Mémoires d’un reporter/Le Père Mark

Imprimerie Modèle (p. 133-168).

LE PÈRE MARK




LORSQU’ON remonte la rue Soufflot dont la pente douce et les larges trottoirs incitent à la flânerie, on a devant soi la masse lourde et sans grâce du Panthéon funéraire. À l’arrière-plan, la Tour Clovis et cette merveille romane qu’est Saint-Étienne du Mont, émergent du vieux Paris endormi dans le passé. Le carillon de l’église et celui de la tour sonnent les heures sereines qui lentement coulent sur ce quartier studieux et tranquille.

Les rues de la Clef, de l’Arbalète, de l’Épée-de-bois, du Pôt-de-Fer, conservent à la Montagne l’aspect qu’elle avait sous le règne du Bon Roy Henry. Ce sont les mêmes boutiques dans les mêmes maisons où le peuple, aujourd’hui comme alors goguenard et bon enfant, continue de s’approvisionner. Surtout, il y a cette pittoresque rue de la Montagne-Sainte-Geneviève qui dévale jusqu’à la place Maubert où se tenaient les assises de la grande truanderie. Pendant des siècles, à l’heure où le guet se couche, elle a vu glisser, dans l’ombre de ses maisons, le flot des infirmes à la redresse se rendant aux tenues pantagruéliques de la Cour des Mirâcles. À l’aube blême il s’y règle encore à la loyale, comme cela se doit entre mectons, des querelles à coups de lame.

Tout en haut de cette rue fourmillante, tout près de l’église, faisant le coin de la rue Descartes, se trouve un petit café qui a pour enseigne une devise : « aux crûs authentiques ».

Nous avions, ce matin-là, opéré notre jonction au d’Harcourt, conformément au plan de campagne arrêté la veille. Le premier succès des opérations fut couronné par un vermouth français, auquel fut immédiatement opposé un vermouth italien. Ce point de comparaison, dûment réservé pour les dissertations futures, entraîna l’étranglement méthodique de quelques « perroquets ».[1]

Comme nous sortions de cette brasserie, rendez-vous habituel de la basoche intempérante et tumultueuse, Jacques Labrie me prit le bras pour remonter le Boul’Mich’.

« — Vois-tu, mon vieux, j’ai un estomac sans moralité que les alcools creusent et que l’eau attriste. Cet état pathologique auquel s’ajoute l’heure du déjeuner, explique mes actuelles préoccupations alimentaires.

« — À Paris, poursuivit-il, il n’y a rien d’impossible. Qui veut manger des choses qui ne l’ont pas encore été, j’entends des aliments authentiques et honnêtes, n’a qu’à ouvrir l’oeil. Si, à la terrasse d’un marchand de vin, tu aperçois des braves gens à la mine réjouie de Bourguignons hauts en couleurs, ou de grands escogriffes de Béarnais, gais et bavards, tu peux sans crainte y commander ton boulot. La cuisine est bonne et le plat du jour délicieux.

« — Le caboulot où je t’emmène déjeuner, s’il ne paye pas de mine, est du moins pittoresque. J’y fus conduit au hasard d’une enquête menée sur l’ordre de Contamine de Latour, chef d’information du Matin. Il s’agissait d’un dentiste devenu croquemort, qui vendait de l’or à ses confrères. Deux bouteilles vénérables d’un attendrissant bourgogne m’apprirent que la bouche de ses clients était pour lui une mine inépuisable.

« — Et qu’est devenu ton pince-sans rire, demandai-je ? »

« — Il continue, je « peinse », car je n’ai rien publié. »

« — Mais, pourquoi ? »

« — Bah, il remettait en circulation de l’or dont la France a grand besoin et il ne faisait, en somme, de mal à personne. Combien de dentistes, ses confrères, peuvent en dire autant ?…

« Quant au patron de mon caboulot, il est amoureux de sa cave creusée en plein roc et respectueux des bouteilles aux noms illustres qui y dorment à température égale. La clientèle de son établissement, composé d’une salle basse où l’on boit dans des gobelets d’étain, se recrute parmi les chantres, les croquemorts, les sonneurs et les loueuses de chaises de l’église. On y rencontre parfois quelques artistes lyriques, chantres le matin, choristes de l’Opéra le soir, et aussi les deux derniers bohèmes : l’Homme-des-Cathédrales et l’Ennemi-des-Horloges.»

« — Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Du haut de l’escalier par lequel on descend à la salle basse, Jacques Labrie dominait les buveurs qu’enveloppait la fumée bleue des cigarettes et des pipes. Se tournant vers moi, il ajouta :

« — Je te présente mes amis les artistes lyriques avec lesquels je ne manque jamais de venir déjeuner, à chacun de mes passages à Paris. »

Incroyablement bedonnant et gras, roulant lourdement sur ses jambes courtes, le bistrot s’empressait de lui apporter son propre gobelet d’argent. Il en huma le contenu et sa physionomie exprima un ravissement. Puis, il lança à pleine voix :

« — Messieurs, aux vins de France, à ceux qui les font et, ce qui vaut mieux, à ceux qui les boivent. »

Un véritable hourvari du Quartier Latin accueillit ses paroles : les escabeaux dansèrent de leurs trois pattes à la fois, les gobelets d’étain tintèrent au contact des poutres du plafond enfumé. Du vacarme émergea, douce et lente d’abord, puissante bientôt comme un tuyau d’orgue, une harmonie née de l’ensemble de ces admirables voix de plain-chant, entonnant le chœur de Faust :


Gloire immortelle
De nos aïeux !
Sois-nous fidèle
Et mourons comme eux…


« — Que faudra-t-il servir à ces messieurs ? » demandait le bistrot congestionné par le vin blanc et que sa graisse essoufflait.

« — Patron, lui dit Jacques Labrie, moi qui par une criante injustice du sort suis maigre et pâle, grelottant et fourbu, ce sera un peu de votre embonpoint. »

« — Seigneur de Seigneur, si je pouvais vous en donner… Maigrir, voyez-vous, c’est l’ambition de ma vie… »

« — C’est facile, dit Jacques Labrie. »

« — Vraiment ? »

« — Patron, je suis un peu médecin. J’ai assisté, pas plus tard qu’hier à la Pitié, à une opération très facile et très intéressante pratiquée sur un individu de votre corpulence.

« On lui a fait une généreuse et simple incision, comme ceci, dit-il en lui faisant glisser du haut en bas son canif sur le ventre. »

« — S’il vous plait ! » dit le bistrot épouvanté.

« — Ensuite, poursuivit Jacques Labrie imperturbable, ayant énergiquement tranché l’épaisseur de quatre doigts dans son lard vif, on en fit le large décollement. Vingt jours à l’eau de Vichy, dix jours de régime lacté progressif et le patient sortira de l’hôpital, maigre comme un clou. »

« — Une simple incision… » répéta le bistrot saisi. Puis, dans un mouvement de révolte, il s’écria :

« — Je tiens essentiellement à l’intégrité de ma bedaine et je n’entends pas me remettre en nourrice, entendez-vous ? »

Baissant la tête et toussotant, la bouche en bec de carpe, Jacques Labrie murmura à l’oreille du patron :

« — J’ai un poumon faible… »

« Puis, sans transition, d’une voix à crever les carreaux, il lui hurla en pleine figure :

« — DÉ-JEU-NER ! Déjeuner pour tout le monde !! »

Épouvanté, le bistrot regagnait sa cuisine en marmottant :

« — Avec ces sauvages, on ne sait jamais, ça peut, des fois, entrer subitement en furie… »

Se tournant vers moi tandis que Pétrus, le garçon, dressait le couvert, Jacques Labrie me dit :

« — Je te conseille le cassoulet que j’ai commandé hier pour toute la bande. Avant la guerre il cuisait déjà. Il mijote depuis. Le patron, qui a le sens de ses responsabilités, se borne à y incorporer, de temps à autre, une pièce de lard, un fin morceau de confit d’oie, une feuille de thym, une de ces gousses d’ail qui sont aux plats du Midi, ce que « l’assent » est à la conversation.

