Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T2-12

Auguste Brancart (I et IIp. 211-235).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
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CHAPITRE XII.

LA PERFIDIE DÉJOUÉE.



LETTRE XXXII.

Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


O Maxime ! ô mon ami ! félicite-moi, prends part à mes transports, partage ma joie : Honorée est de retour, elle n’a point cessé de m’aimer, elle vient pour être mon épouse ; je n’en puis plus, mon cœur est étouffé, je pleure, je ris, j’ai de la peine à croire à mon bonheur. Quoi ! cette femme que j’aime tant, malgré la légèreté de mon caractère, peut consentir à me donner sa main, elle sera à moi… à moi… elle m’appartiendra, je me reposerai sur son sein ! Ah ! devant elle, disparaissez, amours volages ! plus de perfidie, plus de nouvelles conquêtes ; désormais amant, époux d’Honorée, à elle seule se consacrera toute ma vie ; je me croirais bien coupable si je ne rapportais pas à cette tendre amie tous les sentiments qui peuvent m’animer.

Je t’ai dit dans le temps que le duc de Barene fut chargé d’une mission secrète qui le fit partir pour la Russie ; sa fille ne voulant point l’abandonner partagea avec lui les fatigues de ce voyage lointain. Le séjour du duc nécessité par d’importantes affaires, se prolongea beaucoup plus qu’il ne pouvait le croire, plusieurs années s’écoulèrent ; ainsi Honorée, toujours le modèle des enfants, renfermant dans son cœur ses peines secrètes, n’apprit jamais à son père avec quelle impatience elle désirait de revoir et son amant et sa patrie. M. de Barene la voyant si calme à l’extérieur, ne douta plus qu’elle ne m’eût oublié ; il lui proposa plusieurs partis, entre autres, le prince de G... que mon Honorée refusa, comme elle avait déjà refusé tous les autres.

Sur ces entrefaites, le marquis de Montolbon vint la rejoindre ; la présence de ce fidèle ami lui rendit quelque satisfaction ; il sollicita vivement M. de Barene de rentrer en France ; mais ce fut en vain : ce seigneur conservant toujours ses premiers sentiments, avait pour jamais renoncé à revoir les lieux qui l’avaient vu naître. Honorée perdait tout espoir de se rapprocher de moi, quand la mort frappa le duc ; une longue maladie le conduisit au tombeau ; avant le moment terrible il fit appeler sa fille.

« Honorée, lui dit-il, c’est à ma dernière heure que je dois réparer mes torts envers vous. »

HONORÉE.

Vous, mon père ; vous, des torts ?

LE DUC.

Oui, ma fille : trop obstiné peut-être à la défense d’une cause que le ciel ne soutient pas, je vous ai contrainte à partager mon exil, je vous ai séparée d’un parent qui vous est bien cher ; mes malheurs ont été les vôtres, mon bonheur, je vous le dois. Ah ! que je puisse du moins aujourd’hui vous en récompenser, s’il m’est possible ! Honorée, je vous commande même, de prendre pour époux votre cousin Philippe.

HONORÉE.

Mon père !…

LE DUC.

Dès que mes yeux se seront fermés sans retour, partez pour la France ; si j’en crois de certaines nouvelles, mes biens n’ont pas été spoliés, le souverain qui règne dans ce beau pays est juste ; il vous rendra une fortune qui, réunie à celle du vicomte d’Oransai, vous permettra de tenir un état digne du rang que vous aviez autrefois. Ma fille, vous direz à Philippe que je lui pardonne, vous lui direz de faire votre bonheur. Ah ! tous les jours on n’a pas une épouse telle qu’Honorée ! » En parlant ainsi, le duc s’affaiblit sensiblement, sa parole s’éteignit dans sa bouche et bientôt l’inconsolable Honorée ne serra plus dans ses bras que les restes insensibles du plus vertueux des hommes.

Je tire le rideau sur les suites de cette scène douloureuse où Honorée apprit encore à mieux connaître le marquis de Montolbon : ce fut sous la conduite de celui-ci, après avoir rendu les derniers devoirs à son père, que ma cousine se mit en route pour revenir respirer l’air pur de la France heureuse.

