Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-11

Auguste Brancart (I et IIp. 203-209).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XI.

LES ROMANCES ET LA VIEILLE GOUVERNANTE.



LETTRE XXXI.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


A près des pourparlers de quinze jours, après mille démarches inutiles, j’ai enfin obtenu de Mathilde un aveu sincère de ses sentiments : elle m’aime, elle me l’a juré ; ce n’est pas à cet aveu que je prétends m’arrêter : elle est dans ce moment au désespoir, elle vient de perdre sa tante qui lui a servi de mère. Comme elle n’a plus aucun parent qu’un oncle assez maussade, on a résolu de la marier sur-le-champ… Mariage !… ce mot me fait frissonner ! Il te paraîtrait naturel que je fusse l’époux, mais il n’en sera rien, je ne puis être qu’à Honorée. Ensuite, mademoiselle de Téligni est promise dès son bas âge à un monsieur qu’elle n’a jamais vu ; il doit arriver dans un mois pour serrer avec elle les liens conjugaux ; elle m’eût préféré peut-être. Sais-tu comment j’ai appris son amour pour moi ? Non. Eh bien ! je vais te l’apprendre : sa tante venait de mourir depuis quelques semaines ; Mathilde, vraiment peinée de cette mort, s’était retirée dans un jardin qu’elle possède aux portes de la ville, avec madame de Ternadek qui ne l’a point quittée dans ces douloureux moments. Sous le prétexte de voir mon ancienne amie, j’avais mes entrées en ce lieu, séjour de la beauté. Charles, quelque peu piqué du succès de son féal parent Philippe, avait renoncé à des prétentions qu’il ne pouvait plus garder ; cependant il me semblait que sa retraite était bien prompte, car enfin de légères préférences ne voulaient rien dire ; on ne m’avait point dit : Je vous aime ; ainsi la balance ne penchait absolument pas de mon côté et le cruel se piqua malgré nos conventions. Je fis tout mon possible pour lui donner une meilleure opinion de lui-même : il m’embrassa en me répétant qu’il me cédait la place. Me voilà donc seul, tous les avantages étaient pour moi ; quoique je visse avec quelque déplaisir la résolution de Charles, elle ne me désespéra pourtant pas. Un après-dîner, je partis donc dans l’intention de faire une visite à Mme de Ternadek. En arrivant, le portier me dit que cette dame était revenue à Nantes pour quelque affaire, qu’en s’éloignant, elle avait laissé l’ordre de prier les visites qui pourraient lui venir, de vouloir bien attendre son retour ; je ne fus point fâché de cette disposition ; je ne voulus point de prime abord demander mademoiselle de Téligni. Je descendis de ma voiture et suivis une femme de chambre qui vint m’ouvrir l’appartement de madame de Ternadek. Je restai environ une heure occupé à lire les Provinciales que je trouvai sur une table ; ce livre inimitable m’intéressait extrêmement. Je riais aux dépens de la compagnie de Jésus, lorsque le son d’une harpe parvint jusqu’à moi : je me levai de dessus mon siège et je parcourus l’appartement pour apprendre d’où partaient les accords qui me charmaient ; j’aperçus une porte d’une forme égale à celle de la boiserie d’un petit boudoir ; je la poussai, elle me donna l’entrée dans une galerie revêtue de riches peintures ; cette galerie renfermait plusieurs instruments de musique ; au bout opposé à celui par lequel j’étais entré, il se trouvait une seconde porte dont je m’approchai ; alors, regardant au travers le trou de la serrure, je reconnus Mathilde qui jouait quelques légères variations ; j’allais me présenter devant elle, quand elle se mit à chanter une romance en ces termes :

ROMANCE.

Ah ! dans ce jour où la tristesse,
Vient assiéger mon sombre cœur,
D’un seul nom la magique ivresse,
Parfois sait charmer ma langueur,
Celui que j’aime à son jeune âge
Est bien digne de me charmer :
Ses traits, son renom, son langage,
Tout en lui devrait enflammer.

