Mémoires d’un reporter/La Dompteuse

Imprimerie Modèle (p. 15-87).

LA DOMPTEUSE




DANS le va-et-vient silencieux des garçons au pas rapide et feutré, le murmure discret des verres et des assiettes, les arrivées et les départs de clients, le maëstro, de son archet sentimental, faisait pleurer la Sérénade de Toselli. C’était chez Paillard, cadre de luxe assourdi et lourd, où se rencontrent les riches fêtards de tous les pays.

Le prince de Galles étant à Paris depuis quelques jours, par devoir professionnel, nous dînions chaque soir dans le grand restaurant du boulevard des Italiens. Nous étions là toute une bande composée des as du reportage : Jim Carpenter, du New York Times ; Georges Dupuis, du Matin ; Jack London, du Journal ; Gaston Danthess, du Petit Parisien. Enfin il y avait moi, admis dans ce cénacle je ne sais trop pourquoi.

Nous en étions à cette phase heureuse des repas où, le premier appétit gloutonnement apaisé, on apprécie dans le recueillement convenable, la qualité de ce que l’on mange. Le sommelier en gilet à manches de lustrine, à mi-voix, faisait à chaque convive sa confidence :

— Hospice de Beaune 1911 ?

— La Bataillère 1904, Clos Vougeot 95 ?

Après la sole dieppoise et le Château Yquem, apparaissait le filet-madère, gloire de la maison. Le bourgogne, beau grenat liquide, coulait dans les verres. La conversation devenait générale, débonnaire, heureuse.

La déformation de métier dont chaque homme est marqué, se manifeste en chacun de ses gestes, en chacune de ses paroles. Le reporter ne perd jamais son flair spécial. Instinctivement, comme un chien de chasse à l’approche du gibier, il dresse l’oreille, dès qu’il frôle quelque mystère. C’est ainsi qu’au lieu d’observer le prince, de noter ses attitudes, nous tournions la tête vers une table voisine où dînait seule, chaque soir depuis une semaine, une jeune femme dont la lourde torsade noire tombait sur une nuque éblouissante. Nous l’avions remarquée d’abord, observée ensuite, et nos manœuvres sournoises ne nous avaient rien appris, si ce n’est qu’elle était Anglaise.

C’était une de ces brunes qui évoquent les femmes aux yeux de violette que chantent à travers les siècles les poètes de l’Hellade. De cette race anglo-saxonne où l’on retrouve de nombreux types grecs parfaitement purs, elle avait le charme particulier. C’était une de ces sportives dont la marche est une symphonie de mouvements, dont la danse est une suite d’attitudes d’élégance parfaite. Elle était de celles qui courent avec la grâce de Diane Chasseresse et dont la beauté, en quelque sorte animale, est la résultante d’un bel équilibre physique, d’un parfait fonctionnement de l’organisme. Gaies, vivantes, vigoureuses, très allantes, ces femmes se révèlent, à qui les connaît, incomparables par leur rire frais, leur bel appétit, leur joie de vivre.

Cette femme qui nous intéressait avait au cou et dans les cheveux des chaînes d’or, et aux poignets des gourmettes à triple rangs, faites de pépites reliées l’une à l’autre par un simple anneau. Sa châtelaine, très longue, se terminait par un cabochon d’or vierge de la grosseur d’une noix. La chaîne qui s’enroulait dans la masse somptueuse de ses cheveux noirs faisait deux fois le tour de sa tête au pur profil antique. Sans les diamants et surtout sans les émeraudes qui eussent fait ressortir le bleu profond de ses grands yeux, sa beauté, du fait de ses bijoux lourds et barbares, prenait un caractère étrange. Elle évoquait l’esclave enchaînée d’or de quelque potentat riche, farouche et sauvage.

D’où venait cette femme, dont le luxe primitif, fait de fourrures et de métal, nous intriguait ?

De quel pays arrivait-elle et de quelles aventures son destin était-il fait ?

Nul d’entre nous le pouvait dire. Dans ce monde hétéroclite du grand restaurant parisien, il ne se trouvait personne qui connût son passé.

Nous avions observé que chaque soir, sur sa robe très simple, fourreau de peau de soie ou de satin portant la signature de l’un des maîtres de la couture, elle avait une fourrure nouvelle et que chacune représentait une fortune.

Comme elle entrait, drapée dans un ample et très long manteau noir, nous vîmes Grünbach, le fourreur de l’avenue de l’Opéra, la toiser en connaisseur, puis s’exclamer :

— Du « seal ». Du « seal » véritable et du plus beau qui soit. En « seal » également son bonnet napolitain, dont le gland est une pépite d’or de la grosseur d’un œuf de pigeon.

Se tournant de mon côté, il s’écriait :

— Avez-vous vu sa Rolls-Royce gris-perle ?

— Avez-vous vu son chauffeur et son valet de pied ?

— Non ? Eh bien je vous assure qu’ils valent qu’on se dérange. L’un et l’autre sont vêtus de phoque. Leur bonnet et jusqu’à leurs hautes bottes, leurs « bottes françaises », sont en « loup-marin d’esprit », comme on dit au Labrador. Bonnets et bottes sont de ce phoque gris d’acier moucheté de noir, dont la fourrure a le reflet verdâtre de la mer Arctique.

Puis, s’adressant à lui-même, il soliloqua :

— Ce « loup-marin », une spécialité du Canada qu’il faudra pourtant mettre à la mode à Paris… C’est bien la fourrure idéale pour nos hivers brumeux, à la froide humidité pénétrante.

Tout à coup, se ravisant, il s’adressait à Georges Dupuis :

— Et si vous êtes quelque peu curieux de votre naturel, vous jetterez un coup d’œil à l’intérieur du salon roulant de notre belle inconnue. Vous y verrez un couple de chiens esquimaux authentiques, et trois peaux de loutre de mer, dont chacune vaut plus de cent mille francs.

— Vraiment ?

— Des peaux de loutre de mer j’en ai vu, en tout et pour tout, trois dans ma vie. Et je n’affirmerais pas qu’elles fussent aussi belles que celles-ci. Ce sont en effet des loutres argentées d’au moins douze pieds, devant lesquelles Révillon lui-même aurait la respiration coupée. Lorsqu’elle s’enroule dans ses loutres, notre belle énigme britannique peut dormir, sans craindre le froid, par cinquante degrés sous zéro.