J’étais dans mon boudoir, couché sur un divan, enfoncé dans des rêveries profondes ; je repassais dans mon esprit les événements divers qui avaient tour à tour agité ma vie ; je me rappelais toutes les femmes qui avaient parlé à mon cœur, ou au moins à ma tête. Je suis arraché à ces rêves par le bruit de la porte qu’on ouvre avec fracas ; je veux me retourner avec quelque impatience, mais avant que je puisse exécuter ce mouvement, je me sens embrassé. Ah ! je ne tardai pas à reconnaître Honorée ; ivre d’amour, éperdu de joie, je ne me connaissais plus, je ne savais que rendre à mon amante les caresses dont elle m’accablait. Quel moment, quelle volupté pure quels délices incompréhensibles pour tous autres que pour nous ! nous nous regardions, nous ne nous en lassions pas ; nos baisers se confondaient aux pleurs d’une douce joie. Honorée n’était plus une enfant, l’âge avait développé toutes ses grâces : elle est maintenant d’une beauté miraculeuse, vingt et un ans il ne lui reste plus rien à acquérir.

Après les premiers moments de notre entrevue, je me hâtai de lui demander si ce n’était point une illusion, que tout ce que j’avais vu dans le château de la forêt.

« Mon ami, me répondit-elle, vos sens n’ont point été séduits, c’était bien moi que vous avez vue ; mon père voulant se rendre en Russie se confia en Léopold, qui l’assura que sans danger il lui ferait traverser la France. Nous débarquâmes à Nantes secrètement, je ne voulais point m’en éloigner sans vous avoir vu ; Léopold me jura de me procurer cette satisfaction, vous savez le reste. Lorsque je vous quittai je croyais vous revoir encore, mais le duc ne crut point devoir me le permettre ; nous partîmes sur-le-champ toujours escortés par Léopold, qui ne nous abandonna qu’après que nous eûmes dépassé les frontières. Qu’il est extraordinaire, mon ami, cet inexplicable personnage ! je n’ai pu le deviner quoique j’aie bien cherché à y parvenir ; l’as-tu revu depuis ? »

— « Oui, ma tendre amie, mais depuis bien longtemps il s’est soustrait à mes regards, et si même j’en crois la rumeur populaire, il aurait cessé de vivre. »

— « Nous perdrions en lui un ami bien utile et bien cher. »

— « Ma reconnaissance sera éternelle. »

Honorée et moi nous vîmes alors entrer la comtesse ma mère, qui me présenta le marquis de Montolbon ; je fis à ce jeune seigneur l’accueil distingué qu’il méritait ; tout en lui me charma, son air, ses manières, ses qualités, je ne tardai pas à reconnaître qu’il était digne de mon amitié, et en nous embrassant nous nous promîmes un attachement inviolable.

Honorée a revu avec un vrai plaisir le généreux Hippolyte. D’après ses conseils, ma cousine m’a sollicité de demander du service ; j’ai chargé Hippolyte de mon placet ; mais quel a été mon étonnement, lorsqu’il m’a remis un brevet de lieutenant que l’empereur m’accordait ! j’ai reconnu dans cette démarche, Hippolyte.

« Je savais bien, m’a-t-il dit, que vous finiriez par rentrer dans une carrière si bien faite pour vous ; ainsi je n’ai fait que devancer votre demande en travaillant pour vous. »

Maxime, tout est conclu, sous trois semaines je deviens l’époux d’Honorée : mon bonheur serait complet si ta présence me prouvait la sincérité de tes sentiments.




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LETTRE XXXIII



Clotilde Derfeil à Justine de R....


