Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/03/Chapitre II

chapitre ii

Je crois !

Je voulais consacrer le deuxième chapitre de ces Mémoires à mon éducation luciférienne ; il faut un tel exposé pour que l’on comprenne tout-à-fait comment j’ai pu demeurer si longtemps dans l’erreur, comment un miracle de la divine grâce pouvait seul m’en retirer. Cet exposé complètera le récit de ma première apparition de Satan.

Mais il est un récit que mes nouveaux amis attendent avec plus d’impatience encore, et je ne dois pas le retarder.

En vérité, plus je considère ma conversion dans ses phases successives, plus je suis confondue devant la bonté de Dieu. L’éternel Père n’a pas voulu seulement m’arracher à l’abîme ; il lui a plu de me conduire à la pleine lumière par des voies admirables. Immense miséricorde, infinie sagesse, voilà bien Dieu !

Ce sont ces phases de ma conversion qui ne doivent pas rester dans l’ombre. Ah ! combien j’avais hâte d’écrire ces mots, adressés aux fidèles catholiques :

— Amis, je suis vraiment vôtre ; je crois, de toutes les forces de mon âme  ; votre foi est ma foi. Oui, je crois !

Que de merveilles en tout ceci ! quel grand miracle !… Ce qui est le plus inouï, c’est que tout s’est fait de soi. Humains, nous sommes peu de chose. Abaissons notre orgueil, et reconnaissons que rien ne s’accomplit sans la volonté de Dieu.

Nous croyons être les auteurs de ceci ou de cela !… Erreur ; nous sommes de simples instruments, et combien fragiles.

On sait comment j’ai quitté le Palladisme ; on sait dans quelles circonstances je suis allée au couvent, voulant me borner à une visite. Là était, là est encore une digne religieuse, amie de la sœur ainée de ma mère, la seule protestante de ma famille qui, veuve, devint catholique. On sait qu’au moment de partir, — c’était le matin de la Fête Dieu, — je manifestai le désir, aussitôt exaucé, d’assister à la sainte messe. Puis, je demeurai au couvent jusqu’au samedi 15 juin ; finalement, je partis le soir, pour regagner ma retraite.

Tout ceci, je l’ai raconté immédiatement dans cette publication, je n’en ai pas dit, je n’en pouvais pas dire davantage, sur le premier moment ; mais ceux qui savent lire entre les lignes et qui apprécient combien est calculé le choix de telles expressions, ont bien compris qu’il y avait autre chose, et ils me l’ont écrit. Dans leurs lettres, ils me donnaient déjà le nom de Jeanne, quoique je n’eusse fait aucune allusion à mon baptême.

Pourtant, il avait eu lieu, le 15 juin, mais dans des conditions qui manquaient de régularité ; de là, mon silence. Néanmoins, je certifiai le fait en conclusion d’une lettre ; elle a été publiée ailleurs, il y a un mois.

Il est nécessaire de reproduire ici ces derniers passages de ma lettre.


« Oui, j’étais transformée, écrivais-je à un ami catholique ; mais il y a eu plus que ce que j’ai laissé savoir. J’ai beaucoup hésité avant d’écrire ce qui va suivre ; j’hésite encore. Cependant, s’il y a faute en ce qui a été fait, la personne fautive a été admonestée par son directeur de conscience, sans être absolument blâmée dans le sens rigoureux du mot. Le secret a été promis, de part et d’autre, sur les noms : je ne le trahirai pas ; mais je crois que je dois parler.

» Voici ce qui s’est passé :

» Après le dîner qui me fut servi, le 15 juin, au couvent, dans la chambre de pensionnaire qui m’avait été donnée pendant mon court séjour, je dis à la supérieure et à la religieuse, amie d’une de mes parentes, qu’il me fallait songer à mon départ, pour me mettre au travail, pour engager le combat par la plume contre le roi du mal.

« Alors, des supplications. Je réussis, néanmoins, à faire comprendre l’impossibilité pour moi d’établir ma résidence au couvent, pendant que j’écrirais mes Mémoires ; j’expliquai qu’il ne suffisait pas d’écrire, et qu’il y avait certaines allées et venues indispensables pour les personnes m’entourant ; je dis quelles dispositions j’avais prises. Les deux saintes femmes se rendaient bien compte que j’avais raison ; mais elles n’en étaient pas moins désespérées à mon sujet. Ce n’était pas pour mon âme qu’elles craignaient, non ; elles me voyaient dans la meilleure voie possible. Elles redoutaient ma mort : il leur semblait qu’à peine hors de chez elles j’allais être reconnue, suivie par des émissaires de Lemmi, assassinée.

» Rien ne justifiait ces appréhensions. Toutes mes mesures avaient été de premier ordre ; personne ne pouvait soupçonner ma présence dans la ville. Mais la supérieure et mon amie sur ce point ne voulaient rien entendre. Dans leur terreur exagérée, elles se disaient, devant moi : « Ah ! si M. l’aumônier était là !… Ah ! si cette chère enfant ne nous avait pas fait promettre d’être ses seules confidentes !… Ah ! quel malheur si elle venait à être assassinée !… Mourir ainsi, sans avoir reçu le baptême !… Ah ! quels regrets nous aurions toujours ! quels remords ! »

» Elles me supplièrent de retarder mon départ d’un jour encore ; cela m’était impossible. Soumettre le cas à l’aumônier ? j’eus le tort d’être inflexible. « Non, chères bonnes sœurs, disais-je ; vous me demandez d’étendre aujourd’hui la confidence à une troisième personne ; demain, ce sera à une quatrième ; je ne puis y consentir. Laissez-moi partir ainsi ; je vous assure que je ne suis pas en danger de mort immédiat.

« C’est à ce moment que la supérieure, voyant la religieuse mon amie fondre en larmes, s’écria : « Eh bien, je le prends sur moi ; le bon Dieu voit la pureté de mon intention ; le saint baptême ne pourra qu’aider à l’action de la grâce sur cette chère enfant. Je crois bien faire ; baptisons-la. »

« L’excellente supérieure pensait avoir le droit d’agir ainsi. Elle expliqua à sa compagne que le cas pouvait être considéré : baptême donné en cas de nécessité, vu le danger de mort présumé comme prochain. Depuis, j’ai su qu’elle s’était trompée.

« Voyant qu’elle aurait eu trop grand chagrin si je lui avais refusé cette satisfaction, je lui promis que je me mettrais au plus tôt en état de faire régulariser son acte d’ardent zèle : par le fait, il me semblait que ce baptême improvisé équivalait à un ondoiement.

