Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/04/Chapitre II

chapitre ii

Je crois !

(Suite)


Il fut vraiment le grand jour, ce samedi 24 août, grand jour et le plus beau de ma vie par mon union avec Dieu, avec Jésus.

Autour de moi, il y avait bonheur indicible ; mais tout ce bonheur d’autres ensemble pouvait-il égaler le mien ?…

Enfin !… Ô mon Dieu, je vous possède, et vous m’avez toute, toute !… Quel transport de l’âme ! quelle suave béatitude !… Ô Jésus, gardez-moi ; votre amour est trop bon pour y mêler quelque autre sentiment humain… Oh ! L’Eucharistie, voilà le vrai divin !…… L’Eucharistie, c’est le Ciel dans le cœur de la créature !… Mais ici, gardons mes impressions ; il suffit que les âmes fidèles les devinent ; ne profanons pas par la plume les mystères de la suprême jouissance d’une Première Communion.

En cette même manière, le pèlerinage national revenait de Lourdes, arrivait à Paris. On avait bien prié pour moi, à la sainte grotte des Pyrénées, et la divine Mère m’avait obtenu la plus grande des grâces. Gloire à Marie ! merci à tous ceux qui ont prié.

J’ai su, depuis lors, que le miracle de ma plénitude de foi n’avait pas été la seule merveille de ces heureux jours.

Parmi les pèlerins pauvres qui furent envoyés pour prier tout particulièrement à mon intention, une malade des plus intéressantes, Mlle Louise D***, avait été choisie par l’archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires, dont elle était membre. Mlle Louise D***, âgée de trente-deux ans, demeurant rue Monsigny, à Paris, étais tuberculeuse au plus haut degré. Dans ces derniers temps, le mal avait empiré au point que d’abondants et fréquents vomissements de sang s’étaient ajoutés aux suffocations, quintes de toux et autres douleurs de la cruelle maladie. « Le 4 juin, une hémorragie se produisit si violente, est-il dit dans le Pèlerin que les inquiétudes les plus vives se manifestèrent dans l’entourage de la malade ; on crut même devoir lui administrer les derniers sacrements, tant la faiblesse était grande et les étouffements effrayants. » Bref, Mlle Louise D*** était dans un état désespéré.

Mais elle avait une grande foi. Le bon prêtre qui sollicita une union de prières pour ma conversion, alors que j’écrivais le Palladium Régénéré et Libre, fit admettre Mlle Louise D***, sous mes auspices, au pèlerinage national ; après l’avoir examinée pendant près de deux heures, un des médecins de Notre-Dame du Salut la désigna pour faire partie du « train blanc », le train des grands malades. Mes amis priaient avec elles ; la prière est plus puissante que les meilleures prescriptions de la médecine. Le bon prêtre dont je parle était plein de confiance, lui aussi ; écrivant ainsi au sujet de Mlle Louise D*** et à propos de moi, il exprimait dans les Annales de l’Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires l’espérance de voir la Très Sainte Vierge me témoigner sa bienveillance par la guérison miraculeuse de ma pèlerine si gravement malade.

Eh bien ! le miracle a eu lieu ; il a été la réponse immédiate de la Divine Mère à la signature de ma profession de foi.

J’ai été émue jusqu’au fond de l’âme quand j’ai lu, ces jours-ci, le numéro du Pèlerin (n° du 29 septembre) relatant cette merveilleuse guérison.

« Arrivée à Lourdes (mardi 20 août), les crachements de sang se reproduisent, et la pauvre malade doit passer au lit la fin du premier jour de son pèlerinage. Relevée le lendemain, elle se rend à la piscine. Là, plongée dans l’eau glaciale, elle se sent mieux tout-à-coup et sort seule de la piscine. Désormais, il lui semble qu’elle est absolument guérie ; elle se ressent plus aucune fatigue et peut suivre les cérémonies du pèlerinage… De fait, dès son retour à Paris, Mlle Louise D*** est comme transformée ; elle ne sent plus de douleurs, quelles qu’elles soient ; aucune suffocation ; elle dort comme un enfant (elle qui avait perdu presque complètement le sommeil), et monte plusieurs fois par jour ses cinq étages sans fatigue ni étouffements ; l’appétit est revenu et, avec lui, les forces reprennent. Enfin, depuis le 21 août, jour où elle s’est plongée dans la piscine, aucun crachement de sang. »

Le 21 août !… Revoyez le dernier fascicule de ces Mémoires. C’est le mercredi 21 août qu’ayant enfin l’entière foi, mes derniers doutes s’étant évanouis, je rédigeai, dès mon lever, et signai ma déclaration de fidèle chrétienne, croyait sans aucune réserve à tous les enseignements de l’Église.