Q ue de temps s’est écoulé depuis le jour où, heureuse pour la première fois avec Philippe… Ah ! Justine, ne rappelons plus ces délicieux moments, ils se sont écoulés avec la rapidité de l’éclair ; mais ils ont laissé dans mon cœur une impression bien cruelle. C’en est fait, mon amie, il n’est plus de bonheur sur la terre pour Clotilde. La dissipation, les nouvelles intrigues, rien ne peut cicatriser ma fatale blessure. Oui, j’aime encore le mortel qui m’abhorre, c’est encore à lui que se rapportent toutes les pensées de mon âme ; c’est toujours pour lui qu’elle est embrassée. Hélas ! pourquoi n’ai-je point su lui plaire jusqu’au tombeau ? Pourquoi ai-je entre lui et moi élevé une barrière qui ne pourra jamais s’abaisser ? Et quand elle disparaîtrait, aurai-je encore le temps de jouir de mon nouveau bonheur ? Justine, je ne sais, mais de sinistres pensées viennent m’affliger sans cesse ; tous mes crimes passés se retracent à ma vue ; pendant la nuit mon lit qui repousse le sommeil, est entouré des ombres de ceux qui me durent leur perte. Que je suis faible ! je crois du moins les voir ; ils me glacent, ils me présagent la mort. Ah ! qu’elle ne tarde point, qu’elle vienne, je l’appelle, je l’appelle, je l’invoque ; un sommeil éternel me guérira de tous mes maux… ! Dormirai-je éternellement… Oh ! pensée désespérante, et toi,… toi, source première de mes infortunes, barbare Philippe, te riras-tu de ma douleur sans en être puni ? Te verrai-je tranquillement le bienheureux époux de cette odieuse Honorée ! Elle est revenue, elle a paru, et sa présence a soudain fixé pour jamais le volage d’Oransai ; il ne soupire qu’après l’instant de son union avec elle ; et, je le laisserais s’unir sans y apporter des obstacles ! Si je le faisais, je ne serais pas moi. Non, Philippe, ne te flatte point de posséder Honorée avant que je t’aie puni ; je veux que la société dont tu brigues les suffrages avec tant de soin, te repousse comme le plus méprisable des calomniateurs ; je veux que la haine publique… Eh ! sais-je ce que je veux ? N’importe, il faut que je me venge, dussé-je périr l’instant après. Adelphe de Melclar, qui toujours m’adore, qui m’aime d’autant plus qu’il ne me possède pas ; Adelphe est digne de me seconder ; je séduirai facilement ce jeune homme, je l’entraînerai dans ma perte ; car si Clotilde doit succomber, ce ne peut être que d’une façon qui laisse d’elle-même un terrible souvenir. Adieu, Justine ; t’écrirai-je encore ? Oh ciel !… quelle épouvantable vision me frappe, je crois voir un glaive sanglant,… je ne vois rien ; mais un cœur dans l’état du mien croit voir tout ce qu’il aime ou qu’il redoute.




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LETTRE XXXIV.



Clotilde Derfeil à Adelphe de Melclar.


V enez, Adelphe, venez, mon amant ; vous m’aimez, dites-vous, venez m’en donner la preuve, obéissez-moi, et plus de retard dans votre récompense, vos désirs deviendront les miens, nous serons heureux ensemble ; avant ce moment enchanteur, je veux vous convaincre de la déloyauté du vicomte d’Oransai, ainsi que de mon innocence ; vous me verrez telle que je suis, et tel qu’il est ; vous serez satisfait ; accourez, ne tardez pas, j’ai besoin de vous pour conduire à sa fin l’entreprise que je médite ; encore une fois, venez ce soir, servez-moi demain matin, et deux heures après… vous m’entendez. Adieu, mortel que j’aime et que je ne cesserai jamais de chérir.


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LETTRE XXXV.



Adelphe de Melclar à Clotilde Derfeil.


P uis-je croire ce que je viens de lire ? Quoi ! vous répondrez à mes désirs ? Ô Clotilde ! et à quel prix mettez-vous cette faveur enivrante ? Que faut-il faire ? Quelle chose impossible me demandez-vous ? je tenterai tout, je ne doute pas de tout réussir, tant je mettrai de l’opiniâtreté à vous satisfaire : je serai chez vous à l’heure que vous me dites de m’y rendre, j’y viendrai avec la ferme résolution de vous prouver l’excès de mon dévouement.