« À vrai dire, ce cassoulet est un poème, une pure symphonie où chantent les aromates, les herbes et les épices, depuis les trois poivres auxquels se superpose la pointe de feu du piment, jusqu’au céleri qui est à la base de toute sauce digne de ce nom. »

Une clameur s’élevait : le plat du jour apparaissait dans un nuage de parfum puissant. Mon ami le reporter canadien n’avait pas menti : le bœuf bourguignon, le cassoulet surtout et, bien entendu, les vins étaient admirables.

Ce fut, dans la salle basse et enfumée, un déjeuner exquis et plantureux comme on en fait encore dans les bonnes auberges du Béarn, d’où nous viennent tous les grands cuisiniers.

Lorsqu’avec le café le garçon eut apporté l’eau de vie de marc 1820 et le cognac 1804, ces messieurs avaient l’humeur méditative des digestions heureuses qui incite à écouter des histoires.

« — En ce temps-là, nous dit Jacques Labrie, je florissais à la Bourse, ce tripot où la police n’opère pas de descentes. De la masse des grigous et des loufetingues au milieu desquels j’ai évolué pendant cette période de ma vie, se détache la figure au sourire triste et doux d’un vieil Israélite qui sut être supérieur au destin. Il eut ce courage très rare d’assister sans se plaindre ni s’indigner, au désastre de sa vie. On l’appelait le père Mark.

« — Mais avant de vous parler de lui, il conviendrait de situer mon histoire, d’en dessiner en quelques traits essentiels le cadre nécessaire.

« Pour vous, le Canada est une vaste étendue désertique où rien ne se passe, où rien n’arrive. Il est certain que les neuf dixièmes de mon pays sont inhabités et que la neige qui lui tombe dessus en épaisseur le recouvre longtemps. Mais il est également certain qu’il y a au Canada de grandes agglomérations. »

Jacques Labrie s’interrompit pour tremper ses lèvres dans son cognac.

« La vie américaine, poursuivit-il, sévit chez nous dans toute sa brutalité et aussi dans toute sa tristesse. Moi qui pendant vingt ans, chaque matin, me suis rendu à mon journal, à l’heure où les ouvriers se rendent à l’atelier, je n’ai jamais entendu une chanson ou un rire.

« C’est un des charmes de votre incomparable Paris que la gaieté de ses ouvriers dans l’effort, que le rire matinal de ses midinettes qui vont trottinant, un bouquet de deux sous coquettement épinglé à la taille.

« Paris ! Ô mon Paris ! voilà pourquoi tous les étrangers t’aiment et pourquoi nous, les Canadiens français, t’adorons comme une maîtresse dont nous ne nous éloignons jamais sans un déchirement.

« Paris ! Ô mon Paris ! je prends ce soir le train de Londres. Le grand vent de mer bercera demain mon regret de t’avoir quitté, ma crainte de ne plus te revoir… »

« Comme les Américains, les Canadiens sont de redoutables hommes d’action. Chaque matin ils se lèvent avec la détermination farouche de gagner de l’argent. Ainsi, à travers les âges se retrouve intacte l’âme rapace des Nordmen, pirates venus du pays des brumes, dont la devise, faite d’un mot répété, résumait la constante préoccupation : « Gaigner, Gaigner… » Le grand mot que mes compatriotes ont à la bouche, ce n’est pas l’amour et ce n’est pas non plus la patrie. C’est tout simplement l’argent, l’argent bête, le sale argent que l’on retrouve à la base de toutes les actions vilaines, au fond de tous les crimes…

« … Où que nous allions, nous autres les reporters, nous nous arrangeons de manière à « voir ». C’est un instinct spécial, nécessaire à l’exercice de notre profession, avec lequel on naît, qui ne s’acquiert pas.

« On croit que voir ce qui se passe autour de soi est chose toute simple. Or, voir à notre manière, c’est enregistrer de façon exacte, c’est photographier dans leur succession rapide ou leur manifestation simultanée, les faits nombreux d’un accident qui se produit en quelques secondes.

