Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-10

Auguste Brancart (I et IIp. 179-201).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE X.

Le C.... BATTU ET CONTENT.



LETTRE XXVIII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


P endant mon absence, les diverses sociétés de Nantes ont plusieurs fois changé de face ; j’ai perdu presque toutes les jeunes beautés qui me séduisirent ; il me prend fantaisie de t’apprendre leur sort, peut-être te plaira-t-il de le savoir. Euphrosine, mes premières solides amours, couronnant enfin la constance du maussade amant, a voulu, par manière sentimentale, courir les aventures avec lui ; ils sont partis ensemble ; madame de Closange a poussé les hauts cris, enfin il a fallu s’apaiser et consentir au mariage qui s’est fait sous de fâcheux auspices. Mademoiselle Sophie sèche sur pied dans l’attente d’un hymen qui n’arrive point ; elle a eu quelques aventures un peu obscures qui ont contraint le papa à la reléguer dans un couvent dont elle n’est sortie que depuis quelques semaines : je l’ai revue sans que sa présence vînt rallumer des feux qu’elle n’alluma qu’un moment. Eudoxie de Norris, toujours jolie, a donné dans une réforme peu croyable : elle n’est pas dévote, la chose lui serait impossible, mais elle est devenue savante, et voilà qu’un chacun la fuit avec autant d’empressement qu’on en mettait autrefois à se rapprocher d’elle. Laure de Montalbain s’est mariée ; elle a bien fait pour mon repos, pour le sien, comme pour celui d’Honorée. Jenni, sa charmante sœur, est encore demoiselle, toujours espiègle, toujours enchaînante, tandis que son cœur ne veut jamais se rendre. Les deux campagnardes Rosette et Sylvie après avoir passé de main en main, sont aujourd’hui dans une solitude déplorable. Célie n’est plus, la mort l’a frappée subitement, et son trépas a si fort épouvanté Adeline, que celle-ci a renoncé au théâtre, et s’est jetée dans les bras d’un pieux confesseur. Pour ma petite Célénie, elle est partie ; maintenant les Bordelais possèdent ses charmes. Me voilà par conséquent entièrement délaissé ; si maintenant le ciel ne vient à mon secours, je crois que je périrai d’ennui ; le destin m’en préserve !




Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXIX.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


J ’avais promis de ne plus briguer de conquêtes, de m’arranger à devenir raisonnable ; hélas ! ma tête s’opposera toujours à mes bonnes résolutions. Me voilà engagé de nouveau dans une aventure qui ne peut avoir que de fort agréables suites, quoique pourtant l’amitié y soit un peu compromise. Écoute, et ne me fais point part de tes réflexions.

Hier, dimanche, après avoir passé une partie de la matinée chez Charles de Mercourt, nous sortîmes ensemble dans la sainte résolution d’aller remplir nos devoirs religieux ; nous entrons dans la cathédrale de Saint-Pierre. L’assemblée était superbe ; les jeunes gens, nombreux ; les femmes très élégantes : je te jure que ce ne laissait pas de former un beau coup d’œil. Le hasard nous place auprès d’une dame âgée, dont l’énorme voile, le gros livre doré sur tranche nous annoncent la vaste dévotion. À ses côtés, sous un vaste chapeau de velours noir, se cachait la plus jolie figure que le temple renfermait : la beauté de cette jeune personne frappe en même temps Charles et moi.

« Comment trouves-tu cette figure ? »

— « Céleste ! me répondit-il ; je sens qu’il ne m’en coûterait pas beaucoup pour l’aimer à la folie.

