Mémoires d’un reporter/Histoire de couteau

Imprimerie Modèle (p. 91-128).

HISTOIRE DE COUTEAU


Une force mystérieuse m’a donné, sans paroles, des ordres étranges, m’a insufflé des idées de vertige. Cette force a fait naître en mon cerveau des impulsions, a réveillé en moi des désirs qui n’étaient peut-être que des instincts ignorés. J’ai été attiré par un gouffre plein d’épouvante. Remonté de l’abîme, je réfléchis aux heures intenses que j’y ai vécues.


JUIN



CE COUTEAU n’a pas autrement attiré mon attention tout d’abord. Je l’ai pris à l’étalage comme j’en aurais pris un autre, tout simplement parce que n’étant pas riche il n’était pas cher et répondait à l’usage que j’en voulais faire. C’est un de ces couteaux dont la lame épaisse est faite pour trancher plutôt que pour pénétrer dans la chair vivante qui frémit et se resserre sur le métal qui la viole. C’est un solide couteau à manche sang de bœuf, à clous d’acier cerclés de cuivre jaune. On voit couramment le pareil chez le boucher du coin.

Pourtant il avait quelque chose d’étrange qu’en réfléchissant je ne m’explique pas encore. Certains êtres ont un charme, et certains objets aussi. Il y a l’âme des choses qui est bonne ou mauvaise, et que les races primitives adorent. Nous ne connaissons rien de ce qui nous entoure. Qui oserait dire que certains regards ne portent pas malheur, que certains objets n’ont pas un pouvoir maléfique ? Sur la table de cuisine, la lame de cet étrange couteau reflétait un rayon oblique. En le voyant j’eus l’impression qu’il venait de servir, que la main qui en avait étreint le manche y avait laissé une empreinte rouge. Cette impression persista longtemps, me poursuivit à ma table de travail, où je passe chaque jour de longues heures en rentrant du journal.

JUILLET

L’obsession du couteau m’a réveillé cette nuit. Sous l’empire d’une volonté qui s’était transmise à la mienne dans le mystère du sommeil, sous la poussée d’une force à laquelle l’idée ne m’est même pas venue de résister, à pas feutrés, doucement, à pas d’assassin, dans le noir, je me suis dirigé vers la cuisine. J’ai ouvert précisément le tiroir dans lequel cette sorte de génie dont je sens la constante présence, m’indiquait qu’il se trouvait. Aussitôt je l’aperçus au milieu de plusieurs autres. Chose étrange, il brillait à la lumière blafarde de la lune du même éclat étrange dont il brillait sous le rayon oblique du soleil. Ce fut, foudroyante de violence, la même commotion au cœur. Je le saisis, et instinctivement, mes doigts se crispèrent sur son manche rouge, le serrèrent à se briser. Et ce fut, montant de mes doigts au plus profond de mon être, une jouissance indicible, indéfinissable. Je restai un long moment, la pensée chavirée, à savourer cette joie atroce, amère, au fond de laquelle il y avait du vertige. Puis je me retrouvai dans ma chambre et me vis dans la psyché un être d’horreur à l’attitude à la fois menaçante et grotesque. Courbé, la face blême avancée, le bras replié, le surin à la hauteur de la hanche, j’étais prêt à jouer de la lame. Je compris la nature de cette joie qui venait de m’envahir et son atroce secret : c’était la joie de l’assassin…

J’ai l’obsession du Couteau : Je le vois constamment. Il suit ma plume qui court sur le papier : il se glisse entre mes paroles et mes pensées. Je l’ai vu tout à l’heure dans la main de l’ami qui s’avançait pour le « shake hand ». Je l’ai vu, tout étonné, oui je l’ai vu, dans ma main à moi, qui sortait du paletot. Pourquoi mes doigts se crispaient-ils, puisqu’en réalité il était dans le tiroir où il repose et m’attend, où je sais qu’il m’attend ? Pour quelle besogne sinistre son mystérieux pouvoir me donnait-il l’impression d’être dans ma main qui instinctivement s’enfonçait dans ma poche ? Pourquoi à son contact imaginaire ai-je ressenti cette joie, mêlée de vertige, monter du plus profond de mon être et que les mots sont impuissants à exprimer ? Pourquoi ?

