Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre II

Librairie Nouvelle (1p. 19-46).

CHAPITRE II

LES MAISONS DE JEU DE PARIS.


Trois mois de folie en 1818. — La population des joueurs de profession. — Mes deux procédés pour l’étude de l’anatomie et de la pathologie. — Le café du Roi. — Un squelette vendu. — Un dîner d’amis. — Dînerons-nous ? ne dînerons-nous pas ? — La Fille d’honneur. — Les endettés du matin ; les enrichis du soir. — Trois mois de bénéfice au jeu. — Une idée de joueur. — Messieurs de la chambre. — Les chefs de parties. — Les bouts de table. — Les tailleurs. — Les mœurs des maisons de jeu. — Un conseiller d’Etat. — Perse et Juvénal. — Une paire de bas de soie noire. — L’argot des joueurs. — Le joueur qui gagne, le joueur qui perd. — Les célébrités des maisons de jeu. — Les coups de Jarnac. — Lord Byron. — L’avare et le joueur. — Mon camarade de jeu. — La ferme des jeux. — Perrin des jeux. — Le Cercle des Étrangers. — Bernaid. — Boursault. — Bénazet. — Le cahier des charges de la ferme des jeux. — Les produits bruts de 1819 à 1837. — Les maisons de bouillotte. — Les commandants. — Ne rouvrez pas les maisons de jeu.


Marmontel écrivit ses Mémoires pour ses enfants ; il ne craignit pas de leur confesser ses péchés de jeunesse, et de leur montrer les nombreux écueils où peuvent faire naufrage une raison et une sagesse de vingt ans.

À la paternité, au talent de style et à l’esprit près, comme Marmontel, je dirai ici, pour l’expérience de tous, dans quelle route semée de périls ma jeunesse fut un instant engagée, et par quelles circonstances je passai, dans l’année 1818, d’une vie d’études sérieuses aux émotions quotidiennes du trente et quarante. Pendant trois mois, je fus joueur de profession.

De cette vie honteuse, j’ai du moins tiré d’honnêtes et d’utiles enseignements, et j’ai pu observer, depuis l’épiderme jusqu’au fond du cœur, cette population curieuse de joueurs de profession, passant à chaque minute du désespoir à la joie, finissant toujours par lâcher la proie pour l’ombre, population nombreuse aux mœurs exceptionnelles, et dont aucun moraliste n’a, je crois, raconté la vie pratique, et n’a dit ni toutes les folies ni tous les entraînements.

Dès que je vis tous les volumes dont se compose la première bibliothèque d’un étudiant, je compris qu’il fallait se donner tout entier à l’étude ; qu’une vie tranquille, sobre et presque sans distractions, était une condition nécessaire pour bien apprendre et pour bien savoir. Je compris qu’il fallait se lever matin, fuir les trop excitants dîners et remonter chaque soir dans sa mansarde pour n’y trouver d’autre société que ses livres.

L’étude de l’anatomie, l’étude de la pathologie, manquent de gaieté. J’avais recours à deux procédés pour combattre tout entraînement de dissipation et de plaisir.


Avant de rouvrir le soir mes livres de médecine, je me permettais, pendant une heure au moins, la lecture d’un de nos grands écrivains. C’est ainsi que j’ai lu et relu les écrivains du dix-septième siècle, Pascal, Racine, Saint-Simon, Bossuet, Corneille, Molière ; ceux du dix-huitième siècle, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, l’abbé Prévost, Bernardin de Saint-Pierre et tant d’autres. Voilà mon premier procédé !


Le second consistait à n’avoir jamais un sou dans ma poche. La misère a fait beaucoup de grands hommes.

Le premier du mois, je recevais vingt francs de mes parents ; ce jour-là, je vivais en. grand seigneur. Mes vingt francs ne survivaient pas à la journée ; je dînais chez le restaurateur avec quelques amis ; j’allais au théâtre, et je finissais souvent ma soirée au café du Roi, situé alors au coin de la rue Richelieu et de la rue Saint-Honoré. On y rencontrait quelques journalistes, quelques vaudevillistes et quelques gens d’esprit : les frères Dartois, Dittmer, Cavé, M. Duvergier de Ilauranne, auteur ou collaborateur de trois vaudevilles : Un Mariage à Gretna-Green, le Jaloux comme il y en a peu, et Monsieur Sensible ; Ferdinand Langlé, Roehefort, Rousseau, l’ami célèbre de M. Romieu, et tant d’autres qui ne sont plus.

À un premier de mois, je me trouvai plus riche que de coutume : j’avais vendu un squelette très-complet vingt-cinq francs ; je pus ce jour-là inviter deux amis à diner. Rousseau était un de mes convives.

Rousseau tint à me rendre cette politesse : le jour fut pris ; le rendez-vous était à six heures au café du Roi. Rous étions trois, Rousseau, moi et un jeune élève en médecine, qui mourut d’une phthisie galopante, des suites de fatigues au grand soleil, pendant les journées de Juillet.

Tout le monde fut exact au rendez-vous. Notre amphitryon avait l’air triste, embarrassé ; il se décida à nous dire : « Je vous ai invités à diner ; mais ma bourse est vide. »

Dans cette situation alarmante, le jeune médecin ouvrit un avis : « Il est probable (s’adressant à moi) que nous sommes tous deux dans la position de fortune de Rousseau (il disait vrai) ; eh bien ! il n’y a qu’un parti à prendre : je vais emprunter vingt francs au comptoir. » Je ne croyais guère à son crédit ; pourtant, il remonta en faisant briller à nos yeux une pièce d’or. Nous voilà partis pour dîner.