« Le temps pressait, d’ailleurs ; la voiture qui devait me conduire à la gare attendait en bas. Je m’agenouillai dans le petit oratoire ; je confirmai ma renonciation à Satan, à ses pompes, à ses œuvres, et ma ferme volonté de croire à tous les enseignements de l’Église de Jésus-Christ. J’implorai Dieu de lever les trois doutes qui me restaient et que je m’efforçais de chasser de mon esprit ; je suppliai la bienheureuse Marie d’achever en moi l’écrasement du serpent maudit. Maintenant, nous pleurions ensemble. Enfin, je tendis le front, et la bonne supérieure, avec de grands efforts pour surmonter son émotion, prononça ces paroles, en faisant couler de l’eau bénite sur ma tête : « Jeanne-Marie, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

« Le surlendemain, j’avais regagné ma retraite. »

En route, à un arrêt, j’avais écrit la fin de ma préface des Mémoires d’une ex-palladiste, c’est-à-dire la partie datée du 16 juin. Ce qui précède, depuis « Gloire à Dieu » fut écrit au couvent. Le mardi matin 18, une personne sûre portait, à la première heure, le manuscrit de cette préface à mon imprimeur-éditeur.

« Ce même mardi, le soir, je recevais une lettre de la bonne supérieure, prise de scrupules. Je compris le tourment de son âme, et je l’autorisai aussitôt à tout dire à l’aumônier ; elle pourrait même faire savoir mon nom à son digne évêque si elle le jugeait indispensable. En effet, je ne voulais pas que cette pieuse femme fut en proie à l’inquiétude plus longtemps.

« Elle m’a remerciée. D’après sa dernière missive, elle reçut une paternelle admonestation. Dès qu’elle s’en ouvrit à l’aumônier, celui-ci expliqua que, si j’avais été assassinée comme elle le redoutait tant, ma mort en ces circonstances, mort pour la gloire de Jésus-Christ, eut été « le baptême de sang ». Par conséquent, l’ardent zèle de la digne religieuse avait été irréfléchi.

« Mon court exposé de mes derniers doutes sera bientôt envoyé à qui de droit. Chaque jour, je sens mon âme plus heureuse. Dieu ne me refusera pas l’entière foi, qui me vaudra la régularisation de l’acte du 15 juin, comme l’Église jugera bon de faire.

« Voilà ce qu’il était utile de dire aujourd’hui. Que mes nouveaux amis prient pour moi, et je prie pour eux de tout mon cœur. »


Le lundi 12 août, je reçus une nouvelle lettre de la bonne Supérieure. Elle me demandait où j’en étais de mes progrès dans la voie de Dieu. Au ton de ses amicales supplications, je crus comprendre qu’elle avait eu encore des reproches au sujet de mon baptême irrégulier. Je m’imaginais entendre M. l’aumônier lui dire, lui répéter qu’elle avait commis une faute des plus graves ; lui faire ressortir ses déplorables conséquences, si je résistais à l’action de la grâce, si je persistais dans mes trois doutes ; car le baptême ne peut être donné à un adulte que s’il a l’entière foi, que s’il croit, dans sa conscience, à tous les préceptes de l’Église, sans aucune exception.

Ah ! que je souffrais de constater en moi-même que la divine lumière m’était encore obscurcie par quelques nuages ! et comme je me rendais bien compte de l’inquiétude de la chère femme !…

Oui, je souffrais, et d’une double souffrance. Satan ne renonçait pas à l’espoir de reconquérir sa proie, non plus pour le Palladisme, évidemment, mais pour l’hérésie. Je souffrais aussi, en prenant ma part des embarras que j’avais occasionnés à la digne supérieure.

L’exposé de mes trois doutes était rédigé d’une façon rapide, assez sommaire, qui nécessitait une retouche importante, expliquant mes difficultés surtout au sujet de la transsubstantiation. On va voir que le prince des ténèbres était encore à mes trousses : c’est bien lui, en effet, qui me suggéra la pensée qu’il serait bon d’envoyer ma consultation à deux théologiens ; l’un, un prêtre catholique qui a toujours été d’une très grande bonté pour moi, l’autre, un ministre protestant, allié à une famille amie. Aujourd’hui, je comprends le piège que le démon me tendait ; à Dieu seul je dois de n’y être pas tombée.

Autre constatation : le diable est serpent, par sa ruse, son habileté à s’insinuer dans l’esprit, et il excelle ainsi, si l’on n’y prend garde, faire dévier une bonne intention ; mais il est aussi tigre cruel, et j’ai terriblement éprouvé sa persécution, dès ma rupture avec la haute-maçonnerie.

Ceci, je ne l’avais confié qu’à quelques ecclésiastiques. Depuis les débuts de ma conversion, j’éprouvai les effets de la méchanceté des puissances infernales ; je ne souhaite pas à mon pire ennemi ce que j’ai enduré. Le jour, j’avais la paix, grâce à la prière et au travail ; mais, la nuit, c’était pour moi un affreux supplice. Démons et démons envahissaient mon sommeil. À peine je m’abandonnais au repos que j’étais assaillie par d’horribles cauchemars, toujours d’un caractère de persécution ; je me réveillais au milieu d’une scène de torture, où j’étais la victime et où les divers principaux diables étaient mes bourreaux. Une prière : je retrouvais le calme ; paisiblement, je me rendormais, et bientôt ces assauts en songe recommençaient. Le matin, à mon lever, j’avais le corps tout endolori, comme ayant été rouée de coups.

Dans la première quinzaine d’août, cela était devenu tout-à-fait intolérable. C’est pourquoi, à la lecture de la dernière lettre de la supérieure, le lundi 12, je pris une résolution. Pourquoi n’irais-je pas passer de nouveau quelques jours au couvent, où j’avais été si bien accueillie ? Je me dis : je consolerai cette chère Mère, et, en même temps, j’aurai sans doute plus de tranquillité pendant les jours qui s’écouleront de la fête de l’Assomption jusqu’au 24 ou au 25. Je ne comptais pas demeurer plus longtemps dans le saint asile !

Du 17 au 24, c’était la durée du grand pèlerinage de Lourdes. Je savais que des pèlerins pauvres y devaient prier spécialement à mon intention. Eh bien ! moi, au couvent, j’unirais mes prières aux leurs, ne pouvant les accompagner. En outre, j’avais l’espoir que, chez les vierges du Seigneur, mes nuits seraient tout au moins soulagées.

Voici, maintenant, ce qui s’est passé :

Le mardi, de bon matin, après avoir écrit quelques lettres urgentes, je quitte la famille amie chez qui j’ai ma retraite ; une personne sûre, seule, m’accompagne. Je l’appellerai ici Bridget (Brigitte), nom qui n’apprendra rien aux agents de Simon ; je choisis ce nom, parce qu’il signifie : « qui procure la sécurité ». Nous sommes donc en route.

Le lendemain, je laisse Bridget, à mi-journée. Tout à l’heure, on comprendra l’utilité de cette mesure. Beaucoup de mes nouveaux amis prennent encore la peine de s’inquiéter à mon sujet ; je leur en sais gré, mais ils verront que j’ai tout réglé avec la plus grande prudence.

Il était déjà assez tard dans la soirée, quand, pour la seconde fois, je frappai à la porte du couvent. Lors de mon dernier séjour, une phrase à télégraphier en route avait été convenue entre la supérieure et moi, pour lui annoncer mon retour. J’étais donc attendue, sans que personne pût soupçonner mon arrivée ; même, au télégraphe, rien ne peut donner l’éveil. Je n’en dis pas davantage mais, pour une bonne fois, que mes amis se rassurent : je suis parfaitement au courant de tous les procédés usités dans la diplomatie, pour rendre impossible le « filage » d’une correspondance ; j’en ai usé souvent et j’en userai encore, au nez et à la barbe de Lemmi, de ses limiers, et des cabinets noirs.