— Grünbach, mon ami, vous me mettez l’eau à la bouche, dit Jack London, l’as des reportages aventureux.

— Et moi, répartit le grand fourreur, j’en perds, si je puis dire, le boire et le manger. Tandis que vous vous intéressez surtout à la femme dont je reconnais la beauté très réelle et le charme étrange ; tandis que vous vous échauffez l’imagination sur le mystère qui momentanément l’entoure, je m’intéresse, moi, à ses fourrures. Je viens ici tous les soirs et je ne lui ai pas encore vu la même. Chose singulière, ce sont toutes des fourrures du Canada.

— Et comment le savez-vous, Sherlock des Animaux ?

— Mon vieux Jack, il n’y a pas à s’y tromper. Les fourrures du Canada sont aussi faciles à reconnaître que le loup blanc. Elles ont un moëlleux, un brillant particuliers. La peau canadienne est souple, sa fourrure est épaisse et possède la douceur du duvet. Par les basses températures elle prend un reflet métallique, elle acquiert une odeur spéciale qui ne se perd jamais. Et puis, il y a aussi le procédé de préparation, la manière de « passer » la peau, comme on dit là-bas. Chose curieuse, aucun de nos procédés ne donne d’aussi beaux résultats que celui des Indiens. C’est un des secrets qu’ils gardent jalousement, un de ceux que nous ne connaîtrons peut-être jamais. La peau « passée » par les Indiens a la souplesse de la peau de chamois. Légèrement teintée de jaune, elle a son odeur particulière, comme le cuir de Russie a la sienne. Ce parfum nous n’en connaissons pas non plus la recette.

Je parierais que les fourrures de notre belle inconnue ont été préparées par des Peaux Rouges. Je ne les ai pas touchées, je ne les ai pas senties : il m’a suffi de les voir.

Je lui vis un soir un manteau de vison. Il était fait de ces incomparables peaux du lac Saint-Jean, épaisses, soyeuses, de ce brun moëlleux inimitable, avec, au milieu, cette raie plus foncée dont le dégradé est impossible à reproduire. Un autre soir, je l’ai vue dans un manteau de castor dont la fourrure était à proprement parler une merveille. De ma vie, je n’ai vu des peaux aussi bien assorties. Pour l’œil le plus exercé, il n’y avait pas entre elles de différence appréciable de teinte. L’épaisseur de la fourrure, la dimension des peaux, révélaient que les bêtes en pleine force avaient été tuées à la bonne période de l’année, enfin qu’elles provenaient du Labrador. Pour composer un manteau pareil, pour assortir les peaux de si parfaite façon, il ne faut pas venir à Paris. Je la vis encore dans un manteau de martre d’Hudson, de ces admirables peaux que l’on appelle zibeline lorsqu’elles nous arrivent de Russie. Je lui ai vu sur les épaules des renards argentés, des pékans foncés, des renards noirs dignes d’impératrices et que seules, de nos jours, les milliardaires américaines peuvent se permettre de porter. Ces peaux provenaient de bêtes géantes, abattues à proximité du cercle polaire.

Je vous garantis que son fourreur s’y connaît, à la belle Anglaise, et qu’il connaît surtout une source d’approvisionnement que nous ignorons à Paris.

Ceci étant dit, je fais mes réserves sur le style et sur la coupe de ses manteaux et de ses écharpes. Cela sent d’une lieue le « English style ». C’est dur et c’est raide. Cela donne l’impression d’être établi en vue du froid, d’être utile, quoi. Au lieu d’engoncer la femme, de lui donner l’air « paquet », la fourrure façonnée à Paris épouse au contraire ses formes, les met en valeur. Elle fait ressortir le charme spirituel de la Parisienne, sa beauté délicate de fleur de serre.

Jim Carpenter, ventriloque virtuose, comme il s’intitule modestement, se fit entendre d’une voix qui sembla d’abord sortir de sous la table, puis tomber du plafond :

— Si des fois que monsieur voudrait débiner le chic anglais, il faudrait avertir ces messieurs qui s’habillent à Londres…

Ce fut un éclat de rire général.

Avec le dessert, la gaieté blonde du champagne pétillait dans les flûtes. Je m’entendis interpeller de cette extraordinaire façon qu’ont les Américains de moduler sur trois notes traînantes l’unique syllabe de mon prénom :

— Pâ-ho-oll ! Hello-oh, Pâ-ho-oll !

Avant même d’avoir tourné la tête, je savais à n’en pas douter que cette voix canardante annonçait la présence de mon ami Jacques Labrie, le roi des reporters canadiens.

— Jour, vieux. Depuis quand à Paris ? lui dis-je, en mettant dans ma voix toute la froideur, tout le flegme d’usage, lorsque l’on cause avec un homme du Nouveau-Monde.

— Demi-heure : spécial de la Transat.

Jacques Labrie, à son habitude, s’exprimait en style télégraphique.

— Je crève de faim : gosier sec comme les États-Unis dont j’arrive, ajouta-t-il.

— Donnez-loui tout de souite à boâr, père, déclama Jim Carpenter, dont l’accent, décidément, remontait avec le champagne.

— Oui, de suite, reprit Labrie, si vous ne voulez pas que, cédant aux redoutables instincts de mes grands ancêtres, je ne vous dévore une oreille toute crue.

Impeccable en son smoking de bonne coupe américaine, pâle et blond, il avait l’air d’un gosse malingre ayant vieilli sans grandir. Les pieds tournés en dedans qu’il levait très haut, comme pour éviter les troncs d’arbre tombés dans la forêt, il s’avançait vers le garçon ahuri du pas sautillant de l’Indien en faisant claquer ses dents comme des castagnettes…

L’orchestre préludait à un « jazz » et aussitôt se déroula la scène la plus inattendue. Labrie qui allait prendre place à table, recula de trois pas et entama, avec une fantaisie, une verve étourdissante, une de ces gigues, un de ces « clogg dance » frénétiques et cocasses, que les seuls Yankees savent vraiment danser. Les bras ballants, selon toute apparence retenus aux épaules par de simples ficelles, il se démenait comme un possédé. Sa figure exprimait tour à tour la préoccupation du profond calculateur, une douce hilarité, un vif étonnement, ce qui donnait à penser que sa tête ne participait pas à la frénésie dégingandée dont ses jambes en caoutchouc étaient prises. De façon imprévue, elles s’immobilisèrent tout à coup. Prenant alors une expression de colère concentrée, les mains crispées au bout de ses bras entr’ouverts, il se mit en marche d’un pas d’automate, en chantant d’une voix râlante de rage la dernière romance américaine en vogue, délicieusement sentimentale : « Dreaming, Dreaming ».