AOUT

La bonne compagne des jours, tristes ou gais, travaille sous la lampe. Tandis que j’écris elle tire l’aiguille, tandis que je médite elle songe. La rêverie insensiblement l’emporte vers l’Espagne, indolente et magnifique sous son ardent soleil, pendant que je me penche sur le gouffre d’épouvante qui m’attire. Voilà que son beau contralto passionné s’élève pour une chanson de son pays :


« En una noche de invierno
« Y en la soledad del bosque
« En las selvas me perdi
[1]


Et après les deux notes de guitare que je donne dans la basse, la bouche fermée, accompagnement obligé de toute « cancion », je continue à tue-tête de mon fausset pointu :


“Una voz dulce oï…[2]


C’en est assez pour que Jeannine sorte brusquement de sa rêverie. Renouvelant le geste par lequel je l’invitais autrefois au silence, elle met son index sur sa bouche, puis elle fait : chut… Son sourire vraiment est adorable, car elle comprend qu’elle est en faute. En m’invitant au silence c’est en réalité elle-même qu’elle réprimande…

Comme chez les femmes de son pays, le sang ne met jamais sa teinte rose sur la pâleur de sa chair d’ambre. Elle est la compagne aimée d’amour attendri, vers laquelle montent toutes mes pensées, tous mes espoirs et tous mes rêves. Elle connaît l’inanité de la parole et respecte l’auguste harmonie du silence dont la paix sereine est favorable à l’éclosion de la pensée. Tandis qu’elle travaille, la lampe nimbe d’or ses cheveux noirs et jette sa fine poudre de lumière blonde sur la peau brune de sa nuque… Et cette tache lumineuse me donne la même impression sinistre, la même commotion d’épouvante, me plonge dans les mêmes affres d’angoisse, que le reflet du couteau sous le rayon oblique du soleil, sous la lumière bleue de la lune. C’est le même vertige que je sens monter de mes doigts qui tremblent, à mon cœur qui se gonfle de la même joie étrange. Entre le reflet de l’acier sous le rayon de lune et celui de la nuque sous la lampe, existe un lien mystérieux. J’ai la révélation foudroyante et certaine de la joie inexprimable, surhumaine, que me donnera le geste d’unir ces deux reflets, en enfonçant la lame à reflet bleu dans la nuque à reflet d’or. J’ai compris que cette joie s’accroîtrait encore de la lâcheté de l’acte qui ferait se lever puis s’abattre mon bras, qui ferait s’enfoncer l’acier brutal et froid dans la chair chaude et tendre.

Je comprends que cette joie sera la plus grande, la plus complète, la plus intense de toutes celles que l’organisme humain puisse ressentir. Je comprends enfin que cette joie plus qu’humaine, divine, l’assassin alors même qu’il la paye de sa vie, ne la paye pas trop cher.

J’ai vu à cet instant le spasme qui l’a depuis secouée, j’ai vu le sang qui a poissé mes mains, j’ai vu son regard d’angoisse et d’effroi devant la mort qu’elle a certainement vu venir, j’ai vu son regard d’étonnement attristé à la suite de mon geste dont elle n’a pas compris le sens. À cet instant j’ai prévu que mon cerveau chavirerait sous l’intensité de la jouissance indicible et sans nom dont en effet j’ai été envahi et dont j’ai pensé mourir à mon tour.

Je travaille beaucoup en ce moment à mon ouvrage sur l’origine de nos races aborigènes. J’ai enfin réuni la documentation nécessaire. Depuis les premiers jours de l’été je rédige ce qui sera l’œuvre de ma vie. Après la tâche épuisante du journal, cet ouvrage m’absorbe chaque jour pendant de longues heures. Je fournis un travail énorme, et dans l’effort prolongé qu’il entraîne mes nerfs douloureusement se tendent.

Je me suis levé ce matin reposé. Je me sens physiquement heureux, après une nuit calme de sommeil sans rêves. Mes nerfs sont apaisés, mon cerveau calmé est apte aux conceptions claires. Mon premier regard fut pour la bonne compagne dont le dévouement, l’affection, ne sont jamais démentis. Elle a compris que l’intellectuel est un être spécial, un éternel enfant dont les caprices, les sautes d’humeur, les enthousiasmes irraisonnés, les découragements sans cause, doivent être accueillis d’un bon sourire, et que l’amour dont il a besoin d’être entouré doit avoir quelque chose de maternel. C’est pourquoi elle m’est chère plus que tout au monde, et c’est pourquoi je sens battre doucement pour elle mon cœur. C’est pour elle que je travaille : je voudrais tant lui donner les parures auxquelles sa beauté a droit.

