Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre I

Librairie Nouvelle (1p. 1-18).

CHAPITRE PREMIER

QUI JE SUIS.


Mon enfance. — J’étudie la médecine. — Les matinées dans les hôpitaux. — Cent cinquante nouveau-nés. — Deux cents nourrices. — MM. Andral et Bouillaud pour concurrents. — Neuf saignées. — Une portière sauvée. — Grandeur et décadence. — Une simple histoire autour d’un cercueil.


Né à Paris le 5 avril 1798, je fus élevé rue du Bac, au fond d’un magasin de papeterie. Le luxe, les plaisirs, les riantes et douces illusions ne firent point cortége à mon enfance ; la vie de la veille ressemblait à celle du lendemain. Pour mettre ma jeunesse à l’abri de tous les dangers de l’oisiveté, on me faisait encore l’avenir moins gai que le présent : « Nous vivons modestement par nécessité, me disait-on ; ne compte, pour entrer dans le monde, sur aucun appui, sur aucune fortune. » Mais, malgré ces avertissements sévères, on n’en était pas moins économe, moins industrieux, moins persévérant à amasser péniblement quelques épargnes. Seulement, par prudence, on me cachait avec soin les progrès du petit trésor qui grossissait ; on me parlait d’autant plus misère, qu’on possédait presque déjà un commencement de fortune. On résistait au plaisir de m’initier à tous les calculs, à tous les efforts plus ou moins heureux d’une tendresse clandestine, et, de peur de me jeter dans les mauvaises routes d’une trop confiante paresse, on se refusait la joie de faire briller à mes yeux dans le lointain un rayon de soleil et d’espérance.

Mon enfance et ma première jeunesse n’assistèrent qu’à la pratique de toutes ces vertus du foyer, dont la seule récompense est l’avenir assuré des enfants. Vertus profitables à l’honneur des familles et au repos de la société ; vertus sans éclat et sans bruit, que les moralistes et les romanciers oublient trop dans leurs études, ou qu’ils ne mettent pas assez en vue dans leurs tableaux.

Que d’enfants pour ainsi dire trompés par la tendresse aveugle de parents imprévoyants et vaniteux ! La soie et le velours sont tout au plus assez chatoyants pour les costumes grotesques dont on affuble ces petits millionnaires de cinq ou six ans ; dès leur première jeunesse, ils ont leur cheval de selle, et ils paraissent deux ou trois fois par semaine, gantés, parfumés, dans une première loge d’Opéra.

J’ai souvent envié ces jeunes heureux, Crésus dès le maillot. À leur majorité, cependant, combien se surprennent pauvres, et voient finir leurs rêves dorés ! Combien de ces enfants gâtés, jetés souvent même sans un sou au milieu des routes encombrées de la société ! La misère et l’ambition trompée troublent alors l’esprit et le cœur de ces fils, de ces filles de famille, et les poussent à tous les désordres. Ils payent du malheur de toute leur vie les joies confuses d’une enfance dont tous les désirs ont été satisfaits et prévenus.

Élevé avec des idées plus prudentes et plus raisonnables, je trouvai dans la petite fortune paternelle dont j’héritai un facile point de départ pour mes entreprises. Cette fortune, quoique modique, avait coûté à mes parents bien des privations. Que leur tendre prévoyance reçoive ici en public les témoignages d’une reconnaissance et d’une piété filiales qu’aucune prospérité n’a jamais pu éteindre ni affaiblir au fond de mon cœur !

Sous le ciel gris d’une enfance studieuse et rarement distraite ou égayée, j’avais cependant un ami de tous les jours qui m’apportait de piquantes excitations pour ma curiosité, de charmants et vifs plaisirs pour mon intelligence : c’était le Journal de l’Empire, aujourd’hui le Journal des Débats. Mon père le recevait de seconde main, et tous les jours j’étais chargé d’aller le prendre dans le voisinage. Je n’y manquais pas. Le long de la route, je dévorais les faits-Paris, les articles littéraires et, comme on le pense bien, les feuilletons de Geoffroy. Je m’étais pris surtout d’un goût assez vif pour les articles de Charles Nodier, qui plus tard devait être un de mes collaborateurs à la Revue de Paris.