Nous traversons le jardin du Palais-Royal : « Si nous montions, proposa l’un de nous, aux applaudissements de tous, risquer à la rouge ou à la noire la moitié de notre fortune, dix francs seulement ? » Rousseau se charge de l’expédition ; après quelques minutes, il revient… Nous avions perdu.

Notre situation s’aggravait ; nous rencontrâmes, en éprouvant les joies de l’espérance, un de nos camarades, le grand G***, charmant jeune homme, fils d’un grammairien, et qui ne manquait ni d’esprit ni d’entrain. Je ne sais ce qu’il peut être devenu. Tout lui fut conté ; malheureusement, il ne pouvait ajouter à notre avoir que trois francs cinquante centimes, et il nous fit comprendre d’un geste que son gousset était veuf de sa montre.

Nous décidâmes bien vite notre nouveau camarade de misère à faire un fonds commun de treize francs cinquante centimes, et à l’aller risquer aux chances rapides de la roulette.

Notre joueur ne revenait pas ; il était plus de sept heures : dînerions-nous, ne dînerions-nous pas ? Notre ami reparaît ; il nous fait voir soixante francs. Cette fois, nous voilà gaiement attablés chez Véfour.

Par je ne sais quelle arrière-pensée, nous fûmes tous d’avis d’apporter dans notre dîner la plus minutieuse économie.

Il fut bien un moment question, après notre repas d’anachorètes, d’aller au Théâtre-Français ; on y jouait la Fille d’honneur ; les premières représentations de cette comédie, en cinq actes et en vers, attiraient la foule : mademoiselle Mars jouait le rôle de la fille d’honneur avec un grand éclat et un grand talent ; mais il était huit heures et demie ; on fit observer que nous ne trouverions plus de places ; nous ne vîmes qu’une chose à faire : retourner à une maison de jeu, au numéro 129.

Notre ami G*** fut chargé de jouer tout ce qui restait dans la bourse commune, trente-cinq francs ; en cas de bénéfice, nous partagions.

Peu d’instants s’étaient écoulés que notre ami G*** avait gagné huit cents francs à la roulette ; la part de chacun de nous fut de deux cents francs. Notre ami G*** et Rousseau jouèrent hardiment leurs deux cents francs, et en quelques minutes, ils comptaient chacun de quinze cents à deux mille francs de bénéfice.

Rousseau était fort endetté au café du Roi et au café des Variétés ; nous l’arrachâmes, pour ainsi dire, du numéro 129, et par de gros à-compte, il se refit un nouveau crédit. Endetté, sans une obole et sans crédit le matin, il était riche et considéré le soir.

De pareils prodiges émeuvent et font volontiers perdre la tête. Le lendemain, au sortir de l’hôpital, je retourne m’attabler seul, dès midi, au numéro 129, pour y risquer les cent et quelques francs qui me restaient du partage de la veille ; je gagne une dizaine de louis ; c’était un rêve ! Le lendemain, dès midi, j’étais assis à la même place que la veille ; j’avais eu, bien entendu, la précaution de la faire retenir.

Pendant près de trois mois, je gagnai ainsi, jamais moins de cent francs par jour, et souvent de plus grosses sommes. Je continuai toujours mon service d’interne ; mais brouillé avec mes livres, menant ce qu’on appelle vie joyeuse, courant les restaurateurs, les théâtres, ayant pour la première fois un gros argent dans mon gousset, et pour un étudiant, des sommes considérables dans mon secrétaire.

Les tailleurs et les bouts de tables louaient ma tenue au jeu. Un ponte, un joueur de profession, que je n’avais jamais vu, m’arrêta un jour vers l’heure du dîner dans les galeries du Palais-Royal : « Monsieur, me dit-il, je n’ai rien à vous demander ; mais je vous ai vu jouer ce matin ; permettez-moi de vous donner la main : on ne joue pas avec plus de bonheur et plus de bon sens. »

Je savais m’arrêter dans le gain, et souvent j’avais ainsi le chagrin de ne jouer qu’un quart d’heure par jour. Que le temps me pesait le reste de la journée ! Le gain du jeu jette dans le cœur toutes sortes d’immoralités ; et rien surtout n’abrutit plus l’esprit, rien n’y éteint plus vite le goût du travail, de l’étude ; rien n’inspire un plus vif dédain de toute affaire, un plus profond mépris de tout devoir, que ces richesses d’un moment que la fortune vous prête pour se donner la joie de vous en dépouiller. Je ne parle que du joueur qui gagne ; qu’aurais-je à dire du joueur qui perd ?

Dans cette ivresse oisive, fébrile et inquiète de bénéfices persévérants, il m’en coûtait chaque jour davantage de m’en tenir à des bénéfices limités. « Si j’avais joué plus gros jeu, me disais-je, je détenais une sérieuse fortune. »

Il fut convenu avec moi-même que je ne jouerais plus, que dix louis.comme première mise ; et pendant deux ou trois jours je gagnai chaque jour de quinze cents à deux, mille francs. Il fut de nouveau convenu avec moi-même que je ne jouerais plus comme première mise que cinq cents francs : pendant deux jours encore, cette montante eut un plein succès.

Bien que, pendant trois mois, j’eusse vécu en millionnaire, mais en millionnaire généreux, je comptais environ dans ma caisse (car j’avais une caisse) neuf à dix mille francs de bénéfice, soit en or, soit en billets. Il fut de nouveau convenu avec moi-même que je ne jouerais plus que mille francs comme première mise.

Dès le premier billet de mille francs que j’engageai, je fis paroli : je gagnai encore… Mais bientôt les coups les plus piquants, deux et un, neuf et quarante (je ne jouais jamais qu’au trente et un), se dessinèrent contre moi sur le tapis vert.