L’effet de cette extraordinaire mimique, en discordance avec les paroles de la romance, fut tel que les carreaux en tremblèrent. Ma foi, Son Altesse fit comme tout le monde : Elle applaudit à tout rompre. Comme les poules de luxe se perchaient sur leurs chaises, Elle monta sur la sienne, pour mieux apercevoir Jacques Labrie qui, par sauts et par bonds, comme un pantin au bout d’un élastique, regagnait maintenant sa place à table.

Je compris que tout cela pouvait mal finir, mon ami Canadien étant sûrement ivre, ivre à froid, comme le sont les gens des pays de glace. Tout ce remue-ménage, en effet, n’avait pas fait monter le sang à ses joues qui, de blanches, étaient devenues blafardes. Tandis que le garçon encore pris de fou-rire s’empressait à le servir, Labrie heurta, du bout de sa manche gauche, un verre qui roula sur la nappe. Or, j’entendis le bruit de deux chocs : celui de la manche sur le verre, puis celui du verre sur la nappe. Je me rappelai que, comme son ami Fil-de-Fer et tous ceux de sa bande, Labrie portait dans une poche secrète, dissimulée dans sa manche gauche et qu’un bouton à pression fermait, un couteau dont il savait, à l’occasion, sinistrement jouer. Je me remémorai certaine aventure restée brumeuse, datant de son premier passage en coup de vent à Paris. Un sergot du « Sébasto », trouvé à l’aube par des collègues, en apparence paisiblement assoupi sur un banc du boulevard, mais déjà froid, avec un couteau catalan dans le ventre. Le lendemain, chargé de suivre l’affaire qui passionnait tout Paris, je constatais que l’arme du crime ressemblait étrangement au couteau que Labrie portait toujours. C’est pourquoi je lui conseillais aussitôt de prendre le premier train de Londres.

Labrie, qui a du tact, n’insista pas et partit en douce le soir même. De là datait notre amitié, resserrée à chacun de ses passages en trombe à Paris.

Chaque fois c’était la « bombe », commencée chez Paillard, terminée dans les plus sinistres bals musette de la Goutte-d’Or. Pour les aminches, claque-patins, camelots et francs mectons ; pour les marmites, pierreuses, filles du trottoir ; pour toutes les licheuses de fonds de verre surtout, qui forment la clientèle de ces coupe-gorge, il était l’Inoubliable, le Fabuleux Américain, par la façon qu’il avait de hurler en ouvrant la porte :

— Eh, patron ? du champagne pour tout le monde, et du meilleur, histoire de savoir une bonne fois si les mectons ont le coffre qu’il faut pour sécher ta provision.

Le verre en main, il ne manquait jamais de proclamer :

— À la santé de Fil-de-Fer, le roi des Mecs.

— À la santé de « ceusses » de sa bande ; et mort aux vaches…

Invariablement, il finissait par rouler sous la table, cuit à point.

J’en étais là des souvenirs sur lesquels se brodaient mes réflexions, lorsque Labrie m’interpela :

— C’est toi que je vois le premier. C’est donc toi qui as le choix. Laquelle prends-tu ? L’autre sera pour la gosse à Fil-de-Fer, La Teigne, quoi.

Dans son accent bas-normand, qui est celui des Canadiens, pointaient les intonations goguenardes et grasseyantes du voyou de Paris. Il déficelait un papier d’où glissèrent, souples et soyeuses, deux superbes fourrures. L’une était très grande, brune, épaisse et drue. L’autre, plus petite, plus pâle peut-être, était marquée au milieu d’une raie foncée, dont le ton, par un dégradé insensible, allait se fondre dans le brun tendre de la toison profonde, brillante et douce…

— La grande, me dit mon ami, c’est une peau de géant des Grands Lacs. La petite, c’est une peau du lac Saint-Jean. J’ajoute que chacune fut autrefois habitée par un vison authentique.

J’étais perplexe, ne sachant en vérité laquelle choisir. Tandis que j’hésitais, je sentis cette attraction encore mal expliquée, cet appel mystérieux qui fait qu’on se retourne, qu’on lève la tête, sous la persistance d’un regard. C’était la belle Anglaise, dont les yeux de saphir se posaient sur les miens. Visiblement, elle s’amusait beaucoup de mon hésitation. Ne pouvant plus tenir en place, sans doute, elle se leva et vint droit à notre table. À ma profonde surprise, Labrie la salua familièrement :

— Hello-oh, Mrs. Thamer ?

— Hello-oh, Jack ?

Puis, de sa voix musicale que le rire mouillait un peu, elle exprima, au moyen des petits mots modulés, inarticulés et sonores de la langue anglaise, son étonnement amusé :

— Isn’t it funny to hesitate ?[1]

Avec flegme Jacques Labrie tirait sa montre et froidement proclamait :

— Aussi vrai que les yeux de Madame sont plus bleus que les plus beaux saphirs connus de ce monde et de l’autre, si tu n’as pas choisi dans soixante secondes je «r»enveloppe mon assortiment. En fait de peau tu n’auras que la tienne.

Se penchant sur les deux peaux, les tapotant en connaisseur, soufflant sur la fourrure, la belle Anglaise ajouta :

— Beautiful pelt.[2]

La fierté anglaise lui interdisant de courber la taille, sur une imperceptible inclinaison de tête, sur un sourire qui fit briller l’orient merveilleux des perles de sa bouche, Mrs. Thamer, car j’avais retenu son nom, prenait congé de Jacques Labrie. Quant à moi, ne lui ayant pas été présenté, je n’existais pas pour elle. Elle ne daigna donc pas m’accorder un regard.

Sans être en anglais d’une force herculéenne, je sais que le pluriel s’y marque d’un s. Or, Mrs. Thamer avait dit :

— Beautiful pelt, et non pas : Beautiful pelts.

