Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre III

Librairie Nouvelle (1p. 47-116).

CHAPITRE III

LA MÉDECINE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.


Des médecins et chirurgiens. — Ordonnance du 23 février 1822. — Suppression de la Faculté de médecine de Paris. — M. de Sémonville. — Le clergé et les médecins. — Les médecins des temps passés. — Jacquemont. — Hippolyte Royer-Collard. — Le vieux Portal. — Ses carnets de visite. — Les professeurs éliminés et les nouveaux professeurs. — Dubois. — Boyer. — Desgenettes et Larrey. — Récamier. — Le baron Dupuytren. — Lisfranc.
De la médecine au dix-neuvième siècle. — Des maladies et des malades. — Il faut écouter les malades. — Des causes morales. — L’ennui. — Les journaux de médecine. — Le talent de tribune réfugié à l’Académie impériale de médecine. — Les discours de MM. Odilon Barrot, Dufaure, Thiers, Billault, de Montalembert et Guizot. — Les discours de MM. Ricord, Bérard, Gerdy, Velpeau, Bousquet, Guérin, Bouvier, Dubois d’Amiens. — Les progrès de la médecine. — Lettre d’Orfila. — Maison de retraite pour les médecins vieux et infirmes.
De l’hygiène de l’ouvrier et de l’homme riche. — Les logements salubres. — Les bains publics. — Des médecins pour les cités ouvrières. — Les grands dîners. — Le service à table. — Il faut dépenser son dîner. — Les légumes. — Les coquillages. — Les truffes. — Le cigare.
L’art de vivre longtemps. — Voltaire. — Les académiciens. — Les marchands de la rue Saint-Denis. — Le département du Loiret. — Les gens de bureau. — Rosman voyageur. — Un prince russe. — Le souper avec de la salade et du vin de Champagne. — De la peau humaine. — La pneumonie des vieillards. — Madame de Montespan. — Conclusion.


DES MÉDECINS ET CHIRURGIENS.


Dès l’année 1822, j’étais en mesure de passer mes examens, après la rentrée de l’école, pour être reçu docteur en médecine ; mais, le 23 novembre 1822, une ordonnance du roi supprima la Faculté de médecine de Paris.

Voici cette ordonnance et les considérants :

Considérant que des désordres scandaleux ont éclaté dans la séance solennelle de la Faculté de médecine de Paris du 18 de ce mois, et que ce n’est pas la première fois que les étudiants de cette école ont été entraînés à des mouvements qui peuvent devenir dangereux pour l’ordre public ;

Considérant que le devoir le plus impérieux des professeurs est de maintenir la discipline sans laquelle l’enseignement ne peut produire aucun fruit, et que ces récidives annoncent dans l’organisation un vice intérieur auquel il est pressant de porter remède ;

Sur le rapport de notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article premier. — La Faculté de médecine de Paris est supprimée.

Art. ii. — Notre ministre de l’intérieur nous présentera un plan de réorganisation de la Faculté de médecine de Paris.

Art. iii. — Le montant de l’inscription du premier trimestre sera rendu aux étudiants, et le grand maître pourra autoriser ceux d’entre eux sur lesquels il aura recueilli des renseignements favorables à reprendre cette inscription, soit dans les Facultés de Strasbourg, de Montpellier, soit dans les écoles secondaires de médecine.

Art. iv. — Notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

M. de Sémonville se vantait de savoir au débotté tout ce qui se disait, tout ce qui se faisait dans le moindre chef-lieu, comme dans une grande ville ; il appelait le perruquier-coiffeur le plus répandu, et le médecin le plus en renom. Le premier lui apprenait ce qui se disait et se faisait en bas, le second ce qui se disait et se faisait en haut.

Les médecins, en France, forment une nombreuse population ; ils pénètrent dans les familles ; ils n’y interviennent pas seulement comme médecins, mais souvent comme amis, avec l’autorité de l’expérience et du savoir. On compte au moins en France dix-huit mille médecins, y compris les médecins, les chirurgiens et les officiers de santé.

Les gouvernements devraient toujours y regarder à deux fois avant de frapper et de passionner tout ce monde médical ; les esclandres et les petits coups d’État sont toujours une mauvaise politique ; on irrite ses ennemis sans les désarmer.

La dissolution de l’ancienne École de médecine fut, sous la restauration, une des violences qui aigrirent le plus le corps médical, et l’on s’en aperçut en 1830, alors que cette génération d’élèves de 1822 étaient déjà répandus à Paris et dans nos provinces, comme médecins praticiens. Tous les gouvernements reconnaissent, en France, l’influence du clergé ; l’influence des médecins doit aussi être constatée ; c’est là de la politique pratique.

J’aime la médecine, parce que je sais combien elle a formé de grands esprits ; j’aime les médecins, parce que je sais combien ce sacerdoce civil impose d’études, de sacrifices et de vertus. Je rappellerai ici les noms des médecins du temps passé qui se sont illustrés, et surtout, avec quelques traits en relief, ceux des temps présents que j’ai pu connaître et étudier.

Citons comme un des glorieux ancêtres des médecins le grand Rabelais.

Citons aussi Guy Patin, peut-être plus célèbre par ses lettres que par ses travaux scientifiques ; il remplaça cependant Riollan comme professeur d’anatomie au Collège de France ; il était, dit-on, si agréable à entendre que, suivant Bayle, quelques grands seigneurs lui avaient offert un louis d’or sous sa serviette, toutes les fois qu’il voudrait aller diner ou souper chez eux. Guy Patin eut un fils, Charles Patin, esprit ardent et dont la vie eut du singulier. Charles Patin se fit d’abord recevoir docteur en droit à Poitiers, puis docteur en médecine à Paris ; il se fit remarquer par ses travaux sur les antiquités ; c’était surtout un médecin numismate. Il encourut la haine de Colbert et fut forcé de s’expatrier. Condamné aux galères par contumace, il se retira à Padoue, et y fut nommé professeur de chirurgie.

Citons encore Claude Perrault, auteur de la colonnade du Louvre.

Locke, l’illustre auteur de l’Essai sur l’entendement humain.

Hamond, médecin de Port-Royal ; il composa un grand nombre de livres de sainteté et fut l’un des maîtres de Racine.

Bernier, le grand voyageur ; les Bauhins, Bauhins père et ses deux fils Jean et Gaspard, célèbres par un grand nombre d’écrits sur l’histoire naturelle.

Lestocq (Hermann, comte de), premier médecin de l’impératrice de Russie, Elisabeth ; il contribua à l’élévation de cette princesse au trône en 1741. Il fut longtemps son premier médecin et son conseiller intime, puis, sur des dénonciations calomnieuses, enfermé par elle dans une forteresse.

Struensée, né à Halle, en Prusse, médecin de Christian VII, roi de Danemark ; il devint premier ministre et eut la tête tranchée en 1772.

Quesnay, médecin ordinaire de Louis XV, l’un des collaborateurs de l’Encyclopédie, chef de l’école économiste, auteur de la Physiocratie, ou constitution naturelle des gouvernements, le protégé de madame de Pompadour.

Haller, grand physiologiste, poëte, romancier et publiciste.

Guillotin, né à Saintes en 1738, mort en 1811. Il fut (pour Paris) membre de l’Assemblée constituante, de l’Assemblée législative et de la Convention ; il fit décréter l’égalité des peines et recommanda la recherche d’un supplice prompt et uniforme (1er décembre 1789). Il n’est pas vrai qu’il ait inventé l’instrument de supplice qui semble porter son nom ; ce fut Antoine Louis, secrétaire perpétuel de l’Académie de chirurgie, qui, d’accord avec un mécanicien nommé Schmidt, construisit la première guillotine. La guillotine fonctionna pour la première fois comme instrument de supplice le 15 avril 1792.

Marat, né en Suisse, avant la révolution ; il était médecin des écuries de M. le comte d’Artois ; nous rappelons ici ce nom d’horrible mémoire, seulement pour constater que ses travaux comme médecin n’ont jamais mérité que l’oubli.

Barthès, médecin illustre de la fin du dernier siècle ; il était chancelier de l’Université de Montpellier, conseiller-maître en la chambre des comptes, aides et finances de Montpellier, médecin consultant du roi, membre de l’Académie des sciences, censeur royal.

Citons aussi tous ces médecins qui se sont illustrés dans les sciences naturelles : Tournefort, d’Aubanton, les trois de Jussieu, Bernard, Antoine et Joseph ; de Fourcroy, qui fut successivement professeur de chimie au Collège de France, au jardin des Plantes, membre de la Convention et du conseil d’Etat, et directeur général de l’instruction publique ; le chimiste Chaptal, qui fut ministre de l’intérieur sous le consulat et sénateur sous l’empire ; le chimiste Berthollet, qui fut aussi sénateur ; Cabanis, auteur de l’ouvrage sur les Rapports du physique et du moral de l’homme ; Darcet, chimiste, membre de l’Académie des sciences ; l’abbé Teissier, minéralogiste, membre de l’Académie des sciences ; Guyton de Morveau ; de Blainville ; le grand Cuvier, qui fut un des présidents du conseil d’État et membre de l’Université.

Trois médecins seulement ont été membres de l’Académie française : Vicq-d’Azyr ; il remplaça Buffon en 1788 ; le grand Cuvier, et aujourd’hui M. Flourens, savant consciencieux, écrivain distingué, qui remplit en même temps les fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.

Le comte Bérenger, qui fut conseiller d’Etat, directeur général de la caisse d’amortissement, et à la première restauration directeur général des impôts indirects, était aussi médecin. Il était médecin de l’hôpital militaire de Grenoble, lorsqu’en 1790 le tiers état le nomma député aux états généraux.

M. Gravier, qui fut longtemps député des Basses-Alpes, directeur général de la caisse d’amortissement, nommé pair de France sous Louis-Philippe, était aussi médecin ; c’est le seul médecin, de 1814 jusqu’en 1848, qui ait été appelé à la Chambre des pairs ; il n’y entra qu’en qualité d’administrateur ; depuis 1814, on n’éleva jamais de médecins à la pairie.

M. Boin, membre de la Chambre des députés sous la restauration, l’auteur du célèbre amendement à la loi d’élection de 1820, était aussi médecin. On créa pour lui la place d’inspecteur des eaux minérales.

Voici les noms des médecins qui furent membres de l’Assemblée constituante :

MM. Allard, MM. Guillotin (Paris),
Auclerc Descottes, Laloi,
Blin, Latour,
Campmas, Meyer,
Desèze (Bordeaux), Pélissier,
Fisson-Jaubert, Salles,
Gallot, Thoret,
Girerd,

Sous la restauration et sous Louis-Philippe, parmi les médecins qui ont figuré dans la Chambre des députés, nous citerons M. Thouvenel, député de la Meurthe, l’un des membres les plus ardents de l’opposition de gauche ; M. Prunelle, professeur à la Faculté de Montpellier, destitué sous la restauration, maire de Lyon après 1830 et député de l’Isère ; il eut à la Chambre de l’importance, et fut chargé du rapport de la loi municipale ; il fut nommé, sous le gouvernement de Louis-Philippe, médecin inspecteur des eaux de Vichy.

M. Therme, maire de Lyon et député de la même ville, était aussi médecin.

Plus d’un médecin ont été appelés, par la révolution de 1848, à jouer un rôle politique, soit comme représentants à l’Assemblée nationale, soit comme fonctionnaires publics.

M. Buchez, auteur de l’Histoire parlementaire de la révolution française, fut nommé président de l’Assemblée constituante ; M. Trélat, son concurrent au fauteuil de la présidence, fut nommé quelque temps après ministre des travaux publics.

M. Recurt, médecin et accoucheur distingué du faubourg Saint-Antoine, fut nommé ministre de l’intérieur.

M. Bixio, fondateur de la Maison rustique, grièvement blessé le 23 juin 1848 devant une barricade, fut élu vice-président de l’Assemblée constituante, et nommé ministre du commerce après l’élection à la présidence de la république du prince Louis-Napoléon.

MM. Ducoux et Gervais (de Caen) furent nommés successivement préfets de police.

Deux noms de jeunes médecins, morts avant l’âge, méritent surtout d’être honorés, Victor Jacquemont et Hippolyte Royer-Collard.

Victor Jacquemont mourut à Bombay en 1832 ; il a laissé sur son voyage dans l’Inde un grand ouvrage scientifique, et deux volumes de lettres intimes, recueillies et publiées par les soins de M. Mérimée ; ces lettres sont d’un libre et spirituel penseur, remplies d’observations piquantes et familières sur tout ce qu’il voit et sur tous ceux qu’il rencontre ; il y annonce presque sa fin prochaine. Ces lettres de Jacquemont sont du plus vif intérêt, et laissent voir tout le cœur et tout l’esprit du hardi voyageur qui mourut victime de son dévouement à la science.

J’ai été le condisciple d’Hippolyte Royer-Collard ; c’était, dès ses premières études, un caractère et une intelligence d’une puissante originalité ; il se fit écrivain de la meilleure école, à force d’étudier tous les maîtres du dix-septième siècle ; pour le style, comme pour la science, il puisait aux sources. D’une mémoire infatigable, il était dans ses écrits, comme dans ses improvisations, d’une prodigieuse fécondité d’idées, de vues, d’arguments qui s’enchaînaient et se liaient entre eux ; c’était un esprit prompt et un bon talent ; il jeta un grand éclat dans son concours pour la chaire d’hygiène. La calomnie s’en mêla, et prétendit qu’Hippolyte Royer-Collard n’avait pu achever sa composition par écrit dans le temps voulu. La vérité triompha, et la Faculté de médecine compta dans ses rangs un jeune et digne successeur de Hallé, à qui pourtant il ne ressemblait guère, ni par la vie intime, ni même par ses qualités d’esprit.

Membre de l’Académie de médecine, Royer-Collard y soutint plus d’une importante discussion ; il éclaira, il charma souvent l’assemblée par des lectures pleines de faits, de nouveauté et d’une haute dialectique.

C’était un caractère qui avait sa veine à lui ; c’était le plus curieux chercheur de toutes les folies humaines ; il allait sans cesse à la découverte ; il se plaisait à prendre sur le fait les bizarreries, les vertiges et tous les vices de jour et de nuit de l’humanité.