Il faut lire dans le Pèlerin les certificats des médecins sur le cas de Mlle Louise D***, avant et après la guérison ; certificat du 7 mai et certificat du 5 septembre.

La relation du miracle se termine par ce récit :

« Par une permission providentielle, en cette même première semaine de septembre, le prêtre qui avait administré Mlle Louise D*** et le médecin qui avait signé le certificat de maladie se trouvaient ensemble au bord de la mer. Tous deux ignoraient la guérison ; la conversation vint à tomber sur la malade de la rue Monsigny, et le docteur déclara très nettement que la pauvre enfant était absolument perdue. « Non seulement, disait-il, elle est tuberculeuse, mais ces hémoptysies terribles l’ont absolument épuisée, la science ne peut plus rien pour elle ; il faut la laisser dans sa chambre en lui accordant le plus de douceurs possibles, car elle n’en a pas probablement pour un mois. »

« La double constatation se trouvait donc faite en même temps et dans des conditions d’impartialité absolue. Pour nous, qui n’avons appris que ces jours-ci cette dernière conversation, la preuve est péremptoire : la guérison était impossible humainement parlant, elle a eu lieu instantanément à Lourdes. La Sainte Vierge, par cette guérison miraculeuse, avait récompensé la foi de la malade et montré en même temps sa bienveillance maternelle pour Miss Diana Vaughan, qui, le 24 août (jour de la rentrée du pèlerinage à Paris), faisait sa Première Communion. Mlle Louise D*** espère pouvoir, comme elle l’avait promis, se consacrer à Dieu dans le service des malades. Miss Vaughan va combattre le bon combat contre la Franc-Maçonnerie et le Luciférianisme.

« Gloire à Dieu ! gloire à Marie ! »

Qu’ajouter à cela, si ce n’est que je suis confondue ?… Lorsque mon esprit met en présence mon hier et mon aujourd’hui, la bonté divine m’apparaît éclatante d’une telle sublimité, que ma seule douce joie est alors de m’anéantir dans l’amour du Bon Maître, de me réfugier en son cœur, de m’y cacher, de ne plus vouloir vivre que là.

Et, songeant à toutes ces merveilles, je fus aussi assaillie par la pensée des crimes de mes anciens Frères et de mes anciennes Sœurs en Satan ; encore, je pensai aux chrétiens qui méprisent ou négligent l’auguste Sacrement.

Comme actions de grâces, je voulus faire une neuvaine ; j’en soumis, le jour même, le projet à M. l’aumônier. Une neuvaine eucharistique de réparation. Chaque matin, après la messe, je resterai en adoration devant le saint Tabernacle ; j’adorerai, je méditerai, je réparerai.

Le premier jour, réparation de l’incrédulité ; le deuxième, réparation de l’indifférence mondaine ; le troisième, réparation de l’égoïsme des cœurs durs ; le quatrième, réparation des péchés d’impureté ; le cinquième, réparation de la persécution ; le sixième, réparation des communions tièdes ; le septième, réparation des blasphèmes ; le huitième, réparation des communions sacrilèges ; le neuvième, réparation des profanations sectaires. Et, ce dernier jour, si j’en étais jugée digne, renouvellement de ma Première Communion.

Mon projet fut pleinement approuvé.

Le 25 août, je commençai donc ma neuvaine ; puis, dans l’entretien que j’eus avec M. l’aumônier à la suite de ma première méditation, je lui dis comment j’avais prié. Le bienveillant prêtre m’engagea alors à mettre ces prières par écrit chaque soir, avant de me coucher ; ce serait ainsi, me dit-il, une seconde méditation qui terminerait pour le mieux ma journée, et ce serait encore un bouclier contre les assauts nocturnes du démon. Heureuse inspiration ; mon repos n’a plus été troublé.