Comme le doute me tenaillait de plus belle, Labrie me lançait les deux peaux à la figure, en proférant d’une voix profondément indignée :

— Prends les deux, et fiche-moi la paix. Tu me dégoûtes.

Mais une clameur retentissait. Toute la tablée servait au grand confrère du pays des neiges son ultimatum sans réplique :

— L’H-I-S-T-O-I-R-E !  !  !

— Oui, dit Jacques Labrie imperturbable, je veux bien. Je veux d’autant plus que si je ne voulais pas il me faudrait m’exécuter quand même. En Amérique, cela s’appelle un « hold-up ». Pour compléter votre formation morale, je n’hésite pas à vous apprendre que c’est un sport qui rapporte gros à ceux qui le pratiquent avec assiduité.

— Je vous dirai donc mon histoire, mais le droit à la vie étant imprescriptible, je ne prononcerai pas un mot avant d’avoir fait le plein dans les soutes. Ce sera long, car il y a creux.

L’auditoire s’impatientait, le vacarme montait au diapason du scandale. Labrie, bon prince, consentit à nous dire :

— Je professe qu’il faut être bon pour les animaux. En conséquence, je ne vous ferai pas bouillir d’impatience. Dans mon pays, d’ailleurs, on ne fait pas mijoter les gens. Tout au plus les fait-on rôtir. C’est plus digne et c’est plus noble. C’est aussi, peut-être, que nous manquons de marmite de capacité suffisante.

— Je consentirai donc à vous raconter les innombrables péripéties de mon histoire à raison d’une phrase par plat. Toutefois je vous dirai tout de suite que la personne en question est une des plus extraordinaires que j’aie vues au cours de ma mouvementée carrière.

Se gargarisant d’une gorgée de champagne, à la façon d’un conférencier, il professa d’un grand sérieux, le pouce réuni à l’index, dans un geste de dialecticien :

— Remarquez, « sieurs » et dames, que je commence en style noble, ce qui signifie que mon récit sera long, distingué et ennuyeux. Les personnes bien élevées ont encore le temps de s’en aller.

— Je dois à Madame Tahourentché le plus sensationnel de mes reportages. Je vous dis Tahourentché, parce que c’est son nom légal au Canada, et que Thamer est un substantif qui veut dire Dompteuse. C’est un nom de guerre qu’elle porte sur la Côte-Nord, depuis qu’elle a dompté, non pas une bête, mais un homme sauvage, ce qui est beaucoup plus difficile. J’ajoute que le dompté ne l’est que pour elle et demeure pour le reste du genre humain parfaitement farouche.

— Comment je l’ai connue ? Voilà.

— Je commence par vous dire que les salles de rédaction de Paris et de Montréal se ressemblent étonnamment. Ayant fait de la « copie » dans les unes et les autres, j’ai pu constater qu’à peu de chose près le même esprit professionnel y florit de façon sereine et tenace. Des deux côtés de l’Atlantique on se fiche de façon fondamentale des crimes, accidents, scandales et, en général, de tout ce qui fait se dresser d’horreur les cheveux sur la tête du genre humain. L’émotion du reporter ne commence, à vrai dire, qu’au cataclysme. C’est dans cet esprit que, faute d’une catastrophe digne d’accaparer mes activités, je dépouillais un matin les journaux de Paris. Je vis d’un œil distrait le télégraphiste déposer une dépêche sur le bureau du chef d’information. Puis, passant près de ma table, je l’entendis murmurer, d’une voix indifférente d’ailleurs :

— En voilà un qui a meilleur estomac que moi.

À l’instant même le chef m’interpellait et — mauvais signe — je constatais qu’il avait les yeux ronds :

— Un chef de poste de Révillon, en traversant l’Ungava, a dévoré son guide, me dit-il.

Prenant un temps, il ajouta :

— Go.

— Vous autres, à Paris, vous n’êtes pas censés savoir ça, mais « go » veut dire : suis l’affaire, dégrouille-toi, débrouille-toi, secoue tes puces, arrive le premier et rapporte le « papier » intéressant. C’est court, comme la plupart des mots anglais et ça dit tout. Ça dit surtout qu’il n’y a pas à répliquer et que la meilleure chose à faire, et même la seule, après l’avoir entendu, c’est de partir.

C’est de ce monosyllabe, bref et sonore, qu’est fait l’imprévu de notre vie à nous, les reporters. Ce mot redouté et toujours attendu des spécialistes du reportage, m’a fait, pour ma part, me trimbaler de l’Atlantique au Pacifique, et des Grands Lacs à la Baie d’Hudson.

Un chef de poste avait donc mangé son guide. Conséquence : je sautai dans le train, du train dans une goélette, et de la goélette sur le Côte-Nord du golfe Saint-Laurent. En trois sauts, pas un de moins, me voilà à Bertsiamis, sur les talons des policiers, mes victimes de toute une vie passée à gâcher la leur. Selon la tradition, je m’employai aussitôt à les embêter cordialement à toute heure du jour et de la nuit par des pas et démarches, des recherches contrecarrant les leurs, des informations de presse sournoisement sympathiques au prévenu.

Si le Révillon eût été soupçonné de s’être mis le Gouverneur-Général sous la dent, l’affaire eut pris une importance extrême. Mais comme il ne s’agissait que d’un Indien, elle ne présentait, en somme, qu’un intérêt académique, si je puis m’exprimer ainsi.

La justice canadienne s’inspire d’un principe à la fois simple et efficace : « qui tue est pendu ». Elle ne sort pas de là. Elle pend souvent et, chaque fois, jusqu’à ce mort s’ensuive. Mais elle ne pend pas à tort et à travers : elle exige des preuves. Elle recherchait donc si le passage du guide de ce monde à celui des chasses éternelles n’avait pas été brusqué. Quant à la question de savoir si le passage avait comporté un arrêt, un « stop over », dans l’estomac du Révillon, elle ne s’y attardait pas. Il est en effet des choses qui se passent sans témoin, des événements discrets qu’il ne convient pas d’approfondir. Sans doute le magistrat chargé d’instruire l’affaire estimait-il que dans la vie il vaut mieux être le mangeant que le mangé. En Amérique, ne l’oubliez pas, nous sommes des gens énergiques.