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LETTRE XXXVI.



Philippe d’Oransai à Maxime de Verseuil


T u peux venir, Maxime, tu ne trouveras plus d’hymen, plus de bonheur ; tu trouveras ton Adelphe couché sur un lit de mort et victime de l’exécrable Clotilde ; écoute et frémis. Ce matin, à neuf heures, je me levais lorsque annoncé par Robert, Adelphe a paru dans ma chambre ; depuis quelque temps il me comblait de politesse, je me faisais un vrai plaisir de le voir, je le reçus avec un sourire amical.

PHILIPPE.

Eh ! bon Dieu, cher Adelphe, quel est le projet de conquête qui vous occupe à cette heure-ci ?

ADELPHE.

Qui peut vous faire penser cela ?

PHILIPPE.

Mais votre brillante parure.

ADELPHE.

En revanche, vous n’avez point d’aussi grands desseins, je gage car vous vous mettez trop simplement.

PHILIPPE.

Ainsi qu’il convient pour une promenade du matin.

ADELPHE.

Vous n’avez donc point aucune affaire importante ?

PHILIPPE.

Non.

ADELPHE.

Dans ce cas, vous allez venir avec moi.

PHILIPPE.

Où donc, s’il vous plaît ?

ADELPHE.

Chez madame Derfeil.

PHILIPPE.

Y songez-vous ? moi ! chez madame Derfeil ? depuis longtemps j’ai renoncé à l’honneur d’aller lui rendre mes devoirs.

ADELPHE.

Vous y viendrez cependant.

PHILIPPE.

Je vous assure bien que non.

ADELPHE.

Vous m’écouterez au moins ?

PHILIPPE.

Ah ! pour cela, très volontiers.

ADELPHE.

Vous avez, pendant longtemps, été l’ami, l’amant même de madame Derfeil ; vos assiduités auprès d’elle ont donné naissance à mille bruits plus ridicules ou plus odieux les uns que les autres ; on prétend que vous avez renoncé à paraître chez elle, parce qu’elle avait voulu vous empoisonner ; cette infâme calomnie se répand, la malignité l’accrédite, déjà on se refuse à voir Clotilde, le monde est si impitoyable ! vous qui savez mieux que personne la fausseté de cette accusation, vous devez la faire tomber par votre conduite ; hier madame Derfeil ayant invité la société de madame de Nelsor à venir déjeuner ce matin chez elle, a dit que vous aviez promis de vous rendre à son invitation.

PHILIPPE.

Moi ?

ADELPHE.

Oui, vous Philippe ; vous ne démentirez point cette femme malheureuse, vous n’accréditerez pas d’atroces rumeurs en refusant.

PHILIPPE.

Vous m’embarrassez, Adelphe ; je ne sais ce que je dois faire ; mais j’ai promis à ma cousine une entière confiance, je cours la consulter, et je vous apporterai sa réponse.

Je descends chez Honorée qui loge dans l’hôtel voisin de celui de notre famille, je lui raconte ce qui se passe, je lui fais part de la tentative d’empoisonnement que madame Derfeil employa jadis pour me perdre ; d’une autre part, je lui montre une femme vindicative, emportée, que pouvait exaspérer un refus, que pourrait, peut-être, désarmer une complaisance ; je lui dis combien les calomnies de madame Derfeil nous seraient désagréables ; je lui jurai de prendre les plus sévères précautions pour me dérober à de nouveaux pièges ; enfin, je terminai en lui laissant l’entière liberté de me retenir ou de me permettre de me rendre chez Clotilde.