Le Journal des Débats fut pour moi un précepteur dont j’aimais et je recherchais les leçons de littérature presque quotidiennes. Je pus, pendant toute ma jeunesse, suivre assidûment ses leçons : je ne fis mes études au Lycée impérial qu’en qualité d’externe, et je ne cessai ainsi de demeurer chez mon père.

Mes études finies, il fut décidé que j’étudierais la médecine.

Dans la maison qu’habitait mon père demeurait le docteur Auvily, qui fut nommé, en 1811, médecin du roi de Rome. La réputation de ce médecin des enfants et les honneurs dont il fut bientôt entouré tentèrent ma jeune ambition.

Nommé au concours, en 1821, premier interne des hôpitaux, je fus reçu docteur-médecin en 1823, à la Faculté de Paris. Je consacrai à l’étude de la médecine de longues années.

Quelle vie pleine d’émotions et d’intérêt que celle d’un étudiant en médecine ! Ces confraternités, ces associations improvisées autour d’une table de dissection ; ces voyages par bandes pour l’étude de la botanique ; ces rencontres de nombreux condisciples, dans les hôpitaux, autour du lit des malades et aux cours variés de la journée (M. Charles de Rémusat, de l’Académie française, suivait assidûment avec nous le cours de chimie de M. Thénard) ; l’étude du caractère, de l’esprit, du savoir, du talent des professeurs : esprit, savoir, talent de qualités et de portées bien diverses ; l’étude presque involontaire des aptitudes, des ambitions et de l’avenir des nombreux camarades d’amphithéâtre et de concours ; les révélations toujours nouvelles de l’observation et de la science : tout cela remplit la longueur des jours et sert de garde-fou à cette fièvre chaude qu’on appelle la jeunesse.

Je me rendais en hiver de la rue du Bac à la Pitié, dès cinq heures du matin. La grande affaire pour moi était d’arriver avant la voiture qui prenait dans tous les hôpitaux de Paris les cadavres non réclamés. Je tenais à choisir mes sujets. Je préparais pour mes associés, le scalpel à la main, la leçon du jour. Nos études anatomiques duraient jusqu’à midi.

Vers une heure, nous allions respirer l’air plus pur du jardin des Plantes, tout en causant de botanique, d’anatomie comparée. Nous fûmes un jour requis pour collaborer à la dissection d’un éléphant mort de maladie.

Plus tard, mes matinées se passaient dans les hôpitaux. J’ai longtemps fait le service d’externe et d’interne à la Charité, dans les salles de chirurgie, sous M. Boyer, que nous appelions le père Boyer, et sous M. Roux ; dans les salles de médecine de Fouquier et de M. Chomel ; à l’hôpital Saint-Louis, dans les salles de Richerand et dans les salles de Biet, que je fus heureux de retrouver, quinze ans plus tard, à la table de M. Molé, ministre des affaires étrangères, dont il était le médecin. Je fis le service à l’hôpital des Enfants-Malades sous M. Guersant. J’ai suivi encore la clinique savante, animée, et les opérations si audacieuses du baron Dupuytren.

Enfin, j’ai tenu le service des Enfants-Trouvés avec Baron, qui fut sous la restauration médecin des enfants de France, et mort comme tant d’autres de notre temps. Tous les matins, le thermomètre en main, je mettais dans un bain de vapeur une quinzaine de nouveau-nés affectés d’endurcissement du tissu cellulaire, bain que par conscience et par humanité je subissais comme eux. Ces pauvres enfants et moi, nous sortions de ces étuves rouges comme des homards cuits. Ces souffrantes ébauches des formes humaines poussaient des cris que n’ont pu me faire oublier les points d’orgue de madame Damoreau, la voix si intelligente de Nourrit et le chant si expressif de Duprez.

J’ai certainement fait dans une année l’autopsie de plus de cent cinquante nouveau-nés ; j’ai étudié dans une cuiller les gouttelettes de lait de plus de deux cents nourrices, que l’administration des hôpitaux envoyait recruter dans nos provinces. On les amenait et on les remmenait avec leurs nourrissons dans des voitures construites pour ces fréquents voyages. Ce n’était qu’après cet examen qu’on leur confiait au plus vite les enfants dont le séjour prolongé à l’hospice était toujours dangereux, malgré les soins de ces pieuses sœurs, si pleines de tendresse pour cette nombreuse famille adoptive. Il y avait bien loin de tous ces spectacles du matin, dans les amphithéâtres et dans les hôpitaux, aux spectacles du soir que je dirigeai plus tard dans les coulisses de l’Opéra, où se produisaient cependant aussi quelques nouveau-nés, mais très-peu de bonnes nourrices.