Je retournai chez moi chercher de nouvelles masses ; J’y retournai une fois, deux fois, et enfin, comme ce jour-là j’avais invité plusieurs amis à un dîner qui était commandé, je laissai dans ma caisse quelques louis seulement, bien sûr de vaincre la fortune avec du courage et de gros bataillons.

Il n’y eut même pas de combat ! je perdis tous les coups. Il me vint une idée de joueur ! Je traversai dans cette journée toutes les maisons de jeu de Paris ; d’abord toutes les maisons du Palais-Royal, Paplios, celle de la rue du Temple, celle de la rue Dauphine, la roulette de la rae Marivaux, Frascatii-le Cercle dans la journée était fermé ; à six heures, il me restait à peine de quoi dîner mes amis et moi.

Riche de neuf à dix mille francs et d’un grand nombre de châteaux en Espagne le matin, j’étais le soir sans le sou et sans illusions. Nous enterrâmes gaiement à table ma fortune et mon bonheur au jeu, et le lendemain matin, je me réveillai le cœur et l’esprit libres, presque heureux de reprendre ma vie passée de travaux et d’études et d’en finir avec cette vie soucieuse et passionnée de joueur de profession.

Mais Boileau, dans la satire des Femmes, trahit plus d’un secret du cœur humain :


Dans le crime, il suffit qu’une fois on débute :
Une chute toujours attire une autre chute.
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.


Je ne rouvris pas mes livres sans subir quelques distractions. Le joueur reparut : je me fis de durs reproches d’avoir manqué de tenue, d’avoir voulu courir après mon argent. Je n’imputais plus de torts à la fortune, je me les imputais à moi-même ! j’estimai même bientôt qu’elle pourrait me protéger encore. Je trouvai moyen, pour la première fois de ma vie, d’emprunter mille écus, et malgré tous mes serments, malgré l’expérience de la veille, en une seule journée je perdis mes mille écus. Voilà où peuvent conduire la vente d’un squelette et un dîner d’amis !

Heureusement, de si rudes épreuves me rendirent à la raison et je fus effrayé des dangers que j’avais courus.

Pendant ces trois mois de mœurs déréglées, j’ai du moins assisté à toutes les folies du joueur ; j’ai rencontré dans ces maisons de jeu des artisans, des chefs de famille, des hommes jeunes, des vieillards, des militaires, des hommes de lettres, quelques médecins et plus d’un fonctionnaire public. Chaque maison avait ses habitués ! nous étions tous égaux devant la banque, et le joueur ruiné, aux vêtements en désordre et à la physionomie souffrante et amaigrie, était peut-être le plus respecté.

Sous le ministère de 1840, M. Thiers, président du conseil et qui était mon obligé, m’offrit plusieurs positions ; je parlai d’une place de maitre des requêtes. « Vous, maître des requêtes ! ce serait impossible, » dit M. Thiers. Les mœurs sévères du conseil d’État ne comprendraient pas qu’on fit maître des requêtes un ancien directeur de l’Opéra ; et M. Thiers me cita entre autres le nom d’un conseiller d’État dont le savoir et la vertu commandaient la plus grande réserve et le plus profond respect. — Je me contentai de sourire, et je laissai à M. Thiers ses illusions.

Cet ancien conseiller d’État si vertueux, dont je tairai le nom, avait été comme moi un des habitués les plus assidus du numéro 129 ; j’eus même, dans une séance de jeu, maille à partir avec lui.

Vingt francs sont placés par moi sur la rouge ; je gagne ; je suis payé. Je veux prendre mes quarante francs ; ils avaient disparu.

La taille finie, un joueur m’adresse la parole : « Tenez, monsieur, me dit-il, voici les quarante francs que vous avez réclamés, je les avais pris par erreur. » Ce joueur distrait, c’était le vertueux conseiller d’État de M. Thiers.

Les joueurs sont affectueux et causeurs, mais seulement avec d’autres joueurs. Ils se communiquent leurs joies, leurs fautes, leurs chagrins, leurs systèmes en plein succès ou abandonnés ; mais leurs conversations ne quittent jamais le terrain du jeu. On a, dans ces tripots, une foule d’amis dont on ne sait ni le nom, ni la demeure, ni la profession, ni le passé, ni la situation présente. Dans la rue, jamais un joueur ne salue un autre joueur.

Les hommes de service s’appelaient Messieurs de la chambre ; dans toutes les maisons, même à Frascati et au Cercle des Étrangers, il fallait en entrant remettre son chapeau ! On vous donnait partout un numéro, excepté à Frascati et au Cercle : là on vous reconnaissait, votre chapeau et vous. Quelques étrangers de grande distinction entraient dans les salons le chapeau à la main ; cette tolérance était un honneur rendu.

Messieurs de la chambre de toutes les maisons servaient gratuitement de la bière et des verres d’eau sucrée. À Frascati, on pouvait demander toute espèce de rafraîchissements ; au Cercle des Étrangers, par invitation personnelle, on dînait et on soupait.

Dans les maisons de second ordre, Messieurs de la chambre prêtaient sur gages. À Frascati et au Cercle, Messieurs de la chambre prêtaient, sans aucun reçu, des sommes considérables aux joueurs connus ; ces prêts d’argent, les joueurs les rétribuaient à leur gré.

Au 113, au biribi, la première mise pouvait n’être que de dix sous ; à la roulette, la première mise ne pouvait être au-dessous de deux francs ; au trente et un, la première mise ne pouvait être au-dessous de cinq francs. Au numéro 154, il y avait une table où l’on ne jouait qu’à l’or. À Frascati, outre la roulette et le trente et quarante, on jouait au craps. Au Cercle, on ne jouait que le trente et un et le creps. À la maison de la rue de Marivaux, il n’y avait qu’une roulette. À quelque jeu que ce fût, la première mise, ou le paroli le plus élevé, ne pouvait, sous la restauration, dépasser douze mille francs. Sous l’empire, la première mise n’était pas limitée.