Les complies étaient terminées ; tes religieuses priaient ou lisaient dans leurs cellules, en attendant l’heure du dernier office du jour ; m’amie de ma parente m’ouvrit et me conduisit aussitôt à ma chambrette de pensionnaire.

On pense si la chère supérieure avait hâte de me voir. Vivante ! j’étais vivante ! elle n’en revenait pas. Comment un tel trajet avait-il été possible, sans accident ? — Avec un peu d’habileté, lui répondis-je, et surtout avec la protection du bon Dieu.

Puis, ce fut la visite de M. l’aumônier, à qui je fus présentée cette fois sous mon vrai nom. Il avait tenu à rester là jusqu’à mon arrivée ; ensuite, il prendrait congé de nous.

Il m’assura que, vraiment, je n’avais pas été remarquée, lors de mon premier séjour, en juin ; lui-même, il n’avait aucun souvenir de ma physionomie.

Je lui demandai immédiatement s’il pourrait me rendre un service. Tandis que je demeurerais au couvent, si j’avais une lettre importante à faire partir, voudrait-il bien avoir l’obligeance de s’imposer un petit dérangement ? — Il accepta de bonne grâce. — Le dérangement consistait à prendre le train, pour jeter ma lettre à la boîte postale de la gare, à une station voisine, où passe une grande ligne. La lettre porte ainsi un timbrage d’ambulant, et non un timbrage de telle ou telle ville.

Aucun inconvénient pour moi à faire connaître ce procédé de transmission de correspondance ; l’indication du procédé lui-même ne peut mettre sur nulle piste.

La lettre, expédiée en premier lieu comme il vient d’être dit, se compose ainsi : 1° la lettre elle-même, mise sous une enveloppe qui porte l’adresse de la personne à qui j’écris ; cette enveloppe est sous une deuxième, opaque, dont la suscription est l’adresse conventionnelle de la personne à qui Bridget transmettra ; 3° enfin, une seconde enveloppe supplémentaire, celle-ci portant les initiales sous lesquelles Bridget retirera le pli, en poste restante, dans la ville intermédiaire où elle attend mon retour.

Bridget reçoit donc la lettre, sans qu’au bureau de poste on sache qui elle est ; elle-même ne sait pas exactement d’où la lettre vient, puisqu’elle porte, non un timbrage de ville, mais un timbrage d’ambulant, et qu’en outre la station de départ n’est pas celle de la localité où je suis. Au surplus, Bridget ignore à qui j’écris, et il en est de même de la personne qui s’est chargée de faire la première expédition, en jetant à la boîte de gare.

Dépouillant le pli de sa première enveloppe extérieure, Bridget n’a qu’à la jeter à la boîte d’un bureau de la ville où elle est. Le pli arrive alors à une adresse conventionnelle, en poste restante ou à un domicile commercial, où elle est retirée par un des membres de la famille amie chez laquelle j’ai ma retraite habituelle. Ce second intermédiaire ne connaît, de la sorte, que la ville où est Bridget, et, comme on voit, cette ville peut être bien éloignée déjà de l’endroit d’où j’ai écrit ; mais, d’autre part, ce second intermédiaire est le seul qui apprenne, par l’ouverture de la deuxième enveloppe, à qui j’ai écrit.

Cet ami, demeurant dans les environs d’une grande ville, y porte ma lettre, et c’est de là qu’elle est définitivement expédiée à son destinataire.

Cette transmission par deux intermédiaires successifs grève la correspondance d’un retard de 36 à 48 heures. Dans la diplomatie, on opère assez souvent, ainsi, quand la lettre n’a pas une importance telle qu’il faille employer un courrier de cabinet ; toutefois, le pli ne va pas en poste restante, mais les intermédiaires sont des commerçants de la nationalité de l’ambassadeur, établis en diverses villes et servant d’agents secrets.

Moi, si la lettre est très importante, je la fais recommander à sa dernière réexpédition, et le nom donné est celui d’un commerçant établi, chez qui, en cas d’erreur quelconque, elle peut retourner sans inconvénient. Quant à l’expédition de départ et à la première réexpédition, tout en usant de la poste restante et de l’adresse conventionnelle, j’ai un procédé grâce auquel l’administration, ne soupçonnant pas le subterfuge, effectue les transmissions avec autant de soin que s’il s’agissait de lettres recommandées. Ce procède est le seul point du système qu’il serait maladroit de dévoiler ici.

Pour le reste, il est aisé de comprendre que la divulgation du système ne donne aucune piste permettant de découvrir l’une ou l’autre de mes retraites.

M. l’aumônier m’écoutait, émerveillé, quand je lui expliquai cette manière d’opérer, en lui indiquant des exemples à l’appui. Il avait accepté de me rendre le service demandé, avant même d’avoir compris de quoi il s’agissait. Lorsqu’il fut au courant, je l’assurai que je n’abuserais pas de sa complaisance ; car je ne me proposais nullement de passer ces jours de couvent à faire grande correspondance. J’avais emporté quelques lettres à répondre, un peu de quoi travailler à mes Mémoires et beaucoup de quoi travailler à mon volume sur Crispi.

Nous causâmes quelque temps encore, et nous nous dîmes au revoir pour le lendemain matin, fête de la très sainte Vierge. Dans l’asile de paix, comme la première venue des pensionnaires.

Cette nuit-là, et les cinq suivantes, je fus encore tourmentée par les mauvais esprits, mais moins cruellement.

Le 15, j’assistai à la sainte messe, et je passai la plus grande partie de la journée en prières. L’excellent aumônier fut d’une exquise délicatesse à mon égard. Je lui montrai quelques-uns des livres que j’ai reçus de tant de nouveaux amis, pour la plupart inconnus, et que j’avais emportés. Je lui demandai conseil dans mon choix de pieuses lectures.

L’après-midi, après vêpres, tout le monde s’étant retiré de la chapelle, je demandai la permission de me mettre au petit orgue. J’avais la tête pleine de la musique sacrée, que je venais d’entendre.

D’abord, je me laissai aller au hasard de l’improvisation, et je chantai doucement l’Ave Maria, dans les notes qui me venaient, sans chercher à les retenir ni à les reprendre, mais les égrenant au fur et à mesure, dans un lent accompagnement où je berçais mon âme.

Mais voici que je songe à Jeanne, à sa mission qui n’est pas finie, aux invocations qui lui sont adressées de toutes parts par les catholiques, pour lui demander aide et secours, en particulier contre la franc-maçonnerie.

La secte redoute, avec terreur, que Jeanne d’Arc soit placée sur les autels. Il y a là un signe attestant les prévisions de Lucifer. Cette sourde colère des loges et des arrière-loges est un écho des rages du royaume infernal, on ne saurait s’y méprendre : Satan sait que l’archange Michel le terrassera encore et toujours, et cette fois par le bras de la sublime héroïne.