Je dus pourtant renoncer à mon avenir de médecin et surtout à mes ambitions de professorat. Ce fut de ma propre volonté que je divorçai avec la médecine. Voici à ce sujet ce qui arriva.

La Faculté de médecine de Paris comprenait une école pratique : j’y avais été admis après examen. Chaque année, les élèves de l’école pratique concouraient pour des prix d’anatomie, d’histoire naturelle, de physique et de chimie ; on pouvait concourir trois années de suite. J’eus pour rivaux, la première année, MM. Andral et Bouillaud. J’ai trop de déférence pour ces médecins, que j’ai perdus de vue, mais qui ont enrichi la science de nombreux et utiles travaux, pour me plaindre ici, et à plus de trente ans de distance, qu’ils aient à eux deux accaparé toutes les couronnes ; mais ma leçon de chimie et de physique sur l’électricité me valut les éloges les mieux sentis de la part de M. Andral, et souvent la justice d’un concurrent vaut bien celle des juges. J’ai su, en outre, de M. Orfila lui-même, qu’il m’avait donné sa voix pour le premier prix de physique et de chimie. Je me persuadai, dès ce jour-là, que je comptais des ennemis puissants parmi les professeurs de l’école. Je ne me présentai plus aux concours suivants. De ce premier insuccès dans mes études, j’eus longtemps l’esprit abattu et le cœur découragé.

On peut encore se faire une position honorée, acquérir une espèce de fortune, en exerçant la médecine à Paris et en prenant le haut du pavé, moitié par son savoir, moitié par son savoir-faire.

Je recueillis avec réflexions et commentaires quelques curieuses observations, et je publiai un premier cahier sur les maladies des enfants nouveau-nés, sur le muguet, sur un abcès dans le thymus. À la naissance du comte de Paris, M. le duc d’Orléans, très-préoccupé de la santé de son premier-né, demandait au docteur Blache quel était le plus récent et le meilleur traité sur le muguet. Le docteur Blache est un singulier homme ; il ne perd jamais une occasion de faire valoir ses amis. Il répondit donc au prince : « Monseigneur, le plus récent et le meilleur traité sur le muguet est du docteur Véron, directeur de l’Opéra. »

Le quartier Latin reçut mes adieux, et je pris un logement modeste dans la Chaussée-d’Antin, rue Caumartin. Je comptais dans ce quartier quelques relations d’amitié. J’étais surtout lié avec le pharmacien Regnauld, l’inventeur de la pâte pectorale de Regnauld, qui, à cette époque, demeurait aussi rue Caumartin. J’avais, selon l’usage, mes heures de consultations ; mais je dois avouer en toute humilité que pas un client ne montait mon escalier.

On vint cependant un jour me chercher en toute hâte : un de mes amis, ancien élève en médecine, venait d’être pris gravement et ne voulait suivre que mes conseils. Il s’agissait d’une fluxion de poitrine. Je le saignai huit fois, et un quart d’heure après chaque saignée, tous les symptômes graves, la toux, les crachements de sang et surtout les étouffements, reparaissaient avec une nouvelle intensité. Je veillais chaque nuit auprès de mon malade, avec l’espoir de le sauver. Cependant, à la huitième saignée, mon expérience s’intimida. La crainte de voir mourir dans mes bras un ancien camarade dans toute la force de la jeunesse dépassait, je l’assure, la crainte de compromettre l’aurore de ma réputation. J’appelai en ce moment suprême deux confrères que je ne nommerai point ; car l’un prétendit que mon malade était un homme mort, et l’autre ne voulut jamais, à propos d’une neuvième saignée, dire ni oui ni non. Je me recueillis donc. J’avais affaire à un sujet vigoureux, et, oubliant toute la responsabilité qui pesait sur moi, je cédai à mes convictions : la neuvième saignée fut pratiquée larga vena, largo vulnere.

