modèle de la jeune fille future » renonçât un beau jour aux pratiques sacrilèges. Il eut besoin des consolations de Bitru pour être réconforté.

« L’acharnement de Sophia, au moment où elle meurtrissait le traitre, était réjouissant pour mon âme, écrit-il. Je ne constatais jamais aucune hésitation mais, quand l’acte de sainte vengeance n’était pas suivi d’une manifestation céleste, nous avions toute sa journée passée en larmes.

« Je me décidai donc à conduire la chère enfant à Washington.

« Le Grand Albert tint à se rendre compte par lui-même de ce qu’il en était. L’acte de vengeance accompli et Sophia ayant été, cette fois encore, brisée par l’émotion du combat qui se livrait en elle entre l’amour de Jésus bon luciférien et la haine de Christ traître, notre souverain pontife, après s’être recueilli profondément, me dit

« — Je ne vois qu’une solution pour détruire cet amour. Il est nourri trop fortement par l’admiration qu’elle a des vertus de Jésus pendant la première période de sa vie ; c’est donc un amour, dont le raisonnement ne viendra pas à bout. Il faut, sans attendre plus longtemps, faire connaître à Sophia qu’elle est la bisaïeule de l’Anti-Christ. »

« Nous lui apprîmes alors, non pas encore tout le mystère de sa naissance, mais quelle était sa merveilleuse destinée.

« Le Grand Albert avait vu juste.

« La révélation des principaux événements qui se produiraient grâce à elle et par elle lui inspira une noble fierté. Ce sentiment étouffa peu à peu cet absurde amour qui nous avait tant inquiété ; elle sut le mettre sous pieds ; enfin, elle comprit que Celle par qui devait naître l’Anti-Christ à la troisième génération, ne pouvait être que l’ennemie tout-à-fait haïssante du Jésus adoré des adonaïtes.

« Dès lors, nous n’avons plus surpris en elle aucun retour à cette faiblesse de cœur. Si nous nous trompions, — ceci me paraît impossible, — c’est que Sophia serait d’une dissimulation consommée.

« Le Grand Albert jugea que quelque nouvel élan d’amour de la jeune fille pour Jésus n’aurait rien d’impossible, mais que cette affection n’offrait, en somme, aucun danger, vu les conditions dans lesquelles elle s’était produite : l’amour de la chère enfant ne s’étant jamais adressé au Jésus des catholiques romains. Toutefois, malgré l’inocuité de ces retours qu’il pensait sage de prévoir, il arrêta que ceci demeurerait à jamais le secret de Sophia, et qu’en dehors de Chambers et moi, seul le souverain pontife saurait ce qui est arrivé.

« Après la mort du Grand Albert, j’en ai donc fait la confidence à son successeur. Aujourd’hui, je crois pouvoir prendre la responsabilité de vous instruire de ce secret, très illustre souverain grand-maître ; car, en réalité, le F ▽ Georges Mackey ne compte pas. Je me plais à reconnaître en vous le vrai souverain pontife de notre sainte Maçonnerie. Je travaille partout à votre prochaine élévation officielle ; je suis certain que mes efforts seront couronnés de succès, puisque Notre Seigneur Dieu Satan est avec vous, vous protège et vous guide. »

Le rapport de Philéas Walder à Lemmi ne se termine pas là ; mais il me semble nécessaire de l’interrompre encore pour quelques réflexions. Et je les adresse à l’infortunée Sophia.

Ce secret, mademoiselle, je l’ai ignoré jusqu’en ces derniers temps. Vous comprendrez que je me taise sur le nom de la personne de qui je tiens ce rapport du 18 octobre 1892. Lemmi se considère comme si sûr de vous, qu’il n’a vu aucun inconvénient à le montrer et même à en laisser circuler une copie entre Mages Élus et Maîtresses Templières Souveraines.

Je vous assure que, dans les premiers jours qui ont suivi ma conversion, la pensée de vos profanations de la divine Eucharistie m’a été bien cruelle ; pour assurer le repos à mon âme, il m’a fallu apprendre et comprendre que la rage sacrilège est vaine, impuissante, que l’intention déicide fait seule votre crime, et que le bien-aimé Jésus n’est pas atteint par vos fureurs.

Eh bien, mademoiselle, lorsque j’ai connu votre secret, lorsque j’ai su vos larmes d’autrefois, il m’a semblé que votre conversion est à espérer, et, plus que jamais, je vous ai aimée.