À cette pensée, un transport me gagne. Je me recueille un moment. Mon cœur vibre dans un élan d’enthousiasme, où la supplication se mêle au cri de guerre. « Jeanne ! Jeanne ! descends du ciel à notre prière. Jeanne ! Jeanne ! sois notre chef. L’ennemi, aujourd’hui, c’est le franc-maçon ; Dieu l’a dit par la bouche de son auguste Vicaire. Jeanne ! Jeanne ! mène-nous au combat contre la secte impie, satanique. Avec toi à notre tête, comment ne vaincrions-nous pas ? »

D’elles-mêmes, les paroles rythmées jaillissent de mes lèvres, dans l’harmonie du chant. Sans aucun effort, voilà le premier couplet composé. Mais j’en demeure là ; l’air surtout me paraît rendre assez bien mon sentiment, et je le reprends, je le répète, et les notes se gravent dans ma mémoire. Puis. je perfectionne les accords de l’accompagnement. À la cinquième reprise, je n’ai plus aucune hésitation, et j’attaque avec vigueur, mais sans précipiter, en andante marziale.

Alors, je m’aperçois que la bonne supérieure et M. l’aumônier sont revenus, après moi ; ils m’écoutent, et maintenant ils me complimentent.
Miss DIANA VAUGHAN
En tenue d’Inspectrice Générale du Palladium.
(Photographie de Van Bosch ; Boyer, successeur.)
ils me prient de recommencer. Je ne reproduirai pas leurs éloges ; sans

doute, leur amitié s’exagérait la valeur de cette composition.

— Comment l’appellerez-vous ? me demandent-ils.

Hymne à Jeanne d’Arc, tout simplement ; mais ce sera aussi l’hymne contre la franc-maçonnerie… Je sens ce qu’il faut encore y mettre… Vous verrez… Aujourd’hui, ce qui est composé me suffit ; mais il serait bon d’y ajouter un chœur, un chœur à quatre ou cinq parties, produisant un bel effet d’ensemble, un chœur où toutes les masses vocales clameront la gloire de Jeanne, sa victoire, son triomphe.

Je me rendis aussitôt à ma chambre, où je notai ce qui était fait. Je me proposai de composer le chœur le lendemain, ainsi que deux ou trois autres couplets ; mais ma journée du 16 fut prise par divers entretiens avec la supérieure, avec la religieuse mon amie, et surtout avec M. l’aumônier.

Le samedi, toute ma pensée se porta sur les malades qui, de Paris, partaient ce même jour pour Lourdes, pleins de confiance en Marie. Il me semblait les voir. M. l’aumônier, qui a assisté à plusieurs pèlerinages, me fit le tableau de l’émouvant départ du « train blanc ».

Oh ! j’aurais bien voulu aller à Lourdes, moi aussi, accompagner les pauvres malades ; mais cela n’eut pas été prudent. J’ai sagement agi en m’éloignant. Il m’a été communiqué que la Sophia avait envoyé, à la gare d’Orléans, en espionnage, l’Épi-d’Or (S ▽ 1408), en compagnie d’un F ▽ brésilien ; ils réussirent, paraît-il, à se faufiler sur les quais et inspectèrent plusieurs trains de pèlerins, pour voir si je n’étais pas là. Que voilà bien du temps perdu ! On devrait savoir, pourtant, dans tes triangles, que je n’ai aucune illusion sur ce qui m’attend, au cas où ma piste viendrait à être retrouvée. Si j’ai quitté ma retraite pour faire un séjour au couvent, c’est tout-à-fait exceptionnel, c’est parce que ma sortie a pu s’effectuer, à l’improviste, par un voyage que nul ne pouvait attendre et que le but en était aussi inconnu que le départ ; j’ajouterai même que j’aurais renoncé à ce voyage, si dans l’itinéraire j’avais eu l’obligation de traverser Paris.

À Lourdes, oui, j’irai, plus tard, incognito, avec bonne compagnie catholique ; le projet en a été formé, de concert avec M. l’aumônier, et j’aurai grand choix de personnes amies des chères religieuses, et cela pourra se faire sans que nul autre que l’aumônier sache qui je suis : mais encore, pour exécuter ce projet, j’attendrai que le danger soit écarté, ou tout au moins que les colères soulevées par ma conversion se soient apaisées.

Donc, samedi 17 août, j’unissais mes prières à celles du grand pèlerinage national. Un ami ecclésiastique m’avait envoyé l’itinéraire et l’horaire, et du cœur je suivais les chers malades ; et aussi, les jours suivants. Je les suivais dans les villes qu’ils traversaient ; je priais avec eux à distance.

Le mardi 20, mon âme était avec la leur à Lourdes. Ce jour-là, j’ai passé toute la journée dans la méditation, et j’ai supplié la divine Mère, Notre-Dame des Victoires, Notre-Dame du Sacré-Cœur, de parfaire en moi l’œuvre de Jeanne d’Arc.

La veille, j’avais repris l’exposé sommaire de mes dernières difficultés, et j’y avais ajouté quelques explications qui me paraissaient nécessaires. Cela avait été mis au net, en deux copies. J’avais laissé de grandes marges, en vue de remarques à faire dans une révision définitive ; je m’étais fixé le mercredi 21 pour ce dernier travail, et ce jour-là je devais envoyer le mémorandum complet à deux théologiens : l’un, catholique, et l’autre, protestant.

Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. La Reine du Ciel avait obtenu de son adorable Fils que le nouveau piège de Satan serait vain.

Au cours de mes méditations du mardi, j’avais parcouru la Vie des saints qui est à la bibliothèque du couvent. J’y vis qu’on célébrait, le 21, sainte Jeanne de Chantal ; je connaissais sa vie, mais je la relus avec avidité. Le calendrier portait aussi d’autres saints, et notamment la bienheureuse Adelinde, abbesse d’un monastère de chanoinesse nobles, en Souabe, et sainte Euprépie, humble servante, martyre.

Je pris grand intérêt aussi à la vie de ces deux saintes, si différentes par leur situation sur la terre et si admirablement réunies au royaume de la gloire éternelle. Adelinde, grande dame, ayant perdu son mari et son fils, morts les armes à la main en combattant l’envahisseur de leur patrie, avait recueilli leurs corps et fondé, au lieu de leur sépulture, ce monastère qu’elle gouverna jusqu’à sa dernière heure et qui comprenait un collège pour l’éducation des jeunes filles de la noblesse. Euprépie, d’une humble condition, était servante de sainte Hilaria, mère de sainte Afre, martyre ; comme Hilaria veillait avec Euprépie auprès du sépulcre où elle avait enseveli sa fille Afre, les persécuteurs la saisirent, ainsi que deux autres servantes, et livrèrent au feu les quatre saintes femmes. N’est-ce pas, vraiment beau, ce dévouement des modestes filles du peuple, voulant partager le sort de leur maîtresse ? Le bûcher d’Euprépie me fit songer à celui de Jeanne d’Arc.