Honorée, vivement émue de tout ce que je venais de lui dire, ne sachant, d’abord, que me conseiller, finit cependant par m’engager à faire une dernière démarche qui ôterait à madame Derfeil tout prétexte de m’accuser d’ingratitude ; elle me fit promettre de ne manger que ce que tout le monde aurait goûté, de ne rien accepter de la main de mon ennemie ; je lui donnai l’assurance certaine de ma prudence ; nous nous séparâmes après nous être tendrement embrassés et je fus rejoindre Adelphe qui m’attendait avec impatience ; sa joie fut extrême lorsqu’il apprit que je consentais à le suivre ; nous partîmes sur-le-champ ; j’avais déjà fait une centaine de pas, lorsqu’une pensée subite m’ayant frappé, je m’arrêtai :

« Attendez-moi, dis-je à Adelphe, je suis sorti sans prendre un mouchoir, je vais en toute hâte en chercher un. »

Ce n’était pas un mouchoir qui me manquait, mais une inspiration de ma bonne fortune venait de me dire qu’il ne fallait pas que je revinsse chez Clotilde, sans porter avec moi la lettre que j’avais retenue lorsque je lui rendis tous ses dons ; cette lettre en disait beaucoup plus que je n’eusse pu en dire moi-même.

Après m’être muni de cette pièce importante, je suis revenu et nous avons continué notre course ; je ne pourrai te dire pourquoi j’ai pris une pareille précaution.

Je ne saurais pas rendre compte de ma pensée, mais j’allais chez une femme dangereuse, et je jugeais nécessaire de ne point m’y présenter sans être prêt à l’attaque comme à la défense ; nous sommes arrivés dans cette maison où jamais je n’eusse dû paraître ; nous avons franchi l’escalier ; en arrivant dans l’antichambre, Bastienne s’est présentée devant nous.

« Messieurs, nous a dit la friponne, madame Derfeil, contrainte à sortir pour une affaire indispensable et qui ne souffrait point de retard, m’a chargée de prévenir les premiers convives qui viendraient, qu’elle désirait qu’ils fissent en son absence, les honneurs de sa maison. »

Elle dit, et au lieu de nous introduire dans le salon, elle ouvre pour nous la chambre de Clotilde dans laquelle elle nous introduit ; ensuite, nous ayant fait une profonde révérence, elle ferme la porte et nous laisse. La vue de cette chambre me rappelant de désagréables souvenirs, je ne pus m’empêcher de le témoigner par la subite altération de ma figure.

ADELPHE, le remarquant.

Qu’avez-vous donc, d’Oransai ? vous changez de visage ?

PHILIPPE.

On n’est pas toujours maître de soi.

ADELPHE.

Éprouveriez-vous quelques douleurs ?

PHILIPPE.

Non ; le physique ne souffre pas chez moi ; mais ici, je vous l’avouerai, le moral est au supplice.

ADELPHE.

Voyez ma simplicité ! j’eusse cru que cette chambre ne pouvait vous rappeler que des idées agréables.

PHILIPPE.

Ce n’est pas chez madame Derfeil où le passé pourra me retracer des plaisirs.

ADELPHE.

Vous avez eu donc bien à vous plaindre de la charmante Clotilde ?

PHILIPPE.

Tous ceux qui l’aiment doivent un jour porter la peine de cette faiblesse.

ADELPHE.

Vicomte, puis-je vous parler franchement ? N’avez-vous point eu des torts envers elle ? n’avez-vous pas quelque peu exagéré ses légères erreurs ?

PHILIPPE.

Les exagérer, Adelphe ? ah ! la vérité est mille fois au-dessus de tout ce que j’ai pu en dire ; vous frémiriez vous-même si je déroulais à vos yeux l’affreux tableau de l’odieuse conduite de Clotilde.

ADELPHE.

Non, Philippe, vous ne pouvez plus longtemps me cacher ce qu’il faut que j’apprenne ; je ne vous tairai point que madame Derfeil a su toucher mon cœur. Éclairez-moi sur le danger que je cours ; faites-moi connaître son caractère, que sans doute je n’ai vu que de son côté brillant. Au nom de l’amitié, au nom de Maxime, notre ami commun, parlez, parlez, je vous en conjure !

PHILIPPE.

Eh bien ! puisque vous le voulez, je ne vous déguiserai rien ; vous connaîtrez à fond le caractère de cette femme dangereuse.