Hippolyte Royer-Collard avait un fonds inépuisable d’obligeance ; il avait l’âme fière autant que l’esprit élevé ; son désintéressement était sans bornes ; indulgent pour tous, il ne comprenait que de chaudes et fidèles amitiés. Les femmes tenaient surtout une grande place dans son cœur et dans son existence ; peut-être courut-il trop les aventures, et sa santé et sa jeunesse y ont péri.

Lorsque Royer-Collard fit à l’École de médecine, sur l’hygiène, sa première leçon, une émeute, organisée par l’opposition d’alors, chercha à troubler, à intimider le professeur ; on n’y réussit pas ; mais lorsque Royer-Collard, entouré seulement de quelques amis, sortit de l’École, une bande de deux cents jeunes gens environ le poursuivit de huées et d’injures. Royer-Collard avait refusé tout appui, tout secours de l’autorité.

Arrivé au pont des Arts, il dépose dix francs sur le guichet du receveur, et, se retournant alors vers ces deux cents jeunes gens, si braves contre un seul : « Vous pouvez, leur dit-il, continuer à me suivre, j’ai payé pour vous. » Ce spirituel et dédaigneux à-propos déconcerta cette foule menaçante, et Royer-Collard trouva pour ses leçons d’hygiène un nombreux auditoire, qui poussa la justice jusqu’aux applaudissements.

Il est un nom en médecine d’une certaine célébrité : je veux parler d’un médecin qui, presque toute sa vie, se fit appeler le vieux Portal ; j’ai suivi quelque temps ses leçons d’anatomie au jardin des Plantes, et j’ai pu recueillir sur ce praticien des traits assez accentués et assez personnels.

Portal, le Gascon, connaissait son monde ; jeune encore, il s’était composé une tournure et une physionomie de vieillard : perruque, canne à pomme d’or et l’habit à grandes basques ; en hiver, la douillette, en marceline ; il portait ce costume avant la révolution de 89, sous le directoire, sous le consulat, sous l’empire et sous la restauration. Louis XVIII et les émigrés le retrouvèrent tel qu’ils l’avaient quitté. Il n’avait qu’un filet de voix, et cette voix si faible s’éteignait quand on le pressait de questions embarrassantes.

Depuis le jour où Portal s’était mis en route pour Paris, en compagnie de Treillard et de l’abbé Maury, son ambition était de devenir archiâtre, médecin du roi ou de l’empereur ou de quiconque porterait la couronne de France. La restauration combla ses vœux : il fut médecin du roi Louis XVIII et de Charles X.

Sous Louis XVIII comme sous Charles X, la maison médicale représentait une lourde dépense, elle se composait :

D’un premier médecin. 
30,000
fr.
D’un premier chirurgien. 
20,000
D’un médecin ordinaire. 
12,000
D’un chirurgien ordinaire. 
10,000
De quatre médecins par quartier. 
12,000
xxxxxxxxxxxxxxxxxxTotal
84,000

Après la révolution de 1830, Portal demanda résolûment une audience au roi Louis-Philippe : « Sire, lui dit-il, je viens prendre vos ordres pour composer votre maison médicale. — J’ai mon médecin, répondit le roi ; le docteur Marc a ma confiance depuis un grand nombre d’années. — M. Marc est un homme fort capable, répondit Portal, nous le comprendrons dans votre maison médicale. — Mais, dit le roi, je ne veux pas de maison médicale, et je ne veux d’autre médecin que M. Marc. — Eh bien ! sire, conservez donc M. Marc ; mais je vous demande la survivance. » Portal avait alors quatre-vingt-huit ans.

Portal était né en 1742, à Gaillac ; il entra à l’Académie des sciences en 1769 ; il mourut à Paris en 1832, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Portal payait des voitures pour faire queue à sa porte ; lorsqu’il se trouvait en visites ou en consultations, des affidés accouraient le chercher de la part de M. le prince, de la part de madame la duchesse.

Je possède un document curieux, ce sont quelques carnets de visites de Portal, depuis 1781 jusqu’en 1812 ; ces carnets sont écrits en partie de la main de Portal, en partie de la main d’un domestique, si on en juge par l’orthographe : ce sont de ces petits cahiers de papier très-grossier, qui ressemblent fort au livre de dépense d’une cuisinière.

À la fin de chaque année, Portal faisait de sa main l’addition du produit de ses visites :

1781 (Portal avait alors trente-neuf ans). 
16,364
fr.
1785. 
31,226
1786. 
34,087
1787 (premier semestre). 
23,004
1788. 
13,218
1790. 
30,766
1793 (premier semestre). 
12,637
1809. 
29,319

D’après ses carnets, Portal faisait payer ses visites de six à douze francs, ses consultations de vingt-quatre à quarante-huit francs. Cependant, on voit figurer parmi ses clients des anonymes qui ne payaient chaque visite que trois francs. La clientèle de Portal, de 1790 à 1793, se composait surtout des plus grands noms de la société.

Les princes ou princesses de Montmorency, de Montbarrey, de Broglie, de Chalais, de Croy, de Revel, de Chimay, etc.

Les ducs et duchesses de Beauvilliers, de Berwik, de Fitz-James, de Caylus, de Villequier, de Boufflers, de Lauzun, de Montbazon, d’Uzès, de Crussol, de La Vallière, de Béthune, de Charost, de Mortemart, de La Rochefoucauld, de Liaucourt, de Fleury, de Bouillon, de Nivernais, de Rohan, de Stainville, d’Aiguillon, de Doudeauville, d’Estissac, de Narh.onne, de Lévi, de Châtillon, etc.

M. de Miroménil, garde des sceaux ; les maréchaux de Mouchy, de Noailles, de Byron, de Mirepoix, d’Estrées.

Les marquis ou marquises d’Avaray, de Tavannes, de Tourzel, d’Autichamp, d’Asfeld, Duguesclin, de Louvois, d’Aumont, de Bassompierre, de Maison-Rouge, de Genlis, etc.

Les comtes ou comtesses de Caraman, de Choiseul-Gouffier, de Choiseul-Beaupré, de Lameth, de Mérode, d’Egmont, de Vintimille, de Sully, de Beauharnais, de Maurepas, de Montmorin, de Polignac, etc.

Le vidame de Vassé.

Un grand nombre d’archevêques et d’évêques et de membres distingués du clergé.

Dans la haute magistrature, le premier président Molé, les présidents Gilbert de Voisins, d’Ormesson, etc.

Parmi les étrangers de distinction, les ambassadeurs d’Espagne, d’Angleterre, de Sardaigne, de Portugal, de Venise, de Suède ; le nonce du pape ; les princes de Salerne, de Tarente, de Monaco, Colonna, Rospigliosi ; les comtesses Potoska, Soltikoff ; le baron de Grimm, ministre du duc de Saxe-Gotha, etc.

Telle était surtout la clientèle de Portal.

À côté de tous ces noms aristocratiques, il faut aussi placer les noms célèbres de M. et madame Necker, de d’Alembert, de mesdemoiselles Contat, Clairon, et de Dazincourt, etc.

Portal fit une cinquantaine de visites, d’octobre 1785 à juin 1786, au cardinal de Rohan, à la Bastille. Le cardinal y était détenu pour l’affaire du collier. Il paraît qu’au mois de décembre 1785, le cardinal de Rohan fut gravement malade ; pendant quelque temps, Portal lui fit trois visites par jour.

En 1788, Portal fut appelé à Versailles auprès du Dauphin ; il reçut pour cette consultation deux cent quarante francs. Portal était alors médecin consultant de Monsieur. Le premier médecin du roi était Lassone.

On lit sur une page du carnet de Portal :

« La princesse Charlotte de Lorraine ouverte : quarante-huit francs. »

Sur les carnets de 1793, on ne voit guère figurer que les débris de l’ancienne clientèle aristocratique de Portal ; seulement, les titres sont supprimés et remplacés par Monsieur et Madame. Portal n’avait pas été jusqu’à l’adoption de ces titres de citoyens et de citoyennes.

Sur le carnet de 93, on trouve seulement le nom de Dupont le constituant, ancien client de Portal, et celui de madame Roland. Ce carnet indique, pour l’année 1793, près de vingt-cinq mille francs de recette. De cette année, il y a une lacune jusqu’à l’empire.

Les carnets de 1809 et de 1812 constatent plus de consultations que de visites. On y retrouve plusieurs noms de la première clientèle de Portal ; on y voit aussi figurer ceux de Charles IV, roi d’Espagne, de la reine d’Espagne (femme de Joseph Bonaparte), de la princesse Borghèse, du maréchal Masséna, du cardinal Caprara.

Les carnets de Portal étaient presque des almanachs politiques.

L’ordonnance du 23 novembre 1822 élimina de la Faculté de médecine de Paris les professeurs dont les noms suivent :

MM. Pinel, MM. Deyeux,
Chaussier, Lallemant,
De Jussieu, J. J. Leroux,
Desgenettes, Pelletan père,
Dubois, Vauquelin.

Les nouveaux professeurs nommés en 1823 furent, par représailles, destitués en 1830. C’étaient :

MM. Clarion, MM. Cayol,
Pelletan fils, Laennec,
Guilbert, Landré-Beauvais,
Fizeau, Bougon,
Alibert, Deneux.

Parmi ces médecins faits professeurs sous la restauration, on comptait quelques hommes distingués ; ils étaient pourtant en minorité. Les titres scientifiques n’avaient pas été les plus étudiés pour décider du choix de ces nouveaux professeurs.

Parmi les professeurs éliminés de la Faculté par la nouvelle organisation de l’École de médecine, on trouve Antoine Dubois. J’ai beaucoup vu et beaucoup connu Antoine Dubois : il fut souvent appelé en consultation chez mon père. Dubois était un petit homme d’une physionomie sympathique, animée et spirituelle. Il fut chauve de bonne heure. Il eut presque, en chirurgie, le savoir-faire que montra Portal en médecine.

Dubois porta aussi toute sa vie le même costume : un habit à larges basques, un gilet de coupe républicaine, un pantalon presque collant, des bottes à mi-jambes garnies d’un liseré de velours. « Mon costume, disait-il, ne va jamais chercher la mode ; mais la mode vient quelquefois chercher mon costume. »

Dubois savait bien l’anatomie, à une époque où on ne la savait guère. C’était un chirurgien habile : il faisait une clinique chirurgicale à l’hospice de l’École, rue de l’Observance. Il y donnait aussi des consultations gratuites. Ses consultations étaient très-suivies par les malades et par les élèves. J’ai vu à cet hospice le fils de Dubois, M. Paul Dubois, aujourd’hui doyen de l’École de médecine, accoucheur de l’impératrice, faire ses premiers pansements. Dubois avait la parole brève ; il tutoyait tout le monde. Il y avait en lui du républicain, mais du républicain ambitieux.

Dubois ne fit pas partie de la maison médicale de l’empereur ; ce fut Boyer qui fut choisi comme premier chirurgien de Napoléon. Dubois dit un jour à Corvisart : « Pourquoi ne m’avais-tu pas mis sur ta liste ? N’étais-je pas, tout aussi bien que Boyer, d’étoffe à faire un premier chirurgien ? — Je ne t’ai pas mis sur ma liste, répondit Corvisart, parce que je voulais être le maître. » D’ailleurs, l’empereur gardait rancune à Dubois depuis l’expédition d’Égypte. Dubois, lors de cette expédition, avait fui comme le corbeau de l’arche, dès qu’il avait vu une fenêtre ouverte, et il n’était point revenu.

Cependant, à la mort de Baudeloque, et sur les instances de Corvisart, l’empereur nomma Dubois accoucheur de l’impératrice.

Lorsque vint la restauration, Dubois ne montra pas la même philosophie que Boyer : Boyer se contenta de lire un chapitre de Sénèque et de faire des réformes dans sa maison. Dubois eut la pensée de se faire adjoindre à M. Deneux comme accoucheur de madame la duchesse de Berry ; le premier accouchement de cette princesse n’avait pas été heureux : la mère eut vingt-quatre heures de souffrances, et l’enfant vint mort.

Lors d’une seconde grossesse, personne n’eut la pensée de demander le renvoi de M. Deneux ; mais on proposa de nommer un conseil qui, pendant l’accouchement, se serait tenu dans une pièce voisine. Ce conseil devait se composer de Dubois et du baron Dupuytren, bien en cour. Dupuytren, qui détestait Dubois, refusa, et fit tout manquer.

Dubois fut éliminé de l’École en 1822, mais il fut réintégré avant la révolution de 1830 ; il fut même nommé doyen de l’École dans les premiers jours qui suivirent cette révolution. Il eut assez de popularité et d’influence sur les élèves pour faire échouer toutes les menées démagogiques et pour maintenir l’ordre et le calme au sein de l’École.

Dubois n’a rien écrit en chirurgie ; il fit, comme praticien, une assez grande fortune.

Le père Boyer, que j’ai vu tous les matins pendant plus d’une année, était moins remuant, moins ambitieux, moins passionné que Dubois ; il a porté dans ses livres sur l’anatomie et sur la pathologie externe les méthodes les plus simples, le sens le plus droit et l’esprit le plus pratique. Le grand savoir de Boyer et ses consciencieux travaux étaient honorés par tout le monde ; ses mœurs bourgeoises, son caractère élevé et honnête, ne faisaient ombrage à personne ; Boyer fut nommé chirurgien de l’empereur, et, plus tard, sous la restauration, chirurgien consultant du roi, sans avoir rien demandé.

Lors de la dissolution de l’École, Boyer fut maintenu comme professeur. C’était un petit homme, un peu obèse, inoffensif ; sur la fin de sa vie, il se montrait goguenard à l’endroit de toutes les découvertes nouvelles ; un rhumatisant lui demandait un jour devant moi si des bains de vapeur lui feraient du bien : « Prenez, dit Boyer, mais dépêchez-vous ! prenez-en pendant qu’ils guérissent. »

Il avait l’amour de l’étude et l’habitude quotidienne du travail. Il n’apporta pas dans la science de nombreuses innovations, de grandes découvertes ; mais il a consciencieusement résumé dans ses livres classiques l’état de la science jusqu’à son temps.