Le soir, je renouvelai ma prière à Marie. La précédente nuit avait été affreuse pour moi. Je me répétais que ces horribles cauchemars étaient l’œuvre du démon, et j’adressais mes supplications à Celle qui écrase la tête du serpent.

— Douce Mère, vous savez combien je vous aime ! délivrez-moi de ces persécutions du Maudit !

Je m’endormis.

Or, cette nuit-là, le cauchemar diabolique ne se produisit point ; mais j’eus, au contraire, un songe merveilleusement beau.

Parmi mes livres emportés au couvent, était celui de Jean Kostka, Lucifer démasqué, ouvrage d’un admirable style, d’une profonde science, aux hautes envolées mystiques, et plein de vérité. Je l’ai dévoré. J’ai lu et relu, entre autres, le chapitre Noctium phantasmata.

Oh ! comme il a raison, l’auteur, de dire que tout n’est pas naturel dans les songes ! Oui, Lucifer se sert du rêve pour envahir la pensée. Jean Kostka rappelle plusieurs de ses songes lucifériens, où le démon allait jusqu’à se présenter à lui en faux Jésus-Christ ; et c’était pour détourner de l’Église !…

Par contre, il est des songes divins, ceux que Dieu envoie et qui apportent la lumière.

En ce rêve de la nuit du mardi 20 au mercredi 21, je me vis d’abord souffrante, étendue dans un fauteuil ; je sortais d’une grave maladie ; mais mon fauteuil, au lieu d’être dans une chambre, était à la campagne, au milieu d’une plaine, qui s’étendait à perte de vue. Je reposais sous un arbre, aux approches de la nuit ; le soleil venait de disparaître à l’horizon.

Et voici que j’aperçus de gros nuages blancs qui chassaient devant eux de gros nuages noirs. J’entendais les roulements du tonnerre. Puis, l’un des nuages blancs s’ouvrit. Un vieillard, à grande barbe blanche, se montra ; une voix, à mon oreille, prononça ce nom : Samuel.

Le vieillard me regarda et me dit :

— À toi, la paix !… Crois !… Le Messie est mort pour sauver les hommes par la foi !… Jésus a institué lui-même son Église… Elle est donc le puits de l’éternelle vérité… Abreuve-toi aux eaux vives de la foi… Ne point croire aujourd’hui, ce serait démériter, mon enfant… À toi, la paix ! à toi, le salut, si tu crois !… Crois, mon enfant, crois !

Le nuage qui portait le vieillard s’éloigna peu à peu, et, dans une autre nuée blanche s’entr’ouvant, je vis trois femmes, au visage doux, qui me souriaient et me montraient le ciel ; leur tête était entourée d’une auréole éblouissante.

La même voix que tout à l’heure murmura leurs noms à mon oreille ; c’étaient sainte Jeanne de Chantal, sainte Euprépie et sainte Adelinde.

La première me dit :

— Dieu unique en trois personnes… Dieu unique, ubiquité… Chaque personne, ubiquité… Adore la Très-Sainte Trinité !

La seconde, qui tenait à la main une palme, me dit :

– Matthieu, généalogie de Joseph… Luc, généalogie de Marie…, Héli est Joachim… Rends grâces à la Vierge des vierges, mère de Dieu !

La troisième me dit :

— La vérité est une… Trinité, Incarnation, Eucharistie, tout ce qui est divin se tient et ne forme qu’une seule vérité, la vérité éternelle…

Après m’avoir jeté un long regard, plein de bonté, les trois saintes disparurent dans le nuage qui les emportait ; et les nuages blancs chassaient toujours les nuages noirs devant eux.

Puis, un des plus gros nuages blancs, passant à peu de distance, s’entr’ouvrit à son tour ; l’intérieur était tout d’argent vif. Et il y avait là un maître-autel d’église, où le Saint-Sacrement était exposé.

Un prêtre, revêtu de la chape, se tenait prosterné, aux pieds de l’autel. Alors, dans mon rêve, je m’agenouillai aussi, et je contemplai avec amour la blanche hostie, qui s’apercevait au centre des rayons d’or de l’ostensoir.

Et je murmurai :

— Ô mon Dieu, vous voyez jusqu’au fond de mon âme : tout mon cœur est à vous, vous n’en avez aucun doute… Je vous adore, en vous croyant vraiment présent sous ces mystiques espèces… Oui, je crois que votre infini amour pour votre créature vous a fait instituer l’auguste sacrement de l’Eucharistie, afin d’être encore au milieu des hommes, pour qui sur la croix vous avez versé votre précieux sang… Mais, ô mon Dieu, vous savez ce qui me fait hésiter à croire à la transsubstantiation… Je vous comprends caché sous les apparences du pain et du vin ; mais transformez-vous réellement en ce pain et en ce vin votre divin corps, votre divin sang ? cela est-il possible, alors que des scélérats se livrent aux plus criminels attentats contre la sainte Eucharistie ?… Ah ! hélas ! les profanations de l’hostie par le poignard ne sont rien auprès d’autres… Ô mon Dieu, donnez-moi l’entière foi ; car j’ai hâte de vous posséder, d’être votre temple vivant !

Tandis que, d’une faible voix, j’achevais ces mots, le prêtre s’était levé ; il prit l’ostensoir dans ses mains, et, l’élevant au-dessus de sa tête, se tournant vers moi, il me montrait le saint Sacrement.

Je le voyais bien, à présent, le ministre de Dieu ; ses traits étaient très distincts pour moi, dans ce songe. C’était un prêtre déjà âgé, robuste, d’une santé vigoureuse ; son visage était empreint d’une douceur des plus accueillantes. Il regardait la divine hostie, en l’élevant, avec une expression d’amour enthousiaste.

Je me demandais : — Quel est ce saint ? — Mais la voix mystérieuse ne murmura aucun nom à mon oreille.

Enfin, le ministre de Dieu abaissa ses yeux vers moi ; il eut un regard de bienveillance et d’encouragement, et me dit

— C’est pour les hommes que Notre Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu et Dieu lui-même, a institué l’auguste sacrement de l’Eucharistie… Crois !…

Alors, j’entendis comme un concert des plus harmonieux, une symphonie magnifique, idéale. Oserai-je l’écrire ? Je crois avoir ouï, dans ce sommeil, la musique des anges.

Dès les premières mesures, une émotion indéfinissable me saisit. C’est une sérénade divine, à la fois d’une sérénité exquise, inaltérable, et d’une sensibilité chaude, d’un charme attendri. Aucun terme ne peut rendre l’effet de ces sonorités impressionnantes, captivantes, que l’oreille humaine n’a jamais entendues.

Dans un bercement de suaves périodes, les accents du chœur angélique circulent, de la première à la dernière note ; et quel accents ! Ce sont les chérubins, les séraphins, qui expriment, tantôt avec une grâce naïve, élégante, tantôt avec un éclat incomparable, une allure fière et majestueuse, toute la grandeur, toute la magnificence de leur amour pour le Créateur.