La rédaction de mon ouvrage avance. Il m’est enfin permis d’en prévoir la fin. Malgré la fatigue, je ressens un soulagement et en même temps une hâte de finir cette tâche qui un moment m’apparut interminable.

SEPTEMBRE

Dans cette tranquille matinée de dimanche où joue un soleil déjà sans chaleur, j’ai vu clair dans mon cœur apaisé. J’ai compris que pour ne pas faire le geste atroce dont j’ai l’obsession, il suffirait de faire disparaître ce Couteau dont l’emprise mystérieuse et certaine opère comme un envoûtement. Discrètement je l’ai pris et au contact de son manche rouge j’ai senti à nouveau me courir de la nuque aux pieds une horrible et prodigieuse épouvante. Brusquement j’ai ouvert la porte et je l’ai lancé au loin. Aussitôt le charme m’a paru rompu. J’allais enfin pouvoir vivre tranquille. J’éclatai de rire et je me mis à ma table de travail.

Mais j’entends qu’on ouvre la porte de la cuisine, et je demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

Jeannine me répond :

— Rien d’important. C’est le gosse d’à côté qui me rapporte le couteau de cuisine.

Économe, Jeannine gronde un peu. Elle n’aime ni qu’on brise ni qu’on jette. Alors je comprends qu’on n’évite pas son destin et que Jeannine sans le savoir vient de fixer le sien.

La lutte est entrée dans sa dernière phase. J’évite de penser au couteau, de le regarder, d’y toucher surtout. Peut-être parviendrai-je, à la longue, à user son pouvoir, à le dominer de ma volonté plus forte que la sienne ?

Un crime a été commis cette nuit. Sur ma table, en arrivant au journal, j’ai trouvé l’ordre d’en « suivre » les développements. L’affaire fait grand bruit, comme d’ailleurs toutes celles que par devoir professionnel j’ai suivies au cours de ma carrière. Le meurtre c’est un peu mon gagne-pain. Je fais partie de la meute que l’on lance sur la piste de pauvres bougres, souvent plutôt à plaindre qu’à punir. Et c’est toujours la même scène, lamentable en sa banalité, que les gens de justice, à quelque variante près, reconstituent. Une brute a joué de la hache ou du marteau : un pauvre cadavre le crâne défoncé, du sang sur les murs. Ce sont des coups d’amateurs qui se terminent au bout de la corde ou au bagne — au « pénitencier », comme on dit. Les agents de la sûreté se font vraiment une réputation à bon compte. Ils n’ont jamais affaire à l’assassin de carrière, qui travaille de façon scientifique. C’est tant mieux pour les bourgeois, car leurs chiens de garde ne valent pas grand’chose. À vrai dire, s’il m’arrive un jour de supprimer quelqu’un, ce sera pour moi un jeu, amusant et facile, de dépister les policiers.

J’ai beau repasser dans ma tête le procédé, ce que les chirurgiens appellent la technique opératoire, de toutes les affaires que j’ai suivies, il n’y en a guère d’intéressantes. Celle qui m’occupe en ce moment ne l’est pas plus que les autres. Sûrement les lecteurs qu’elle passionne, les directeurs de journaux, dont le tirage monte à chaque assassinat, les gens de police et les gens de robe, procureurs du bourreau, ne le sont pas davantage. Ce sont de vagues humanités dont la suppression en vérité importerait moins que celle du chevreuil, charme furtif de la forêt profonde.

Je suis un type à réalisation lente. Je suis resté près de la nature qui, sans hâte, nous mène insensiblement de l’été à l’hiver.

La vie m’a appris à me méfier de ceux qui m’entourent, à tenir secrets mes procédés d’action. Dans tout homme il y a un ennemi qui vous fera du mal dès qu’il y aura un intérêt quelconque, si mince soit-il. Certains trahissent pour rien, pour le plaisir, par instinct, comme le serpent qui rampe ou se pend à une branche, parmi les lianes, pour vous sauter à la gorge. Dans chaque ami il y a un traître en puissance : il importe de se tenir contre lui en constante défense. Un animal cela se dresse, une bête féroce cela se dompte, un serpent cela se charme : l’homme est pour l’homme le pire ennemi.