Il peut vous paraître étrange que des faits de ce genre se produisent au Canada, dans cette province de Québec surtout, dont vous avez entendu parler comme d’une belle Normandie plate, paisible et heureuse. Or la vérité c’est que le Canada-Français est plusieurs fois grand comme la France ; qu’à peine une mince lisière de son sol riche a été égratignée par la charrue, et que sans en franchir les frontières on peut remonter au pôle. Cet Ungava dont je vous parle, c’est notre Sahara, notre désert encore inconnu, entouré de légendes merveilleuses, dont le voile de mystère n’a pas été levé. On sait vaguement qu’il recèle des métaux, des pierres précieuses. On y a trouvé à proximité de la côte, des champs entiers de labradorite, cette pierre dont l’éclat sous le soleil est tel qu’on n’en peut supporter la vue. Convenablement taillée, la labradorite est la plus belle imitation connue du diamant.

Cet Ungava, qui est probablement la contrée la plus riche de la terre, demeure inaccessible. Les prospecteurs qui s’y aventurent n’en reviennent pas. Ce fut l’erreur du Révillon d’avoir voulu le traverser en été. Seuls les Indiens s’y risquent pendant la courte saison sans neige. Ils connaissent l’existence des champs d’or, les gisements de pierres précieuses, mais ils gardent farouchement leur secret. Or, de tous les visages pâles, la Dompteuse est celle qui en sait le plus long sur l’Ungava. Mais elle non plus ne veut pas parler.

Ses lèvres sont-elles closes par un serment ?

Est-ce par avidité qu’elle se tait ? Par peur de la mort plutôt ? On ne sait. Ce qui est certain toutefois, c’est que dès qu’on parle devant elle de l’Ungava, ses lèvres se serrent, sa figure se ferme. Après beaucoup d’autres j’ai employé tous les moyens pour la faire parler, y compris, bien entendu, celui auquel vous pensez tous. J’avoue n’avoir obtenu d’autre résultat que celui d’avoir failli me faire loger une balle dans un œil.

Le gauche, me précisait un jour posément Tahourentché, après m’avoir donné le sage conseil de ne pas rôder avec trop d’insistance autour de la Dompteuse.

Or la Dompteuse, c’est Miss Smith. Et Miss Smith, c’est précisément la belle Madame à laquelle je viens de parler devant vous. Elle s’appelait Miss Smith, comme vingt mille, comme cinquante mille autres jeunes filles de la cité du brouillard et de la pluie. Mais elle avait sur la plupart d’entre elles la supériorité d’être admirablement racée. Elle descendait à n’en pas douter de ces Nordmen, Normands de nos jours, Vikings d’autrefois, qui, minces, élancés, ont conquis l’Angleterre d’abord, le reste du monde ensuite. Elle était de cette race d’hommes de proie qui ne se fond pas dans l’élément autochtone, massif, trapu, bas sur pattes, qui constitue la masse du peuple anglais. C’est ce qui explique qu’en Angleterre, où les classes sociales sont en apparence mal définies, ces deux races distinctes, en présence depuis les Plantagenets, sont faciles à dénombrer. C’est au point qu’au Derby, auquel cent mille Anglais chaque année assistent, il serait facile de séparer la race conquérante de la race conquise.

Mais Miss Smith était pauvre. Elle se laissa prendre par les sergents recruteurs de l’Armée du Salut. Débarquée à Québec au milieu de l’un de ces contingents de jeunes filles saines et robustes que l’Armée nous envoie chaque année, elle devint sans joie la servante du pasteur-missionnaire anglican détaché sur la Côte-Nord.

Débarquée à Bertsiamis, elle n’y vit pas grand’chose, sinon d’un côté la mer infinie, dure et méchante, de l’autre, la grande forêt mystérieuse. En bordure de la grève elle aperçut quelques cabanes en troncs d’arbre : les wigwams. Un peu plus loin, posées de guingois, deux immenses caisses en planche, percées de fenêtres, deux cubes grisâtres, qui étaient les postes des compagnies rivales : la Hudson Bay et les Révillon.

Anglaise, Miss Smith en avait le tempérament qui ressemble beaucoup à celui du joueur. Elle se dit que pour qui peut attendre, la partie n’est pas perdue. Sans doute avait-elle raison, puisqu’un jour elle s’aperçut qu’un chasseur à peau de cuivre tournait plus que de raison autour de la modeste et triste maison basse de la mission. C’était un grand diable d’Algonquin, tout en muscles, dont l’oeil fixe était celui d’un oiseau de proie.

Il n’ouvrait pour ainsi dire jamais sa bouche, aux lèvres minces. Sa parole était rare, sa voix rauque et sourde. Il parlait la langue de ses ancêtres et un peu le français. Miss Smith, venue de Londres, n’entendait, cela va sans dire, que l’anglais. Les communications dans ces conditions étaient difficiles, mais non impossibles. Chaque fois que la belle Anglaise sortait, elle sentait peser sur elle le regard lourd et fixe du chasseur qui la suivait, silencieux comme un fantôme. Il déployait un véritable génie à se dissimuler, à bondir comme un lynx, d’un tronc d’arbre à un quartier de rocher. Il la tenait constamment sous son regard. L’apercevait-elle ? S’immobilisant aussitôt dans l’attitude où il avait été découvert, l’Indien semblait le génie rouge de la forêt verte.

Lorsque les premières neiges tombèrent, Miss Smith apprit du chef de la Hudson Bay que, sans fournir aucune explication, Tahourentché, le meilleur chasseur du village, refusait de « prendre le bois », de partir à la chasse. C’est ainsi qu’elle connut le nom de « son » Indien, l’ayant vu le matin même, au temple.

À quelque temps de là, Tahourentché s’enhardit. S’approchant de la jeune fille, il lui murmura de sa voix rauque, dont l’intonation était enfantine :

— Good morning.[3]

La figure de la jeune fille s’éclaira de son admirable sourire. Elle répondit de sa voix qui dut sembler la plus douce musique à l’Indien :

— Good morning…[4]

Tahourentché mit la main sur son cœur et demeura dans une immobilité de statue, jusqu’à ce que la belle Anglaise eût disparu au tournant du sentier.