« M’étant trouvé un matin, sans savoir pourquoi ni comment, rédacteur financier de mon journal, tout simplement pour « voir », pour voir de plus près la Bourse, je me poussai chez un agent de change. J’y apportai cet instinct spécial qui fait de mon cerveau un grenier où j’empile à chaque instant des impressions et des faits.

« C’est pour avoir vu de près les grands rapaces de la finance, pour avoir percé le secret de certaines de leurs combines et en avoir mesuré l’effroyable immoralité que je souhaite la tombée du Grand Soir pendant lequel on coupera des têtes, on distribuera autrement la richesse, on modifiera les rapports de classes. Après quoi, au lendemain du Grand Nivellement, lorsque se lèvera l’aurore blonde, il sera enfin permis à l’auguste Justice, d’adoucir sa belle figure sévère d’un sourire de bonté… »

« — La clientèle d’un grand agent de change constitue un monde hétéroclite composé de joueurs de tous les genres et de tous les tempéraments, depuis le risque-tout qui fait la pyramide de sa mise et de ses bénéfices jusqu’au peureux qui n’ose jamais. La figure du père Mark faisait un étrange contraste avec tous ceux qui le coudoyaient dans ce milieu brutal, car ses manières étaient exquises. Il opérait de façon si discrète, que je ne savais jamais quelle était sa « position ». Il parlait rarement de la Bourse, mais il lui arrivait parfois de lancer, sans avoir l’air, certains aphorismes dont chacun révélait un professionnel averti.

« — Je préfère, me dit-il, une mauvaise valeur qui monte à une bonne qui baisse, ou simplement s’immobilise. »

« — Vous ne parlez que de New-York, fit-il un jour observer à quelques clients qui n’avaient que Wall Street à la bouche. New-York évidemment c’est quelque chose, et Chicago aussi, bien entendu. Mais sans sortir de votre monde anglais qui n’est peut-être pas le plus amusant qui soit, on peut causer de Londres. Sans doute la guerre est-elle en train de déplacer le point d’équilibre financier. Les Yankees sont les gens les plus riches « in the world ». Je veux bien que New-York ait le présent pour lui. Je vous concède même qu’il ait l’avenir, mais il est sans passé. Il est un peu comme le vin de l’année : encore sans bouquet. »

Il fit une pause, poussa un soupir et reprit :

« Il n’y a d’ailleurs pas que Londres, il y a Paris et il y a aussi Vienne… »

« Oui, poursuivit-il, il y a Vienne où les hommes sont spirituels et les femmes élégantes presque autant qu’à Paris. Oui, il y a Vienne qui est une ville d’art et de charme léger, de civilisation exquise. Et dans cette ville où se brassent de grosses affaires, par déférence pour le vieil empereur, la vie mondaine s’arrêtait à dix heures du soir. »

« — Vous êtes Viennois, lui dis-je ? »

Il fit un signe de tête affirmatif.

« Vous êtes, poursuivis-je, de cette ville dont on dit qu’elle vient après Paris pour tout ce qui donne du prix à la vie. Vous êtes le compatriote de ces femmes qui, à force de raffinement, ont su donner de la douceur à la rauque langue allemande, qui mettent de la grâce dans chacun de leurs mouvements, de l’élégance dans chacun de leurs pas, de la coquetterie dans chacune de leurs attitudes ? »

« — Oui, répondit-il, je suis de cette ville que j’aime presque autant que Paris, de cette ville dont la guerre m’a brutalement chassé et dont je meurs lentement d’être éloigné. »

Il s’arrêta un moment pour considérer le tableau où s’inscrivaient de minute en minute les cours, puis, il reprit :

« — Vraiment, c’est à croire, en vous écoutant, que vous n’êtes pas d’ici. »

« — Je suis, moi aussi, un peu de là-bas, dis-je. »

Le père Mark laissa tomber la conversation. Pendant un moment il sembla profondément réfléchir. Tout à coup, me regardant dans le blanc des yeux, il me demanda :

« — Vous aimez les pierres fines ? »

« — Follement. »

« — Laquelle préférez-vous ? »

« — En principe je les aime toutes, comme les femmes. Mes préférences vont un jour à l’une et le lendemain à l’autre. Certains jours elles vont au saphir dont le bleu de nuit, parfois se couvre d’un brouillard et dont la teinte change selon que l’air est lourd ou léger. Je l’adore en pendentif, goutte de ciel tombée sur la gorge éblouissante de la blonde.