Quand il lut, le lundi 26, mes feuilles de la veille, le bon aumônier se montra fort enthousiaste ; mais le digne homme est trop indulgent. C’est pourquoi, lorsqu’il me conseilla de publier ces pages, d’en faire une brochure qui, à son dire, stimulerait la piété, il me sembla qu’il serait imprudent de m’en rapporter à son opinion trop portée en ma faveur. J’ai eu recours à deux autres conseillers ecclésiastiques. Puis, quoique approuvée pour le fond et pour le but, ma neuvaine rédigée a été discutée. Je ne suis pas faite, on le comprend aisément, au langage et à la précision théologiques ; de là, des observations, devant lesquelles je me suis inclinée bien volontiers. Si j’avais pris le seul avis de M. l’aumônier, ma Neuvaine Eucharistique pour réparer aurait pu être publiée le 14 septembre, fête de l’Exaltation de la sainte Croix. Or, les avis ont été partagés : il y a eu opinion pour correction de diverses expressions, et opinion pour maintien de la rédaction telle quelle. Le manuscrit a été transmis à l’Évêché ; entièrement soumise à la direction que j’ai sollicité, je n’en publierai pas une ligne qui ne soit approuvée.

Ma neuvaine elle-même a donc été terminée le 2 septembre ; ce jour-là, dans la soirée, assez tard, je quittai le couvent. Le lendemain, je retrouvais Bridget à son poste, et nous faisions la suite du voyage ensemble. Enfin, le mercredi 4, j’étais de retour dans la famille où j’ai ma retraite ; la, j’ai une vaste propriété rurale à ma disposition, je suis ignorée dans le pays. Le bon curé de la paroisse est seul dans le secret ; même, la plupart des personnes de mon entourage immédiat, braves gens tout de cœur et de simplicité, sont bien loin de soupçonner qui je suis, et d’ailleurs, ne s’en préoccupent aucunement.

Et, dans la paix charmante, en mes moments de loisir, je m’abandonne à mon immense bonheur. Croire un seul Dieu, adorer Jésus, aimer Marie, est-il plus sauve allégresse ?… Et comme l’amour du bien fait prendre en haine le mal !…

Croire ! cela donne pitié pour soi-même et pour toute l’humanité. Avec la foi dans le cœur, ce que l’on hait, c’est l’orgueilleux Maudit et ses infernaux complices, les déchus du ciel.

Oh ! avoir été ange, et, ange, avoir commis le péché, c’est affreux !… Non, il n’est pas de plus grande culpabilité… Je comprends maintenant la profondeur d’une telle déchéance. À toi, l’abîme éternel, ô Satan ! tu l’as bien mérité.

C’est lui qui pousse aux sacrilèges ; c’est lui, le premier coupable de tous les crimes. L’un des plus épouvantables qui aient été commis à ma connaissance, c’est le monstrueux forfait auquel je fis allusion dans le numéro 3 du Palladium Régénéré et Libre ; cette allusion n’a pas peu contribué à exciter les colères contre moi.

Je promis de raconter l’horrible assassinat. Mais pourquoi les FF ▽ du Grand Triangle Melekh-Hadour, d’Édimbourg, ont-ils reproché à leur secrétaire de me l’avoir rappelé ? Voilà encore un exemple de la lâcheté humaine. Ce Triangle m’avait voté des félicitations pour ma propagande publique, et son secrétaire, rédigeant la voûte, y inséra quelques mots au sujet de ce crime de Londres. Ma conversion a bouleversé le Triangle écossais, où j’avais jusqu’alors des amis ; on est revenu alors sur le vote, on a fait un grief au F ▽ secrétaire de ses trois dernières lignes. On a dit que c’était de son initiative personnelle qu’il avait écrit ceci :

« Le Triangle rappelle le fait lamentable de certain groupe de Londres, où fut assassinée, en 1891, une Chevalière Élue qui, admise à l’initiation supérieure, refusa de transpercer un pain eucharistique. »

Je reproduisis ces lignes et les fis suivre de ma promesse. Le F ▽ secrétaire, incriminé, n’a pas voulu entrer en discussion avec le Triangle qui revenait sur ses premiers sentiments à mon égard. Il a donné sa démission, paraît-il, et a quitté Édimbourg. A-t-il réussi à échapper aux ultionnistes ? ou bien a-t-il eu, dans le mystère, le sort de Luigi Ferrari ? Je n’ai eu de lui aucune nouvelle ; je souhaite que, comme moi, il se soit mis à l’abri, et surtout, s’il vit encore, je lui souhaite la lumière du seul vrai Dieu.