Chaque maison comptait un chef de partie, des tailleurs de roulette, des tailleurs de trente et un, des tailleurs de creps et de craps, et enfin des bouts de tables, chargés de surveiller, le râteau à la main, les mises et les payements. Chaque chef de partie avait de six à douze mille francs d’appointements ; les tailleurs n’avaient pas moins de six mille francs, quelques-uns sept mille ; les appointements des bouts de tables étaient plus modiques. Quelques-uns étaient d’anciens joueurs ruinés qui vous passaient de temps en temps sous la table cent sous ou dix francs, en vous priant de jouer pour eux. Un de ces bouts de tables était en même temps concierge de la Sorbonne.

Toutes les maisons de jeu de Paris s’ouvraient à midi, et fermaient à minuit. Frascati, seul, restait ouvert une partie de la nuit, suivant le nombre des joueurs et l’importance des mises ; on annonçait à l’avance les deux dernières tailles.

Au Cercle des Étrangers seulement, le jeu ne commençait qu’à huit heures les jours de dîner, qu’à dix heures les autres jours. On donnait de temps en temps des bals avec soupers à Frascati et au Cercle. Sous l’empire, le numéro 9 restait aussi ouvert toute la nuit. Les Vénus des galeries du Palais-Royal y avaient leurs entrées et on y dansait. Le bal du numéro 9 fut supprimé sous la restauration, et la partie y finissait à minuit.

La passion du jeu est une des grandes passions du cœur humain, et toutes les grandes passions sont solitaires : ailleurs que dans les maisons de jeu, le joueur aime à vivre seul, avec ses rêves de fortune et ses désespoirs, comme l’amoureux avec son amour heureux ou trahi, comme l’ivrogne avec ses rêves fantastiques, avec sa folie et son abrutissement, comme l’avare avec son trésor, avec ses contemplations et ses transes.

Tout joueur, dans les maisons de jeu, passait par trois périodes bien contraires.

Le joueur sans expérience, le débutant, jouait avec cette confiance, avec cette audace, avec cette verve de la jeunesse.

Après quelques dures épreuves, le joueur ne jouait plus qu’avec les calculs de l’âge mûr ; il épousait les systèmes, il prenait des notes sur les caprices infinis du hasard, il étudiait et suivait des marches. L’un croyait au paroli, l’autre au tiers et le tout, celui-ci à la montante et à la descendante, celui-là à des calculs sur les points sortis comme signal des points à venir. J’ai vu des joueurs consulter sous la table mi jeu de cartes ; d’autres faire, d’un coup à l’autre, sur le papier, de rapides calculs pour savoir où placer leurs mises. À la roulette, les préférences pour les numéros ou les couleurs reposaient sur les raisonnements les plus inattendus : il en est qui ne jouaient que les voisins du cylindre.

Enfin, le joueur usé, ruiné et dégrisé de tout calcul, le joueur qui a tout essayé, tout subi, ne joue plus qu’avec la défiance et le tremblement nerveux de la vieillesse. J’en ai vu se boucher les oreilles pour ne pas entendre les arrêts du sort : ils éprouvaient moins de douleur à voir ce qui se décidait sur le tableau. Le vieux joueur désespéré se contente souvent de suivre le jeu d’un débutant, ou d’un joueur heureux ; il va même jusqu’à lui proposer de marier leurs masses.

Le joueur de profession tient à se persuader que les probabilités de gain sont des certitudes, et l’argot des joueurs de profession, entre eux, s’inspire de leur persévérante et inébranlable confiance.

Un joueur n’avoue jamais qu’il perd : il subit un écart.

Un joueur qui ne perd pas dit : Je suis rentré.

Un joueur qui a déjà perdu quelques masses dit : Je suis engagé.

Un joueur qui cherche à vous entraîner à faire les fonds d’une marche, vous propose de vous communiquer ses études pratiques et ses calculs immanquables sur les probabilités humaines. Le joueur dont la marche a dévoré les capitaux engagés ne dit pas qu’il a perdu : il a sauté.

Le joueur ne peut ni prononcer ni entendre prononcer le mot perdre : il en a horreur.

Le joueur de profession prétend ne pas être l’esclave d’un vice, d’une passion. — Il calcule et il spécule.

Le joueur qui a perdu ne ressent pas la douleur de l’envie à la vue de celui qui gagne. Le joueur qui gagne a, dans le cœur, des trésors de commisération pour celui qui perd.

La perte pousse le joueur aux plus singulières, aux plus attristantes et aux plus graves extrémités.

Je rencontrais souvent, au 129, un homme de lettres poudré, avancé en âge, qui, sur les coups heureux, se réjouissait en parlant quelquefois latin. C’était un pauvre diable que la moindre perte mettait aux abois. Il me frappe un jour sur l’épaule, et me conduit dans une salle d’entrée : « Tenez, me dit-il, prenez ce Perse et ce Juvènal, et donnez-moi quarante sous. » Je ne voulus point lui payer ces deux poètes latins moins de cinq francs ! Sa joie était extrême ; mais, au bout d’un quart d’heure, il revient à moi, porte la main à sa poche : « Tenez, me dit-il, cette fois prenez cette paire de bas de soie noire, et donnez-moi ce que vous voudrez. » J’avais consenti à dépeupler sa bibliothèque ; mais il ne pouvait me convenir de m’affubler des friperies de sa garde-robe.