Je ne saurais dire quels furent, après cette saignée décisive, mon trouble et mon émotion. Il fallait cependant se montrer impassible : le malade interrogeait mes regards. Je comptais les secondes. Un bien-être plus marqué succéda à cette nouvelle émission de sang ; mais ce bien-être allait-il durer ? Un quart d’heure s’était écoulé ; la toux, les étouffements ne se reproduisaient pas. Une demi-heure se passe, puis une heure, puis deux heures, sans le retour d’aucun des symptômes inquiétants. Mon malade trouve un sommeil tranquille ! mon malade est sauvé !… Je me convainquis pendant toutes ces péripéties, pendant toutes ces transes, qu’on ne fait de bonne médecine qu’avec une grande fermeté d’esprit, de savoir, de caractère ; qu’avec un cœur chaud et que passionne à un haut degré un amour ardent de l’humanité.

Ce malade que je venais de sauver, c’était mon ami Ferdinand Langlé, le fils de Langlé le musicien, le cousin d’Eugène Sue, et le neveu du baron Sue, ancien médecin de l’impératrice Joséphine. Ferdinand Langlé déserta comme moi la médecine ; il fit représenter, sur nos théâtres de vaudevilles, plus d’une œuvre spirituelle, et tout en chantant il dirigea avec habileté une entreprise entée sur l’administration des pompes funèbres.

Mon observation ne s’arrête pas là, elle finit par le trait le plus étrange. Ferdinand Langlé n’oublia ni mes soins, ni mes veilles, et un jour qu’à table, après boire, quelques ennemis, ou peut-être quelques amis, ne me ménageaient guère, il leur imposa silence avec autorité, en leur disant : « Taisez-vous, Véron m’a sauvé la vie. »

Je viens de raconter là mon premier haut fait comme médecin, et ce ne fut pas le dernier. Une nuit, à trois heures du matin (les jeunes médecins ont surtout des clients de nuit), je fus réveillé par mon portier suivi de deux bu trois femmes ; on venait me prier de porter secours à une vieille concierge d’une maison voisine ; elle avait depuis plus de six heures un saignement de nez que les nosographes ont illustré du nom d’épistaxis. Quelques médecins appelés avaient déjà conseillé l’emploi de la colophane et de la glace ; l’emploi de ces astringents avait été sans résultat ; mais, passé minuit, aucun de ces médecins dont la réputation était faite, et qui préféraient la clientèle de jour à la clientèle de nuit, n’avait voulu porter de nouveaux secours.

Le tamponnement de l’ouverture postérieure et antérieure des fosses nasales me parut le seul moyen de salut ; il n’y avait pas de temps à perdre ; le pouls était filiforme ; la malade avait eu déjà de nombreuses syncopes ; je n’avais jamais pratiqué cette opération délicate, plus pénible que douloureuse pour le patient. Toutes les portières du quartier, émues et inquiètes, étaient là ! Je me surpris plus d’habileté et d’adresse que je ne l’espérais ; l’opération ne dura que peu de temps ; on ne vit plus s’écouler une seule goutte de sang. Tous les témoins de cette scène me prodiguèrent leurs bénédictions. On s’extasiait de mon savoir, de mon habileté de chirurgien, et de mon dévouement à l’humanité. Peut-être plus encore par goût pour l’éloge que par crainte d’accidents, je déclarai, aux applaudissements de tous, que je passerais le reste de la nuit auprès de la malade.

J’ai interrogé le cœur humain chez le médecin, chez le poëte, chez le compositeur, chez l’écrivain, chez l’artiste, chez la danseuse, comme chez l’homme politique, et je crains fort qu’il ne faille avoir la faiblesse d’aimer beaucoup la louange, pour savoir la mériter.

Une célébrité de médecin qui prend naissance dans une loge de portier monte souvent jusqu’au premier étage et rayonne même dans plus d’un arrondissement ; la pauvre concierge, en deux ou trois jours, recouvra une santé parfaite, et cette cure merveilleuse devint la nouvelle de tout le quartier. J’avais sauvé une portière : ma fortune était faite.