Dans le dernier jour de ma neuvaine eucharistique, j’ai été hantée par le souvenir de l’épouvantable crime de Londres.

J’avais promis de parler. Racontons ; il le faut.

La victime est une jeune institutrice, placée dans une famille anglaise. Elle avait été gagnée, d’abord, à la Maçonnerie d’Adoption ; puis, plusieurs présumèrent qu’on pouvait lui donner l’initiation palladique.

Le Triangle londonien, auquel elle fut présentée, avait professé d’abord ce que j’appelais « la bonne doctrine », au temps de mon erreur. En d’autres termes, ses fondateurs croyaient en Lucifer Dieu-Bon, tout en s’abstenant de pratiques satanistes. Mais cet état des esprits n’avait pas duré longtemps. En 1890, Lemmi, qui était alors chef du Directoire Exécutif, accrédita auprès de ce Triangle un prêtre apostat, d’origine polonaise, qui avait, pendant quelques années, erré à travers divers pays, avant de venir se fixer en Angleterre.

Ce Judas était animé d’une profonde haine contre le Christ, dont il avait été le ministre. Il s’appliqua à faire admettre les rituels de satanisme par le Triangle où il venait d’être inscrit pour sa résidence à Londres ; à cela, il parvint assez tôt.

Il avait composé une sorte de psalmodie, en mauvaise prose anglaise, qui reproduisait, en l’exagérant encore, le fameux hymne de Carducci. Cette apologie de l’ennemi de Dieu, où il n’employait pas le nom « Lucifer », mais bien le nom « Satan », lui valut une vogue chez les palladistes partisans de Lemmi. Son influence grandissait, grandissait ; au bout d’un an, il était le véritable directeur du Triangle qui l’avait accueilli.

Alors, ce fut une orgie de profanations.

La jeune institutrice avait été admise au grade de Chevalière Élue, peu de temps après que l’apostat commença ses manœuvres au sein de ce Triangle. Elle était française, je crois ; en tout cas, catholique de naissance. Il m’a été dit qu’elle était fille d’un réfugié de la Commune, mort en Angleterre avant l’amnistie.

La première initiation palladique ne lui avait pas fait deviner tout le but du rite ; dans le premier Atelier androgyne qui la compta comme Sœur, elle n’avait vu qu’une société de plaisir, lui fournissant l’occasion et le moyen de s’amuser, sans compromettre sa réputation. Elle n’était pas, cependant, de celles qui tombent tout-à-fait bas.

Quoiqu’il en soit, voulant tout connaître, elle sollicita, en 1891, l’initiation au grade de Maîtresse Templière. Alors, les infamies de l’abominable rituel avaient été encore renforcées par l’apostat polonais.

Je tiens le récit de ce qui se passa, d’une Sœur anglaise avec qui je fis le voyage de Rome, lors de la frauduleuse élection de Lemmi au souverain pontificat de la Maçonnerie universelle. Cette Sœur vota avec le parti de Charleston ; nous étions donc amies toutes deux ; elle ne m’a pas trompée, elle ne me démentira pas. D’ailleurs, elle me montra une lettre de mistress Alice B***, qui, ayant eu connaissance du crime commis dans un des Triangles de la province 37, où elle est grande-maîtresse et inspectrice générale avec pouvoirs étendus à tout le royaume britannique, approuvait cyniquement les assassins.

Je ne cachai pas mon horreur, quand cette sœur (S ▽ 892) me raconta le forfait dans ses affreux détails. Elle convint que c’était, en effet, épouvantable, et qu’il fallait, à tout prix, créer une réaction contre le satanisme s’infiltrant de plus en plus dans la haute-maçonnerie.