Boyer désirait vivement partager l’exil de l’empereur à Sainte-Héiène ; son âge, sa famille, ses habitudes sédentaires, tout concourut à rendre ce projet inexécutable. Il avait proposé cette honorable mission à un jeune chirurgien qui ne l’accepta pas. Aucun chirurgien français n’accompagna l’empereur jusqu’à Sainte-Hélène ; il ne dut recevoir dans ce triste exil que les soins de chirurgiens étrangers.

Il est dans la science deux noms historiques et inscrits tous deux sur l’arc de triomphe de l’Étoile. Jamais peut-être hommes si peu ressemblants l’un à l’autre ne se sont trouvés réunis ; je veux parler de Desgenettes et de Larrey.

Desgenettes était un homme d’esprit, un lettré ; sa bibliothèque était nombreuse et choisie, il avait le goût des bons livres et des éditions rares.

Larrey n’a guère étudié que sur les champs de bataille.

L’empereur n’aimait pas Desgenettes, il le tenait pour un bavard. « Vous êtes Breton ? lui dit-il un jour. — Pas tout à fait, répondit Desgenettes, ma mère était Bretonne ; mais, comme mon père, j’ai l’honneur d’être Normand. »

On sait que Napoléon proposa à Desgenettes d’administrer de l’opium aux blessés de Saint-Jean-d’Acre, pour qu’ils ne pussent pas tomber vivants entre les mains des Turcs, puisqu’on était forcé de les abandonner. Desgenettes a toujours dit et même écrit que cette proposition était peut-être acceptable, mais qu’il ne pouvait se charger de la mettre à exécution. L’empereur ne se formalisa pas du refus de Desgenettes.

Ami de Kléber et partageant ses préventions contre Bonaparte, Desgenettes était de l’opposition même en Égypte ; mais dans les jours de revers et de mauvaise fortune, son cœur resta fidèle à l’empereur et à l’empire.

Larrey était un homme comme le voulait l’empereur, obéissant, souple, infatigable. Larrey avait au suprême degré la religion du devoir ; il restait sur les champs de bataille quatorze et quinze heures par jour : aussi soutenait-il de très-bonne foi que tout général ayant une jambe de bois avait été amputé de sa main. Il oubliait que Percy, chirurgien militaire très-distingué, avait aussi fait plus d’une amputation sur les champs de bataille.

Desgenettes et Larrey ont laissé des relations médicales de leurs campagnes.

Les relations de Desgenettes sont d’un écrivain exercé, mais il y est très-peu question de médecine ; on les croirait écrites par un général en chef. Ce sont des récits à la manière de Xénophon ou de Thucydide, des allocutions de chefs militaires, des discours prononcés sur la tombe de généraux et des ordres du jour. Ce qu’il dit de lui-même ne manque pas d’une certaine simplicité, d’une certaine grandeur ; il ne fait pas trop de bruit de son inoculation de la peste à Jaffa. « Mes boutons étaient encore très-sensibles, dit-il, quand je me baignai dans la baie de Césarée, en présence de toute l’armée. »

Desgenettes fut élimmé de l’École de médecine en 1822, il supporta cette disgrâce avec dignité.

Les causeries de Desgenettes étaient pleines d’intérêt. Cousin de Valazé, il avait été présenté très-jeune dans le salon de madame Roland : il y rencontra tous les girondins ; plus tard il vécut dans l’intimité de Camille Desmoulins.

Desgenettes était surtout un plaisant et un railleur ; il raillait en français et en latin. À un examen sur l’hygiène, il demanda un jour à un candidat où commençait la digestion : « Dans la bouche, répondit l’élève. — Non, monsieur, la digestion commence dans la cuisine. »

Larrey avait aussi beaucoup vu ; il avait connu tous les hommes de guerre depuis Custine jusqu’au maréchal Bugeaud. Mais de tous les hommes et de toutes les guerres de l’empire, Larrey ne conservait le souvenir que de ses opérations, de ses pansements et de ses blessés.

Dcsgenettes n’était qu’un philosophe, un curieux et un critique. Larrey n’était qu’un chirurgien militaire, mais un chirurgien militaire dont le nom vivra autant que le souvenir des grandes guerres de Napoléon.

Récamier, chirurgien de marine dans sa jeunesse, mérite d’être cité.

Il était nommé à vingt-sept ans médecin de l’Hôtel-Dieu de Paris. J’ai suivi sa clinique ; c’était un homme d’une haute taille, au regard vif, pénétrant, au teint chaud et couperosé ; il était simple dans ses façons et dans son langage ; il aimait la médecine et surtout ses malades ; il ne recherchait pas seulement avec unee avide curiosité tous les symptômes qui pouvaient l’éclairer sur la nature et le caractère de la maladie ; il s’inspirait des idées et des audaces de la thérapeutique la plus passionnée ; il ne livrait pas seulement bataille aux maladies, mais à la mort même. C’était le médecin des agonisants ; il disputait les morts au tombeau. Dès que la mort tirait un moribond par les pieds, Récamier le saisissait sous les épaules, et dans ces luttes, il eut plus d’une fois le dessus ; il souleva même plus d’une fois le drap qui couvrait déjà le visage d’un mort ou d’une morte ; et, plus d’une fois, soit par une saignée, soit en provoquant la plus violente réaction, il ressuscitait ses malades. Dans ces situations désespérées il risquait tout, même ses intérêts personnels ; il ne se préoccupait ni de sa responsabilité ni de sa réputation. Les Anglais sont plus audacieux en thérapeutique qu’on ne l’est en France ; les Allemands ne sont que polypharmaques.

Dans les maladies aiguës surtout se produisent d’inattendues et de salutaires réactions. Marjolin me raconta qu’ayant quitté le soir un malade pris d’une fièvre très-aiguë, il le trouva à sa visite du lendemain matin dévorant un beefteak ; ce malade, d’un caractère violent, pendant le stade de chaleur de la fièvre, était allé se jeter dans un bassin qui ornait son jardin ; on l’en avait retiré précipitamment, et les sueurs les plus abondantes avaient coupé court à la fièvre et à la maladie.

Récamier se trouvait en consultation avec plusieurs médecins, le malade était à l’agonie. Les confrères de Récamier étaient attendus ailleurs, et tous soins pour l’agonisant leur paraissaient inutiles. « Moi aussi, je suis attendu ; mais nous resterons ici deux heures s’il le faut, jusqu’à ce que je vous aie démontré que la guérison est possible. J’ai condamné tant de gens qui courent les rues, et la nature a tant de ressources, que nous devons encore espérer. »

Récamier donnait le dixième de sa recette aux pauvres.

Le docteur Gouraud, dans un remarquable éloge de Récamier, raconte le fait suivant : « Récamier faisait visite à une pauvre femme ; il avait escaladé les degrés de la mansarde ; il arrivait fatigué, haletant ; la pauvresse de s’excuser de sa misère et de la hauteur de son étage : — C’est vrai, dit le bon docteur, c’est bien haut ; je n’en puis plus. — Nouvelles excuses, nouvelle confusion. — Savez-vous, ajouta-t-il, que cela vaut bien dix francs ; je ne monte point ainsi pour moins. — Et il glisse dix francs dans la main de la pauvre vieille. »

Longtemps avant sa mort, Récamier avait dit : « Je ne serai pas malade, je serai frappé. » Il mourut d’une apoplexie du poumon. Peut-être eût-il fait avorter le terrible dénoûment sur un malade dont il eût été le courageux médecin.

Récamier se montrait médecin ardent et assidu à tous les devoirs, à toutes les pratiques de la religion.

Dans tous les siècles, des hommes heureusement nés ont su par leur caractère, par leur talent ou leur génie, se créer la plus haute situation, et donner à leur nom un retentissement durable et historique, soit comme grands capitaines sur le champ de bataille, soit à la tribune comme orateurs, soit dans les cours comme conseillers des rois.

Un homme de ce siècle a su créer dans la science la plus haute situation, donner à son nom, en France et en Europe, un retentissement durable et historique, en montant chaque jour, pendant plus de trente années, à six heures du matin, les degrés de l’Hôtel-Dieu ; en montant les mêmes degrés à six heures du soir ; en portant au lit de chaque malade les trésors de son savoir, de son expérience ; en accomplissant, le fer ou le feu à la main, des prodiges d’habileté, d’audace, de présence d’esprit, de fermeté d’âme ; en remplaçant, par des organes artificiels, des organes réduits à l’inaction ; en poursuivant dans les cavités les plus inaccessibles du corps humain les dernières racines d’un mal envahissant et destructeur ; enfin, en traçant ensuite à grands traits avec une saisissante vérité de ton, avec de vives lumières, devant une foule immense d’élèves religieusement attentifs à la parole du maître, l’histoire concise de chaque malade, de chaque maladie, et en décrivant avec précision les plus minutieux détails de ses procédés opératoires, soit longuement médités, soit improvisés avec génie devant des dangers inattendus. Cet homme, c’est Dupuytren.

Il y a toujours de la grandeur dans ces existences entièrement dévouées à d’incessants devoirs, à des études sans relâche, à des recherches sans fin. Ceux qui s’élèvent ainsi au-dessus de leurs rivaux par le caractère, par la passion du travail et du succès, ceux-là ont bien droit de prétendre pendant leur vie aux premières places dans les académies, dans les écoles, et, après leur mort, à tout ce qu’on appelle la gloire, à ces monuments, à ces statues de bronze et de marbre, enfin à tous ces honneurs publics qui éternisent le souvenir d’une vie utile et illustrée. Parmi ces hommes éminents, les uns lèvent la tête avec dignité, avec fierté même ; d’autres ajoutent à tous leurs mérites celui de la modestie ; mais tous les hommes supérieurs ont un vif sentiment secret ou avoué de leur personnalité. Il faut honorer les grandes et nobles ambitions. En pensant ainsi, je dégage tout d’abord la vie et la mémoire de Dupuytren de bien des insinuations calomnieuses de l’envie.

Dupuytren était né en 1777, dans l’arrondissement de Saint-Yrieix, département de la Haute-Vienne. Il fit à Paris les plus brillantes études. Ce fut en 1800 qu’il fut appelé à l’Hôtel-Dieu comme chirurgien en second. Le chirurgien en chef était Pelletan.

En 1808, Dupuytren parvint à se faire nommer chirurgien en chef adjoint. Du titre de chirurgien en second au titre de chirurgien en chef adjoint, il y avait une grande distance ; Dupuytren tenait à la qualité du titre.

On accusa Dupuytren de sourdes et incessantes menées contre Pelletan. Il est vrai que dès qu’il fut chirurgien en chef adjoint, Dupuytren desirait vivement n’avoir personne devant lui, et que plus tard, chirurgien en chef, il ne voudra avoir personne derrière lui.

Vers la fin de 1811, Dupuytren fut nommé chirurgien en chef de l’IIôtel-Dieu.

Il y eut lieu de nommer un chirurgien en second. Un concours s’éleva entre Marjolin et Béclard : Marjolin l’emporta.

Le premier jour de son entrée à l’Hotel-Dieu, Marjolin était là dans une salle, confondu avec les élèves, attendant avec anxiété l’arrivée de Dupuytren. Dupuytren paraît, et au lieu de tendre la main à son collègue : « Monsieur, lui dit-il, prenez un tablier et suivez la visite. » Il y avait bien loin de l’intelligence de Marjolin au génie de Dupuytren. Marjolin, découragé, demanda et obtint du conseil d’administration des hospices un service à l’hôpital Beaujon ; comme chirurgien, il y fit bien peu parler de lui.

Dupuytren, pendant de longues années, régna seul à l’Hôtel-Dieu. Il donna un tel éclat à l’enseignement chirurgical de ce vaste hôpital, que tous les chirurgiens éminents du monde entier tenaient à honneur de venir assister à ses hautes et brillantes leçons. Son langage était clair, concis, simple. Il faisait preuve d’une mémoire prodigieuse. Je l’ai entendu dans une de ses leçons cliniques citer La Fontaine avec à-propos et sobriété.

La science ne possède que peu de travaux écrits de la main de Dupuytren. Ses leçons furent recueillies et publiées par un de ses élèves ; mais on n’y sent pas revivre la parole du maître.

Dupuytren, d’une taille élevée, aux lèvres bien dessinées et dédaigneuses, inspirait le respect et la crainte, comme tous ceux qui naissent avec le goût de la domination et le don du commandement. Mais au lit du malade, il laissait voir de la sensibilité, presque de la tendresse ; on était ému à l’entendre alors prononcer de bienfaisantes paroles. Sa miséricorde rendait le courage à ceux que la douleur réduisait au désespoir ; j’ai souvent vu la physionomie des malades exprimer l’espérance et la joie, lorsque Dupuytren leur disait avec une confiance pleine de simplicité et de noblesse : « Je te guérirai ! » Dans le peuple, la mémoire de Dupuytren est restée vénérée.

Dupuytren était invariablement vêtu d’un habit vert, d’un gilet blanc et d’un pantalon bleu. Ce costume fut pour ainsi dire, pendant plusieurs années, un uniforme chirurgical. M. Marx, un des élèves préférés de Dupuytrcn, le porte encore.

La vie de Dupuytren était sobre, économe et régulière. Il n’aimait pas le faste ; il se montrait même peu recherché dans toutes ses habitudes et dans tous ses goûts.

Il a laissé la plus grande fortune qu’un chirurgien ait jamais pu acquérir en France, plus de quatre millions. Toutefois, il ne dut pas seulement ses richesses à une nombreuse clientèle. Dupuytren fut appelé à donner des soins au baron James de Rothschild, qui avait fait une chute de tilbury. Dupuytren eut à panser une plaie de tête assez grave, et surtout à prévenir de dangereux accidents ; il y réussit. Le grand financier, à son tour, mit tous ses soins à surveiller, à bien diriger et à accroître la fortune du grand chirurgien. Lorsque Charles X, en 1830, eut à quitter la France, le baron Dupuytren lui fit offrir un million. Dupuytren était simple, obligeant pour tous ses confrères ; il n’était résistant et dédaigneux que pour ceux qui prétendaient être ses rivaux.

En 1830, Dupuytren eut le désir de se faire ouvrir les portes de la Chambre des députés ; il se présenta dans son pays, à Saint-Yrieix, on lui préféra un médecin de campagne ; heureusement pour Saint-Yrieix, le médecin de campagne fut bientôt remplacé par M. Saint-Marc Girardin.