Alors j’ai raconté à Adelphe toute la vie de Clotilde ; je l’ai prise dès son berceau ; j’ai parlé d’un certain Joseph… quelle horreur !… J’ai nommé les amants qu’elle avait fait monter à l’échafaud ; les dilapidations dont elle s’était rendue coupable, d’intelligence avec Émilien ; les crimes qu’elle avait partagés avec celui-ci, ses débauches, ses fureurs, l’empoisonnement dont je devais être la victime ; enfin rien ne fut oublié pendant mon récit. Ému, sans doute, par l’air de vérité qui régnait dans mes accusations, je voyais Melclar pâlir, rougir tour à tour.

À peine ai-je terminé, qu’il s’écrie avec emportement : « Ô ! Clotilde, pourrez-vous vous justifier ! »

— « Oui, sans peine, je le pourrai, dit celle-ci en sortant de son alcôve, dont les portes s’ouvrent avec impétuosité, en me laissant voir mesdames de Nelsor, de Montalbain, etc., messieurs de Ternadek, Armand de Sérac, etc. Je connus à l’instant dans quel piège j’étais tombé, mais je ne craignais rien, j’avais avec moi apporté la vengeance. Toute l’assemblée jetait sur moi un regard d’indignation :

« Monsieur, dit Clotilde, vous qui m’accusez, où sont vos preuves ? Indigne calomniateur ! vous êtes démasqué : un sot peut se vanter des faveurs qui lui furent accordées, un fat suppose celles qu’il n’obtint jamais. »

Cherchant à imiter son sang-froid, voulant retenir ma juste fureur : « Madame, lui dis-je avec tranquillité, comme je ne veux point passer ni pour un sot, ni pour un fat, voici une lettre qui dans la minute va décider lequel de nous deux est le vrai coupable. » Je dis, et je sors de ma poche la lettre accusatrice. À cette vue foudroyante, Clotilde a senti sa perte ; elle pousse un cri m’appelle monstre ! s’élance pour m’arracher le fatal papier ; mais les forces l’abandonnant, elle tombe évanouie sur le plancher. Lisez, dis-je, lisez, vous qui avez pu consentir à me laisser conduire dans le plus exécrable des pièges. »

« Monsieur Philippe, me répond-on, monsieur Philippe, ah ! tout est expliqué. Sortez, laissez une femme digne de notre mépris. »

— « Jamais, leur dis-je, je n’eusse poussé la vengeance aussi loin ; et toi, vil satellite d’une furie, faible et lâche Adelphe, m’écriai-je, c’est, toi qui dois payer et pour toi et pour elle. Oseras-tu me suivre au champ d’honneur ? les perfides rarement en ont le courage. »

— « Oui, oui, me dit-il d’une voix étouffée, je vous satisferai ; marchons sur-le-champ. » En vain quelques personnes de la société cherchent à nous calmer, il n’est plus temps ; on ne peut arrêter ma colère ; le devoir parle trop impérieusement dans mon cœur. Nous sortons laissant Clotilde toujours évanouie ; Adelphe et moi nous allons chercher des armes. Armand de Sérac consent à être le second de Melclar ; Charles réclame notre amitié pour que je le choisisse ; je n’en eus pas pris un autre. Nous volons au lieu du rendez-vous.