Cette ancienne amie se rallia à la Fédération du Palladisme Indépendant, dès qu’elle fut créée ; mais elle n’a pas eu le courage d’aller plus loin dans cette voie. Elle m’a écrit, après le n°2 du Palladium Régénéré et Libre, pour dire son avis j’avais dépassé le but, en « publiant » la voûte de Lemmi contre Jeanne d’Arc. Elle a donné suffrage à ceux qui me désavouèrent, à la suite de mon n°3. Par contre, ne voulant pas user de certaine arme qui pourrait la blesser, je la lui ai retournée, au lendemain de mon premier jour au couvent. Elle m’a répondu chez mon éditeur, pour me remercier. Je tentai alors, par correspondance, de lui faire comprendre l’énormité de son erreur religieuse ; j’ai voulu contribuer à la tirer de l’abîme, car j’avais pour elle une vive amitié et je sais qu’en elle le fond n’est pas mauvais. J’ai eu le malheur de ne pas réussir ; son démon lui a inspiré une dernière lettre ; celle-ci d’injures, traitant ma conversion de « détestable et honteuse trahison ». La pauvre femme n’est pas responsable ; est sous la domination de Moloch, à qui elle a été solennellement fiancée dans une pompeuse cérémonie présidée par le F ▽ 476, et qui la possède, à jour fixe, le premier vendredi de chaque mois.

Donc, j’ai eu l’exact récit du crime ; les renseignements, en raison de leur source, et aussi telle preuve vue, sont de ceux m’interdisant de douter.

La victime, qui avait alors à peu près mon âge d’aujourd’hui, ne s’attendait aucunement à ce qu’on lui demandât de poignarder une hostie consacrée. Elle se troubla, à l’injonction du grand-maître et de la grande-maîtresse du Triangle.

— Cela, dit-elle, je ne le ferai pas… Tout ce que vous vous voudrez, mais pas cela ?…

Le scélérat polonais insista, avec colère.

— Tu ne pratiques plus depuis vingt ans ta religion ! cria-t-il ; ton père t’a arraché aux mômeries des bigots ; il haïssait le Dieu de la superstition ; nous t’avions crue digne de lui !

— J’ignore si mon père a commis des profanations semblables à celle que vous réclamez de moi, répliqua-t-elle ; pourtant, je ne le pense pas. Il s’occupait plutôt de politique que de religion ; il ne croyait pas en Dieu, je le sais, mais les croyances religieuses des autres ne le gênaient pas… Oui, il est vrai, voilà bien des années que j’ai oublié le chemin de l’église ; je n’ai reçu l’Eucharistie qu’au jour de ma première communion. J’ai toujours conservé avec amour le souvenir de ma mère ; elle n’osa pas contrarier mon père, quand il lui défendit de me laisser aller au catéchisme de persévérance… Pauvre maman ! elle a bien souffert… Et elle priait pour mon père, quand elle lui ferma les yeux sur cette terre d’exil !… Elle est morte, à son tour… Mais je sens qu’elle me voit, de l’autre monde où elle est. J’ai dû l’attrister souvent par ma conduite. Néanmoins, je n’avais jamais soupçonné que vous me demanderiez de me donner au diable. Cela, non !… Vous me faites frémir, maintenant que je sais votre but… Oh ! je ne veux plus être des vôtres… Je n’ai communié qu’une fois dans ma vie ; mais j’étais une bonne petite fille… Tenez, je pleure en y pensant… Je suis une indigne créature, oui, oui, hélas !… À quel point faut-il que je sois indigne, pour que vous m’ayez crue capable de poignarder l’hostie où Jésus-Christ vit caché : car je crois que Dieu est là… Oh ! ma mère, dans l’autre monde, me maudirait, si je commettais un aussi exécrable sacrilège !… Non, non, jamais je ne ferais cela… Je vous garderai le secret que je vous ai promis ; puissiez-vous descendre à votre tour dans vos consciences : mais je ne veux plus être des vôtres, je me retire.

On l’avait laissée parler, sans l’interrompre.