On dit que son âme volage,
Trompe, et ne veut point se fixer
On dit qu’il ne fut jamais sage,
On dit qu’un mot peut le blesser ;
Mais on dit aussi qu’il sait plaire.
Par son esprit, par sa gaîté ;
De Mars, de l’enfant de Cythère,
Il est, dit-on, l’enfant gâté.

L’étourdi souvent se parjure,
Vient-on me dire tous les jours ;
Il a causé mainte blessure,
Sans cesse il trahit ses amours ;
N’importe, dans mon vain délire,
Je ne saurais lui résister ;
Ah ! si pour moi ton cœur soupire,
Philippe je veux t’écouter.

Transporté de joie, en écoutant une telle romance, je veux lui répondre ; je me place à un piano qui se trouve auprès de moi et après un léger prélude, ma voix se fit entendre :

ROMANCE.

Il eut des torts, il fut volage,
Mais il ne te connaissait pas.
Ah ! désormais son cœur s’engage
À n’adorer que tes appas ;
Toujours fidèle
Tu le verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

Femme charmante, il est possible,
À vingt ans de changer d’amour.
Si pour moi ton cœur est sensible,
Je veux te chérir sans retour,
Toujours fidèle
Tu le verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

On te dépeint mon caractère
Avec de trop fortes couleurs,
Et malgré mon âme légère
Je chéris constantes ardeurs ;
Toujours fidèle
Tu me verras,
Mais point cruelle
Tu ne seras.

La surprise, mille autres sentiments avaient, pendant le temps de mon impromptu, agité le cœur de Mathilde. Elle était restée immobile sur son fauteuil, sans oser faire un pas. Enfin je terminai ; alors ouvrant la seule porte qui nous séparait, je fus tomber aux genoux de mademoiselle de Téligni ; elle avait son teint paré des plus vives couleurs, sa respiration était entrecoupée, son sein agité, son œil en feu ; j’étais aimé, nous étions seuls. Ô Maxime ! nous fîmes ce qu’on fait toujours à notre âge, lorsqu’on n’est que deux, et lorsqu’on ne se déteste point. Ce gentil boudoir fut le témoin de nos plaisirs. Ah ! ils ont été trop grands pour que j’essaye de les retracer. Maxime ! peins-toi la seconde des grâces, et tu pourras te former une idée des beautés de Mathilde. À ces charmes extérieurs, elle joint un esprit cultivé, des connaissances solides : elle joue plusieurs instruments ; elle compose elle-même de fort jolies romances, dont elle fait encore la musique ; elle brode avec perfection, elle danse… Pour ce dernier talent, tu connais combien peu je l’estime : à mes yeux il n’est rien s’il n’éclipse tous les autres. Mathilde, née dans les provinces méridionales de la France, a tout le feu, toute l’impétuosité de ces brûlantes contrées ; ses passions sont énergiques ; elles se développent sur une mobile figure que pare une profusion de cheveux noirs, de sourcils plus noirs encore ; ils s’arquent sur des yeux du plus bel ébène ; mais la peau est de l’albâtre sur lequel se refléterait un bouquet de roses. Je m’arrête, il est d’autres charmes dont je sais jouir, mais dont je ne veux point t’entretenir. En un mot, Mathilde est si belle, que je me suis juré, dans ses bras, de ne plus chercher de nouvelles conquêtes, jusqu’au retour d’Honorée. En vérité, Maxime, je suis enivré de mon bonheur ; rien n’a, jusqu’aujourd’hui, approché des délices que je goûte : tout, jusqu’ici, m’avait fait croire que je n’apprendrais plus rien dans les mystères de l’Amour. Eh bien ! il me semble, depuis que je connais Mathilde, que jusqu’aujourd’hui je n’avais été qu’un écolier, tant je me trouve habile à épuiser, à ranimer sans cesse le plaisir par mille tableaux qu’inventent nos deux fertiles imaginations. Bonsoir, Maxime ; je t’en souhaite autant.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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