« Philippe, me dit Adelphe, voulez-vous employer les pistolets ? » — « Non, lui répondis-je, nous sommes gentilshommes, c’est l’épée qui doit être notre arme. » Nous ne tardons pas à nous attaquer. Poussé par la fureur, je combats avec une espèce de rage ; Melclar, plus calme, pare mes coups plutôt qu’il ne cherche à m’en porter ; cependant il parvient le premier à faire couler mon sang ; alors, me précipitant sur lui comme un forcené, je ne lui donne point le temps d’éviter mon fer, qui le frappe par sept différentes fois dans le bras ou dans la cuisse : il tombe. « Ah ! me dit-il, je vous pardonne. » Ma vengeance apaisée, j’accusai l’excès de ma colère. Je reviens chez moi ; là m’attendaient les larmes et la douleur. Honorée, la comtesse étaient dans un état difficile à décrire ; la nouvelle de la scène qui s’était passée chez Clotilde n’avait point tardé à parvenir jusqu’à elles ; elles savaient aussi que j’étais sorti pour aller venger mon injure : elles tremblaient pour moi. Elles m’ont revu, leur crainte s’est dissipée. Avais-je tort de te dire que madame Derfeil perdrait Adelphe ? On vient de m’apprendre que cette femme détestable vient de partir : je crois qu’elle nous quitte sans retour. Le ciel en soit loué ! me voilà délivré de tous mes ennemis.




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LETTRE XXXVII.



Adelphe de Melclar à Maxime de Verseuil.


L e voile avilissant qui couvrait mes yeux aveuglés est enfin tombé ; mais dans quel moment ! mais de quelle manière ! Trompé par celle que j’aimais, par celle que je croyais au-dessus de son sexe, je me suis vu déshonoré, trahi par elle. Comme elle avait su me surprendre avec art, depuis un si long espace de temps, elle m’enlaçait dans ses lacs perfides. Ah ! Clotilde, deviez-vous abuser ainsi ma faiblesse comme mon inexpérience ? Deviez-vous vous parer de la vertu quand votre cœur était le réceptacle de tous les crimes ? Maxime, vous ne savez pas par combien d’art elle a su me conduire à la seconder dans son lâche projet ; c’était, non pour punir un ingrat, mais pour rétablir sa réputation, qu’il fallait que Philippe fût publiquement démenti. Que de larmes ! que de promesses mensongères sont venues me contraindre à lui céder ! L’amour a étouffé la voix sacrée de l’honneur. Je n’ai plus été ce que je devais être ; je suis devenu l’instrument de la perfidie : leçon épouvantable pour tous ceux qui comme moi s’attacheront dès leur début à des femmes dont la société est aussi pernicieuse. Qu’elle est immense, la différence qui existe entre de pareils hommes et entre ceux qui ont porté leur premier hommage à d’innocentes beautés qui sont encore vertueuses, même en cédant au délire de leurs sens ! Ne craignez rien pour ma santé ; je commence à être hors de danger, puisque je vous écris moi-même. Mes blessures se cicatrisent ; j’espère pouvoir sortir de mon lit avant la fin du mois. C’est ici le lieu de rendre une justice éclatante au généreux Philippe ; je ne doute pas que sa modestie ne vous ait tu sa conduite envers moi après qu’il m’a eu couché sur la poussière ; ce n’a plus été mon ennemi, il s’est précipité sur moi, il m’a prodigué les plus tendres soins ; depuis lors il envoie deux fois par jour savoir de mes nouvelles ; ses amis sont venus me voir d’après le désir qu’il leur en a témoigné ; il est aussi venu hier. À sa vue j’ai rougi ; mais c’est avec la plus aimable délicatesse qu’il a cherché à diminuer mon embarras, il a diminué mes torts, il a exagéré les siens : « Adelphe, m’a-t-il dit, notre conduite a été justement répréhensible, trop de confiance nous a perdus l’un et l’autre ; ce ne sont point deux amants de madame Derfeil qui ont le droit de se faire de mutuels reproches. » Elle est partie, cette femme dont je ne prononce plus le nom sans frémir. On ignore le lieu de sa retraite ; je lui conseille de le choisir profond, si elle veut vivre sans être l’objet de la publique exécration. C’est sous peu de jours que le vicomte Philippe épouse sa cousine mademoiselle de Barene ; notre combat a retardé l’époque de leur bonheur ; enfin ils le verront bientôt luire ; les orages qui grondaient sur eux ont disparu ; l’avenir ne leur présente que d’agréables espérances ; puissent-ils être aussi heureux qu’ils méritent tous deux de l’être ! et moi, Maxime, puisse ma conduite dorénavant faire excuser mes erreurs !