— « Touche-là, Charles ; je t’en dis de même. »

— « En vérité ! »

— « Sur mon honneur ! »

— « Eh ! bien, amis rivaux, essayons tous les deux de lui plaire, et le plus heureux de nous… »

— « Engagera son ami à se consoler. » Nous disons. Notre marché conclu, nous nous préparions à chercher les moyens de lier connaissance, lorsqu’un événement imprévu aplanit presque toutes les difficultés. La chaleur était excessive ; la vieille dame ne put y résister ; elle s’évanouit. Nous volons à son secours. Nous l’emportons chez madame de Montalbain, tante de Charles, qui connaissait la dame malade. Là, nos flacons sont offerts ; bientôt les soins que l’on prend de madame de Téligni (c’était son nom) parviennent à lui rendre l’usage de ses sens. Madame de Montalbain assure que la promenade doit lui faire du bien ; elle accepte par complaisance, nous remercie de nos attentions. Sa nièce ne nous dit rien ; mais ses beaux yeux se tournèrent vers nous, et nos cœurs prétendirent que ses remercîments valaient bien ceux de sa tante ; cependant nous sortons. Jenni, cousine de Charles, s’empare de son bras ; j’offre le mien à mademoiselle Mathilde (c’était son mon) : elle accepte. Ma main tremble, celle de Mathilde frémit aussi ; cette belle rougit ; nos bouches s’ouvrent, et le mot intéressant, la journée est superbe, nous échappe à tous les deux en même temps. Tu dois rire, Maxime, de ton féal ami ; mais arrête-toi : le premier tour de promenade va rétablir ma réputation, et prouver à mademoiselle de Téligni que je sais parler quelquefois. Une femme d’une riche taille, parée comme un autel, passe auprès de nous ; elle nous fournit le premier aliment à la conversation, qui s’engagea de la manière suivante :

MATHILDE.

Voilà une magnifique femme ; sa tournure semble commander le respect.

PHILIPPE.

Mais elle serait bien fâchée qu’on eût pour elle ce respect qui devrait être l’apanage des personnes de son sexe. Sa parure lui coûte des sommes énormes, et madame d’Erville n’a pas une obole ; elle joue avec fureur et ne paie pas ses créanciers ; elle a une loge à la comédie, et ses enfants manquent de pain : comment peut-elle donc faire, me demanderez-vous ? Ah ! mademoiselle, elle a un grand secours dans elle-même. Il est malheureusement trop vrai que la pauvreté, apanage ordinaire de la vertu, l’est rarement du vice. Voyez à ses côtés ce jeune homme qui lui donne le bras ; il est fier de lui plaire ; il vient de payer d’une superbe paire de girandoles le plaisir de s’afficher avec une femme… tandis que cet épais financier, caché dans la foule, calcule encore avec douleur le prix de la voiture qu’il a offerte à la même divinité !

MATHILDE.

Elle serait bien reconnaissante de vos bontés, si elle pouvait écouter l’éloge que vous faites d’elle.

PHILIPPE.

Elle pourrait se plaindre de ma médisance, mais elle ne pourrait m’accuser de calomnie. Mais rangeons-nous, laissons passer ce colosse, qui joint au corps d’Hercule la tête d’Antinoüs et la bêtise de Midas, qui joue, perd, se laisse duper par air, qui est la dupe de tout le monde, dans l’espérance qu’on dira : C’est un seigneur ! tandis qu’on se contente de dire, c’est un sot : il se lève machinalement, il agit de même, et se couche le plus tôt possible pour se débarrasser plus tôt du poids de son existence, dont il est lui-même fatigué.

MATHILDE.

Quelle méchanceté !

PHILIPPE.

Ah ! dites plutôt, quelle vérité de portrait ! On m’a toujours dit que je peignais avec assez de ressemblance. Par exemple, pouvez-vous voir cette belle dont la tête porte la céleste expression d’une madone ? qui pourrait ne pas croire que l’âme la plus pure habite sous cette enveloppe ? Eh ! bien, sans être calomniateur, il serait possible de dire…

MATHILDE.

Ah ! de grâce, terminez ; je n’aime point d’entendre déchirer les femmes : oubliez-vous que leur sexe est le mien ?

PHILIPPE.

Il faudrait que j’en fusse moi-même pour l’oublier.

MATHILDE.

Les compliments ne trouvent pas plus de grâce auprès de moi, que les méchancetés.

PHILIPPE.

Vous ordonnez donc le silence à ceux qui vous entourent ?

MATHILDE.

Encore !

PHILIPPE.

Toujours.

MATHILDE, après un moment de silence.