Un matin, en faisant une leçon clinique dans l’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu, Dupuytren est pris d’une paralysie de la moitié de la face. Il tient à finir sa leçon. Le grand chirurgien, à compter de ce jour, était perdu pour la science et pour l’humanité.

On lui conseilla un voyage en Italie, qui lui fut favorable. Mais il avait hâte de reprendre ses travaux ; il revint, et succomba, le 8 février 1835, aux suites de son affection cérébrale et à une pleurésie avec épanchement purulent.

Son testament est un chef-d’œuvre de bon sens, de haute raison ; on reconnaît à ses dernières paroles l’homme supérieur qui observa si bien l’homme animal et l’homme moral.

Dupuytren avait depuis longtemps formé à l’Hôtel-Dieu un musée de pièces pathologiques. Il légua deux cent mille francs à la Faculté de Paris pour la création d’un musée public qui recueillît toutes ces pièces, et d’une chaire destinée à propager l’enseignement de l’anatomie pathologique.

Grâce au dévouement d’Orfila et de M. Cruveilhier, ce savant si modeste et si passionné pour toutes ses utiles recherches, la Faculté de Paris possède un musée d’anatomie pathologique qui porte le nom de son créateur, le grand nom chirurgical de Dupuytren, et qui rivalise avec le célèbre musée de limiter, à Londres.

Nous possédons en France un riche musée de sculpture et de peinture, qui témoigne du génie, de la puissance et de la fécondité de l’intelligence humaine ; Dupuytren a élevé un musée qui témoigne des douloureuses misères du genre humain, et des efforts si souvent heureux de ce grand esprit pour les soulager.

Les funérailles de Dupuytren furent dignes et solennelles. Tous les savants de nos écoles, de nos académies, toute la jeunesse des amphithéâtres et des hôpitaux, une foule immense d’hommes du peuple, accompagnèrent les restes du chirurgien de l’Hôtel-Dieu jusqu’à sa dernière demeure.

Le chirurgien Lisfranc fut l’ennemi et la caricature de Dupuytren. Il était d’une grande taille et d’une grande force musculaire : « Je suis fort, disait-il ; mais j’ai un principe qui double ma force : quand je me bats, je n’ai pas peur de faire mal. » Il poursuivait de ses injures, dans ses leçons d’enseignement, tous les professeurs de l’École de médecine qui avaient refusé de l’admettre parmi eux. « Dupuytren, c’était la grenouille du bord de l’eau. — Ces coch… de l’École de médecine me reprochent d’être mal élevé ; qu’on me f… dans un salon avec eux, et on jugera. » — Lisfranc publia quelques bons travaux sur la médecine opératoire. Il mourut encore jeune d’une fièvre typhoïde. Il disait avec raison : « Les médecins meurent de faim ou de fatigue. »


DE LA MÉDECINE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.


Après avoir reproduit quelques traits des médecins, des chirurgiens dont le nom vivra, j’ai encore à consigner ici quelques observations sur les maladies et sur les malades, sur la médecine et sur les médecins.

L’orgueil de l’homme se refuse obstinément à penser qu’il porte en lui le germe de maladies, et que si bien organisé pour vivre, il soit aussi bien organisé pour mourir.

« L’enfant souffre de même qu’il meurt, dit Joseph de Maistre ; il appartient à une race qui doit souffrir parce qu’elle a été dégradée dans son principe, et qu’en vertu de la triste loi qui en a découlé, tout homme, parce qu’il est homme, est sujet à tous les maux qui peuvent affliger l’homme. Tout nous ramène donc à cette grande vérité, que tout mal, ou, pour parler plus clairement, toute douleur est un supplice imposé pour quelque crime actuel ou originel[1]. »

J’ai dans ma vie interrogé beaucoup de malades ; quand il s’agit de maladies externes, ils vous disent tous : « J’ai fait une chute, j’ai reçu un coup, j’ai subi des fatigues, un vêtement m’a gêné, et voilà la cause de mon mal. » S’agit-il de maladies internes, ils vous disent : « J’ai eu chaud, j’ai eu froid ; j’ai trop mangé ; tel aliment m’a causé une irritation. » Pour chaque maladie, le malade a son roman.

Je pense toutefois que le malade, consultant son médecin, a le droit de lui parler longuement de soi ; le médecin doit patiemment écouter toutes ses digressions plus ou moins raisonnables et toutes ses théories plus ou moins fantastiques. Au milieu de tout ce verbiage, la sagacité médicale peut surprendre un mot, un fait qui jette quelques lumières et renseigne utilement.

Certes, on ne peut nier l’influence permanente ou fugitive des causes extérieures sur la santé de l’homme, et il faut même en tenir grand compte ; mais peut-être, dans beaucoup de cas, ne faisons-nous pas une assez large place à l’influence des causes morales. L’hydrocéphale aigu, qui, chez les jeunes filles de quinze à dix-huit ans, produit une telle douleur de tête, et leur arrache un cri si déchirant, qu’on a nommé ce cri de douleur cri hydrencéphalique, a le plus souvent pour cause des chagrins concentrés, une passion secrète. J’ai vu, même dans les hôpitaux, une jeune vierge, au corps beau comme le jour, foudroyée par cette maladie trop souvent méconnue à son invasion.

J’ai observé plus d’un joueur qui jouissait d’une parfaite santé tous les jours de gain, et qui tous les jours de perte souffrait du fer chaud, était pris de nausées, de vomissements, de douleurs de tête, de soif et de malaise général.

Je ne parle pas ici de ces profondes émotions qui surexcitent l’orgueil de l’homme ou le mènent par la tristesse au désespoir. Trop de bonheur ou trop de misères conduisent l’esprit humain à la folie.

Des sentiments, des affections même de famille trop concentrés, causent souvent des surexcitations de sensibilité et d’esprit à produire les plus tristes désordres. J’ai été récemment consulté comme ami par une mère dont le fils est à Alger. J’ai constaté un état de santé déplorable, de l’amaigrissement, de la pâleur, un pouls faible, de l’insomnie, des défaillances, l’estomac supportant à peine quelques cuillerées de bouillon. On avait eu déjà recours à plus d’un traitement actif ; je dis à la malade : « Il vous faut voyager, et passer quelques mois sous un climat chaud ; partez pour Alger. » Ce conseil, donné devant toute une famille inquiète, ne fut repoussé par personne, et quant à la malade, elle songe immédiatement aux préparatifs du départ ; dans sa préoccupation, elle oublie toutes ses douleurs ; un vif appétit l’entraîne à manger ; sa physionomie respire la gaieté, s’anime et se colore. Elle part : toutes les fatigues du voyage ne sont qu’un jeu ; elle embrasse son fils, et ce tendre cœur de mère rassuré et plein d’ivresse suffit à donner congé à toutes ces maladies nerveuses rebelles à la science du médecin.

La nostalgie, ce mal du pays dont on peut mourir, suscite les symptômes les plus graves, et tous ces symptômes cessent par enchantement dès qu’on a repris le chemin de la ville ou du village qu’on regrette.

Il est une maladie morale qui n’est pas l’hypocondrie, qui n’est pas la manie du suicide, qui n’est pas cette tristesse prétentieuse, et un instant à la mode, des Werther et des René ; la maladie morale dont je veux parler, c’est l’ennui.

L’ennui peut jeter l’adynamie, l’abattement, le désordre dans la vie des individus, dans toute une armée, dans toute une nation. L’ennui peut conduire l’individu jusqu’à une mortelle consomption, entraîner une armée à l’énervation ou à la révolte, et peut-être même pousser une société tout entière à sa décadence ou aux saturnales d’une révolution.

Dans les lettres, les plus grands génies sont ceux qui nous font rire, mais de ce rire honnête, à pleine poitrine, qui n’offense personne, et qui gagne tout le monde. C’est à ce titre que Molière est le plus grand génie de l’humanité.

Bien des gens préfèrent la souffrance à l’ennui. La douleur, c’est le désir, c’est l’espérance de la santé.

La gaieté inspirée par quelques distractions et par quelques plaisirs après le travail, par des événements ou par des spectacles inattendus qui éveillent et satisfont doucement notre curiosité, la gaieté est un besoin moral pour chacun, pour le soldat en campagne ou jouissant du repos dans les camps, aussi bien que pour les nations même riches et prospères. Il est gai, celui qui sait faire un industrieux emploi du temps, réparer la fatigue par une douce émotion, et user tour à tour de toutes ses facultés, de la vigueur de son bras, des mouvements de son cœur et des ressources de son esprit.

L’ennui c’est, au contraire, l’affaissement par le repos de toutes nos facultés, c’est un demi-sommeil avec malaise de l’esprit et de l’âme, c’est à force de monotonie l’éloignement et le dégoût de toute habitude régulière. Ce n’est point la tristesse, ce n’est point le chagrin, c’est l’ennui.

L’ennui prolongé est abrutissant et mortel ; l’ennui causé pendant quelques heures, par de stupides convives, peut même surprendre et troubler la digestion. Seuls, les sots ne s’ennuient pas entre eux.

La gaieté, au contraire, qui naît d’un échange heureux, d’un choc sympathique d’idées, de vues, de souvenirs, excite le cerveau, puis, par le cerveau, l’estomac, et il n’est pas de cuisine pitoyable, de vin frelaté, qui résistent aux convulsions bienfaisantes du fou rire. Toute ma vie, j’ai choisi pour amis des gens gais à force d’esprit ou spirituels à force de gaieté ; aussi, nous advint-il plus d’une fois, après un fin et gai dîner fait à six heures du soir, de mourir de faim à minuit. Tout médecin doit se préoccuper de la gaieté d’esprit du client qui le consulte, tout général d’armée de la gaieté d’esprit des régiments qu’il commande, tout chef d’État de la gaieté d’esprit des peuples qu’il est appelé à gouverner.

La gaieté, c’est un paroxysme naturel de l’état de santé, c’est le cœur heureux de battre, c’est l’esprit heureux de penser, c’est tout notre système nerveux extérieur ou caché dans les profondeurs de notre organisation, en mouvement, en bien-être et en fête. L’animal n’est gai que par des appétits charnels ; l’homme seul est gai par le cœur et par l’esprit.

J’insiste ici sur le devoir du médecin d’écouter tout ce que lui racontent les gens du monde qui le consultent, et voici pourquoi.

On ne devient médecin qu’en vivant un grand nombre d’années dans les hôpitaux. Mais chez les clients des hôpitaux, les maladies sont le plus souvent nettement dessinées, très-accentuées et même déjà parvenues à leurs derniers périodes, lorsqu’on voit le malade pour la première fois ; on n’obtient pas un lit d’hôpital pour des vapeurs.

Chez les gens du monde, au contraire, pleins de soins pour leur personne, de ménagements pour leur santé, les maladies débutent souvent avec hypocrisie, sourdement, suivent une marche lente et perfide. Il faut donc explorer, écouter, questionner, et s’efforcer de tout savoir pour tout apprécier.

J’insiste encore ici sur cet autre point. Dans la clientèle des hôpitaux, composée d’ouvriers, d’hommes voués aux travaux du corps et à la fatigue, les influences morales ont bien moins d’action comme causes de maladies ; chez les gens du monde, au contraire, dont l’esprit est cultivé, préoccupé d’affaires et si accessible à toutes les émotions, chez les gens riches surtout, chez qui les ennuis de l’oisiveté, les soucis de la richesse et les tristesses de la satiété entrent par les portes et par les fenêtres, l’étude des influences morales doit tenir une large place dans le diagnostic, dans l’étiologie[2] et dans le traitement des maladies.

Si l’état de notre esprit et de notre cœur peut influer sur toutes nos fonctions et jeter le trouble dans notre santé, les maladies à leur tour, les souffrances, l’affaiblissement qu’elles causent, les soins, les privations, la nouvelle façon de vivre qu’elles réclament, ont aussi une certaine action non moins vive, sur notre âme et sur notre intelligence. Je sais un homme de beaucoup d’esprit, adonné au paradoxe, à la raillerie, aux vives sorties contre chacun, qui, à la moindre indisposition, offre un symptôme moral constant, l’affectuosité. Je ne manque jamais de lui dire avec assurance : « Vous êtes souffrant ; je vous trouve affectueux. »

Je suis surpris qu’au lit de mort des malades il ne se commette pas plus d’extorsions de tous genres ; les soins empressés excitent chez l’homme affaibli des mouvements de reconnaissance disproportionnés avec les services rendus. Chez l’homme malade, le jugement et la raison perdent de leur empire, et la résistance morale s’affaiblit. C’est ainsi que les familles sont souvent dépossédées par les manèges persévérants des coureurs d’héritages.

La muse comique a mis en scène une esquisse de ces personnages. Colin d’Harleville a peint l’habileté de madame Evrard à suborner l’esprit affaibli du célibataire Dubriage, à réveiller, même avec modestie, les sens endormis du vieillard, à éloigner de lui toute sa famille pour s’emparer de son bien.

Les coureurs d’héritages ne prennent pas tous, comme Tartufe, le masque de la religion ; il leur suffit d’être toujours présents, d’être aux petits soins ; il leur suffit de prendre le masque d’une vive amitié et d’une sincère tendresse.

Je lis beaucoup de journaux de médecine ; on écrit beaucoup et peut-être trop on médecine. Je lis les comptes rendus de l’Académie impériale de médecine, de la Société de chirurgie de Paris, de la Société médico-pratique de Paris, de la Société médicale des hôpitaux de Paris, de la Société médicale d’émulation de Paris, des Sociétés médicales des arrondissements de Paris, et j’assiste ainsi de loin à tous les mouvements de la science.

Les fréquentes communications des médecins et des chirurgiens entre eux sont une des plus heureuses innovations de ce temps-ci. Elles éteignent d’abord le feu des rivalités ; puis la pratique de l’un ajoute à la pratique de l’autre, et les faits se multiplient pour l’expérience de tous. Ces diverses sociétés médicales constituent pour ainsi dire la science à l’état de gouvernement hiérarchique et régulier.