« Mais s’il me fallait entre toutes choisir, je dirais qu’au fond de moi-même, par une affinité secrète de ma destinée malheureuse et de cette pierre qui porte malheur, je préfère l’opale. Je la préfère parce que, comme moi, elle est changeante, parce que la plus commune a tous les reflets de la brume matinale et tous ceux de l’absinthe qui est la boisson des poètes. J’aime l’opale de Hongrie dont les innombrables paillettes superposées ont l’éclat de l’or et celui de l’émeraude. J’adore les somptueuses opales rouges qui possèdent tour à tour, la teinte attendrie du sang de la colombe, celle du rubis rose et du rubis spinel, de l’escarboucle et du grenat.

« J’aime la perle pour son orient dont le charme est celui de l’aube aux reflets irisés. Je l’aime parce qu’elle est femme et que, souvent, si elle n’aime pas elle meurt.

« J’aime le grenat de Syrie, dont la teinte est celle même du sang cristallisé en transparence, et l’escarboucle à laquelle se rattachent les plus somptueuses légendes de l’Inde mystérieuse. Je chéris l’émeraude, délicate et fragile, couleur d’espérance. Mais le diamant, avec ses soixante-quatre facettes, sa forme géométrique, me laisse froid. J’aimerais assez le diamant rouge qui au moins ne court pas les rues au doigt boudiné de la cuisinière enrichie, et je m’incline devant le très rare diamant noir, pierre symbolique du Prince des Ténèbres.

« J’adore les pierres non montées, pour les prendre, les examiner à loisir, pour ressentir à leur contact le frisson frais et doux comme une caresse, qu’elles me donnent toujours. »

Le père Mark m’interrompit :

« — Mon ami, ce que vous dites est absolument caractéristique. Vous êtes un homme de Bourse, ou plutôt vous l’êtes devenu par la force des circonstances, mais vous n’y êtes pas à votre place. »

Il fit une pause, puis, me demanda :

« — Quel âge avez-vous ? »

« — Trente ans. »

« — Vous êtes un peu vieux déjà pour apprendre le métier… Mais votre passage dans les journaux vous a rendu débrouillard et votre stage à la Bourse est en train de vous donner du coup d’œil. Ce sont deux qualités importantes dans ma partie. »

« — Mais, quel est donc votre métier ? »

« — Courtier en pierres fines. Il faut toute une vie pour l’apprendre et c’est le plus beau qui soit. Je l’ai exercé à Vienne, puis à Paris. »

« Ma vue baisse, je me fais vieux : j’ai besoin d’un élève, voulez-vous l’être ?

« Dès la fin de la guerre nous irons en Russie, où nous ferons une rafle prodigieuse de diamants. Si, à notre retour, nos coffrets peuvent encore en contenir, nous nous arrêterons à Vienne. Ensuite nous filerons directement sur Londres pour liquider. Plus tard, nous irons nous installer à quelques mètres de la frontière de Monaco. Là nous achèterons les bijoux que les décavés donnent pour un morceau de pain. Nous irons les vendre à Paris, mais en ayant soin de réserver les plus beaux pour New-York. Les Américains n’achètent que le diamant qui est une pierre bête, comme vous dites, mais ils exigent qu’il soit parfait. Ils ne paieraient pas le prix de la monture un diamant russe qui est presque toujours teinté. Les pierres de couleur les laissent froids. Ils ignorent les pierres de fantaisie, comme cette délicieuse alexandrite, venue de Sibérie à la cour des Tsars, qui tient à la fois de l’améthyste et du grenat. Nous aurons soin de n’accepter que très rarement les occasions qu’offrent certains messieurs bien mis aux doigts agiles. Surtout nous ferons en sorte de ne jamais les remettre en circulation sur le continent où nous les aurons cueillies… »

« — Eh ben, ça va, répondis-je. »

Et, dès la fermeture, il vint dans mon petit bureau aux rideaux verts que tous les joueurs, à l’époque, connaissaient bien. Il étala sur mon pupitre, des rubis, des émeraudes et deux saphirs :

« — Prenez cette loupe, me dit-il, et séparez les vraies pierres des fausses. »

Ainsi commença mon apprentissage qui se poursuivit patiemment, chaque jour, pendant près de trois mois.