Je ne sais quelle cause a pu donner naissance à cette manie qu’ont les hommes, d’accabler d’éloges exagérés les femmes qu’ils voyent pour la première fois ; il faut qu’ils aient une extrême opinion de notre faiblesse, pour se permettre d’imaginer que quelques compliments doivent nous prévenir en leur faveur.

J’allais répondre à cette attaque, lorsque Charles de Mercourt, qui brûlait du désir de causer aussi avec la belle Mathilde, s’approcha, suivi de sa cousine. La conversation devint alors générale ; je cherchais toujours à me faire distinguer, soit par mes opinions, soit par mes épigrammes. Plus d’une fois je vis Mathilde sourire à mes propos ; j’espérais alors, mais l’instant d’après je la voyais traiter Charles avec une affabilité qui me désespérait. Nous continuâmes longtemps à nous promener, enfin madame de Téligni donna le signal de la retraite ; plus heureux que Charles, je ramenais chez elle la belle qui nous charmait tous les deux ; pour lui, il ne put abandonner madame de Montalbain. Nous nous séparâmes après que je lui eus fait promettre de venir partager mon dîner. Madame de Téligni souffrait encore, aussi elle ne parlait que rarement. Mathilde n’ouvrait point la bouche ; je regardais les passants : nous étions dans ces dispositions lorsque nous arrivâmes à l’hôtel de Téligni ; là je laissai ces dames après en avoir reçu les remercîments d’usage.

Je revins chez moi : l’impatient Charles était déjà à m’attendre. « Vicomte, me dit-il, le sort t’a favorisé : heureux mortel ! je tremble d’avoir à recevoir de toi des consolations ».

— « Ami, lui répondis-je, mon bonheur n’est point aussi grand que ton imagination te le présente ; crois-moi, nous sommes tous deux au même point ; oui, la balance de la fortune vacillera bien des fois, avant qu’un de nous deux l’emporte définitivement sur l’autre ».

Pendant tout le temps de notre repas, nous ne parlâmes que de Mathilde. Charles me quittait en me promettant de me revoir chez madame de Ternadek, qui ce soir-là réunissait dans sa maison une société nombreuse ; mon dessein était de m’y rendre de bonne heure ; mais un incident assez bizarre m’en empêcha.

Il avait fait très chaud toute la journée, l’air était chargé, les nuages s’amoncelaient ; je me décidai à sortir malgré les apparences de l’orage, dans l’intention d’aller faire une visite de politesse à Madame de Nelsor. Je marchais assez vite quand un coup de tonnerre épouvantable se fait entendre, il déchire la nue, en un instant je suis environné de feu et couvert d’eau ; je cherchai promptement un asile, la maison de madame de Closange était à quelques pas de moi ; je franchis la distance qui m’en séparait, me voilà montant les degrés, frappant à la porte de l’appartement, ne trouvant personne, m’introduisant, et parvenant enfin jusque dans la chambre de la toute jolie Ambroisine. Tu n’as jamais vu cette jeune personne, sœur cadette de cette charmante Euphrosine, avec laquelle aux premiers jours de mon adolescence nous avions échangé ce qu’il est si doux d’abandonner à l’objet qu’on aime.

Ambroisine est vraiment jolie, ses cheveux blonds sont de la couleur la plus agréable, ils tombent avec profusion sur ses blanches épaules ; plus souvent les nattant avec art, elle les attache avec goût par un peigne d’une élégante forme : elle n’est point grande, mais sa taille est pleine de grâce, quoique les formes en soient peut-être trop prononcées. La bouche d’Ambroisine est parée par des dents du plus pur ivoire, et surtout par un sourire dont le charme est inexprimable ; ses yeux sont d’un noir très foncé, sa peau, son teint animés du plus éclatant coloris dont s’embellit la jeunesse : elle a encore un très petit pied, une main parfaite, en un mot, Ambroisine n’aurait rien à désirer, si ses qualités morales répondaient à l’attrait de son physique ; mais le revers de la médaille n’est point aussi digne d’éloge. Ambroisine est vive, parleuse, tripotière, c’est le mot, méchante à l’excès et par calcul, brûlante dans ses passions, sans cette retenue qui sied si bien à son sexe, bouffie de prétentions, sans usage du monde, impertinente par boutade, mais surtout d’une fausseté sans pareille.