Le lendemain elle le retrouva sur sa route. L’Algonquin avait appris un autre mot d’anglais :

— Good morning, Miss.[5]

— Good morning, dear,[6] lui répondit l’Anglaise de sa belle voix modulée.

Doucement, lentement, sourdement, l’Indien répéta :

— Good morning, dear.[7]

Chaque jour, à la même heure, elle le retrouva au même endroit. Chaque fois il lui disait un mot nouveau, auquel Miss Smith répondait avec un gracieux sourire.

Un jour, ce fut la jeune fille qui lui adressa la parole en français. De sa belle voix modulée, aux intonations adorablement chantantes, elle s’exprimait en hésitant, dans cette langue étrangère, qu’elle apprenait au prix de mille peines :

— Pourquoi pas à la chasse, Tahourentché ?

— Veux te voir… Veux voir ton visage pâle comme la neige, veux voir tes yeux bleus comme le ciel au printemps…

— C’est pour ça ?

— C’est pour ça, belle squaw pâle.

— Eh bien, « prends le bois », pars à la chasse. Pars pour moi. Je n’écouterai aucun homme avant ton retour, et si tu me rapportes d’assez belles pelleteries, si tu en rapportes assez, je serai à toi. Je serai ta squaw. Je serai le prix de ta chasse magnifique, j’en serai la récompense merveilleuse. Mes bras blancs et frais se noueront autour de ton cou robuste. Mes lèvres rouges et brûlantes s’appuieront sur les tiennes. Je te ferai connaître des baisers, des caresses que tu ignores…

S’approchant de l’Indien, la belle Anglaise lui mit ses beaux bras, blancs et fermes, autour du cou. Elle l’embrassa longuement, passionnément, comme sans doute il ne l’avait jamais été.

Un Indien ne pâlit jamais. Devant la mort même, il reste impassible. Mais sous le baiser de l’Anglaise, Tahourentché se mit à trembler. Lorsqu’elle dénoua son étreinte, il recula et, mettant sa main sur sa bouche, il fit entendre un hululement dont la modulation semblait inspirée du cri des bêtes de la forêt, de la plainte douloureuse des branches ployant sous l’étreinte du grand vent du pôle. C’était le cri de guerre de ses ancêtres, les redoutables coureurs des bois. Devant une telle manifestation, la jeune fille demeura interdite, ce qui permit à l’Indien de lui prendre la main et de l’appuyer sur son front.

À peine rentrée à la mission, Miss Smith entendit un tumulte fait de claquements de fouet et de jappements : c’était Tahourentché et ses chiens attelés à son traîneau, qui venait demander avant son départ pour le nord la bénédiction du pasteur.

L’hiver passa, avec ses froids terribles, ses « froids noirs », comme on dit là-bas, ses tempêtes aveuglantes, ses beaux soleils sur la neige rutilante.

La jeune fille garda son secret, vécut renfermée, repliée sur elle-même. Seule, elle savait pourquoi Tahourentché était parti pour la chasse plus d’un mois après les autres.

Les jours de nouveau s’allongeaient. Le soleil, d’abord pâle et sans force, recommença, sur le « haut du jour », à faire mollir la neige. Un matin, on entendit des jappements : c’était l’équipage du premier chasseur qui manifestait sa joie de rentrer au wigwam. À un jour de distance, les autres suivirent.

La saison, en somme, n’avait pas été mauvaise. La chasse avait été abondante, mais la qualité de la pelleterie était plutôt médiocre. Les fourrures rares, celles que demandent les chefs de poste, manquaient totalement. Aucun chasseur n’avait vu Tahourentché. Les uns haussaient les épaules, les autres se perdaient en conjectures interminables, à la veillée, autour du feu, au poste de la Hudson Bay ou à celui des Révillon.

Mais un jour, à la nuit tombante, sur la neige livide, le traîneau de Tahourentché, lourdement chargé, s’arrêtait devant la mission. Ayant d’un puissant coup de rein mis sur son épaule l’un des énormes ballots qu’il rapportait, il prit sa carabine, dont un chasseur ne se sépare point et frappa à la porte du pasteur.

Lorsque tous les ballots eurent été ouverts, ce fut un émerveillement : ils contenaient les plus belles peaux et les plus rares que l’on puisse rêver. Renards argentés de toute beauté, renards noirs très rares, pékans à fourrure épaisse et sombre, visons et martres-zibeline par centaines. Toutes ces pelleteries, levées sur les bêtes géantes des régions arctiques, constituaient cinq lots dont deux avaient été enveloppés dans des peaux immenses d’ours blancs, et trois dans des peaux de loutres de mer. Celles-ci étaient de l’espèce la plus rare, argentées et longues chacune d’une douzaine de pieds. Ces peaux, à proprement parler, étaient sans prix. Le pasteur, qui s’y connaissait, annonça qu’elles étaient dignes de la limousine de Sa Majesté la reine Mary. Mais Tahourentché fit signe que non et déclara que ses peaux n’étaient pas pour la reine. Méfiant, il ne dit rien de plus. Miss Smith coula un regard furtif vers l’Indien et réprima discrètement un sourire qui naissait sur ses belles lèvres rouges et charnues.

Appelé aussitôt, le chef de poste de la Hudson Bay voulut s’emparer des peaux, mais Tahourentché, de sa voix sourde et rauque, déclara que sa chasse, qui n’était pas pour la reine, n’était pas non plus pour la « grande compagnie ». Il ajouta qu’elle était pour la squaw au visage pâle qui l’avait choisi, lui, Tahourentché, le Grand Chasseur. Étonnés, le pasteur et le chef de poste se regardaient, ne sachant que penser, lorsque Miss Smith, avec la tranquille assurance anglaise, opérant une main-mise, déclara :

— Oui. Ces peaux sont à moi. Le traîneau de Tahourentché, sa carabine, et Tahourentché lui-même, sont à moi.

Puis, du ton dont elle eut appelé son chien, elle ajouta :

— Tahourentché ? Viens là !