— Tu viens de prononcer toi-même ta condamnation, fit le grand-maître, quand elle eut fini.

— Ma condamnation ?

— Oui. Puisque tu nourris les sentiments que tu viens de nous exposer, il fallait te retirer de la Maçonnerie avant d’être appelée au Palladisme. Quand on a franchi le seuil des Triangles, on ne démissionne plus, sous prétexte qu’on avait mal compris. Il est trop tard pour te retirer. Tu sais quels sont nos derniers mystères, et ils te font frémir, as-tu dit…

— J’en ai horreur, en effet.

— Tu es donc devenue notre ennemie…

— Non. Je suis désolée d’apprendre que vos règlements vous ordonnent de si horribles sacrilèges. Ce sont vos règlements que je rejette. Je maudis ceux qui les ont conçus et qui vous les ont imposés ; mais, vous autres, je vous plains d’être dans un tel égarement. Cette nouvelle initiation que vous vouliez me donner m’a ouvert les yeux.

— Malheureuse ! c’est toi qui viens de retomber dans l’aveuglement. Tu renies la lumière. Tu blasphèmes Satan, notre Dieu ; car c’est lui qui nous a donné nos règlements. Il ne nous les a point imposés ; nous les avons acceptés avec bonheur, parce qu’il est, lui, l’immuable vérité, le grand calomnié des prêtres et des rois… Ainsi, tu te ranges sous l’étendard d’Adonaï, tu redeviens de cœur l’adepte du Dieu de la superstition ; quoique tu dises pour te disculper, tu es maintenant notre ennemie… Eh bien, comme telle, tu es devenue un danger pour notre Ordre. Si nos opinions étaient déjà triomphantes sur le globe, peut-être te laisserions-nous sortir d’ici ; mais la superstition est encore la dominatrice ; nos rites sont mal interprétés par le vulgaire ignorant ; tout est bon aux prêtres d’Adonaï pour nous diffamer. Quiconque, ayant été des nôtres, cesse d’être avec nous, est contre nous. Notre sécurité nous oblige à te traiter en mortelle ennemie… C’est pourquoi, je l’ai dit, tu as prononcé ta condamnation toi-même. Tu ne sortiras pas d’ici.

Elle s’élança vers la porte ; mais les Frères qui se tenaient au fond de la salle lui barrèrent le chemin. Plusieurs mains vigoureuses s’abattirent sur elle.

— À mort ! à mort ! hurlait l’apostat polonais.

De véritables forcenés s’étaient emparés de l’infortunée jeune femme et maîtrisaient ses mouvements, quoi qu’elle fît pour se débattre. Dès lors, elle put bien se considérer comme perdue. On étouffa ses cris en la bâillonnant. Dans la lutte, ses vêtements avaient été déchirés en lambeaux. On la lia avec des cordes, très serrées autour du corps. Mais on disposa le bâillon de telle sorte qu’elle pût respirer.

On ne voulait pas la tuer immédiatement.

Les misérables levèrent la séance, abandonnèrent leur victime, gisant sur le sol, et partirent de la vieille maison, après avoir fermé avec soin toutes les portes. Si par impossible elle avait pu rompre son bâillon, ses cris n’auraient pas été entendus de l’extérieur.

En s’en allant, les bourreaux se donnèrent rendez-vous, à quelques-uns, pour le lendemain ; ils devaient délibérer sur le genre de mort à infliger à la malheureuse.

Ils revinrent, en effet, à la nuit tombante. Ils étaient neuf, dont deux Sœurs et sept Frères, parmi lesquels l’apostat polonais. Celui-ci, dans la journée, ayant fait apporter des tuyaux de plomb, du plus petit modèle dont on se sert pour les installations de gaz. Le scélérat avait eu une idée, et il se sentait certain de la faire adopter par ses collègues, elle était atroce.

Quand on reprit séance, dans la même salle que la veille, par conséquent en présence même de l’infortunée, inerte, mais respirant et entendant tout, un des Frères ultionnistes, pris sans doute de compassion, essaya de la sauver.

Il proposa, timidement, de mettre une dernière fois l’institutrice en demeure de transpercer d’un coup de poignard l’hostie consacrée.