Depuis que j’avais rompu sans retour avec sa sœur Euphrosine, j’avais fait très souvent ma cour à Ambroisine, qui tantôt m’accueillait, tantôt me repoussait, suivant que ses caprices le lui commandaient. Dans le fond pourtant, elle me voyait avec quelque intérêt : l’orage devait ce jour-là la contraindre à me voir avec tendresse.

Madame de Closange était à la campagne ; les domestiques dispersés, enfin Ambroisine était seule ; mon apparition lui fait pousser un léger cri ; bientôt revenant de cette première frayeur : « Ô M. d’Oransai, me dit-elle, quelle étoile favorable vous a conduit vers moi dans ce moment affreux ? »

PHILIPPE.

Ma bonne fortune, sans doute ; mais quoi, vous tremblez ?

AMBROISINE.

N’entendez-vous pas ce tonnerre qui m’épouvante au dernier point ?

PHILIPPE.

Pendant un temps pareil il est dangereux d’établir des courants d’air.

AMBROISINE.

Ah ! de grâce, fermez, fermez tout.

PHILIPPE, après avoir par distraction, sans doute,
mis le verrou aux premières portes.

Maintenant nous voilà en sûreté.

AMBROISINE.

Je suis seule, absolument seule ; imaginez-vous ma frayeur !

PHILIPPE.

La vue des éclairs la redouble peut-être.

AMBROISINE.

Assurément.

PHILIPPE.

Fermons donc les fenêtres comme j’ai fermé les portes ; (tous les jours sont bouchés, l’obscurité est complète) ; mais où donc êtes-vous, belle Ambroisine ?

AMBROISINE.

Auprès de mon lit ; venez me rejoindre.

PHILIPPE.

M’y voilà !

AMBROISINE.

Ah ciel ! (le tonnerre n’arrache point cette exclamation) ô Philippe ! laissez-moi.

PHILIPPE.

Chère, aimable amie, ne m’avez-vous point ordonné de tout fermer ?

AMBROISINE.

Ah !… oui… mais… non…, Philippe.

PHILIPPE.

Ambroisine… cède… (ensemble,) Ah !… oh !… quel éclair… quel délice… la foudre éclate… la pluie tombe à flots…

Nous disons, et l’usage de nos sens ne se retrouve que lorsque le ciel était redevenu serein ; tout occupé de mon active conversation avec Ambroisine, nous ne nous apercevions pas que le temps s’écoulait. Tout à coup on heurte à la porte de l’appartement, de manière à paraître vouloir l’enfoncer ; une voix se fait entendre, elle appelle sa sœur, c’était Euphrosine !… Que faire, il fallait nécessairement lui ouvrir : je me jette dans un petit cabinet voisin, la porte en est fermée à clef, Ambroisine rajuste ce qu’avait dérangé la peur de l’orage, ensuite elle court ouvrir à sa sœur, elle la trouve toute éplorée.

AMBROISINE.

Qu’as-tu donc ?

EUPHROSINE.

Mon époux…

AMBROISINE.

Eh bien !

EUPHROSINE.

Est un monstre.

AMBROISINE.

Que dis-tu ?

EUPHROSINE.

Je viens de le rencontrer avec ma femme de chambre.

AMBROISINE.

Ah ! le scélérat !

EUPHROSINE.

Que je suis malheureuse ! mais devais-je aussi le préférer à Philippe ? (Je dois te prévenir, Maxime, qu’Ambroisine détestait l’époux de sa sœur et que cette haine donna bientôt la naissance à la scène dont je vais te donner les détails.)

AMBROISINE.

Voilà, ma bonne amie, où t’a conduite ta funeste prévention.

EUPHROSINE.

Je la pleurerai tous les jours.

AMBROISINE.

Il faut tirer vengeance de la conduite de ton odieux mari ; mais qu’entends-je, c’est lui qui vient ici ?

EUPHROSINE.

Je ne veux pas le voir.

AMBROISINE, transportée de plaisir
à l’idée qui la frappe subitement.