J’avais un jour quarante louis sur la noire au trente et quarante : j’y laisse cette somme pour la doubler. Un vieil habitué de la maison s’approche de moi : « Voulez-vous gagner ? me dit-il. J’ai une infirmité : promettez-moi dix francs pour acheter un bandage. » Je gagnai, et il alla bien vite perdre son bandage à la roulette.

J’ai dù, dans ma vie, étudier et consoler bien des souffrances ; j’en ai peu vu d’aussi poignantes que celles du joueur qui perd, que celles du joueur qui a perdu. Tel joueur malheureux subit son sort sans un mot de plainte. J’ai vu un Anglais assis près de moi (je lui touchais le coude) perdre, au trente et un, cent mille francs sans desserrer les lèvres et sans un geste d’impatience et de colère ; réduit à son dernier billet de cinq cents francs, il prit de l’or ; réduit à sa dernière pièce de vingt francs, il prit de l’argent ; réduit à ses derniers dix francs, il ne joua plus à la roulette que des pièces de quarante sous.

D’autres joueurs, au contraire, insultent la fortune et même le tailleur, et, à la vue de la carte qui les fait perdre, brisent les râteaux.

Le comptable qui perd à rouge ou noire l’argent d’autrui, le spéculateur qui vient demander au jeu le rétablissement de sa fortune, peuvent, après de mauvaises chances, se suicider ; mais le joueur de profession vit longtemps. La fortune a des retours de faveur bien inattendus ; ses fantaisies sont sans limites, et souvent elle se plaît à faire du dernier écu du joueur l’occasion du plus gros gain.

On m’a souvent montré des chefs de famille qui s’étaient volontairement exilés de Paris, loin des maisons de jeu, pour ne plus jouer, mais qui, tous les deux ou trois mois, faisaient un voyage pour revoir la roulette et le trente et un. Ils ne restaient à Paris que quelques heures, le temps de vider leur bourse ; quelquefois aussi la fortune les y clouait par de gros, bénéfices. Les pontes citaient, de mon temps, avec orgueil et joie, un jeune provincial qui, à la veille d’un mariage dans son pays, était venu à Paris avec quinze cents francs pour acheter des présents de noce, et qui n’était reparti qu’au bout de huit jours, emportant les présents de noce et quatre-vingt-dix mille francs de bénéfice. On citait aussi un cafetier de Strasbourg qui, au bout d’un mois, était reparti -avec plus de deux cent mille francs de gain. On ne citait que les heureux ; la liste des ruinés eût été trop longue.

Chaque maison de jeu avait ses célébrités : on rencontrait souvent, au 129, un joueur de roulette qu’on avait surnommé Masséna ; il ne jouait qu’un quart d’heure, et, dans ce quart d’heure, ou il perdait deux ou trois mille francs, ou il en gagnait douze ou quinze mille.

Il est juste de dire que le joueur n’avait à craindre, dans les maisons de jeu publiques, aucune irrégularité, aucune surprise, aucune erreur ; la banque seule était exposée à payer deux fois, et n’était pas à l’abri de plus ou moins ingénieuses escroqueries.

Deux jeunes gens entrèrent un soir à Frascati : l’un mit à rouge cinquante louis, en doubles louis ; l’autre mit à noire la même monnaie et la même somme. La rouge gagna, et on paya cinquante louis à la masse de la rouge ; cette masse fut enlevée lestement. Un banquier prend la masse perdue de la noire ; mais il s’aperçoit bientôt que ces doubles louis n’étaient que des pièces de quarante sous, très-bien dorées. Celui qui avait gagné, s’était esquivé, l’autre fut arrêté. Il ne resta pas à bout d’arguments : « Je n’ai pas, dit-il, annoncé que je jouais cinquante louis : je ne vous donne pas de mauvaises monnaies, je perds même cent francs. C’était à vous d’y regarder de plus près avant de payer mon vis-à-vis. » On ne poussa pas plus loin l’affaire, et la banque en fut pour neuf cents francs de perte ; cette leçon valait bien neuf cents francs.

Un général célèbre avait inventé un coup qui porte son nom. Il joua, un jour, sous l’empire, au Cercle des Etrangers, à rouge ou à noire un petit rouleau cacheté aux extrémités, et qui avait toutes les apparences d’un rouleau d’or de mille francs : s’il perdait, il reprenait son rouleau, et donnait un billet de mille francs ; il vient à gagner ; il dit au banquier, qui, à son tour, lui offrait mille francs :《 Mais permettez, j’ai joué plus gros jeu. » On ouvrit le rouleau, et on y trouva, au mi lieu de quelques pièces d’or, quinze ou vingt billets de mille francs.

Le général fut payé, mais on se souvint de la leçon, et on ne joua plus qu’avec des masses à découvert, et qu’avec des mises limitées.

Dans les cent-jours, il se fit contre la banque un coup qui porte encore le nom de celui qui l’avait inventé. Un des complices, laissant tomber une pièce de monnaie, fit semblant de la chercher sous la table, et, pendant ce temps, il y plaça une machine infernale... A un moment donné, un autre complice faisait le même manège et mettait le feu aux poudres. Seuls, les auteurs de ce coup n’étaient point troublés, et au milieu du désordre et de l’effroi général, ils s’emparaient, en fuyant, de l’or et des billets de banque étalés sur la table ; ils se disaient : « Sauvons la caisse. » Après ce coup de main, la mise en banque ne fut plus étalée sur la table ; elle fut seulement enfermée dans des boîtes en cuivre, très à jour pour tenter l’œil du joueur.