— Elle a pu réfléchir depuis hier, dit-il, et peut-être est-elle revenue à de bons sentiments.

Mais l’apostat polonais s’opposa vivement à une nouvelle épreuve.

— Non, non ! s’écria-t-il. Elle s’est condamnée hier ; c’est définitif… C’est la peur de la mort qui seule lui ferait commettre ce qu’elle considère comme un sacrilège. Une fois hors d’ici, elle le regretterait ; elle irait trouver un prêtre d’Adonaï, se confesserait, obtiendrait l’absolution et ne reviendrait plus parmi nous. Plus que jamais elle serait notre ennemie. Ne la laissons pas échapper, et exécutons-la sans sursis, sans rémission !

Alors, il exposa son idée, soulignant son explication d’un rire féroce. Cet homme exerçait sur ses complices une véritable terreur ; aucun n’osa élever la voix contre lui, de crainte de se désigner à son implacable haine. Il demanda le vote à mains levées, et toutes les mains se levèrent.

Quel crime !… Voici ce que les neuf ultionnistes avaient voté :

Autour du corps de la victime, déjà lié par les cordes, on enroula les tuyaux de plomb, que l’apostat avait fait apporter. Puis, on descendit la victime dans une cave, aux murs épais ; cette cave, ainsi que les autres de l’immeuble, n’était pas utilisée, parce que la vieille maison, soit à cause de sa vétusté, soit à cause du voisinage d’un égoût, avait son sous-sol infesté par les rats, et ni les pièges ni les appâts empoisonnés n’avaient pu la débarrasser de ces mauvaises bêtes, de taille à lutter contre les chats.

En pâture aux rats, aux gros rats d’égoût, livrée vivante, tel fut le sort de cette malheureuse Sœur palladiste qui n’avait pas voulu poignarder l’hostie sainte !… On comprend, sans qu’il soit besoin de les décrite, quelles furent les horreurs de cette affreuse mort.

Et le souvenir de cet exécrable forfait m’a poursuivie souvent ; et j’y ai songé encore depuis le dernier jour de ma neuvaine ; et mon amour pour Dieu redouble, et ma haine redouble pour Satan.

Ah ! combien je suis heureuse d’avoir été éclairée, en cette nuit bénie du 20 au 21 août !… La douleur que j’éprouvais auparavant à la pensée de nouveaux supplices infligés à Jésus par les sacrilèges sectaires était devenue un tourment intolérable. Maintenant, je ne l’ai plus, le cruel doute. Je gémis sur les criminelles intentions des sacrilèges, des fanatiques lucifériens ; mais j’ai compris, je sais que mon Jésus bien-aimé est hors de toute atteinte.

Les explications théologiques des bons prêtres que j’ai pris pour conseils ne m’ont pas fait défaut ; M. l’aumônier lui surtout, m’avait vue en lamentation quand, dans ma foi indécise, le souvenir des transperceurs d’hosties me torturait, et il m’a prodigué ses sages avis, craignant de me voir retomber dans quelque doute, par ardeur d’amour pour le Divin Agneau. Un autre ecclésiastique m’a donné aussi ses consolations ; mais, puisque s’unissent si bien les grands cœurs de mes conseillers et guides spirituels, il est utile de faire passer dans les âmes des fidèles qui me lisent le réconfort que Dieu a daigné m’accorder.

Il ne faut pas, en effet, que les récits qu’il me reste à faire troublent les consciences. Ce que j’ai souffert, d’autres âmes amantes de Jésus pourraient le souffrir et se dire comme je me le disais avant le divin songe de ma nuit de délivrance : — Non ! cela n’est pas possible ! Dieu ne se laisserait pas ainsi poignarder, meurtrir, donner aux chiens ! — opinion fausse conduisant au doute sur la présence réelle.

Toute ma vie, je remercierai Dieu d’avoir fait pour moi ce miracle : la plénitude de la foi, non d’une foi aveugle, mais d’une foi limpide, éclairée par les lumières les plus inattendues.