Dans les sociétés libres de médecine et de chirurgie, les praticiens racontent des faits, examinent même souvent les malades avant et après les opérations chirurgicales, avant et après des traitements heureux ; chacun y produit son opinion, toujours basée sur des faits ou sur des autopsies ; la discussion et la controverse, ne choisissant que des arguments pratiques, ne sortent jamais des limites de l’observation et de l’expérience. Ces nombreuses sociétés médicales représentent pour ainsi dire diverses sections d’un conseil d’État scientifique.

Lorsque tous ces faits, examinés, discutés, contrôlés dans ce conseil d’État, sont assez nombreux pour fonder en médecine toute une doctrine, toute une législation, ces nouvelles doctrines, ces nouvelles législations médicales se produisent au sein de l’Académie de médecine, qui discute à son tour, rejette, amende ou vote les projets de loi. L’Académie de médecine représente le corps législatif de la science.

On pourrait même dire que toutes les émotions, que toutes les stratégies, que tous les drames du gouvernement parlementaire se sont réfugiés à l’Académie impériale de médecine. L’art de la parole, le talent de tribune, l’éloquence passionnée, y comptent de nombreux représentants. Les journaux de médecine donnent de la publicité et de l’éclat à ces séances solennelles, où tous les grands noms de la science, où tous les orateurs en crédit prennent la parole, passionnent, émeuvent et entraînent cette assemblée de savants, quelquefois aussi houleuse et aussi ardente que l’étaient nos assemblées politiques.

Sous le gouvernement de Louis-Philippe, les journaux politiques nous entretenaient d’un discours énergique de M. Odilon Barrot, d’un discours d’affaires de M. Dufaure, d’un discours spirituel de M. Thiers, de la logique pressante de M. Billault, du talent plein d’élévation et de dédain de M. de Montalembert, de la haute éloquence de M. Guizot.

Les journaux de médecine aujourd’hui, dans les grands débats scientifiques et oratoires de l’Académie, apprécient et jugent l’argumentation, la logique, le talent et le succès de chacun ; ils nous entretiennent du langage pittoresque, dramatique, du chirurgien Ricord, cherchant tout à la fois à faire rire et à convaincre son auditoire ; de la dialectique élégante et pleine de faits précis du physiologiste Bérard ; de l’âpre et rude parole, du docteur Gerdy ; de la savante, incisive et spirituelle faconde du chirurgien Velpeau ; de l’atticisme du docteur Bousquet ; de la méthode d’exposition, de la parole vive, animée et convaincue de l’orthopédiste Guérin ; du discours développé et consciencieux de l’orthopédiste Bouvier, enfin des décisives interruptions du secrétaire perpétuel de l’Académie, du docteur Dubois, d’Amiens, dont le bon sens, l’esprit et le savoir se réservent pour écrire d’un style vif, plein de relief et de lumière, l’éloge de ses confrères que chaque année la mort moissonne. Il se rencontre aussi à l’Académie de médecine, comme dans nos assemblées politiques, des orateurs sans talent et des esprits de travers, et ce ne sont pas ceux dont la langue reste le plus oisive.

A l’Académie impériale de médecine, les orateurs, dans les discussions, ne disent même plus : le docteur un tel, mon honorable collègue, ils disent : le préopinant.

Toutefois, Molière et Lesage ne rencontreraient à notre Académie de médecine, ni le docteur Diafoirus, ni le docteur Sangrado ; ils conviendraient que les médecins, au dix-neuvième siècle, n’ont plus la physionomie, les mœurs, ni la présomptueuse ignorance des médecins du dix-septième siècle et du dix-huitième ; ils rendraient justice à la haute raison, à l’invincible bon sens, à cette pénétration pratique, à cet esprit philosophique qui observe, compare et résume, et surtout à cet ardent amour de l’humanité qui inspire et domine les plus vives discussions des médecins de notre temps.

Malgré les infatigables recherches de la science, malgré les découvertes incessantes de la chirurgie et de la médecine, on meurt aussi sûrement au dix-neuvième siècle, que dans les siècles précédents. Mais, dans les maladies qui ne sont pas mortelles, la médecine et la chirurgie guérissent aujourd’hui plus vite que jamais, suppriment souvent la douleur, abrègent les traitements, les concilient dans beaucoup de cas avec les habitudes et les travaux du malade, et savent mieux prévoir et mieux prévenir de formidables accidents. La médecine trouve des médicaments nouveaux, d’une grande puissance, la vératrine, par exemple, contre les rhumatismes aigus ; elle s’étudie à voiler la saveur repoussante, et à épargner à la délicatesse de l’estomac le dégoût de certains médicaments, en même temps que la chirurgie, après de grandes opérations, rend prompte la cicatrice en réunissant souvent la plaie à l’aide de serres-fines, et en usant de continuelles ablutions d’eau froide. N’est-ce pas là un ensemble glorieux de services rendus à l’homme souffrant ?

La science est aujourd’hui prodigue de ses trésors envers tout le monde : les amphithéâtres, les hôpitaux, les cliniques, les cours de nos plus savants professeurs, les musées scientifiques sont ouverts à tous ; le niveau du savoir de tous les médecins s’est élevé de beaucoup ; la science jouit aujourd’hui d’un précieux privilège, d’une libre publicité.

La mort d’Orfila a été un trop grand malheur pour ne point mentionner ici les éminents progrès que ses travaux ont fait faire à la toxicologie, et les dons qu’il a voulu assurer, peu de jours avant sa mort, à plusieurs institutions scientifiques. Depuis quelques années, Orfila songeait à fonder une honorable maison de retraite pour les vieux médecins infirmes, et pour tous ceux dont la vieillesse souffrirait de la misère.

Le 22 janvier 1853, bien peu de jours avant sa mort, Orfila me faisait l’honneur de m’adresser la lettre suivante :


« À monsieur le docteur Véron.
» Paris, ce 22 janvier 1853.
 » Monsieur et très-honoré confrère,

» J’ai reçu l’aimable lettre que vous avez bien voulu m’écrire, à l’occasion du don que je viens de faire à divers établissements publics ; je ne saurais assez vous remercier des sentiments beaucoup trop flatteurs pour moi que vous m’exprimez à cet égard, et soyez assuré que le souvenir de cette marque d’estime et de sympathie de votre part ne s’effacera pas de si tôt de ma mémoire.

» Il est vrai, mon cher monsieur, que depuis plusieurs années, je songe à fonder une honorable maison de retraite pour les vieux médecins infirmes, et pour tous ceux que la pauvreté n’aurait pas épargnés. Cette idée, j’espère bien la réaliser un jour au nom de l’Association des médecins du département de la Seine dont vous faites partie ; malheureusement notre caisse n’est pas encore en état de supporter les frais assez considérables qu’exigera un pareil établissement. Dès que l’état de nos finances nous permettra d’agir, je mettrai mon projet à exécution en ouvrant une souscription à laquelle prendront part tous nos généreux confrères. Je suis heureux de voir que vous nous offrez votre généreux concours, et je vous rends mille grâces. Dans mon opinion, il suffirait d’une somme de quatre-vingt mille francs pour acheter et meubler à Chaillot ou à Passy une maison convenable ; or, je connais déjà un souscripteur qui fournirait dix mille francs, je pense que le restant ne se ferait pas longtemps attendre. Il est si doux de faire le bien et de rehausser la dignité d’une profession comme la nôtre, que je n’hésite pas à affirmer que tous ceux de nos confrères que la fortune a favorisés s’empresseraient de nous venir en aide.

» Recevez, monsieur et cher confrère, l’assurance de toute ma gratitude et de ma haute considération.

 » Signé : Orfila. »

Pour la dignité professionnelle et pour honorer pieusement la mémoire d’Orfila, tous les médecins ne doivent-ils pas prendre à cœur d’élever une maison de retraite, ouverte aux médecins pauvres et infirmes ? Un homme d’esprit, au cœur chaud, le baron Taylor, a su, par des expédients honnêtes et ingénieux, amasser presque des richesses au profit de l’Association des artistes. Une commission, composée des médecins des hôpitaux, de professeurs de l’École de médecine, de nos grands praticiens, de savants écrivains de la presse médicale et de membres de la Société de prévoyance de Paris, pourrait se mettre à la tête de cette entreprise et la mener à bonne fin pour l’honneur et la dignité de la science.


HYGIÈNE DE L’OUVRIER, HYGIÈNE DU RICHE.


L’ouvrier n’est pas dans des conditions d’hygiène aussi fâcheuses qu’on pourrait le penser. La vie en société est un besoin pour l’homme, et dans nos ateliers, dans nos usines, l’ouvrier est loin de vivre dans l’isolement ; les travaux, les fatigues du corps, lorsque les forces de l’homme ne sont pas dépassées, sont une heureuse excitation pour la vie intérieure, et surtout pour la digestion.

J’estime toutefois que les exercices et la fatigue musculaire diminuent et annulent les forces de l’intelligence. Buffon, qui ne prenait la plume qu’après s’être vêtu d’un élégant costume, eût été mal disposé à écrire d’un style ferme, clair et pittoresque, ses belles pages d’histoire naturelle, après les fatigues et les sueurs de longues chasses. Je me demande même si l’homme est fait pour marcher, je veux dire pour de longues et pénibles marches. L’homme, suivant les climats, rencontre divers animaux nés pour le porter : l’éléphant, le chameau, le cheval, le mulet, l’âne. L’homme trouve, comme l’a dit Pascal, des chemins qui marchent : les rivières, les fleuves et les flots de la mer. Le pied de l’homme, formé d’os si nombreux et de toutes formes, tous unis par des articulations d’une plus ou moins grande surface, recouverts d’aponévroses très-résistantes et d’un tissu cellulaire très-serré, se déforme pourtant et se blesse par de trop longues marches, et les chaussures auxquelles il nous faut avoir recours changent même l’aspect et détruisent la mobilité des diverses parties du pied sur elles-mêmes. Les pieds de chameau où d’éléphant, le sabot du cheval, du mulet ou de l’âne, sont au contraire d’une organisation à résister aux aspérités du sol, aux cailloux, aux rocs les plus accidentés.

Les soucis imaginaires, les chagrins de l’esprit, n’habitent pas la mansarde de l’ouvrier ; après le travail, il a, comme dit La Fontaine, ses chansons et son somme.

Ce qui fait le plus défaut à la santé de l’ouvrier, ce sont, comme on l’a dit tant de fois, les logements salubres, et des soins répétés de propreté. C’est avec un profond sentiment d’humanité, c’est avec des vues hygiéniques d’une sage prévoyance, que le gouvernement actuel se préoccupe d’instituer des cités ouvrières et des bains à bon marché.

Plusieurs médecins sont attachés aux bureaux de bienfaisance des divers arrondissements de Paris : je demanderais que plusieurs médecins fussent aussi attachés aux diverses cités ouvrières.

Dans une visite matinale, ces médecins passeraient pour ainsi dire en revue tous les ouvriers vieux ou jeunes, et ces visites médicales seraient certainement fécondes en bons résultats ; quelques soins, conseillés et pris à temps, préviendraient souvent de graves maladies, les arrêteraient dans leur début, et pourraient ainsi soustraire plus d’un ouvrier à la vie des hôpitaux. Tel métier peut nuire à la santé individuelle d’un sujet ; tel autre métier serait moins nuisible : ce sont là autant d’avis utiles, de conseils hygiéniques que l’ouvrier recevrait du médecin des cités ouvrières. Le changement de métier est chose possible ; il y a beaucoup de métiers qui s’apprennent vite.

Les estomacs faibles, les digestions incomplètes, les gastralgies, sont rares dans la classe ouvrière. L’estomac de l’ouvrier se rit des aliments les plus grossiers, les plus rebelles à l’action de tout l’appareil digestif ; il se rit même des vins les plus frelatés, les plus falsifiés et les moins fortifiants.

Non-seulement on fait aujourd’hui produire aux vignobles plus qu’ils ne peuvent produire ; non-seulement on altère, on affaiblit le vin dès la cuve, et tant que dure la fabrication ; mais le vin fabriqué est encore affaibli, altéré, falsifié de nouveau. La falsification et la contrefaçon des produits les plus nécessaires à tous font chaque jour d’immenses progrès ; la répression de si dangereux abus doit préoccuper les économistes, les jurisconsultes, les médecins et nos hommes d’État.

L’homme riche a plus à s’observer, et se trouve, sous le rapport de l’hygiène, dans de moins bonnes conditions que l’ouvrier. Ce n’est point un paradoxe : comparez de jeunes ouvriers à cette génération de jeunes riches qui jouissent aujourd’hui de fortunes amassées sous l’empire, sous la restauration et sous la monarchie de Juillet.

Le jeune ouvrier qui ne s’adonne point à l’ivrognerie représente la force, la souplesse élégante, la facile liberté de mouvements et d’allures ; sa chevelure est abondante ; sa tête est bien attachée sur ses épaules. Le développement de ses membres lui vient surtout du volume que prennent les muscles. Ses dents, ce premier appareil digestif, sont saines, épaisses, profondément enracinées, et sont même pour l’ouvrier une arme dangereuse et puissante. Sa poitrine est large ; ses muscles pectoraux, saillants ; les parois du ventre ne sont point épaissies par du tissu cellulaire, ni distendues par des épiploons surchargés de graisse ; la colonne vertébrale jouit d’une grande flexibilité, et les muscles nombreux qui s’y insèrent sont volumineux et d’une grande puissance.

Combien de jeunes riches ressemblent peu à ces athlètes du travail ! L’oisiveté, l’ennui qu’elle cause, des excès de tous genres, excepté ceux de l’étude, des nuits passées à table ou au jeu, les jettent dans l’amaigrissement, leur donnent une physionomie de vieillard, que complète la calvitie.

Il faut cependant reconnaître que nos institutions sauvent en général les jeunes gens nés seulement dans une certaine aisance des dangers d’une vie oisive, d’excès et de débauche. L’École polytechnique, l’École de Saint-Cyr, l’École des mines, l’École forestière, l’École des arts et métiers, s’emparent d’un grand nombre de jeunes gens, dès leur sortie du collège, pour les soumettre à une plus sévère discipline, pour exiger d’eux des études nouvelles et sérieuses, et pour leur donner par l’émulation le goût et l’habitude du travail, d’une vie occupée, et l’amour du savoir.