Tous les joueurs de profession sont restés inconsolables de la fermeture des jeux. On proposait récemment devant moi un mariage à un jeune homme bien né, élégant, et qui, dans sa vie de joueur, avait su étonner la galerie par des coups d’audace et par de gros bénéfices : « La dot, lui disait-on, est de deux cent mille francs. — Ce ne serait, répondit-il avec tristesse, un mariage possible que si les maisons de jeu étaient rouvertes. »

En 1849, dans un voyage sur le Rhin, j’ai visité toutes les maisons de jeu de l’Allemagne ; j’y ai retrouvé une grande partie du personnel de 1818 ; personnel de tailleurs, de bouts de tables, de Messieurs de la chambre, et surtout de vieux joueurs. La passion du jeu, comme l’avarice, met presque le cœur humain en dehors des autres misères de la vie ; le joueur, l’avare, se nourrissent de chimères, leur plaisir est le seul qui ne craigne pas la satiété ; leur passion sans mélange est toujours plus vive.

Byron, en peignant l’avare, a peint aussi le joueur.

« Les terres lui appartiennent ; les vaisseaux lui apportent les produits embaumés de Ceylan, de l’Inde ou de la Chine. Les routes frémissent sous le blé qui remplit ses chars champêtres ; la vigne lui prépare la grappe qui rougira comme les lèvres de l’Aurore. Ses caves mêmes seraient des demeures dignes des rois ! Mais, méprisant tous les appétits sensuels, l’avare règne sur tout, par la pensée... » le joueur par l’espérance.

Disons-le pour l’honneur de la justice et de la morale, les joies durables de l’avare ne coûtent de privations et de supplices qu’à lui seul ; privations et supplices qui n’en sont même pas pour lui. Les joies si fugitives du joueur peuvent coûter l’honneur et la ruine des familles et conduire, par la pente la plus douce, un cœur né honnête aux plus profonds calculs de l’improbité et du crime.

Je fus souvent le voisin, pendant mes séances de jeu, d’un jeune homme de bonne famille, d’une figure très-agréable, bien élevé. Il jouait une marche qui fut longtemps heureuse, la montante et la descendante. Rencontrant récemment une femme qui avait été de ses amies, je lui demandai des nouvelles de mon camarade de jeu : cette femme pâlit ; des larmes roulèrent dans ses yeux ; elle se pencha à mon oreille pour me dire : Il a été pendu à Londres pour faux.

Les jeux publics étaient autorisés avant 89.

Le 21 messidor an VII, le bureau central du canton de Paris prohiba les maisons de jeu, pour cause d’immoralité.

Fouché, sous le consulat, accorda sans adjudication à un certain Perrin, qu’on appela bientôt Perrin des jeux, l’autorisation de donner à jouer ; il lui prescrivit surtout de créer un cercle des étranger.

Cette autorisation d’ouvrir des jeux publics ne fut pourtant pas gratuite. J’ai entendu dire à Bénazet, qui fut fermier des jeux sous la restauration, que Perrin remettait tous les matins cinquante louis à Fouché sans reçu. Fouché faisait payer aussi de temps en temps sur la caisse des jeux de Perrin des bons de police de dix ou vingt mille francs.

Le Cercle des Etrangers, situé alors dans l’ancien hôtel Aguado, rue Grange-Batelière, comptait trois présidents. C’étaient MM. le marquis de Tilly-Blaru, le comte Esprit , de Castellane et le marquis de Livry ; ils touchaient chacun cinquante mille francs comme traitement annuel. On n’y jouait que le trente et un et le creps. Les mises n’étaient pas limitées. On y soupait tous les soirs ; des femmes à la mode, Clotilde de l’Opéra, étaient admises à ces soupers. On dinait trois fois par semaine à ce cercle. Le prince de Talleyrand et son ami Montrond y jouaient très-gros jeu.

Le Cercle des Etrangers donnait assez souvent des bals masqués, on les appelait les bals Livry. Sous le directoire, sous le consulat, les bals masqués firent fureur. La baronne Hamelin, madame Tallien, toutes les femmes distinguées de la société étaient invitées à ces bals. Sous le consulat et dans les premiers jours de l’empire, Napoléon y vint plusieurs fois passer quelques instants, donnant le bras à Duroc et masqués tous deux.

Les présidents du Cercle des Etrangers ne permettaient guère à Perrin de s’y montrer.

Si j’en crois tous les contemporains du directoire et du consulat, rien ne peut donner une idée des plaisirs, de l’éclat et de l’ivresse de cette époque de renaissance. Le premier consul voulut un jour faire fermer les jeux ; mais Fouché déclara à Bonaparte que les jeux étaient ses meilleurs moyens et ses plus grosses ressources de police ; les jeux publics furent maintenus. Un certain Bernard succéda à Perrin, puis à Bernard succédèrent Boursault et Bénazet. La ferme des jeux fut plus tard mise en adjudication. Les trois fermiers des jeux qui se succédèrent sous la restauration et sous la monarchie de Juillet sont MM. Bernard, Boursault et Bénazet.

Boursault, dont j’ai plusieurs fois visité la curieuse et splendide habitation, était un homme de ce temps-ci. D’une physionomie très-accentuée, violent, emporté, toujours prêt à prendre une voix de tonnerre, il avait dû se faire écouter et, peut-être, se faire applaudir dans plus d’un club, pendant la révolution. Il avait joué des rôles tragiques, et même composé une tragédie. Dans une conversation intime ou d’affaires, et sans le moindre à-propos, il vous déclamait des vers de Voltaire ou les siens.

Sous le directoire, sous l’empire, et même sous la restauration, Boursault se cramponna à toute affaire qui pouvait donner de gros gains. Selon lui, l’énormité des bénéfices relevait et moralisait toute entreprise : il soumissionna les boues de Paris, les vidanges de Paris, les jeux de Paris.