Soumis, dompté, l’Indien s’approcha. Il prit la belle main pâle, veinée de bleu, dans sa main de cuivre, et la porta à son front. Il posa ensuite sa main gauche sur la tête de la jeune fille, ce qui est, chez les Indiens, signe indiscutable de prise de possession. Ses yeux fixes se posèrent alors sur le pasteur, puis sur le chef de poste. Ses lèvres minces disparurent tout à fait : il mit la main sur sa carabine…

Si, à ce moment, l’un ou l’autre se fût avisé de protester, il y eût eu sans doute de la casse…

C’est une justice à leur rendre : les Anglais sont d’admirables opportunistes. Ils ont le génie de tourner à leur profit les événements qui semblent, au premier abord, les plus désastreux pour eux. Le pasteur perdait sa servante : le chef de poste perdait cinq magnifiques ballots de fourrure. L’un et l’autre pourtant firent bonne contenance. Le pasteur, ayant réfléchi un instant, se borna à déclarer :

— Tahourentché, si Miss Smith toutefois n’y fait pas d’objection, je te marierai au temple, quand tu le voudras.

— Alors, déclara posément la Dompteuse, ce sera tout de suite.

Se tournant vers l’Indien, elle ajouta :

— Viens, Tahourentché.

C’est ainsi que, sans formalités, la belle Miss Smith épousa le Grand Chasseur à la peau cuivrée.

Lorsque son mari lui passa au doigt l’anneau symbolique dont le pasteur lui avait fait cadeau, la jeune épousée nota que son sauvage mari le regardait attentivement. Rentrés à la mission, car le pasteur n’avait pas voulu que sa compatriote allât habiter un wigwam où elle eût vraisemblablement manqué de tout, Tahourentché prit dans la sienne la petite main blanche aux doigts fuselés. Indiquant à sa femme l’anneau d’or de son annulaire, il lui dit simplement :

— Je sais où il y en a.

— De quoi ? questionna la Dompteuse.

— Du métal de ton anneau… Je sais où il y en a beaucoup. Je sais où les cailloux et le sable brillent.

Pour la deuxième fois Miss Smith dit à Tahourentché :

— Va m’en chercher. Si tu en rapportes assez, je serai jusqu’à l’automne ta squaw blanche.

Au petit jour, l’Indien « reprenait le bois », repartait dans la direction du nord. Pour la deuxième fois, la Dompteuse gardait son secret.

Deux mois après il était de retour et mettait dans la main de « son » Anglaise une sacoche faite d’une peau de renard. Elle était remplie de pépites d’or d’alluvion, c’est-à-dire de l’or le plus pur qui soit, de l’or qu’un lavage millénaire a débarrassé de toute impureté, de toute adhérence de quartz. Les pépites que contenait la sacoche étaient arrondies aux angles et à surface polie. Elles étaient de cet or vert, très rare, que l’on trouve parfois, aux grandes profondeurs, dans les mines du Klondike.

Une peau de renard que l’on replie, la fourrure en dehors, pour en faire une sacoche, ce n’est pas très vaste. Mais l’or est un métal lourd, et le sac de Tahourentché en contenait tout de même une vingtaine de livres.

Pour la première fois on vit le sang monter aux joues de la Dompteuse. Pour la première fois on la vit manifester une émotion. Ses beaux yeux de saphir chavirèrent, sa tête se renversa dans une envolée de rêve. Sans doute eut-elle à ce moment, dans une sensation de vertige, l’impression que ses désirs allaient se réaliser…

Elle approcha gravement sa belle tête au pur profil, de la tête de l’Indien. Mettant sa main sur son épaule, l’attirant tout près d’elle, elle lui murmura à l’oreille, dans sa langue à lui, dans le dialecte algonquin, les quelques mots sourds et rauques qu’elle avait appris :

— Je t’aime, mon Grand Chasseur.

Et ses beaux bras blancs se nouèrent au cou de cuivre de son amoureux sauvage.

Avec ses fourrures et son or, la Dompteuse était riche. Mais elle seule l’était, car le Grand Chasseur ne connaissait la richesse que sous la forme des belles armes, des chaudes couvertures, des vêtements imperméables, contre quoi la pelleterie peut s’échanger.

À deux mois de là, Madame Tahourentché annonça son départ pour Londres. Au moment de monter sur la goélette qui devait la débarquer à Rimouski, elle fit, devant le pasteur, jurer à Tahourentché qu’il partirait à la chasse, qu’il « prendrait le bois » au lendemain de la première « bordée » de neige. Elle-même jura de revenir, au printemps, par la première goélette.

Chaque hiver il chasse, chaque été il va chercher de l’or, et chaque hiver, venant de Londres, on voit Madame Tahourentché à Paris.

Vous admettrez que, pour une Algonquine, elle y connaît les bons endroits. Elle connaît aussi les endroits où son sauvage mari, son farouche amoureux, va ramasser son or. Le ministre des mines du Dominion a donné à ses ingénieurs, à ses prospecteurs, l’ordre de le suivre, de prendre tous les moyens pour découvrir ce gisement qui semble être de richesse fabuleuse. Aucun d’eux, jusqu’ici, n’y est parvenu. Comme tous les Indiens, Tahourentché est méfiant. Il part en douce, par nuit sans lune, et souvent à la pluie, pour ne pas laisser de traces. Un prospecteur américain, parti à sa suite, n’est pas revenu. Que s’est-il passé ? Nul ne l’a jamais su. Interrogé à son retour, Tahourentché s’est borné à hausser les épaules.

Mais le Grand Chasseur garde un secret qu’il n’est pas seul à connaître. Nombreux sont en effet les Indiens qui savent où est l’endroit où les « cailloux et le sable brillent ». Ils se taisent, car ils ont peur de voir leur dernier territoire de chasse envahi par les hommes pâles.

Il est certain que c’est dans l’Ungava que se trouve ce gisement merveilleux. Ce que l’on en sait, on le sait depuis deux siècles et on le tient des relations des missionnaires qui l’avaient eux-mêmes appris des Indiens. Depuis deux siècles il est connu que l’Ungava recèle de l’or d’alluvion et de l’or de quartz, c’est-à-dire contenu dans le roc. On sait qu’il s’y trouve des champs immenses de roches serties de saphirs, de topazes, d’opales, de grenat, de tous les dérivés du coryndon ; de roches serties d’émeraudes, peut-être.