Il y a, dans ces modulations ornées d’une mélodie des plus nobles, revêtues d’une harmonie étincelante, dans cet ensemble puissant et varié, aux effets à la fois troublants et enchanteurs, il y a là, sous le souffle d’une inspiration surnaturelle, l’idéal d’un art qui est une des splendeurs de l’au-delà, la suprême expression du génie céleste. Accents merveilleux, langue des saints, trop belle pour les hommes, cette musique est l’épanouissement harmonieux le plus complet des sentiments de l’adoration des anges, jouissant, dans l’éternité, du bonheur de contempler Dieu.

Non, le style le plus riche ne saurait trouver une phrase pouvant dépeindre l’état d’une âme, au moment où, par un sens intérieur, vibrant sous l’action du rêve divin, elle perçoit les accords d’une telle symphonie.

Et, au milieu de ce concert, je vis des anges apparaître et entourer le bon prêtre, qui tenait toujours dans ses mains l’ostensoir ; ils le soulevèrent doucement sur leurs ailes et l’emportèrent au ciel, pendant que résonnaient encore les harpes invisibles.

Cette fois, mon songe était fini. Il ne fut suivi d’aucun cauchemar persécuteur ; et, depuis lors, jusqu’à ce jour où j’écris, mes nuits ont été d’un calme parfait. Suis-je délivrée définitivement de ces affreuses et diaboliques obsessions ? Je veux l’espérer, et, pour ce, je me recommande encore aux prières de mes nouveaux amis. Mais si Dieu permet que je souffre encore, que sa sainte volonté soit faite !… Qu’importent les tourments, puisque j’ai la foi.

Nuit bénie, heureux réveil. Enfin, j’avais cette entière foi tant désirée, tant demandée ; enfin, sans restriction, je pouvais dire : Je crois !

Les derniers nuages étaient dissipés. Gloire à Dieu !… Inutile, ma consultation ; mon exposé de doutes n’était plus bon qu’à être déchiré, je dois les dire, pourtant, ces doutes ; maintenant, il n’y a plus à craindre d’ébranler la croyance des fidèles qui me lisent.

Ma première difficulté était au sujet du mystère de la Très-Sainte Trinité. Trois Dieux, trois personnes diverses, ne formant qu’un seul et même Dieu, je voulais bien le croire, mais je ne le pouvais pas ; Satan agissait encore. Or, en ceci, c’est par son imposture même que Satan a été vaincu. Dieu a permis ma première croyance aux dogmes du Palladisme, afin qu’aujourd’hui ma foi en la divine Trinité-Une soit plus ferme, plus puissante, plus inébranlable peut-être que si j’avais été chrétienne dès ma naissance.

En effet, le système de la divinité double n’admet pas l’ubiquité, attendu qu’il présente ses deux éternels principes comme adversaires et se combattant à outrance. L’erreur, c’est l’existence de deux dieux contraires ; mais il est évident que, lorsqu’on est dans cette erreur, ne peut pas admettre que chacun de ces dieux contraires ait la jouissance complète et absolue de l’immensité infinie, soit à la fois partout, remplisse l’univers de lui-même ; c’est la logique dans l’erreur. Il faut, raisonnablement, avec ce système, refuser à chacun des deux éternels principes cette ubiquité, qui est, par contre, toute naturelle, toute aisée à comprendre dans la thèse d’un Dieu unique.

Dès le premier instant de ma conversion, j’ai rejeté la base fondamentale du Palladisme. Non, Lucifer n’est pas Dieu, me suis-je dit : Lucifer est l’archange déchu, Lucifer n’est que Satan. Je n’osais aller plus loin sur ce terrain du fait de la divinité unique. Je comprenais Dieu le Père, je comprenais Dieu le fils, je comprenais Dieu le Saint-Esprit ; mais j’étais : déroutée par cette affirmation du catéchisme : « Chacune des trois personnes est Dieu, et néanmoins seul Dieu ».

Aujourd’hui, je sens que le catéchisme dit vrai, comme est vrai tout enseignement de l’Église. La raison d’être du divin mystère de la Trinité m’apparaît lumineuse. Cela est raisonnable, précisément parce que cela est divin. Il est de toute certitude que chacune des trois personnes de la Très-Sainte Trinité a une existence éternelle propre, une personnalité distincte, et les manifestations de chacune sont distinctes, parfaitement distinctes dans leurs œuvres connues, indiscutables. Or, toutes les œuvres divines émanent d’un même plan, concourent à un même but. Les trois personnes divines de la vraie religion ne se combattent pas ; chacune a donc l’ubiquité, c’est-à-dire la possession complète de l’infini ; le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont donc, chacun, tout dans tout. Et je proclame, ayant abjuré le Palladisme, que le mystère de ta Très-Sainte Trinité, loin d’être contraire à la raison, est la raison même. Je crois ! Je crois !

Ma deuxième difficulté m’était des plus pénibles. Dans la Rédemption, je voyais un des plus beaux actes de l’infinie bonté de Dieu ; mais il me semblait que cet acte n’était pas diminué, si le glorieux saint Joseph se trouvait être l’instrument du Saint-Esprit, dans le mystère de l’Incarnation. Satan, qui hait la Vierge Marie au suprême degré, troublait encore sur ce point ma foi naissante, et c’est lui, le Maudit, qui me faisait tirer de la généalogie du Christ, telle qu’elle est dans l’évangile de saint Matthieu, des conclusions n’affaiblissant en rien mon amour et mon respect envers la Mère de Dieu, mais contraires à la doctrine de l’Église infaillible.

Je savais, par mon éducation luciférienne, qu’il est tels passages de l’Évangile où il est question de frères et de sœurs de Jésus ; ces passages ont été exploités avec perfidie. L’interprétation impie, je l’avais rejetée dès le premier jour de ma conversion : frères, sœurs, en effet, ne sont pas des termes signifiant rigoureusement enfants du même père ou de la même mère ; de tout temps, on s’est donné ce nom de frère ou de sœur, dans les familles, pour mieux marquer l’affection d’une proche parenté ; même en dehors de toute parenté, ce nom se donne fréquemment.

Je ne m’arrêterais pas non plus à la qualification de « premier-né » que l’évangéliste saint Matthieu emploie à propos du Christ (chap. I, v. 25) ; car, chez bien des peuples, en particulier chez les Hébreux, l’expression « premier-né » s’inscrivait régulièrement, l’enfant fût-il fils unique, parce qu’il y avait des droits et des devoirs attachés à ce titre et que la loi le conférait en prévision de la naissance possible d’autres enfants. D’ailleurs, ce verset de saint Matthieu, qu’il faut lire en entier et dont il serait déloyal de ne prendre qu’un seul mot, est concluant pour établir que Joseph fut uniquement le père-nourricier de Jésus.

Ce n’était donc pas de là que venait mon trouble.

Sans la moindre hésitation, je me disais que rien n’est plus compréhensible que l’incarnation du Messie, fils de Dieu, par l’opération directe et, par conséquent, toute pure du Saint-Esprit. Tout ce que Dieu veut, il le peut ; sans quoi, il ne serait pas Dieu. Or, Dieu ayant voulu naître d’une femme choisie entre toutes, née immaculée, il est évident qu’il s’est incarné lui-même, Marie recevant en elle le Saint-Esprit ; mystère inexplicable au grossier jugement humain, mais éclatant de logique au sentiment élevé de l’âme pieuse.