Seul celui qui ne se confie pas, qui a la force de garder son secret, qui connaît la signification terrible du mot vouloir, peut devenir le Maître de la Vie et de la Mort. Celui-là peut corriger le destin, agir à sa guise, car sa puissance est sans bornes. Il peut ériger en son cerveau un tribunal dont il imposera à la société des hommes les arrêts sans appel. Il lui suffira de dresser son plan d’action, de l’amener ensuite à réalisation en évitant de se passer lui-même la corde au cou par la bourde imbécile, irrémédiable.

OCTOBRE

Les jours raccourcissent, les arbres pleurent dans le vent leurs feuilles qui tombent ; c’est l’inexorable approche de l’hiver. Jeannine a l’horreur de la neige. Sa pauvre gorge ne peut résister aux basses températures. Le médecin vient encore de me le répéter devant elle. Et lui, pas plus qu’elle, ne se doute que c’est moi qui le lui ai fait dire. Ils ignorent que je suis un homme aux réalisations lentes…

Ce soir, au dîner, j’ai rappelé à Jeannine la douceur de l’hiver sur la Côte d’Azur, je lui ai parlé de Paris où flotte au printemps un air spirituel et léger.

Balancée entre le désir de rester et celui de s’envoler vers les beaux pays qu’elle aime, Jeannine a posé sur moi son lourd regard de velours noir, tout chargé de tendresse ; elle cède, elle consent à partir, à me laisser seul.

NOVEMBRE

Chose rare, nous avons hier passé la soirée chez des amis. Nous autres qui vivons en marge de la société, qui en observons les manifestations diverses sans y participer, nous n’avons pour ainsi dire jamais une soirée dont nous puissions à l’avance disposer. Nous ne savons jamais, le matin, où nous serons le soir. Cette vie perpétuellement en alerte, cette constante expectative de la catastrophe toujours probable, nous rend impossibles toutes relations suivies. C’est l’isolement au milieu de la cohue. « Assemblées » politiques, réunions de toutes sortes, « séances » dramatiques et littéraires, soirées musicales, nous accaparent. Et voilà quelle est en réalité notre vie à nous, pauvres hères de la littérature, que la légende représente comme des êtres spirituels et légers, bohèmes et noceurs, faisant et défaisant les réputations d’un coup de plume. Parlons-en de ces fameux coups de plume, parlons-en de ces compte-rendus sirupeux de compliments. Ah ! qui dira de cet atroce métier ce qui doit être dit : l’abrutissement du journaliste rentrant chez lui le soir, exténué, le cerveau vide ; l’effort qu’exige toute tâche de surcroît. Cet effort je sais combien il est pénible puisque je prends sur mon sommeil, chaque nuit, des heures et des heures pour un travail dont j’attends un peu de gloire.

Chez nos amis, hier soir, j’ai parlé négligemment, sans y attacher autrement d’importance, d’un séjour possible de Jeannine cet hiver, en Espagne. J’en parlerai demain à de vagues relations, puis je ferai passer dans la rubrique mondaine une note annonçant son voyage. Bientôt son départ n’intéressera plus personne : on s’étonnera même qu’elle ne soit pas encore partie.

Le projet que je médite sera alors entré dans la voie des réalisations sûres et méthodiques.

DECEMBRE

Jeannine a retenu sa cabine hier à l’agence Cook, où nous comptons un ami, Émile Laflamme, le fils du grand banquier. Deux jours avant le départ du navire, elle prendra le train de New-York, ce qui lui donnera tout le temps qu’il faut pour remplir les formalités indispensables. Nous passerons ensemble notre dernière soirée : ce sera notre dernier beau dimanche. Après le théâtre, un peu tristes, nous rentrerons au pas lent des amoureux. Le lendemain matin on viendra prendre ses malles pour les porter à la gare. Or, le lendemain, on ne viendra pas prendre ses malles, parce qu’il sera trop tard. Jeannine en effet sera partie la veille.

Dimanche

Jeannine a fait hier ses adieux à ses amies intimes. Elle leur a doucement signifié qu’elle n’en veut voir aucune à la gare. Personne ne s’inquiétera de son retour avant les premiers jours de l’été.