Sophia, j’ai dit que je vous rendrai pleine justice ; vous voyez que je tiens parole. Peu importe que vous déchiriez ces pages, après les avoir lues ; leur lecture ne s’effacera pas de votre souvenir ; et, à l’heure de Dieu, vous pleurerez vos erreurs, vos égarements, et vous ferez amende honorable.

Ah ! vous avez aimé Jésus ! ceci vous sauvera, mademoiselle. Les conversions entraînent les conversions. Je ne m’étonne que d’une chose : c’est que la mienne précède la vôtre. Si Dieu n’était la sagesse même, je dirais que vous méritiez plus prompte grâce que moi.

Hélas ! moi, je refusais d’admettre la présence réelle… Croyante de l’infernal Apadno, je ne fus passionnée que pour haïr Adonaï et son Christ ; et, si je ne profanai jamais les Saintes Espèces, je n’en fus pas moins coupable, puisque mon âme exécrait, avec une effroyable intensité, peut-être plus développée encore que la vôtre, le vrai Dieu qui a donné son Fils pour notre salut.

Vous, au contraire, vous avez envié le bonheur des petites communiantes ; vous aimiez Jésus !… On a étouffé cet amour ?… Sophia, ma sœur, il peut revivre !…

Écoutez bien ceci encore : notre éducation, à toutes deux, a fait notre erreur ; on nous a élevées, vous et moi, dans la serre chaude de Satan ; mais c’est l’orgueil qui nous a perdues, l’orgueil, le premier des péchés capitaux.

J’étais fière de descendre de Philalèthe et d’Astarté ; vous voyez en vous la fille de Lucifer et la bisaïeule de l’Anti-Christ.

Sophia, dégagez-vous de cet orgueil qui vous aveugle. Vous êtes trompée, comme je l’ai été.

Quand Satan, — en causant avec vous, on peut lui donner ce nom, n’est-ce pas ? — quand Satan, donc, inspira les rituels du Palladium, il avait crû très habile de remanier l’Évangile, de grouper avant le Thabor tous les faits de l’existence de Jésus qu’il travestit en actes vertueux d’un croyant luciférien, et après les faits qu’il travestit autrement en actes de trahison contre le prétendu Dieu-Bon. Mais il imagina ce remaniement et ce classement pour frapper les esprits de personnes connaissant déjà l’Évangile, en leur présentant une nouvelle interprétation : ceux et celles qui raisonnent contre le magistère de l’Église tombent dans le piège.

Or, Satan n’avait pas prévu votre cas. Le Jésus aimable que vos éducateurs vous ont d’abord fait connaître, vous l’avez aimé. Sophia, cessez de croire que Jésus descend de Baal-Zéboub, père d’Isaac ; cessez de croire que le Messie fut, jusqu’au Thabor, un parfait luciférien : ne voyez que le bon et aimable Jésus, et aimez-le encore.

Comprenez que l’Apadno n’est qu’un échafaudage de mensonges. Ma sœur en Jésus-Christ, votre bouche d’enfant a dit : « Hélas ! je sens bien que je serai toujours malheureuse. » Hélas ! oui, vous l’avez été, malheureuse. Sophia, je vous le jure, il ne tient qu’à vous de ne plus l’être.

Vous soutenez, dans les Triangles, que les catholiques ont la foi aveugle et ne raisonnent point. Eh bien, raisonnez un peu, non pas à rebours, comme jusqu’à présent : raisonnez, en suivant les lois de la vraie logique ; raisonnez, en passant au crible toutes les impostures de l’Infâme qui a desséché votre cœur, qui ne vous a inspiré aucune affection en échange de l’amour qu’il a étouffé en vous.

Le monstre ! comme je le hais, de vous retenir en ses chaînes !… Sophia, jugez l’arbre par ses fruits. Vos éducateurs ont planté en votre âme un arbre aux fruits empoisonnés. Voici les coupables : vos éducateurs. Vous, vous êtes une victime, et je vous aime. Je vous aime dans les larmes de votre premier sacrilège, larmes qui, si vous en ravivez la source, laveront tous vos péchés devant le trône de Dieu, larmes qui ne seront point amères, larmes de paix, de salut et d’amour.

(La suite au prochain numéro).
  1. Voyage que Walder père et fille firent en Suisse, dans le courant de 1874 ; Sophia avait alors onze ans et était alors louvetonne palladique.