Très-peu de temps après, j’avais trois clients… de jour ; parmi ces clients je comptais une cliente, femme riche, d’un certain âge, mais malheureusement très-obèse, et il fallait la saigner. « On ne parle, monsieur, me dit-elle, que de votre habileté, que de votee savoir, et je quitte mon médecin pour recevoir les soins d’un homme déjà si célèbre. Toute ma société fera certainement comme moi, et vous aurez en peu de temps la plus brillante clientèle de Paris. » J’ai souvent entendu dire à mon ancien professeur et vieil ami M, Roux, le plus adroit chirurgien du monde, qu’une saignée à faire lui donnait toujours des inquiétudes, et ces inquiétudes-là commençaient fort à me prendre ; enfin, il fallait en venir au fait et s’emparer du bras de la malade, elle ne tarissait pas d’éloges, et il s’agissait de s’en montrer digne. Je plonge la lancette, et la veine n’est pas atteinte ; je replonge la lancette, et le sang ne coule pas. Oh ! alors la scène change : « Vous n’êtes qu’un maladroit ; le plus petit chirurgien saigne mieux que vous. Que je plains les malades qui se mettent entre vos mains ! Pansez-moi au plus vite et allez-vous-en ; me voilà peut-être estropiée. » On se doute de l’état de mon âme dans une pareille crise ! Le jour de ma grandeur avait été la veille de ma décadence, et une saignée manquée avait fait crouler tous les châteaux de cartes de ma prompte, et populaire célébrité ; l’humiliation se mêlait à mon désespoir, et en rentrant chez moi, d’une voix décidée, je dis à ce pauvre Justin, mon portier, que je fis depuis garçon de caisse de l’Opéra : « Justin, je ne veux plus faire de médecine, pas même, de saignée, et si on vient vous demander un médecin, vous répondrez qu’il n’y en a plus dans la maison. »

Si le titre de médecin coûte de longues études à acquérir, il n’est pas moins difficile de le supprimer et de l’effacer.

En France, mais en France seulement, un avocat est propre à tout, tandis qu’un médecin n’est jugé propre à rien, qu’à hanter les hôpitaux et les malades ; ce sont là des appréciations peu justes. Il faut, selon moi, placer sur la même ligne tous les hommes qui ont appliqué leur intelligence à de sérieuses études et qui ont appris à apprendre.

L’étude de la médecine rapporte surtout de précieux profits à l’intelligence ; l’étude de l’homme animal conduit vite à une observation pratique de l’homme moral, et le médecin est le seul à bien lire tout ce qui est écrit sur le visage humain. L’étude de la médecine, dont le cadre est si vaste, et qui comprend tant de sciences diverses, exerce puissamment la mémoire, et accoutume l’esprit à des classifications logiques et à des méthodes claires et raisonnées. L’étude de la médecine, en nous apprenant à scruter et à définir toutes les conditions de la vie, toutes les conditions de la mort, en nous rendant témoins de toutes les douleurs de l’homme, de tous les hasards de ses maladies, de toutes les chances de désorganisation de ses tissus, de la formation pathologique et capricieuse de tissus nouveaux, en nous faisant souvent assister, désarmés et impuissants, à ces accidents imprévus qui tuent lentement ou qui tuent comme la foudre, l’étude de la médecine élève l’âme, donne de la force et de la virilité à l’esprit et au caractère, et inspire cette haute et courageuse philosophie, qui ne saurait exclure ni les dogmes de la religion, ni les élans de la foi.

J’ai fait de la médecine et de la physiologie, même à l’Opéra ; la science de l’anatomie et de la physiologie peut fournir des renseignements et des conseils utiles à l’art de la danse comme à l’art du chant. L’anatomiste et le physiologiste peuvent mieux encore que les Vestris et les Taglioni prononcer sur l’avenir du jarret d’un danseur, ou mieux qu’un Garcia ou qu’un Bordogni, prononcer sur l’avenir d’un larynx, cet organe de la voix qui est pour ainsi dire le jarret du chanteur.

J’aimais cette étude, cette pratique si émouvante de la médecine, et lorsqu’il me fallut renoncer à continuer ces travaux qui n’avaient cependant point été sans fruits, j’en éprouvai des regrets pleins d’amertume.