Non, non, tu ne le verras pas ; vite, entre dans ce cabinet, tu y trouveras la vengeance toute prête.

Euphrosine n’a point le temps de lui demander l’explication de ces paroles, la porte est ouverte, Euphrosine entre, frémit de surprise en me voyant, veut ressortir, mais la porte est refermée brusquement, tandis que Marcel, son époux, entre dans la chambre d’Ambroisine.

EUPHROSINE.

Se peut-il ! quoi ! Philippe ici ?

PHILIPPE, avec le ton de l’ingénuité.

Contraint par la pluie à chercher un asile, je suis monté chez votre sœur, elle m’a reçu avec bonté, vous avez heurté, elle a craint que ce ne fût un étranger ; pour la faire sortir d’embarras, je me suis blotti dans ce cabinet.

EUPHROSINE.

Aurais-je pu m’attendre à vous trouver en ce lieu ?

PHILIPPE.

J’y suis, aimable Euphrosine, tel que j’y fus autrefois, toujours vous aimant, toujours brûlant pour vos charmes.

EUPHROSINE.

Ah ! Philippe ! ils ne sont plus, ces jours de mon bonheur.

PHILIPPE.

Ils peuvent renaître.

EUPHROSINE.

Laissez-moi, laissez-moi donc, vous dis-je ; mon ami, y pensez-vous ? quoi ! lorsque Marcel est aussi près ?

PHILIPPE.

N’avez-vous pas à le punir de sa perfidie ?

EUPHROSINE.

Je n’oserais.

PHILIPPE.

Viens, ma séduisante Euphrosine, viens te reposer sur ce sopha.

Je dis, je la saisis dans mes bras, sa faible résistance ne fait que doubler mon ardeur ; j’ai le soin de fermer le crochet de la porte, bientôt je retrouve mon Euphrosine telle que je l’avais trouvée jadis ; mes transports deviennent les siens, mes caresses sont partagées, par trois fois j’épuisai le coupe purpurine des plaisir amoureux. Pendant ce temps l’inconcevable Ambroisine parlait ainsi à M. Marcel.

AMBROISINE.

C’est donc vous, monsieur ?

MARCEL.

Chère sœur, où donc est ma femme ?

AMBROISINE.

Votre femme ? c’est sa suivante que vous voulez dire ?

MARCEL.

Euphrosine vous aurait-elle déjà appris…

AMBROISINE.

Mon infortunée sœur n’a rien de caché pour moi : je connais à fond, aujourd’hui, votre conduite que je soupçonnais depuis longtemps.

MARCEL.

Oui, je suis coupable, mais mon désespoir, mon repentir doivent me faire espérer mon pardon.

AMBROISINE.

Je ne pense point qu’Euphrosine y consente.

MARCEL.

Elle me sera peut-être moins défavorable que vous ; où peut-elle être ?

AMBROISINE.

Elle vient de sortir, sa tête était montée et bien disposée à vous punir de votre manque d’égards.

MARCEL.

Que pourrait-elle faire ?

AMBROISINE.

Que sais-je ! la conduite que vous avez tenue tantôt lui fournira quelques idées.

MARCEL.

Vous voudriez me faire entendre…

AMBROISINE.

Que vous serez puni par où vous avez péché.

MARCEL.

Y songez-vous ?

AMBROISINE.

Il vous sied bien de montrer du courroux lorsque vous êtes aussi criminel ! ma sœur est venue, elle a trouvé ici le vicomte d’Oransai, il est aimable, elle est en colère, il sont sortis…

MARCEL.

Sortis tout seuls… ?

AMBROISINE.

Vous pouvez vous apercevoir que je ne les ai point accompagnés.

MARCEL.

Où donc ont-ils été ?

AMBROISINE.

Le vicomte avait sa voiture, je l’ai entendu dire à son cocher de sortir de la ville ; la nuit est obscure…

MARCEL, tout hors de lui.

Ah ! j’entends, une femme en fureur a écouté vos pernicieux conseils, vous l’avez livrée et vous avez la cruauté de me le dire ; mais savez-vous à quoi vous mènera cette odieuse conduite ? À ma mort, à celle du vicomte, ainsi qu’au malheur éternel de votre sœur !