Un jour, je remarquai que le père Mark était nerveux, préoccupé. Cela me fit de la peine car je l’aimais beaucoup. À mes questions il répondit de façon vague. Par la suite j’observai qu’il était de plus en plus préoccupé, de plus en plus sombre.

À quelque temps de là je vis le père Mark entrer dans mon bureau. Il était tout courbé et ses mains étaient agitées d’un tremblement. J’eus l’impression qu’il était très vieux, que le grand ressort de sa mécanique était brisé. La tête basse, s’appuyant lourdement sur sa canne, il gagna péniblement la chaise que je lui offrais d’habitude.

« — Me voici je crois bien, me dit-il, rendu au bout de ma corde… »

« — Que voulez-vous dire, mon vieil ami, repris-je ? Si je puis faire quelque chose pour vous, dites-le, ce sera avec plaisir. »

« — Non. Vous n’y pouvez rien. Vous ne pouvez pas que la guerre finisse, que les couronnes reprennent leur valeur, que l’Autriche ne coure pas à la faillite, à la défaite et avec elle tous ses capitalistes à la ruine. Or, je suis l’un d’eux. Je vois chaque jour ma fortune fondre au soleil, mes pauvres économies amassées pendant toute une vie déjà longue de travail s’envoler pour ainsi dire en fumée.

« J’avais des sous : je les ai mangés ou perdus. Inconnu dans ce pays, je me trouve dans l’impossibilité d’y exercer ma profession. Par ailleurs, je suis trop vieux pour en apprendre une autre. Ces derniers temps la Bourse ne m’a pas souri. Oh, dit-il tout résigné, il ne faut rien exagérer… La chance en m’étant contraire n’a pas déterminé la catastrophe. Elle a tout au plus hâté de quelques jours un dénouement inévitable. »

« — Qu’avez-vous l’intention de faire ? »

« — Que voulez-vous que je fasse ? Que voulez-vous que je fasse, répéta-t-il, sinon le grand voyage dont le terme nous est inconnu ? J’ai joué ma dernière carte : j’ai perdu la partie. Je n’ai plus qu’à payer. »

Le père Mark baissa la tête, prit un temps, puis me dit :

« Nous n’irons pas à Vienne. Nous n’irons pas non plus à Moscou la ville sainte. Nous n’irons pas davantage à Monte Carlo, la ville où les joueurs malheureux se suicident. Celle-ci me suffira. Je regrette de n’avoir pas eu le temps de vous enseigner mon métier où vous eussiez rapidement fait fortune. »

Une fois encore le père Mark s’interrompit, le temps de promener son regard triste et doux sur le mobilier de mon petit bureau :

« — Ne croyez pas, poursuivit-il, que je sois ici pour me plaindre. Vous m’avez témoigné de l’amitié : je viens vous dire, non pas au revoir, mais adieu, car la mort à mon sens est la fin de tout. »

Il se leva péniblement. Au moment de fermer la porte, il me fit bonjour de sa main blanche qui tremblait un peu.

On le trouva le lendemain matin, la tête trouée, affalé à la porte du superbe hôtel particulier que mon patron habitait sur les hauteurs de Westmount.

En me racontant la chose, avant l’ouverture, il me dit :

« — I’ll play the market on that, it’s luck. »[2]

Ce fut toute l’oraison funèbre du père Mark.

« — Un ban pour l’Amérique, le pays de la vie trépidante et des belles aventures, proclama l’Ennemi-des-Horloges. »

« — Et une bouteille de cognac, et du meilleur, pour boire avec mes amis que j’aurai quittés ce soir, dit Jacques Labrie, non sans tristesse. »

  1. absinthe
  2. Je vais jouer là-dessus, c’est la veine.