Malgré tous les préjugés contraires, comme le dit La Fontaine, l’argent est ce qui cause nos peines ; il donne pour hôtes les soucis, les soupçons, les alarmes variées.

L’argent est une première cause de toutes ces délicatesses, de ces caprices, de ces exclusions, de ces douleurs, de ces dégoûts, de ces fatigues, de ces paresses des estomacs qui ne peuvent rien se refuser.

Dans les grands dîners de nos premiers restaurateurs ou de bonnes maisons, l’estomac se trouve certainement placé dans les conditions les plus funestes. L’abondance des plats, la variété excitante des sauces, souvent la chair des rôtis amollie par la chaleur du four et non saisie et rendue succulente par le feu de la broche, les légumes aqueux, la pâtisserie flasque et qui ne crie pas sous la cuiller, les crèmes tardives et les entremets, qui ne font que surcharger : tout cela, convenez-en, est une rude besogne de digestion imposée à l’estomac. Les grands vins sont encore plus souvent frelatés et plus falsifiés que les vins des crus médiocres, et dans ces dîners si peu hygiéniques on tient à honneur de vous donner de grands vins qui, le plus souvent, ne le sont que de cachet et de nom. Le vin de Champagne frappé, non point après, mais pendant le repas, serait, pour la plupart des estomacs, un précieux auxiliaire de digestion, si l’industrie n’eût point inventé mille recettes pour jeter dans le commerce et pour poser sur nos tables les vins de Champagne les plus faux.

Le grand nombre de maîtres d’hôtel, de valets de pied, quelquefois de chasseurs en grand uniforme, qui pressent et hâtent le service de table des gens riches, sont autant d’ennemis de l’estomac de ceux qui font parade de ce nombreux personnel. Dans les grandes maisons, et surtout aussi dans les clubs, le dîner se compose de beaucoup de plats et dure peu de temps. Tous ces gens de service ont hâte que vous sortiez de table pour s’y mettre. Ils ne vous laissent pas respirer ; ils vous bourrent d’aliments, et les forces de l’estomac s’en trouvent opprimées.

Il est encore une condition hygiénique mal observée par l’homme riche : l’estomac une fois rempli d’aliments, il faut pour ainsi dire dépenser son dîner, et ce n’est certainement pas un exercice à réveiller les forces digestives que de s’asseoir à une table de whist, ou dans la loge étroite d’un théâtre. J’avoue cependant qu’une causerie vive, animée, semée de traits, d’idées justes, de paradoxes, de souvenirs, de projets même oubliés le lendemain, brillante de verve et d’esprit, est un des excitants les plus naturels et les plus actifs pour se tirer heureusement de cette lutte de l’estomac contre ce qu’on appelle un grand dîner. Mais où trouver de ces excellentes causeries ?

Le comte Roy, dont l’hospitalité dans ses grandes habitations était princière, prenait beaucoup de soins pour réunir un grand nombre d’invités. Un de mes amis, spirituel et gai causeur, le remerciait de son invitation : « Mais, répondit le comte Roy, c’est vous qui m’obligez en l’acceptant. » Autrefois les grands seigneurs, pour se distraire, pour égayer leur table et leur maison, pouvaient compter sur l’assiduité des abbés coquets, lettrés et gourmands ; aujourd’hui chacun a ses affaires, sa famille, qui le réclament : on est l’obligé de tous ceux de nos amis qui ne nous refusent pas leur agréable compagnie.

J’ai formulé, en médecine, cette maxime pratique :

« On ne peut savoir si l’on a bien dîné que le lendemain matin. »

Si le lendemain vous vous éveillez la tête et l’esprit libres, la bouche fraîche, et avec la gaieté d’un appétit matinal, mettez votre carte chez votre amphitryon, ou plutôt serrez-lui la main ; donnez de justes éloges à son vrai dîner d’ami, et n’en refusez pas un second.

Louis XVIII fit un jour à un de ses gentilshommes de la chambre la question suivante : « M. le comte P…, aimez-vous les haricots ? — Sire, répondit le comte, je ne fais pas attention à ce que je mange. — Vous avez tort ; il faut faire attention à ce qu’on mange et à ce qu’on dit. »

On se souvient malgré soi de ces dîners exceptionnels où la bonne chère, les grands vins et la spirituelle gaieté se trouvaient de compagnie.

Je me souviens d’un de ces dîners que je fis chez la duchesse de Raguse ; elle eut pour tous ses convives la plus engageante amabilité, et elle nous fit goûter des plus précieuses richesses de sa cave. Il n’y a plus de caves en France ; il n’y a peut-être plus que celle de la duchesse de Raguse.

J’ai encore fait chez lord Howden, aujourd’hui ministre d’Angleterre à Madrid, le plus exquis dîner en chères délicates, en vins rares et en spirituels propos. Rossini était un des convives. La salle à manger représentait une tente n’ayant d’autres ornements que les armes de guerre des nombreuses peuplades, civilisées ou non, que lord Howden avait visitées et au milieu desquelles il avait vécu.

Rossini, avant de quitter la France, m’invita à dîner. La compagnie ne se composait que de lui, de mademoiselle Olympe Pélissier, aujourd’hui madame Rossini, et de moi ; Rossini était très-lié avec plus d’un millionnaire, et on lui faisait des présents de vins les plus rares. Ce dîner fut pour moi plein d’intérêt. Rossini, avec le plus charmant esprit, avec une veine inépuisable de gaieté, mais non sans viser quelques noms propres et sans leur lancer quelques traits pleins de malice, nous expliquait comment et pourquoi il ne voulait plus faire de musique, et renonçait à la gloire.

Très-peu de jours après la révolution de 1830, M. le comte de Laborde, préfet de la Seine, donnait à l’hôtel de ville un dîner qui fut présidé par le général Lafayette ; on y comptait plus de cent convives ; ce dîner politique fut très-curieux ; le hasard me plaça à une petite table de trois couverts ; j’y eus pour voisins M. Thiers et M. Fazy, aujourd’hui un des chefs du parti radical en Suisse. J’avais eu, en 1829, avec M. Fazy, l’altercation la plus vive, mais dont la fin me devint trop favorable pour que je la raconte ici. Ce dîner fut pour le général Lafayette l’occasion d’un discours où l’on retrouva le politique circonspect, l’orateur élégant et l’homme de bonne compagnie.

Je n’oublierai jamais, non pour leur recherche, mais pour l’intérêt de la conversation, pour les incertitudes de l’avenir, pour les dangers de la situation et pour tous les grands et beaux souvenirs que le prince Louis-Napoléon éveillait dans mon esprit, les dîners auxquels le prince, simple représentant de l’Assemblée nationale, me fit l’honneur de me convier à l’hôtel du Rhin.

C’est à des dîners que se l’attachent le plus de souvenirs d’esprit, de tendresse, d’amitié, d’affaires, et même le plus de souvenirs de situations singulières et d’événements politiques.

En Angleterre, l’art de l’entraînement fait encore aujourd’hui de grands progrès ; on sait qu’on soumet surtout à l’entraînement les chevaux de course, les coqs et les chiens de combat. Un Anglais, que j’eus longtemps comme cocher, me pria un jour de lui rendre un service. J’allais à la campagne à une distance de six à sept lieues : « Permettez-moi, me dit Thomas, d’attacher mon chien sous la voiture (c’était un bouledogue), il a encore une livre de poids à perdre ; il se bat dans peu de jours. »

L’art de l’entraînement est aussi applicable à l’organisation humaine ; on entraîne l’estomac à un pauvre et mauvais régime aussi bien qu’au régime le plus riche et le plus excitant. L’ivrogne s’entraîne à boire tous les jours des quantités effrayantes de vin, d’eau-de-vie et même d’absinthe, non sans danger pour sa santé et pour sa vie. On entraîne son esprit à de longs et réguliers travaux ; mais il faut reconnaître qu’on n’entraîne jamais un organe à un surcroît d’action et de fatigue sans affaiblir, et quelquefois même sans paralyser la puissance d’autres organes non moins importants à cet équilibre de nos fonctions qui constitue la santé. Ceux qui prétendent en même temps se livrer aux travaux de l’esprit, surexciter leur estomac par de nombreux et copieux repas, et user sans relâche, sans modération de tous les priviléges de la jeunesse, brûlent vite, pour ainsi dire, le bois de la vie, s’exposent à une vieillesse prématurée, à une fin douloureuse, et se mettent sûrement à l’abri de la longévité.

Il y a pour l’homme un concert d’habitudes, un choix d’aliments qui exercent sur la santé, comme sur la maladie, une grande influence curieuse à étudier.

Il faut s’observer, se connaître soi-même, et avec l’observation et l’appréciation de ses goûts et de ses forces, on devient son propre médecin.

Il existe, toutefois, pour notre nourriture de tous les jours, des préjugés qui, pour certains esprits, parlent plus haut que les faits. Il y a, par exemple, des gens qui regardent l’asperge comme le légume le plus bienfaisant : l’asperge n’est point un aliment ; c’est un médicament, médicament utile ou nuisible. M. Guersant, qui fut mon maître aux Enfants-Malades, me disait que toutes les fois qu’il mangeait des asperges, il avait la nuit un accès de fièvre. Que d’erreurs, que d’idées fausses, que d’usages pernicieux à dénoncer et à combattre dans nos habitudes de cuisine et de table !

Nous avons emprunté aux Anglais l’usage du poisson bouilli, comme relevé de potage ; mais, pour manger ce poisson, notre cuisine française prépare avec prétention les sauces les plus indigestes ; tantôt la crème, tantôt la farine y abondent : compositions lourdes et insipides qui, dès le début du dîner, mises en contact avec les papilles nerveuses de l’estomac, paralysent son action et éteignent l’appétit avant qu’il soit satisfait. Les sauces anglaises et surtout les vins anglais pris en abondance sont presque nécessaires pour la digestion de l’indigeste poisson bouilli.

Tantôt les légumes servent de cortége à des viandes grillées ou rôties ; tantôt ils s’installent sur nos tables dans toute leur simplicité. Une bonne cuisson des légumes importe à leur facile digestion ; tous les légumes ne cuisent pas complétement dans le même espace de temps. Lorsque pour une jardinière ou une salade, vous mélangez plusieurs légumes, il faut donc que chacun soit cuit à part.

Lorsque nous mangeons des truffes, nous avons la vaine prétention de digérer ce tubercule complétement rebelle à l’action de l’appareil digestif. On garnit souvent de truffes des dindes ou des poulardes avancées, dont la fâcheuse odeur se trouve masquée par le parfum de la truffe. L’hygiène voudrait que dinde ou poularde fût, si l’on veut, imprégnée de ce parfum fin et enivrant de la truffe du Périgord, mais ne fût pas servie sur table avec cette surcharge de truffes presque insipides, et dont la substance ne peut s’assimiler à notre organisation.

On a sur la fraîcheur et la bonne qualité des coquillages, crevettes, langoustes, homards, crabes, qui parent nos tables, des idées fausses et des préventions. On attache une grande importance à acheter ces coquillages encore vivants ; c’est, selon moi, un funeste usage ; il faudrait faire cuire les coquillages presque sortant de la mer et les expédier cuits. En prolongeant leur existence d’une manière factice, ou n’a plus que des testacés amaigris, malades, ayant vécu de leur propre substance, et ayant souffert une longue agonie.

On a beaucoup écrit sur l’art sérieux de la cuisine, sur les recherches culinaires du gourmet et du gourmand. Dans presque tous ces traités ex professo, on s’est contenté de faire de l’esprit sur la cuisine, j’excepte pourtant la Cuisinière bourgeoise ; mais il y aurait à entreprendre de nombreuses expériences, à recueillir de précises observations sur les sels, sur les substances diverses que chaque aliment introduit dans le torrent de notre circulation et dans toute notre économie ; il y aurait à étudier les influences de ces sels et de ces substances, qui doivent nécessairement à la longue modifier utilement ou d’une manière funeste notre organisation. Une série de travaux a déjà été commencée à ce sujet ; mais ce serait une belle tâche que de les compléter.

Un résumé fait au point de vue de l’hygiène pour l’homme en santé, fait au point de vue de la thérapeutique pour l’homme malade, serait un livre pratique pour le pauvre comme pour le riche, pour l’enfant, pour l’adulte comme pour le vieillard, pour l’homme comme pour la femme ; ce serait un livre à l’usage de toutes les familles.

Pendant mes études médicales, les concours étaient de rudes épreuves pour mes condisciples et pour moi ; les uns déjeunaient amplement, buvaient du vin et prenaient du café, pour surmonter leur timidité et leurs appréhensions. J’avais adopté un système contraire : je dînais très-peu la veille, et le matin du concours je gardais la diète. Un succulent dîner avec des vins au moins naturels excite, il est vrai, l’esprit, mais cette excitation est toujours plus ou moins désordonnée ; elle peut même troubler l’attention, entraver la réflexion et paralyser la mémoire. La diète, au contraire, lorsque l’esprit est vivement préoccupé, excite toutes les facultés de l’intelligence et accroît leur puissance. On improvise mieux, on a plus à soi toute sa mémoire l’estomac vide que l’estomac plein.

Lorsque vous êtes en proie à de vives contrariétés ou à des chagrins, votre estomac lui-même semble vous imposer le devoir de peu manger. Les contrariétés vives et les chagrins sont d’invincibles obstacles à de bonnes digestions. Les digestions pénibles ont aussi pour effet d’augmenter la tristesse, les troubles de l’esprit, et de retarder cette réaction morale, ces efforts de résignation, qui sont pour l’homme, à tous les âges, une nécessité et un devoir.

Pendant les cent-jours, Dubois vit plusieurs fois l’empereur, et il tirait de l’état de santé de Napoléon de fâcheux augures : « Avec un mauvais estomac, disait-il (l’empereur en souffrait déjà), on n’a plus de ces soudainetés de vue, de ces courages de parti pris, de ces résistances invincibles, de ces sages et opportunes audaces qui vous font triompher de la résistance ennemie des choses et des hommes. Alexandre, César et Napoléon avaient un estomac à toute épreuve, dans tout l’éclat de leur gloire.