L’habitation de Boursault était magnifique et d’un luxe intelligent. On remarquait dans sa galerie quelques bons tableaux ; mais il avait surtout, dans ses appartements, les serres les plus riches, les fleurs les plus rares, dans un temps où l’horticulture était un luxe exceptionnel et bien loin de tous les progrès qui se produisent chaque jour.

Ce fut dans les serres de Boursault que, vers les dernières années de l’empire, une entrevue eut lieu entre le duc de Rovigo et Chateaubriand, par les soins de la baronne Hamelin. Cette entrevue n’amena aucun rapprochement.

Montrond avait toujours un mot cruel contre la fatuité ou l’insolence des enrichis et des parvenus ; il avait donné à Boursault un sobriquet qui faisait pouffer de rire tout Paris. Ce sobriquet rappelait tout à la fois l’origine de la fortune de Boursault et ce luxe de fleurs rares, aux senteurs délicieuses, au milieu desquelles il se pavanait : Montrond avait appelé Boursault le prince Merdiflore.

J’ai beaucoup connu le dernier fermier des jeux, M. Bénazet, mort il y a peu d’années. C’était un ancien avoué de Bordeaux, homme d’esprit et d’entreprise ; il était obligeant, généreux : il fut le Mécène de quelques gens de lettres.

À la révolution de Juillet, M. Bénazet fut élu commandant d’une des légions de la garde nationale de la banlieue ; Casimir Périer le nomma chevalier de la Légion d’honneur. Harel, ancien auditeur au conseil d’État, préfet dans les cent-jours, ancien exilé politique, puis directeur de l’Odéon et du théâtre de la Porte-Saint-Martin, enfin, dans les derniers temps de sa vie, lauréat de l’Académie française, pour un Éloge de Voltaire ; Harel était très-lié avec Bénazet, dont il reçut plus d’un service. Un soir qu’au foyer de l’Opéra on faisait cercle autour de Bénazet, au moment où celui-ci plongeait ses doigts dans une tabatière d’or, Harel interrompt brusquement la conversation : « Messieurs, s’écrie-t-il, comme Bénazet a l’air riche ! » Dans l’intimité et en riant, les familiers de Bénazet l’appelaient l’empereur. Au contrôle du Théâtre-Français, on lui disait : Mon prince.


La ferme des jeux comptait les maisons suivantes :


Maison du Cercle des Étrangers, rue Grange-Batelière, no 6 ;

Maison de Livry, dite Frascati, rue Richelieu, no 108 ;

Maison Dunans, rue du Mont-Blanc, n° 40 ;

Maison Marivaux, rue Marivaux, n° 13 ;

Maison Paphos, rue du Temple, n° 110 ;

Maison Dauphine, rue Dauphine, n° 36.

Palais-Royal.

Le n° 9, comprenant toutes les arcades jusqu’au n° 24 ;

Le n° 129, comprenant toutes les arcades jusqu’au n° 137 ;

Le n° 113, comprenant toutes les arcades du n° 102 au n° 118 ;

Le n° 154, comprenant toutes les arcades du n° 145 au n° 154.

Sous la régie Bénazet, la maison Dunans, rue du Mont-Blanc, n° 40, fut fermée ; on maintint ouvertes toutes les autres maisons de jeu.

Sous les deux derniers fermiers des jeux, le bail des jeux contenait les dispositions suivantes :

Le fermier des jeux versait au trésor, par douzièmes, de mois en mois, une somme annuelle de 5,550,000 francs. Sur cette somme, allouée à la ville, le ministre de l’intérieur, et sous la restauration, le ministre de la maison du roi, prélevait annuellement et par douzièmes une somme de 1,660,000 francs, pour subvention aux théâtres, au Conservatoire de musique et de déclamation et à l’institution des Quinze-Vingts.

Le ministre de l’intérieur prélevait encore bien d’autres sommes pour les réfugiés politiques, pour les sinistres dans les départements, pour des secours à toutes les infortunes.

Les frais de régie de l’administration des jeux étaient fixés, dans le cahier des charges, à une somme de 2,400,000 francs. Le fermier des jeux prélevait aussi sur la recette brute une somme de 100,000 francs, pour intérêts. Il devait, en effet, avoir toujours, soit sur les tables de jeu, soit en caisse, une somme de 1,291,000 francs. Il était aussi obligé à un cautionnement de 500,000 francs déposé à la caisse des consignations.

Le résultat du jeu par jour et par table de jeu était constaté par des procès-verbaux de mise et de relevé de banque, qui, rédigés en présence des contrôleurs de la ville, servaient à établir le produit brut.

L’article 9 du cahier des charges, tous frais d’administration, tous frais d’intérêts, et la somme annuelle de 5,550,000 francs allouée à la ville, prélevés, attribuait encore à la ville, sur le montant des bénéfices nets, lorsqu’il y avait des bénéfices, une part de moitié lorsque les produits bruts annuels ne s’élevaient pas au-dessus de neuf millions, et une part de trois quarts sur la somme qui excédait ces neuf millions ; tout le surplus appartenait au fermier.

Les jeux de Paris ont été fermés le 31 décembre 1837, par un vote de la Chambre des députés.

Nous donnons ici comme exact le tableau des produits bruts de la ferme des jeux, c’est-à-dire les sommes perdues par année, depuis 1819 jusqu’à 1837.

sommes.
années.
sommes.
1819… 7,682,533 42 1830… 6,403,029 94
1820… 7,801,752 27 1831… 6,055,100 »
1821… 8,724,504 27 1832… 6,055,100 »
1822… 8,651,396 76 1833… 6,138,479 14
1823… 7,408,844 73 1834… 6,546,319 30
1824… 8,222,339 82 1835… 6,630,383 71
1825… 9,008,628 51 1836… 6,115,792 47
1826… 7,346,411 33 1830… 6,841,838 85
1827… 7,213,264 23
1828… 7,387,545 94
1829… 7,080,139 92 Total 137,313,403 81

L’argent des étrangers comptait pour beaucoup dans ces sommes perdues.