Tout à l’heure je l’ai — le Couteau — revu dans son tiroir. Comme Jeannine était dans la baignoire, dans la baignoire où elle sera de nouveau ce soir, j’en ai longuement repassé la lame sur la pierre. Il m’a fallu du temps, car la lame est d’acier dur, de cet acier qui garde sa coupe. C’est ce qu’il me faut.

La journée n’a été marquée par aucun incident imprévu : fermeture des malles, cinéma le soir. Nous sommes rentrés à pied, lentement, pour prolonger notre dernière promenade. Au moment d’arriver à notre porte, Jeannine, de sa voix chaude et grave que l’émotion altérait un peu, me dit : — Paul, c’est la dernière fois que nous rentrons, nous deux. Après mon départ, je t’en prie, ne te fais pas de vilaines idées. Je te reviendrai et nous ne nous séparerons plus. La prochaine fois, nous partirons ensemble.

Sa voix se brisait à ses dernières paroles et j’avais la gorge serrée d’émotion.

Ayant à coudre elle s’est mise à sa place habituelle, sous la lampe qui lui dore si joliment la nuque. Je me suis avancé, doucement, à pas feutrés, en souriant. J’avais passé mon pyjama, vêtement qui se lave. Je me suis glissé derrière elle pour l’embrasser dans le cou, à « ma » place, là où je sens sa joue s’appuyer sur la mienne. En me courbant pour le baiser, j’ai senti dans le dos le froid de la lame qui remontait entre mes épaules, le manche étant pris entre mes reins et la ceinture de mon pantalon. J’eus un frisson précurseur de la jouissance surhumaine qui allait m’envahir au rythme de l’agonie que j’allais provoquer. Et comme dans un bon rire où se devinait le consentement amoureux, Jeannine protestait :

— Finis, voyons finis, j’ai à coudre. Je me suis redressé un peu et tandis que ma main droite allait prendre le Couteau, je lui ai mis brusquement ma gauche sur la bouche.

On dit que le remords, fait de crainte et de regret, finit par manger le cerveau de l’assassin. C’est peut-être vrai pour d’autres, mais pas pour moi. Je ne regrette rien. Je ne crains rien. J’ai l’orgueil de me dire que l’assassin qui calcule son geste et en prévoit les conséquences, qui sait travailler, se place d’autorité au-dessus de la société. Rapide comme l’éclair ou mystérieux et lent, silencieux toujours, il donne la mort à son gré. Les hommes tremblent à ses pieds dans l’impuissance de se défendre. Il est le rouge souverain de la nuit aux ailes d’ombre.

La nuit a été dure. Il m’a fallu transporter le cadavre dans la baignoire, essuyer le parquet plein de sang, laver mon pyjama, la robe de chambre, les dessous de Jeannine. Il m’a fallu découper un morceau de cadavre, car il s’agit maintenant de le faire disparaître petit à petit.

Nous sommes en hiver et le froid conserve. J’ai donc laissé entr’ouverte la fenêtre de la salle de bain.

Mercredi

La rue Dorchester connaît sur son long parcours des fortunes diverses. Populacière à son origine, elle finit dans la richesse et la beauté aristocratiques de Westmount. Après avoir franchi la tumultueuse rue Saint-Laurent, où la pègre de toutes les races se bouscule, elle tombe tout à coup dans une misère crapuleuse et de poignante tristesse. À la rue Saint-Dominique, elle longe un grand bâtiment dont la triple masse de pierre grise et de brique sang de bœuf est sinistre. C’est l’Hôpital-Général, où, sous le scalpel et la pince, éclatent en lancinants arpèges toutes les notes de la souffrance humaine.

Dominant le trottoir d’une dizaine de pieds, une porte s’ouvre à l’angle de l’immeuble qui fait le coin de la rue Saint-Dominique. Une balustrade interdit toutefois, à qui l’ouvre, de passer outre. Des chiens, au bas, s’y rassemblent invariablement tous les jours sur les dix heures du matin. Dogues de pauvres aux dents longues, ils sont là une dizaine qui attendent quelque chose que doit sûrement leur donner quelqu’un. Le quelqu’un, c’est le garçon de la salle d’opération. Le quelque chose, c’est ce qu’il lancera tout à l’heure dans la voiture du vidangeur et qui tombera peut-être à côté. Souvent en effet la caisse que l’infirmier tend au vidangeur est trop pleine, et des morceaux rouges tombent sur le trottoir. Ce sont, parmi les objets de pansement, les retailles du chirurgien. Dans les caisses qui se vident ainsi il y a des paquets assez volumineux et flasques : viscères, tumeurs cancéreuses, adhérences de toutes sortes. J’ai fait un paquet semblable et me suis posté au coin. Après que l’infirmier eut vidé sa dernière caisse, je me suis approché du vidangeur :

— Eh, lui ai-je crié, prends donc ce paquet-là aussi, vieux. C’est du même et du pareil : ça vient d’en haut également.