Epicure prétend que toutes les peines et les plaisirs de l’esprit sont une suite des peines et des plaisirs du corps ; les peines et les plaisirs du corps ne représentent cependant que les sensations du moment présent, tandis que l’esprit éprouve tout à la fois les sensations du passé et celles de l’avenir ; les sensations du passé par le souvenir, les sensations de l’avenir par la prévoyance.

Nous avons emprunté aux mœurs de l’empire l’habitude de fumer. Un de mes anciens professeurs, le père Boyer, fumait une pipe tous les soirs après diner ; mais l’usage du cigare et même de la pipe est aujourd’hui une habitude de tout le monde. L’enfant fume, on fume au collège malgré toutes les défenses ; un élève de quatrième me racontait qu’à défaut de tabac, ses camarades raclaient la semelle de leurs souliers, enveloppaient ces raclures dans du papier fin, et se trouvaient très heureux de fumer de pareilles cigarettes. Les vieillards et beaucoup de femmes fument. On fume en travaillant, en écrivant, en buvant, en mangeant, en jouant et surtout en causant ; on fume chez soi, on fume dans certains lieux publics, on fume à pied, à cheval, on fume le matin, on fume le soir, à toute heure de la journée, même la nuit. On sert souvent des cigares à table au milieu des plats de dessert. Je suis entouré de fumeurs qui ne brûlent pas moins de douze, quinze ou vingt cigares par jour. On n’a pas encore complétement emprunté les mœurs du soldat, on ne chique pas encore.

Le cigare et la pipe ont sur notre économie une action qu’on ne peut contester. L’habitude du cigare en crée le besoin : il en est du cigare comme de l’opium, comme du vin, comme de l’eau-de-vie, comme de l’absinthe pris en grande quantité. Celui qui mange de l’opium ne peut plus s’en passer, de même que l’ivrogne ne peut se guérir de ses excès de vin, d’absinthe et d’eau-de-vie. Je conclus de ce fait que le cigare exerce une action vive et profonde sur tout l’appareil digestif, et, plus encore, sur tout le système nerveux. Cette action puissante ne peut être que délétère. Les digestions ne peuvent plus s’accomplir qu’à l’aide de cet excitant ; l’usage immodéré du tabac produit certainement sur le système nerveux des organes des sens, sur le système nerveux des fonctions organiques, une excitation suivie bientôt d’affaiblissement et d’adynamie.

Il est certain que les maladies de la moelle épinière sont aujourd’hui plus fréquentes que jamais. Royer-Collard, qui a succombé à cette maladie, et qui fumait beaucoup, n’innocentait pas le cigare du mal dont il souffrait. Le comte d’Orsay mourut aussi d’une maladie de la moelle épinière. Cette mort causa sur un grand personnage de ses amis une vive impression. Le docteur Bretonneau (de Tours) fut appelé. Ce grand personnage se plaignit de fatigues dans les membres, d’énervation. Le docteur Bretonneau répondit : « Vous devez fumer douze ou quinze cigares par jour, fumez moins, abstenez-vous, si vous le pouvez encore, de la pernicieuse habitude du cigare, et vous ferez cesser tout cet ensemble de symptômes de faiblesse et d’énervation. »

L’habitude du cigare, si universellement répandue en France, et contractée parmi nous dès l’enfance, modifiera assurément, dans l’espace d’un certain nombre d’années, la race, le caractère et l’esprit français. C’est d’ailleurs un trait qui révèle les penchants des temps nouveaux que cette passion insensée dont nous nous sommes pris pour le cigare ; le désir de jouissances nouvelles nous pousse aujourd’hui, hommes et femmes, à tous les ridicules et à tous les excès.

Mes prônes de vieux médecin ne guériront, ne convertiront sans doute personne, mais j’émettrai le vœu que Son Excellence le ministre du commerce, qui interroge si souvent l’Académie de médecine, la consultât officiellement sur les nombreuses questions d’alimentation et d’hygiène publique.


L’ART DE VIVRE LONGTEMPS.


Voltaire a dit avec raison dans les Adieux à la vie :


Dans leur dernière maladie
J’ai vu des gens de tous états,
Vieux évêques, vieux magistrats,
Vieux courtisans à l’agonie,


Voltaire était un profond observateur. Ce sont surtout les évêques, les vieux courtisans et les magistrats qui savent vieillir et ne mourir que dans un âge avancé.

Le secret moral de vivre longtemps, c’est surtout, en effet, de conserver religieusement, à compter de l’heure où commence la vieillesse, les mêmes habitudes d’esprit, de loisir ou de travail, et je dirai même d’affection, auxquelles on a déjà assoupli sa vie et sa santé.

On a remarqué qu’on vit longtemps à l’Académie française. C’est sans aucun doute parce que le régime littéraire, religieusement pratiqué, avec aisance et à petit bruit, peut se continuer dans l’âge le plus avancé. Le goût des lettres et les habitudes littéraires entretiennent la santé et font durer à petit feu le bois de la vie.

Voici l’âge de quelques académiciens :

M. Lacretelle, longtemps dit le jeune, né le 27 août 1763, a aujourd’hui plus de 90 ans.

M. le duc Pasquier, né le 22 avril 1707, en a 87.

M. Tissot, né le 10 mai 1768, en a 83.

M. Jay, né le 20 octobre 1770, en a 83.

M. Baour-Lormian, né vers 1772, en a au moins 81.

Je ne parle pas des jeunes gens de l’Académie, âgés à peine de 70 ans et au delà.

Un médecin des plus distingués, M. H*** de C***, dont le père a ses propriétés dans le département du Loiret, me racontait, un jour que nous dînions ensemble chez mon ami Blache, des faits très-curieux et qui se reproduisent et se continuent avec une certaine régularité.

Les gros négociants du quartier Saint-Denis, du quartier Saint-Martin, qui, à force de travail et d’économie, amassent en quelques années une espèce de fortune, choisissent assez volontiers le département du Loiret pour y devenir propriétaires et pour y finir leurs jours loin du bruit, du monde et des affaires.

Le négociant enrichi visite plusieurs propriétés, plusieurs terres, plusieurs châteaux ; il veut tout à la fois une habitation de plaisance et une terre de rapport. Son choix est arrêté ; tous ses amis et surtout ses voisins de lui dire : « Vous avez fait là une excellente acquisition ! »

Le nouveau propriétaire explique et décrit longuement à chacun tous les travaux d’amélioration et d’embellissement qu’il a déjà projetés. Ici, des plantations nouvelles ; là, des mouvements de terrain ; les anciennes écuries transformées en un corps de logis habitable ; des écuries nouvelles à construire ; quelques fabriques, kiosques et chaumières à élever ; enfin, une grande activité d’ouvriers et de travaux pour au moins douze ou quinze mois. Ces jours de surveillance et de remue-ménage passent vite ; mais lorsqu’il n’y a plus un moellon à déplacer, un morceau de terre à remuer, l’ennui, et avec l’ennui les regrets envahissent la maison et le cœur du propriétaire qui n’a plus rien à entreprendre, rien à désirer ; ses regards et ses vœux se reportent vers Paris, vers ses vastes magasins, vers son arrière-boutique où il s’enrichissait avec entrain et gaieté.

Les voisins de ville ou de campagne qui avaient le plus vanté l’acquisition se joignent au propriétaire pour trouver que la terre est de mauvaise qualité, d’un pauvre rapport ; enfin le négociant n’y tient plus, et dans un paroxysme de dégoût et de nostalgie il veut à tout prix vendre son bien, quitter les champs ; il lui faut Paris ; il lui faut une nouvelle vie active, bruyante et occupée ! Il perd le tiers sur son prix d’acquisition, c’est un chiffre presque réglé à l’avance, et les grosses bourses du Loiret prennent leur tour pour se rendre acquéreurs des châteaux, fermes, terres labourables des Parisiens, qui, au bout de quinze mois ont assez de la vie de campagne.

L’homme de bureau lui-même, dont la vie est uniforme, sans émotions et régulière, ne peut, dans un âge avancé, changer impunément et sans danger ses habitudes monotones contre des habitudes nouvelles. J’eus pour ami un certain M. Rosman qui comptait trente-cinq ans de service au ministère de l’intérieur. Malgré mes conseils d’ami et de médecin, il se retira à l’âge de soixante-trois ans. « Je n’ai jamais pris de passe-port, me disait-il, que pour aller soir et matin du boulevard Poissonnière au ministère de l’intérieur, et du ministère de l’intérieur au boulevard Poissonnière : je veux décidément voyager à petites journées et voir quelques amis qui vivent en sages sur leurs terres. » Le voyage de mon ami Rosman devait durer six mois ; quinze jours après son départ, je le retrouve assis au pied d’un arbre des Tuileries ; dans son tour de France, il n’avait pu dépasser les limites du département de la Seine-Inférieure, et il n’avait essayé que de l’hospitalité amicale d’un ancien camarade de bureau.

Cet ancien camarade s’était facilement accoutumé à la vie de province ; mais voici pourquoi ! Ce vieil employé ne se servait guère du papier du ministère que pour écrire des comédies ; une seule de ses comédies fut représentée à l’Odéon avec une espèce de succès, et il en eut autant de joie que d’orgueil. Solitaire, il pouvait, à la campagne, se livrer à son aise à sa passion du théâtre, et brocher tout son soûl du Picard, de l’Andrieux ou du Colin d’Harleville.

Rosman arrive chez son ami ; c’est la retraite d’un sage ! Une servante et un chien ; une habitation propre, et étroite, et un verger à réjouir le cœur ! Des fleurs bien portantes, fières sur leurs tiges ; des fruits succulents ; des vignes aux ceps vigoureux et aux grappes dorées ; de vieux arbres aux gais ombrages ; des légumes vivaces, le chou fastueux, qui tient trop de place, la chicorée jaunie et appétissante, et tout auprès de ces fleurs, de ces fruits, de ces arbres, de ces légumes, une de ces riches basses-cours, si industrieusement, si paternellement soignées en France, et que l’Angleterre nous envie. Cet ami de Rosman taillait lui-même ses arbres, ses églantiers et sa vigne ; il avait un pressoir et faisait son vin ; mais il se contentait de mettre sa récolte en tonneaux, et un tonneau plein, placé sur deux chaises dans la salle à manger, succédait au tonneau vide ; on tournait la cannelle et on remplissait son verre.

Après le premier plaisir de se revoir, de parcourir des allées ratissées et bien tenues, de respirer toutes ces senteurs coquettes et nourrissantes, on décida que Rosman se ferait campagnard pendant quinze jours : « Je vous promets, Rosman, lui dit son ami, que l’ennui ne vous prendra pas ; j’ai à vous lire quatre comédies ! »

Au bout de deux jours, Rosman avait déjà fait sa malle et ses adieux, n’ayant entendu qu’une comédie, et déjà las du bonheur des champs.

Mon ami Rosman, qui avait rêvé, au milieu d’une honnête aisance, la vie la plus heureuse, à compter du jour de sa retraite, mourut deux années après avoir renoncé à ses travaux de budget, à ses mouvements, à ses alignements, à ses balances de chiffres où il excellait.

Voici la curieuse lettre que mon ami Rosman adressa au ministre de l’intérieur, M. de Rémusat, quand il fut menacé et presque contraint de se démettre de ses fonctions administratives.


Monsieur le Ministre,

L’ordonnance royale de convocation des conseils d’arrondissement ne met dans la nécessité de vous entretenir des affaires dont la direction m’est confiée.

Cette convocation devant être suivie de celle des conseils généraux des départements, la comptabilité soumet annuellement au ministre, à l’époque actuelle :

1° Le mode de budget départemental ;

2° La répartition du fonds commun des dépenses ordinaires ;

3° L’instruction aux préfets pour la formation des budgets.

Le modèle, vous l’avez ; j’y ai encore fait quelques changements, que je crois avantageux d’aprés les observations de mes collaborateurs ; et aussitôt l’épreuve revenue de l’imprimerie, le tirage, ordinairement assez long, me parait devoir être autorisé.

La répartition du fonds commun, l’instruction aux préfets, sont à faire.

L’ordonnance royale de l’année dernière est du 8 août ; il n’y a plus que le temps nécessaire.

Suis-je destiné à entreprendre ces travaux ?

J’ai soixante ans, je suis fatigué ; ma main tremble (aujourd’hui surtout).

Entré expéditionnaire à quatorze ans, sous la Convention, j’ai parcouru successivement tous les grades. Depuis trente ans, j’occupe le fauteuil où je suis.

J’ai servi tous les ministres de l’intérieur depuis M. Bezenech, et, toujours en santé, je n’ai pas manqué six fois peut-être à mon bureau en quarante-six ans.

Je suis vierge de demandes ou de sollicitations, tout m’est venu naturellement.

Je me suis bien gardé de vous faire parler de moi. De la confiance par protection ne me va pas du tout.

Toutefois, j’éprouve une singulière émotion. Quelques indiscrétions ont paralysé mes facultés déjà affaiblies par le travail et par l’âge.

Pour reprendre goût au travail, j’ai besoin de tranquillité d’esprit.

Je n’ai jamais eu le projet de rester au ministère passé soixante ans.

Voici quel était mon plan :

La comptabilité n’est pas une attribution difficile, sans doute. Un homme ordinaire y suffit ; mais cet homme doit s’y être formé, il doit toujours être attentif à l’exécution des trop nombreuses exigences des lois, règlements et instructions sur la régularité des dépenses et sur leur justification.

C’est un bon gardien qu’il faut, plutôt qu’un homme d’esprit et qu’un homme de lettres.

Il faut être au fait de toutes les formalités minutieuses qui couvrent la responsabilité ministérielle. Si un ministre en était occupé, ce serait l’indice certain de l’incapacité de son chef de comptabilité. Aucun de mes ministres, depuis trente ans, n’a été fatigué de quoi que ce soit touchant les nombreuses centaines de millions que je leur ai fait ordonnancer.

Tout cela est bien et dûment ficelé et enterré dans les catacombes de la Cour des comptes.

Disposé à la retraite, j’ai accepté, de la main d’un ministre ami, un successeur par anticipation. M. Laisné, instruit, sorti de l’école par excellence, calme, exact, positif, sait déjà presque tout le grimoire.

Retiré, je l’aiderais encore de mes conseils, et le ministère gagnerait huit mille francs à ce plan, parce que j’indiquerais le moyen de ne pas le remplacer.