Or, voici ce qui me troublait :

Il me semblait impossible d’admettre intégralement l’Évangile et de ne pas voir des contradictions au sujet de la généalogie du Christ.

Je me disais : — Dieu a promis à Abraham que le Messie naîtrait dans sa race ; il a renouvelé à David cette promesse. D’autre part, saint Matthieu établit, avec le soin le plus minutieux, toute cette descendance depuis Abraham jusqu’à Joseph. Donc, Joseph est humainement le père de Jésus ; sinon, Dieu aurait failli à sa promesse, ce qui ne se peut.

Ajoutez à cela que, croyant voir une contradiction, quant à la généalogie, entre saint Matthieu et saint Luc, je négligeais le tableau de descendance dressé par celui-ci.

Et voyez la perfidie de Satan. C’est lui qui me soufflait cette pensée : — Tu ne saurais trop honorer saint Joseph ; il est l’égal de Marie devant la crèche de l’enfant Jésus ; il est le père du divin Rédempteur, comme Marie est sa mère.

En effet, sous cette impression, je vouais à saint une vénération sans bornes. Cette vénération devenait, peu à peu, telle que je me gardai bien d’y faire la moindre allusion dans ces Mémoires ; car je comprenais que cela ferait soupçonner le secret de mon cœur, et j’aurais ainsi contristé les catholiques, chez qui j’arrivais.

Satan, furieux de ma sortie du Palladisme, essayait de regagner la partie en me suggérant, sous couleur de piété nouvelle envers saint Joseph, une hérésie des plus monstrueuses. Ah ! il ne voulait pas que je crusse à la virginité de la Mère de Dieu ! Voilà bien quel était son but. Il savait qu’il n’y parviendrait pas en me murmurant les infamies voltairiennes ; car je respectais, je vénérais, j’aimais Marie comme la meilleure des mères, comme la plus sainte des femmes. Alors, il me poussait au doute en exagérant ma dévotion à saint Joseph, en en faisant à mes yeux l’égal de Marie sur la terre et dans le ciel.

Que Dieu est bon !… Il voyait la souffrance de mon âme désorientée. Il a envoyé la vierge martyre Euprépie, afin que mon âme soit éclairée, afin que soient dissipés les noirs nuages accumulés par le démon pour m’ôter la vision nette de la vérité.

Dès lors, l’erreur s’est évanouie. Il n’y a aucune contradiction, j’en suis à présent certaine, entre saint Luc et saint Matthieu, puisque le premier donne la généalogie de Marie, et le second, celle de Joseph. À David, l’arbre de la descendance se divise en deux branches : Héli, beau-père de Joseph, n’est autre que saint Joachim, cela est évident ; et Dieu a doublement tenu sa promesse aux patriarches, attendu que le Messie a eu pour mère Marie, descendante de David par Nathan jusqu’à Héli-Joachim, et pour père légal Joseph, descendant de David par Salomon jusqu’à Jacob, beau-père de la sainte Vierge.

Gloire donc à Marie, vierge immaculée ! gloire à la reine du ciel, la plus pure des vierges, elle qui n’a même pas eu la tache du péché originel !… Oh ! oui, vierge toujours et toujours, vierge dans sa maternité, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, son premier-né, et mère de nous tous, catholiques, ses enfants aussi, ses second-nés !… Et sois maudit, ô Satan, toi qui rugis de haine contre l’ineffable dogme de la maternité virginale de Marie, toi l’inspirateur des hérésies et des schismes, toi l’immonde, qui voudrais de ta bave impuissante salir la couronne de la plus belle des virginités !…

Ma troisième difficulté me torturait, me déchirait le cœur.

J’étais arrivée, progressivement, à croire à la présence réelle ; mais je m’en faisais une idée fausse. Le 13 juin, quand j’assistai pour la première fois au saint sacrifice, je demandai à Jésus, dans ma prière, la grâce de la foi en l’Eucharistie : « Ô bon Jésus, agneau sans tache, disais-je, faites que je croie à votre présence dans la blanche hostie que le prêtre élève vers le ciel ! » Et cette croyance, bientôt je l’eus.

Mais, dans l’opinion que je me faisais, je comprenais Jésus-Christ, corps, sang, âme et divinité, présent dans le pain exposé sur l’autel, pour y être l’objet de l’adoration des fidèles ; mais je ne pouvais croire qu’il fut également dans le pain donné en communion.

Cependant, j’avais faim de communier ; j’enviais le bonheur des purs chrétiens, admis à la sainte Table. — S’il n’y avait que de bons communiants, pensais-je, oui, je croirais à la constante présence réelle ; mais, hélas ! il y a pis même que les communions indignes, il y a les profanations sectaires, et quelles profanations !…

Mon âme flottait, indécise, dans le plus affreux doute. J’aime tant Jésus depuis que j’ai renoncé à Lucifer, tant et tant que cela ne se peut dire !…

Les communions sacrilèges, je voyais leur condamnation dans les paroles de l’apôtre saint Paul aux Corinthiens : « Quiconque mangera ce pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l’homme donc s’éprouve lui-même, et qu’ensuite il mange de ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui en mange et en boit indignement, mange et boit sa propre condamnation, ne discernant pas le corps du Seigneur. »

Je m’expliquais ces paroles ainsi : — Celui qui communie sans s’être purifié par le sacrement de pénitence, celui qui traite son Dieu comme une nourriture ordinaire, celui-là met en lui, s’incorpore son juge et encourt un terrible châtiment. — Certes, pour un tel coupable je n’avais aucune excuse et je n’éprouvais aucune pitié ; mais je voyais Dieu, méprisé, si au-dessus de l’offense !…

Ce n’est plus du mépris, c’est de la haine que les sectaires ont pour Jésus, dans grand nombre d’arrière-loges et dans tous les triangles ; et cette haine s’exerce surtout à coups de poignard contre la divine Eucharistie. C’est le crime du Golgotha qui se renouvelle, avec férocité.

Alors je me demandais : — Est-il bien possible que Dieu se livre ainsi à de nouveaux bourreaux ? L’œuvre de la rédemption est accomplie ; la croix du Calvaire ne suffisait-elle donc pas ?…

Encore, tout en gémissant de crimes auxquels, je le jure, je n’ai jamais participé, encore je parvenais à comprendre la patience de Dieu, mais en en étant confondue. Dieu est si bon ! pensais-je ; il a institué l’Eucharistie pour le bien des fidèles, en s’exposant à de nouveaux coups de ses ennemis ; plutôt que de priver les justes des joies du divin banquet, il préfère être meurtri, martyrisé par les pires scélérats de ce siècle, comme il l’a été autrefois par les Juifs.