N’ayez donc aucun trouble, amis et amies. Tous les attentats possibles contre la Sainte Eucharistie sont dans l’impuissance absolue, radicale, d’atteindre en aucune manière, et à aucun instant, soit la substance divine, soit la substance humaine de Jésus-Christ. Poignards ni chiens n’y peuvent rien…

« Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts, ne meurt plus, et la mort n’aura plus d’empire sur lui : car, mort pour le péché, il est mort seulement une fois ; mais la vie qu’il a maintenant demeure en Dieu. » (Saint Paul, Épître aux Romains, chap. VI, v. 9-10)

Disons-nous bien que Jésus vit à jamais dans son humanité glorifiée. Considérons que toutes les atteintes de la matière grossière sont de nul effet sur les corps en l’état bienheureux ; car ces corps ont non seulement l’impassibilité, mais une sorte de spiritualité. C’est encore saint Paul, l’incomparable saint Paul, qui le déclare en termes formels : « Le corps est semé dans la corruption ; il ressuscitera incorruptible. Il est semé dans ignominie ; il ressuscitera dans la gloire. Il est semé dans la faiblesse ; il ressuscitera dans la force. Il est semé corps animal ; il y a aussi un corps spirituel. » (1re Épître aux Corinthiens, chap. XV, v. 42-44).

Rien ne saurait être plus clair ; car il s’agit du corps des saints au temps prophétisé de la résurrection. Or, Notre Seigneur, ayant vécu sa vie humaine et étant déjà ressuscité, se trouve, par excellence, en cet état de corps céleste indiqué si nettement par saint Paul. Même, c’est de Lui que cette vie merveilleuse de corps spirituel, impassible, incorruptible, se communiquera aux corps ressuscités de tous ses élus.

Ayant cette conviction bien ancrée, nous tous qui aimons le Bon Maître, nous comprendrons que, quelles que soient les profanations que des scélérats fassent de l’adorable Hostie, Jésus n’est atteint physiquement en rien de son Être.

Certes, le crime est épouvantable ; il sera terriblement puni, à cause de l’atroce perversité qui veut en vain atteindre Dieu. Mais Jésus peut rester, et il reste présent dans l’Hostie au sein des profanations, tant que les espèces sacrées conservent les conditions posées par Dieu pour être les voiles qui couvrent sa présence. Sa souveraine Béatitude, son ineffable Sainteté échappent à toute l’impiété de la terre et des enfers.

Dans ces heures de trouble où je ne savais que croire, il m’arriva de songer aux miracles qui se sont parfois produits au courant de telles ou telles profanations. D’autres que moi ont vu des gouttes de sang couler d’hosties transpercées ; quand ce miracle se manifeste, les satanistes redoublent de rage, comme le juif des Billettes ; ils croient que le Christ est atteint et qu’il souffre. Ah ! combien j’ai frémi, combien j’ai été suppliciée, moi-même dans mon âme, quand ces faits miraculeux revenaient à ma mémoire. Je comprends aujourd’hui que, lorsque l’hostie transpercée laisse paraître du sang, c’est comme un jugement anticipé qui met sous les yeux de ces hommes-démons la réalité de la Présence Divine, et leur révèle à quelle sentence ils doivent s’attendre en entrant dans l’éternité.

Et c’est pourquoi il n’y a pas lieu de se troubler ; mais il faut s’en remettre à Dieu. On n’aura plus aucun trouble ni aucune velléité de doute, en comprenant bien à quel point la haine infernale est sotte, stupide. En toute réalité, elle s’acharne dans le vide. Que transperce-t-elle ? Les Saintes Espèces ? mais elles ne sont rien, que de simples apparences de pain sans substance. L’humanité glorieuse du Sauveur ? mais, toute présente qu’elle est, elle ne peut être atteinte par aucun moyen matériel.

Il reste donc aux palladistes et autres satanisants l’immense, l’insondable responsabilité de leur déicide intention ; et il nous reste, à nous, chrétiens fidèles, la douce et en même temps douloureuse tâche de réparer, d’aimer, d’adorer en proportion des vains outrages consommés.

Ah ! croyons, croyons !… Avec la foi dans les enseignements de l’Église, nous avons l’infaillible vérité… Crayons et aimons ; croyons et réparons ; croyons et adorons. Triomphons de Satan en nous donnant à Jésus, qui se donne à nous.