Il a pris sans mot dire mon paquet qui s’est ajouté à ceux que contenait sa voiture.

Vendredi

J’ai apporté un peu avant dix heures quelque chose aux chiens affamés de l’Hôpital : un cœur, un foie, des rognons coupés en gros morceaux. Ce fut une ruée. Le chat qui rêvait sur une palissade trouva moyen d’en avoir sa part. Un brave homme de passant s’arrêta un instant pour assister à ce spectacle réjouissant.

— Soyons bon pour les animaux, lui dis-je.

Il me répondit d’un bon sourire et s’éloigna.

Mardi

Le plus difficile reste à faire. Les gros morceaux m’embarrassent, la tête surtout. Mais je me suis procuré une scie de boucher. « Rien de tels comme de bons outils. »

Samedi

Il y a des types qui n’ont vraiment pas de chance dans la vie. En raison de mon métier qui m’oblige à me lever tôt, à me coucher tard, à passer la journée entière à danser d’un pied sur l’autre, je ne suis jamais chez moi. Habiles à la pesée progressive sous laquelle les portes cèdent sans bruit, les monte-en-l’air sont gens renseignés. Ils n’ont pas tardé à me rendre une visite discrète. J’ai trouvé en rentrant mon pauvre mobilier sens dessus dessous. Mais je ne peux m’empêcher de rire en pensant à la bobine qu’ils ont dû faire en entrant dans ma salle de bain. La preuve qu’ils se sont trouvés plutôt vaseux, c’est qu’ils y ont abandonné toutes mes affaires prêtes à emporter. Ah ! les pauvres bougres ! Ils en ont laissé sur place leurs instruments de travail : une clé anglaise, une pince à clous et un manteau de mécanicien. Je les ai mis dans un tiroir, car ce sont, ma foi, de bons outils : il ne faut rien perdre.

Mais trêve de plaisanteries. Reste la tête et c’est chose sérieuse.

Mardi

Les journaux du soir annoncent qu’on a fait rue Notre-Dame de Lourdes, paisible voie qui longe l’Université, ce qu’ils appellent une « macabre découverte ». La macabre découverte est en réalité une tête que je connais bien pour l’avoir fait bouillir dans ma marmite. Quatre heures dans de l’eau de soude ont suffi à la dépouiller de sa chair. Comprenant aussitôt avec un flair professionnel admirable qu’il s’agissait d’une pièce anatomique perdue par un carabin éméché, mon confrère du service de la morgue et des hôpitaux, nécrologue à gosier en pente, a raconté la chose de façon indulgente et aimable. Il a même ajouté que la pièce est parfaitement préparée.

— Merci.

Lundi

Un paquet assez volumineux sous le bras, je suis descendu du tramway à la traverse de Longueuil et me suis aventuré à pied sur la carapace du grand fleuve figé. J’ai obliqué à gauche, je me suis éloigné du sentier qu’indiquent de petits sapins fichés dans la glace. Dans ce champ de désolation livide j’ai contourné des blocs gigantesques qui se chevauchent en des amoncellements sinistres. À la lumière diffuse et blême qui monte de la neige lorsque la nuit tombe, de mon couteau de boucher à lame trapue, à manche rouge, tandis que d’inquiétants craquements résonnaient dans l’air léger, j’ai creusé un trou dans la neige durcie. Les tibias, humérus, omoplates y reposent. Ils disparaîtront au printemps lorsque le grand fleuve, enfin sorti de sa gangue, recommencera de rouler ses flots bleus, dans sa course millénaire vers la mer.

1er février

Je mets mon appartement en location. J’annonce à mes amis que je vais retrouver Jeannine en Espagne. Dans trois mois je leur annoncerai son décès. Elle sera tout à fait morte pour le monde et pour moi.

Et alors je ne regretterai rien.

  1. Par une nuit d’hiver
    Et dans la solitude du bois
    Dans la forêt je me perdis
  2. Une voix douce j’entendis