Nous ferons remarquer que les bénéfices des fermiers des jeux étaient surtout assurés par cette somme annuelle de deux millions quatre cent mille francs, qui leur était attribuée pour frais de régie. Les frais étaient loin de s’élever à cette somme.

L’expansion de la passion du jeu sous l’empire et sous la restauration était telle, qu’à côté des maisons de jeu publiques florissaient alors des maisons de bouillotte, dangereuses succursales des tripots autorisés et surveillés par la police.

Ces maisons de bouillotte s’installaient sous forme de tables d’hôte. Mais après le dîner, les tables de jeu se dressaient ; on y jouait surtout à l’écarté.

Après les cent-jours, les commandants et les veuves de colonels ou de généraux tués à Waterloo, affluaient dans ces sociétés de bas étage, très-achalandées de femmes à parties et d’escrocs de profession.

Chaque maison de bouillotte avait son commandant.

On y rencontrait le commandant vénérable, à cheveux blancs, et le commandant aux moustaches en croc et duelliste.

Le commandant vénérable prononçait en dernier ressort sur les erreurs contestées, sur les coups douteux. Bienveillant et paternel, il apaisait, il conciliait, il rapprochait les querelleurs, et tous ceux que les pertes d’argent entraînaient à faire du bruit.

Le commandant vénérable jouissait de toutes sortes de privautés ; il jouait sur parole ; il était l’ami et le conseiller des femmes à succès ; il n’abusait que rarement, et dans des occasions sûres, de la confiance qu’il inspirait ; les nouveaux venus s’estimaient presque heureux d’être grugés par lui : tous ceux qui, en faisant sa partie, perdaient quelques pièces d’or, il les tutoyait ; il les indemnisait en familiarités, il les remboursait en camaraderies.

Le commandant à moustaches en croc, témoin obligé de tous les duels, racontait souvent ses campagnes. On tremblait surtout devant les commandants qui se pavanaient d’avoir échappé à l’incendie de Moscou et aux glaçons de la Bérésina.

Le commandant à moustaches en croc portait l’habit boutonné. Il avait la parole brève ; on trouvait tout naturel qu’il ne pliât jamais sa serviette, qu’il ne payât jamais son dîner et qu’il versât dans son café, sous forme de gloria, un très-grand nombre de verres d’eau-de-vie

Personne ne doutait qu’il n’eût été dans les cent-jours porté pour la croix.

Tous les amants heureux le prenaient pour confident et lui ouvraient un crédit, qui ne finissait avec une liaison rompue, que pour se solder et s’élever à de plus gros chiffres avec une liaison nouvelle.

Les veuves de colonels ou de généraux tués à Waterloo étaient entre deux âges. Elles suppléaient à ce qu’elles avaient perdu de leur jeunesse et de leur beauté par des récits touchants de leur situation. Elles prenaient ou recevaient souvent des sobriquets, la Veuve de la Grande Armée, la Bérésina. Un sobriquet est souvent, pour une femme compromise, une source de célébrité et de fortune.

Une des maisons de bouillotte les plus célèbres sous l’empire et sous la restauration était tenue par madame M*** S***.

Madame M*** S*** était la sœur aînée d’une actrice célèbre ; elle était de toute sa personne encore plus belle que sa sœur ; elle fut, pendant les mauvais jours de la république française une et indivisible, compromise dans une affaire de faux assignats. Elle en sortit avec un acquittement qu’elle dut à son innocence et non à sa beauté.

Madame M*** S*** tenait une maison de bouillotte d’hiver et d’été. L’acteur Gavaudan en était un des assidus. Elle tutoyait tout le monde, et tout le monde la tutoyait. Comme au temps du chevalier de Grammont, comme au temps des Desgrieux, on n’était point alors déshonoré par des tricheries au jeu. Mais elle ne tirait point profit de ces escroqueries qui lui étaient connues ; elle vous arrêtait même au Lord du précipice, en vous disant : « Ne va pas par là. »

Les maisons de bouillotte et de baccarat fleurissent encore aujourd’hui ; on ne joue plus à la roulette, au trente et un, au creps ; mais, chez tous les restaurateurs, dans tous les clubs, on joue son patrimoine sur parole au whist, quelquefois même au baccarat.

Dans les maisons de jeu publiques et autorisées, on perdait la moitié de sa masse lorsque sortaient, au trente et quarante, un refait de 31, et à la roulette, le zéro ou le double zéro. C’était une espèce d’impôt prélevé sur les joueurs : mais on ne pouvait du moins jouer sur parole.

Certains joueurs, criblés de dettes de jeu faites sur parole dans des tripots, partent aujourd’hui pour l’étranger sans payer. Ou bien, vous êtes mandé par une mère de famille qui tient à acquitter les dettes de son fils, mais qui semble vous rendre responsable des folies d’argent qu’elle ne lui pardonne pas.

J’entends souvent dire que si les jeux publics se rouvraient, on aurait moins à craindre les tripots clandestins. Ces tripots étaient tout aussi nombreux pendant la durée de la ferme des jeux, et la ville dépensait pourtant de grosses sommes pour frais de surveillance. Une police spéciale contre les maisons de jeu non autorisées était sans cesse sur pied.

Rouvrir une seule ou plusieurs maisons de jeu publiques, ce serait donner une nouvelle fièvre de jeux de hasard à ce pays-ci ; ce serait sciemment faire lever de nouveaux joueurs, préparer pour les familles de nouveaux désespoirs, et faire naitre l’occasion de nouveaux suicides.