Je croyais ma présence utile jusqu’au commencement de 1841.

De tout ce qui était à créer pour faire marcher la nouvelle loi départementale, il reste à faire le règlement général auquel je travaille depuis deux ans (vous en avez une épreuve, monsieur le ministre), et l’instruction sur les comptes départementaux à faire approuver, à l’avenir, par ordonnances royales.

Il suffit que ces deux objets très-importants soient publiés avant le 1er janvier.

Mais la répartition du fonds commun et l’instruction sur la formation des budgets départementaux de 1841 sont à l’ordre du jour. Le règlement de ces budgets en est la conséquence.

Si, monsieur le ministre, vos vues pour l’organisation de votre ministère doivent faire confier ces travaux à d’autres mains que les miennes, je crois vous servir en vous priant d’avoir la bonté de me le faire savoir.

Un mot de vous : j’irai vous prier de confirmer un arrêté qui m’est personnel et que j’ai dans mon tiroir.

Ensuite je me retirerai.

Je n’en resterai pas moins votre sincère et respectueux serviteur, et, ma chaîne rompue, j’aurai bientôt oublié ce qu’il y aura d’inattendu dans les circonstances qui auront amené la sortie du doyen de vos employés.

Je suis, monsieur le ministre, avec une très-haute et respectueuse considération,

Votre humble et dévoué serviteur.
Signé : Rosman.
9 juillet 1840.

Dès l’empire vint à Paris un prince russe, le prince Tuffiakin ; il comptait en Russie beaucoup de terres et de paysans, et il jouissait de beaux revenus. C’était un épicurien qui estimait qu’on ne venait dans ce monde que pour les spectacles de l’Opéra, de la danse, pour la musique italienne, pour des voyages d’agrément, pour des promenades au bois, et surtout pour de continuels romans d’amour. Il avait été dans sa jeunesse l’intendant général des théâtres impériaux à Saint-Pétersbourg. Dès que je fus directeur de l’Opéra, il me traita en collègue. Je lui demandai comment il s’y prenait pour rester toujours jeune : « Mon Dieu, me dit-il, je n’ai jamais changé ni de régime ni de conduite ! »

Dans l’âge le plus avancé, il eut toujours une maîtresse en titre, et il prenait très au sérieux ses amours sterling ; il apportait même dans ses liaisons publiques je ne sais quelles bizarres imaginations et quelles comédies de sensibilité et de tendresse.

Il se prit un jour de jalousie contre une de ces Sophie Arnould qu’il se plaisait à afficher. Il me fit le confident de la brouille et de la réconciliation ; la brouille dura, et le rapprochement ne se fit qu’à des conditions singulières.

Il fut convenu que lui et sa dame se rendraient à six heures du soir, chacun de son côté, à l’église Notre-Dame de Lorette ; qu’on s’agenouillerait devant le maître-autel, et que là on échangerait deux anneaux d’or qu’on se passerait au doigt. Cette scène eut lieu comme je vous le dis, et la paix fut faite. Tuffiakin avait alors soixante-dix ans.

Si on eût rappelé le prince Tuffiakin en Russie, on eût certainement troublé sa santé et mis fin à sa vie.

Il mourut de la pneumonie des vieillards. La vieillesse et l’enfance jouissent de ce privilège d’avoir des maladies à elles. Voici les dernières paroles que prononça le prince Tuffiakin à son lit de mort : « Plumkett danse-t-elle ce soir ? »

Je lis dans Saint-Simon[3] :

« Duchesne, fort bon médecin, charitable et homme de bien et d’honneur, qui avait succédé auprès des fils de France à Fagon, lorsque celui-ci devint premier médecin du roi, mourut à Versailles, à quatre-vingt onze ans, sans avoir été marié, ni avoir amassé grant bien. J’en fais la remarque, parce qu’il conserve jusqu’au bout une santé parfaite et sa tête entière soupant tous les soirs avec une salade, et ne buvant que du vin de Champagne. Il conseillait ce régime. Il n’était ni gourmand, ni ivrogne. »

Un agent de change de mes amis, qui avait toujours mené une vie joyeuse, excitée, qui avait toujours suivi un vif et chaud régime, épousa une ancienne liaison comme pour se ranger ; sa nouvelle compagne lui prêcha la vie tranquille, et surtout la plus grande sobriété. La sobriété, c’était en même temps l’économie ; notre vieil épicurien, mis à l’eau, en peu de temps s’attrista, maigrit et mourut.

Je ne prétends pas (je veux être précis et net sur ce point) qu’on doive, en vieillissant, forcer son régime mais je conseille de ne le point changer.

Je défends même toute espèce d’excès à ceux qui ont la fantaisie de rester longtemps vieillards, et qui s’acharnent à mourir le plus tard possible.

Tous les médecins sont gens d’esprit, et tous les gens d’esprit sont un peu médecins. Rivarol disait avec justesse : « Quand on est jeune, il faut trois jours de sagesse pour réparer trois mois d’excès ; quand on est vieux, pour réparer trois jours d’excès, il faut trois mois de sagesse. »

Les théories sont le fléau de la science. Eh bien ! il s’improvise, parmi les gens du monde, plus de théories médicales que parmi les savants. Sans cesse préoccupé de l’inévitable nécessité de mourir, chaque vieillard a une théorie pour prolonger ses jours ; chacun a le secret de se bien porter. L’un se couche matin et se lève tard, fait de la nuit le jour, et du jour la nuit ; l’autre, satellite du soleil, se couche de bonne heure et se lève matin. Pour celui-là, la santé c’est la marche, la chasse, ce sont les fatigues du corps ; pour celui-ci, c’est une sobriété extrême, de l’eau à peine rougie et un éternel poulet rôti. Pour ce Duchesne dont parle Saint-Simon, c’était de la salade le soir et du vin de Champagne. Pour mon ami Rosman, c’était son bureau. Pour Tuffiakin, c’était du vin de Madère trempé d’eau et ses amourettes.

L’esprit et le corps humains obéissent à une loi souveraine, à la loi de l’habitude ; et enfreindre cette loi lorsque l’âge glace les réactions physiques et morales, c’est introduire le désordre dans toute notre économie, dans tous nos organes, dans toutes leurs régulières fonctions.

Mon ancien maître Breschet, mort il y a peu d’années, homme fort savant, très-modeste et très-aimé, fut un jour chargé par une famille d’une mission très-délicate.

Une femme, sur le retour de l’âge, veuve et d’une grande fortune, était partie pour l’Italie en compagnie d’un officier, beaucoup plus jeune qu’elle ; elle était décidée à se laisser épouser par son compagnon de voyage, et déshéritait ainsi une foule de collatéraux. Breschet était chargé de lui faire comprendre que tous les devoirs du mariage, qu’elle allait accepter, pourraient être funestes à sa santé. La science de Breschet fut mise en défaut : « Vous n’avez pas le sens commun, mon cher docteur, lui dit-elle : depuis deux ou trois ans, ce monsieur et moi, nous vivons comme mari et femme, et je ne m’en porte que mieux. »

J’ai écrit quelque part : « La vieillesse ne doit point être le temps du repos, c’est le temps des affaires. » Ce doit être le temps des excitations et d’une vie très-occupée pour oublier les tristes enseignements des années et le désenchantement de l’expérience.

Il est une chose mortelle à ceux qui vieillissent, c’est la solitude et l’isolement ; et la solitude, l’abandon, c’est précisément la destinée de la vieillesse. Il se fait un vide autour du vieillard, et par la disparition de ses vieux amis, et par ce besoin de la jeunesse de ne rechercher que la jeunesse, que la gaieté, que le mouvement et tous les plus vifs plaisirs.

Le vieillard ne peut, sans s’assombrir, se replier sur lui-même ; il ne s’échappe de son esprit et de son cœur que de poignantes et tristes réflexions, et toutes ces réflexions, poignantes et tristes sont vaines et inutiles. Les honneurs que chez les anciens on rendait à la vieillesse étaient d’une grande moralité et d’une bonne hygiène pour le vieillard. Notre civilisation et nos mœurs tendent plutôt à livrer le vieillard à l’inaction, au dénigrement et à la risée publique.

Nous vieillissons de dehors en dedans ! Avec l’âge, la peaü, cet organe à immense surface, voit d’abord ses fonctions devenir moins actives. L’estomac, l’intelligence, au contraire, conservent souvent, dans un âge avancé, une grande puissance d’action ; tous les appendices de la peau deviennent le signe extérieur d’un grand âgé ; aussi ne saurait-on trop multiplier, plus que jamais, tous les soins du corps, tous les plus minutieux détails de propreté. Je ne saurais trop conseiller aux vieillards de porter des vêtements chauds été comme hiver, et d’entretenir, par des frictions, par toutes les excitations permanentes de la peau, sa chaleur et sa vitalité.

Mon ami Michaud, de l’Académie française, toussait toute l’année. Il était d’une haute stature et courbé en deux. Sa poitrine, pendant la toux, résonnait comme un magasin de porcelaines où on aurait tout brisé. Tout enrhumé de profession qu’il était, il partait à plus de soixante-trois ou soixante-quatre ans pour Jérusalem. Il en revenait ; il buvait du vin de Champagne, s’entourait de jeunes gens, et la pathologie lui joua ce mauvais tour qu’après avoir souffert toute sa vie d’une maladie de poitrine, il mourut d’une maladie d’entrailles. On défend à la mort d’entrer par une porte, elle entre par une autre. Mais, malgré son entrain, Michaud gardait la chambre pendant les grands froids de l’hiver ; c’était d’une sage prudence. Il faut surtout, au delà de soixante ans, se sauvegarder de l’honneur de mourir de la pneumonie des vieillards.

J’ai rencontré une femme de soixante ans, d’une physionomie singulière : ses cheveux blancs prouvaient son âge ; mais sur la peau du visage n’apparaissait pas la moindre ride. Cette femme me dit son secret : toute sa vie elle avait eu recours aux lotions les plus répétées. Le soir et le matin, et toutes les fois que quelques chagrins lui avaient fait verser des larmes, elle se jetait sur le visage un léger nuage de poudre de riz.

La peau est un thermomètre certain sur lequel se constatent les oscillations de la santé ; lorsque tout se passe régulièrement dans notre être, le thermomètre est au beau ; la transpiration insensible donne alors à la peau de la souplesse, des reflets chatoyants à tous les méplats du visage, du lustre à la chevelure ; lorsque cet état se produit, on appelle cela être en beauté.

Commettez un excès, que l’estomac soit irrité, le pouls un peu fébrile, cette transpiration insensible se supprime, la peau devient sèche, perd son éclat, sa transparence, les cheveux n’ont plus de souplesse.

Cet état presque maladif de la peau, c’est l’état normal et continuel de la peau écailleuse du vieillard. Les vaisseaux capillaires les plus ténus de la peau du visage ne s’injectent plus instantanément chez les vieillards. D’abord la sensibilité qui produit cette rougeur fugitive et indiscrète lui manque, et, de plus, le réseau si ténu des vaisseaux capillaires du visage résisterait à ces légères ondées du sang artériel. Le vieillard ne rougit plus ; il est doublement à l’abri de ces colorations du visage qui trahissent les secrets du cœur de l’enfance et de la jeunesse.

On se préoccupe surtout dans un âge avancé des menaces d’apoplexie. L’apoplexie se produit dans toutes les constitutions les plus diverses ; on est ou on n’est pas voué à l’apoplexie ; et tous les excès qui peuvent la déterminer n’en sont que causes occasionnelles. Un excès peut hâter une attaque ; un excès peut de même la retarder. L’apoplexie, comme toutes les maladies, est surtout héréditaire. C’est donc se créer d’inutiles et souvent de dangereux soucis que de s’en préoccuper.

Saint-Simon nous montre, dans la fin de madame de Montespan, les dangers de ces transes, de ces terreurs de la mort : « Belle comme le jour jusqu’au dernier moment de sa vie, sans être malade, elle croyait toujours l’être et aller mourir. Cette inquiétude l’entretenait dans le goût de voyager, et dans ses voyages, elle menait toujours sept ou huit personnes de compagnie. Elle était tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l’emploi unique était de la veiller ; elle couchait tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d’elle, qu’à toutes les fois qu’elle se réveillait, elle voulait trouver causant, jouant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.

» La dernière fois qu’elle alla à Bourbon, et sans besoin, comme elle faisait souvent, elle paya deux ans d’avance de toutes les pensions charitables qu’elle faisait en grand nombre, presque toutes à de pauvre noblesse, et doubla toutes ses aumônes. Elle avait toujours la mort présente ; dans une fort bonne santé, elle en parlait comme prochaine ; et avec toutes ses frayeurs, ses veilleuses et une préparation continuelle, elle n’avait jamais chez elle de médecins ni même de chirurgiens.

» Madame de Montespan, dans une très-bonne santé, se trouva si mal une nuit que ses veilleuses envoyèrent éveiller ce qui était chez elle. La maréchale de Cœuvre accourut des premières, qui, la trouvant prête à suffoquer et la tête fort embarrassée, lui fit à l’instant donner de l’émétique de son autorité, mais une dose si forte, que l’opération leur en fit une telle peur qu’on se résolut à l’arrêter ; ce qui, peut-être, lui coûta la vie.

» Elle profita d’une courte tranquillité pour se confesser et recevoir les sacrements. Les frayeurs de la mort, qui toute sa vie l’avaient si continuellement troublée, se dissipèrent subitement et ne l’inquiétèrent plus. Elle ne s’occupa plus que de l’éternité, quelque espérance de guérison, dont on la voulût flatter, et de l’état d’une pécheresse dont la crainte était tempérée par une sage confiance en la miséricorde de Dieu, sans regrets, et uniquement attentive à lui rendre son sacrifice plus agréable, avec une douceur et une paix qui accompagna toutes ses actions. »

Madame de Montespan mourut de la peur de mourir.

Pour conclusion de ce petit traité sur l’art de vieillir et de vivre longtemps, je vous dirai qu’il vous faut prendre la vieillesse sagement, mais hardiment, et même gaiement, si vous pouvez.

  1. Œuvres posthumes de Joseph de Maistre. Ier vol., 3e entretien.
  2. Connaissance des causes.
  3. I. Volume V, chap. xviii (1707)