Les souvenirs de mes longues années d’études trouveront leur place dans ces Mémoires. J’y donnerai quelques crayons des médecins dont le nom restera historique. Grâce à ce que j’ai appris, je pourrai, juge compétent, et à distance des académies et des écoles, dire mon mot sur l’état de la science dont je suis les progrès par goût, sur l’hygiène de l’ouvrier, sur l’hygiène du riche, qui dictent souvent des conseils presque contraires. Je pourrai même divulguer quelques secrets de l’art de vivre longtemps, à l’usage de ceux que la vie amuse.


De mon service dans les hôpitaux date une simple histoire que je dois consigner ici, parce qu’elle fut pour moi, pendant toute ma vie, un encouragement et un touchant souvenir.

Je remplissais pour la seconde fois[1] les fonctions de chirurgien externe à la Charité. Avant d’entrer dans les salles de malades, on se rendait auprès des deux sœurs religieuses chargées de garnir les appareils de compresses, de bandes, de charpie, etc. Ces deux sœurs, auxquelles je ne donnerai ici que des noms d’emprunt, veillaient aussi aux soins de la chapelle pour les services funèbres. L’une d’elles, gravée de la petite vérole, avait un teint jaune, maladif, et une physionomie bien peu sympathique : je l’appellerai sœur Cunégonde. L’autre, que j’appellerai sœur Marguerite, était de la beauté la plus rare et la plus distinguée. Les austérités du couvent avaient dû la dépouiller de sa chevelure, mais n’avaient pu faire disparaître les sourcils noirs les mieux dessinés et les plus arqués, sous lesquels brillaient des yeux d’un iris bleu clair, protégés aussi par de longs cils noirs. La naissance, les lignes et les ailes très-mobiles du nez étaient pures et gracieuses ; ses lèvres, qui rappelaient le corail, se relevaient par de doux mouvements et donnaient souvent à sa physionomie une expression de gaieté douce et de bienveillants sourires. L’éclat du teint de cette jeune religieuse (elle avait à peine vingt-deux ans) et la blancheur de sa coiffe produisaient des jeux de lumière et de couleur à charmer la vue. Ses dents, qui ne se montraient pas, mais qui se laissaient voir, avaient le ton et l’éclat que donne la santé. On surprenait et on admirait sur cette figure, d’un ovale charmant, trois choses qui d’ordinaire ne vont guère de compagnie : la beauté, l’esprit et la vertu. Entre le bord inférieur de la coiffe et le bout de l’épaule, on remarquait une distance qui donnait de la dignité et de l’élégance aux mouvements de tête. Toute sa personne était harmonieuse. La voix douce et timbrée de sœur Marguerite parlait peut-être plus encore au cœur qu’à l’oreille.

Dans ces entraînements de jeunesse qui respectent peu les convenances, je n’adressais jamais la parole à la sœur Cunégonde, et je ne me lassais pas de prolonger le plus possible, avec sœur Marguerite, des causeries qui ne pouvaient cependant avoir d’intérêt que par des inflexions de voix discrètes, et par des regards aussi respectueux que possible. Tous ces manèges n’avaient point échappé à la sœur Cunégonde, et elle aussi, par ses regards sévères et par ses nuances de langage, ne me cachait ni son mécontentement ni ses tacites reproches.

La passion de la peinture et l’amour font lever de bonne heure : j’arrivais toujours le premier à l’hôpital de la Charité, heureux d’admirer, de contempler et d’aimer secrètement la noble et belle servante de Dieu.