Il dit encore tout ce que la plus violente colère peut enfanter. Ambroisine riant à gorge déployée, la redoublait aussi par ses discours ; enfin, au moment où Marcel éperdu, sortait de l’appartement, la fureur dans l’âme et brûlant du désir de me rencontrer, la folle de Closange l’arrêtant par le bras, « calmez-vous, » lui dit-elle.

MARCEL.

Le puis-je, après vos discours ?

AMBROISINE.

Oui, Marcel, vous le pouvez encore.

MARCEL.

M’auriez-vous trompé ?

AMBROISINE.

Infidèle ! il fallait bien vous punir ; allez cette vengeance est trop douce, vous eussiez mérité que ma sœur vous eût rendu la pareille ; mais il n’en est rien. Elle est ici ; elle pleure un ingrat qu’elle devrait haïr !

MARCEL.

Ô délire du bonheur !

AMBROISINE.

Venez, venez Euphrosine ; que votre époux meure à vos genoux de repentir comme de confusion. Elle dit, et gardant le plus cruel sérieux, elle ouvre la porte du cabinet ! Euphrosine en sort avec précipitation ; son époux est à ses pieds. Ambroisine le persifle, tandis que je me tiens à quatre pour ne pas éclater. Je te laisse à penser l’excès de notre surprise lorsque nos entendîmes le commencement de cette inimaginable conversation. Quoique dans mes bras Euphrosine se mourait de peur ; quand elle parut, l’émotion du plaisir, celle de la crainte se confondaient sur son charmant visage. Le bon Marcel crut que ces signes étaient ceux du dépit ; il implora son pardon, il cria merci : enfin on reçut ses excuses, et il reconduisit chez lui son épouse vengée, pendant que lui était c..., battu et content. Je te dépeindrai mal la gaîté d’Ambroisine et la mienne. Lorsque ce couple rapatrié se fut retiré, nous fîmes encore des folies ; mais comme je voulais paraître à la soirée de madame de Ternadek, je me séparai de ma nouvelle amie, non sans nous être promis de nous revoir le plus souvent que nous pourrions. Il était tard lorsque j’arrivai chez madame de Ternadek. Imagine-toi, Maxime, l’étendue de ma surprise, lorsqu’en entrant dans le salon j’aperçus Charles de Mercourt, debout, devant une fenêtre, et causant avec la belle de Téligni… Ici je quitte la plume. Charles t’écrira demain sa conversation avec cette jeune personne, et puis je reprendrai ma narration.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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LETTRE XXX.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


S ais-tu que ton protégé Adolphe s’est tout à coup épris d’une belle passion pour moi ? Il vient très souvent me voir, il ne cesse de me parler de Clotilde, dont il me paraît toujours épris ; cette femme lui portera malheur, elle ne peut pas l’aimer, elle veut, je gage, le perdre. Quant à Émilien, on n’en entend plus parler ; l’opinion publique est qu’il a quitté la France ; puisse-t-on dire vrai ! Il est un homme que je voudrais bien revoir, c’est cet inexplicable Léopold ; mais il a aussi, selon toute apparence, disparu sans retour ; il a manqué à la promesse qu’il m’avait faite de venir me retrouver à M.... Je ne serai jamais content si je ne puis approfondir le mystère qui environne ce personnage. J’ai reçu l’autre jour une visite qui m’a causé une joie extrême, c’était celle du général Hippolyte, comblé d’honneurs qu’il a mérités ; il possède, d’une façon particulière, la faveur du célèbre monarque sous lequel nous vivons[1]. Hippolyte est comme tu sais, l’ami, le libérateur de ma cousine, mademoiselle de Barene ; je dois aussi la vie à cet excellent jeune homme, et je voudrais bien par mes actions lui témoigner ma reconnaissance, Hippolyte souhaiterait que je prisse du service : je le ferais bien, mais je ne veux point m’éloigner de Nantes avant d’avoir revu mon Honorée.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre

  1. Je n’ai point voulu parler de la Journée du 18 brumaire ; je n’ai mêlé les récits historiques à mes mémoires, que lorsque je l’ai cru nécessaire.