Or, la profanation par le poignard n’est pas l’unique expression de la haine palladiste contre le Christ. Il est des profanations révoltantes dont j’ai reçu rapport authentique, lorsque j’appris que les pratiques de messe noire s’introduisaient et se propageaient en cachette de moi, bien connue pour y être opposée, et je voulus me rendre compte de l’étendue du mal : alors je l’appelais déraison, stupide et ignoble folie. De ces profanations je ne dirai rien ; ma pudeur me l’interdit.

Mais il en est d’autres ; une surtout, à laquelle je n’attachai aucune importance, au temps où, luciférienne à ma manière, je ne croyais pas à l’efficacité de la consécration de l’hostie par le prêtre catholique, où je voyais — pardon ! — dans le pain eucharistique un simple morceau de pain ; et cette profanation est celle dont j’ai été le plus épouvantée depuis ma conversion.

Le docteur Bataille a raconté les scènes de sauvagerie des triangles  ; il a montré mes ex-Frères et mes ex-Sœurs se ruant contre les Saintes-Espèces et les transperçant avec rage. Il a relaté l’existence de ces boîtes, imaginées par le F▽ Hobbs, dans lesquelles un fragment d’hostie est enfermé et maintenu pressé, en même temps que déchiré, par un morceau de liège garni de pointes d’aiguilles. Il a dit la triste vérité, mais l’exacte. Ces appareils, d’invention diabolique, sont devenus d’un usage courant dans le Palladisme ; on les porte sur soi, en triangle et en loge, même quelques-uns hors des ateliers, comme talisman, comme bijou maçonnique ou non maçonnique, comme simple épingle de cravate. Mais tout cela appartient à la catégorie des profanations de rage transperçante.

Sans doute, le docteur Bataille ignorait comment une rivale de la Sophia a osé allier la haine et le mépris du plus auguste des sacrements ; à peine a-t-il parlé de la S ▽ Dorothea S***, de Berlin, grande-maîtresse des Mopses du Parfait Silence.

Mon Dieu ! je tremble, rien qu’en songeant aujourd’hui à un tel forfait. C’est de ce crime inouï que j’ai été bouleversée, à en mourir de douleur, depuis que j’ai la foi.

Les Juifs ont flagellé, tourmenté, crucifié Jésus ; les clous ont traversé ses mains et ses pieds ; les épines ont été enfoncées dans sa tête divine, aux yeux pleins d’amour ; le fer de la lance a pénétré dans son adorable corps. Mais l’adorable corps du bon Maître, les Juifs ne l’ont pas livré en pâture aux animaux.

Dorothea S*** a deux chiens danois, et, quand elle peut se procurer des Saintes-Espèces, elle les jette à ses bêtes… L’Eucharistie, le corps vivant du Christ, donné à manger à des chiens !… Non, c’est trop affreux ! Voilà la plus abominable des profanations !…

Voilà ce qui m’a fait douter longtemps de la présence réelle dans l’hostie destinée aux communions ; voilà la difficulté qui mettait mon cœur au supplice, mon cœur aimant le divin Maître avec toute l’ardeur d’une foi dévorante, mon cœur tout entier à Jésus.

Comprenez-vous mes tâtonnements, mes incertitudes, mes souffrances ?…

Aujourd’hui, enfin, je me sens rassurée. Je pense aussi qu’on ne me tiendra pas rigueur de mes hésitations, en raison de leur cause.

J’ai été dans l’erreur, d’abord, en croyant que, dans le sacrement de l’Eucharistie, la substance du pain demeurait après la consécration et servait à voiler le divin Maître. C’est cette erreur qui me faisait tenir ce raisonnement, basé sur mon amour pour Jésus : Jésus est là, caché dans l’hostie exposée à l’adoration des fidèles, mais seulement là. Puis, cet autre raisonnement, également faux : Jésus, par le pain consacré, pénètre dans le corps du bon communiant, qu’il comble de ses grâces, et hélas ! aussi dans le corps du mauvais communiant, où il souffre de l’indignité de ce temple, sauf à punir le sacrilège ; mais il quitte l’hostie que les sectaires poignardent et ne leur laisse que le pain.

Cependant, j’en vins ensuite à la croyance à la transsubstantiation, mais avec une opinion encore confuse. Oui, me disais-je, la substance du pain disparaît sous l’effet des paroles sacramentelles prononcées par le prêtre, et elle est changée en corps et en sang de Jésus-Christ, avec son âme et sa divinité ; du pain, il ne reste que les apparences, c’est-à-dire la forme, la couleur et le goût. Mais alors j’étais épouvantée en pensant aux profanations de Dorothea S****, et je rejetais et adoptais tour à tour le dogme de la transsubstantiation.

Un pas décisif vers la vérité : je sus que le sacrement subsiste, tant que les espèces ou apparences du pain demeurent dans leur intégrité, c’est-à-dire en état de chose saine et sans altération. Mais je tremblais encore, j’étais affolée de douleur. Oh ! quels tourments je dois à Satan, qui inspire tous ces crimes !…

Enfin, la vérité me paraît être dans l’explication que j’eus en songe : — C’est pour les hommes que Notre-Seigneur Jésus-Christ a institué le sacrement de l’Eucharistie.

Qu’un misérable jette en un égout l’hostie sainte : Dieu subit l’odieux outrage : mais, les espèces du pain perdant bientôt leur intégrité, s’altérant, le sacrement cesse aussitôt de subsister. Il doit donc en être de même, dans le cas des profanations de la grande-maîtresse de Berlin. La gueule du chien est comme la bouche de l’égout ; l’outrage est subi sans durée ; l’Eucharistie a été instituée pour les hommes, non pour les animaux.

Cette pensée me consola, et dès lors je fus heureuse.

Le mercredi matin, 21 août, le bon aumônier était avisé. Avec quelle joie il lut la profession de foi que j’avais rédigée et signée dès mon lever !… Cette profession de foi n’entrait pas dans le détail de mes doutes passés ; je rejetai en bloc toutes les opinions quelconques, contraires aux enseignement de l’Église, dont je me déclarai la fille à jamais aimante et obéissante, m’obligeant d’avance à rétracter n’importe quels écrits ou paroles qui pourraient être jugés par le Saint-Siège entachés d’erreur, et reconnaissant l’infaillibilité du Pape, inspiré par l’Esprit-Saint en sa qualité de vicaire de N.-S. Jésus Christ.

Les jours précédents, nous avions eu, M. l’aumônier et moi, bon nombre de conversations ; il pourrait donc parler de moi au chef du diocèse, en parfaite connaissance de cause. Il m’interrogea néanmoins encore et se déclara satisfait de mes réponses.

— Je crois, lui dis-je, aux mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de l’Eucharistie, et à tous les mystères de la religion catholique, apostolique et romaine !… Je crois tout, tout !… Dites-le bien à Monseigneur.

Le jeudi, tandis que dans ma chambre de pensionnaire je terminais l’Hymne à Jeanne d’Arc, M. l’aumônier, s’étant rendu au chef-lieu du diocèse, était reçu à l’évêché.

Le lendemain soir, il rapportait au couvent l’autorisation de suppléer les cérémonies du baptême et de me faire faire ma première communion.