Cet Ungava demeure l’Eldorado aux richesses fabuleuses et inconnues, car c’est un désert, et le plus terrible, le plus inaccessible qui soit. Cette contrée est à elle seule quatre et cinq fois plus grande que votre France, qu’avec des yeux d’Européens, vous voyez immense. C’est une étendue chauve où poussent, ici et là, quelques sapins qui n’atteignent pas la hauteur d’un homme. Partout du roc, peu de mousse et pas d’eau. Le vent de mer et surtout le vent du pôle y soufflent en furie hurlante. Le sol est fait de cailloux de fer, de cuivre, de plomb, à facettes acérées sur lesquelles les semelles se coupent. Après les semelles c’est la plante des pieds, et alors c’est la mort. Le thermomètre y descend aux plus basses températures observées au pôle : 70 degrés Fahrenheit au-dessous de zéro. Le vent y jette les chiens et les hommes à terre avec une violence telle qu’ils s’y assomment.

Les difficultés sont si terribles, la menace si grande, que les prospecteurs ne s’y risquent pas. Les Indiens vous montrent bien de l’or, mais ils ne veulent pas vous dire où ils l’ont pris. Ils ont raison, car le jour où l’on saura où est l’or, où sont les pierres précieuses, ce sera une ruée terrible. Devant la marée envahissante, les hommes des bois devront reculer. Ils ont compris qu’en gardant leur secret, ils conservent leur pays. Ils nous donnent cet exemple incroyable de toute une race qui se tait pour ne pas mourir, qui vit sous la loi du silence pour ne pas disparaître tout à fait.

En ce temps-là, la maison Révillon recueillait les officiers français, robustes et courageux, que l’affaire Dreyfus chassait de l’armée. L’un d’eux, chargé d’un poste de l’extrême nord canadien, après deux ans de solitude blanche, avait décidé de revenir à Montréal, par voie de terre, c’est-à-dire par l’Ungava. Son idée était de prospecter en route. N’écoutant ni les avis des uns, ni les conseils des autres, il se munit de trois paires de solides brodequins à semelle cloutée et partit avec un guide indien, à qui il avait également imposé de prendre dans son « paqueton » trois paires de brodequins de réserve.

Ce qui se passa, on ne le sut pas au juste. Ce que toutefois on constata, c’est que contrairement à toutes les prévisions et à tous les précédents, ce fut le Français seul et non l’Indien, qui arriva à Bertsiamis. Il déclara que la chasse avait manqué et que son guide était mort de faim en route.

C’est ainsi que je connus Tahourentché, l’Indien farouche, qui ne se laissait pas tenter par l’alcool, qui rentrait taciturne à son wigwam et ne desserrait jamais les dents.

Grâce à lui, l’enquête révéla que le guide était mort d’inanition. On trouva son squelette complètement nettoyé par les bêtes. Il ne portait aucune marque de violence. Le jury rendit un verdict conforme, et je fis dans mon journal un éloge dithyrambique et d’ailleurs mérité du Révillon.

Tahourentché toutefois conservait des doutes, mais il refusait de les préciser. Les os d’une jambe avaient été trouvés à une certaine distance du squelette, et il revenait souvent sur cette particularité. Je sentais à l’ambiguïté des sentences par lesquelles il traduisait habituellement sa pensée que le fait de se tailler un bifteck sur un être à deux pieds et sans plumes, n’avait à ses yeux rien de révoltant en soi. Engagée sur ce terrain, la conversation dévia assez vite, et Tahourentché consentit à m’exposer sa manière de voir sur la question. Tout d’abord, il me déclara tout net que, lui, n’avait jamais mangé personne. Après des circonlocutions, il finit par m’avouer que ceux qui en avaient mangé avaient dit, dans les temps, à des gens qu’il avait connus, que ce sont les pieds qui constituent la partie vraiment délicate d’un individu.

— Ainsi, par exemple, dit-il, des pieds d’ours ça ressemble à des pieds de « monde ». Eh ben, rôtis sous la cendre, c’est bon, et c’est bon.

Comme je lui objectais l’horreur du cadavre, il me fit cette réponse :

— Que ce soit de la viande de « monde » ou de la viande d’animal, c’est toujours de la viande. Pourquoi avoir dédain de l’animal vivant et en manger dès qu’il est mort ? Pourquoi embrasser une « créature »[8] vivante et une fois morte refuser d’en manger, même si elle est encore fraîche ?

Baissant la tête, ainsi que le font les Indiens lorsqu’ils réfléchissent, Tahourentché resta un long moment perdu dans ses pensées. Puis, il me dit :

— Il y a là des contradictions que je ne comprends pas.

— J’ai entendu un Français, pris de colère, après avoir crié beaucoup, dire à son ennemi qu’il allait lui manger les foies. Il le lui dit et j’attendis pour voir, mais il ne le fit pas. Les Français du reste ne le font jamais.

Tahourentché fit une pause, puis me regardant dans le blanc des yeux, il ajouta :

— Quand ils le font, le juge dit que ce n’est pas vrai, et ça revient au même.

— À présent, dans les temps, nous autres, nous avons mangé nos ennemis, dans les repas de cérémonie, comme cela se devait. Mais jamais nous n’avons mangé nos parents. Nous ne les avons jamais utilisés, une fois morts, pour la pêche. Nous n’avons jamais traîné tout un été les cadavres des vieux dans des sacs de « loup-marin » pour les « mûrir » jusqu’à ce qu’ils soient à point pour faire des appâts.


En prononçant ces paroles, sa physionomie d’ordinaire impassible et grave, exprimait le profond mépris des Algonquins, race noble de chasseurs et de guerriers, pour ces petits courtauds d’Esquimaux qui vivent au cercle polaire, dont les mœurs sont mal connues, dont l’intelligence incertaine, vacillante, est à l’image du soleil dont la lumière diffuse et sans chaleur éclaire les champs infinis de la mer de glace.

L’orchestre accompagnait en sourdine le maëstro dont l’archet s’attardait aux premières mesures de « Memory lane », valse délicieuse au rythme très américain.

Jacques Labrie prit un temps et s’adressant au garçon :

— Un dernier verre et ma note. Faites vite, je vous prie : on m’attend.

  1. N’est-ce pas drôle d’hésiter ?
  2. Belle fourrure.
  3. Bonjour.
  4. Bonjour.
  5. Bonjour, mademoiselle.
  6. Bonjour, cher.
  7. Bonjour, chère.
  8. femme