À l’extrémité d’une des salles de mon service, s’élevait la chapelle où se célébraient les offices des morts. J’éprouvai un violent battement de cœur en y surprenant un matin sœur Marguerite seule, plaçant des cierges autour d’un cercueil ; je m’approchai d’elle, et ma vive émotion suffit à lui apprendre que j’avais bien des choses à lui dire. La première, elle m’adressa la parole avec le plus spirituel sourire : « J’ai, monsieur, à vous faire ici un sermon… En face du tabernacle et en présence d’un cercueil, mes paroles et les vôtres ne peuvent manquer du respect qu’on doit à Dieu. Je ne me suis faite religieuse qu’après avoir vu expirer dans mes bras ma sœur plus âgée que moi, dont la vie avait été pleine de désordres. J’ai assisté à son agonie, à ses regrets et à ses remords, et je n’ai voulu vivre ni mourir comme elle. Je sais donc le monde plus que vous ne le pensez, et je viens franchement vous supplier de me traiter avec la même indifférence que sœur Cunégonde, ou de la traiter avec autant de politesse que moi. Les passions entrent dans nos cœurs de religieuses, comme dans le cœur de toutes les femmes ! seulement nous les réprimons avec plus ou moins de ferveur pour plaire à Dieu. Votre conduite expose et excite sœur Cunégonde à pécher, en manquant de charité envers vous, et surtout envers moi : laissez-nous toutes deux, pauvres religieuses, nous occuper de notre salut avec bonheur et avec joie : la religion, aussi bien que le monde, a ses joies et ses bonheurs. J’ai entendu dire que vous vous distinguiez dans vos études : eh bien ! soyez tout à la science, comme nous tout entières à Dieu. Je vous parle comme, à un frère… (En ce moment, la sœur Marguerite allumait le dernier cierge autour du cercueil.) Éloignez-vous, j’ai deux prières à adresser au ciel : l’une pour ce mort que je ne connais pas, afin qu’il soit heureux dans l’autre vie ; l’autre pour vous que je crois connaître, afin que vous soyez heureux sur cette terre et que vous réussissiez dans toutes vos entreprises. »

Attendri, ému de tant d’esprit, de tant de grâce, de raison et de bonté de cœur, je répondis d’une voix presque entrecoupée de larmes : « Voilà, ma sœur, du bonheur pour toute ma vie ! Je me sens maintenant le courage de suivre tous vos conseils ; mais ne pensez pas que jamais je vous oublie. » Sœur Marguerite me pria de nouveau de m’éloigner : « Croyez à mes saintes prières, vous serez heureux ! »

Le lendemain, cinq heures du matin tardèrent bien à sonner. J’arrivai à l’hôpital, impatient de retrouver les regards de sœur Marguerite : mais pour la première fois elle était absente. Ce fut pour moi un coup bien douloureux et un triste pressentiment ; avant que j’eusse pris mon appareil, la sœur Cunégonde me fit connaître que je devais me rendre auprès de madame la supérieure. Plus de doute, j’avais été dénoncé. Je redoutais bien peu les paroles et même les décisions les plus sévères contre moi ; je ne me préoccupais que de la sœur Marguerite, si peu coupable et qui n’avait en rien failli à ses plus rigoureux devoirs. Madame la supérieure me déclara que je ne pouvais continuer mon service à l’hôpital de la Charité, qu’elle avait fait son rapport à M. Péligot (alors administrateur des hôpitaux civils). Je fus forcé de quitter l’hôpital de la Charité, et j’entrai à l’hôpital des Enfants, sous M. Guersant. Mon cœur fut longtemps à souffrir de ne plus voir la sœur Marguerite : son souvenir agitait toutes mes nuits et tous mes rêves. Mes camarades d’hôpital et d’amphithéâtre, questionnés par moi, m’apprirent bientôt que la sœur Marguerite, qui m’avait souhaité et prédit tant de bonheur, payait bien cher ses fraternelles et innocentes prophéties : la communauté religieuse à laquelle elle appartenait l’avait envoyée à Cayenne ! Elle y rendit peut-être le dernier soupir, en me pardonnant de lui avoir causé tant de souffrances, supportées sans aucun doute avec la piété d’une sainte et la résignation d’un martyr.

Que j’ai souvent dit et pensé avec l’auteur des Méditations, chantant les étoiles :


Parmi ces astres brillants…

Parmi ces astres… Il en est un, solitaire, isolé,
Qui dans mes longues nuits m’a souvent consolé,
Et dont l’éclat, voilé des ombres du mystère,
Me rappelle un regard qui brillait sur la terre.

  1. J’avais concouru une première fois avec succès pour l’externat et pour l’internat. Mais, envoyé interne à Bicétre, je donnai ma démission, et je fis sous la restauration, pendant un an, le service de chirurgien à l’hôpital de la maison militaire du roi. Ce service manquait d’intérêt. Je concourus une seconde fofe pour l’externat, et je fus nommé le second externe. M. Philippe Boyer, le fils du baron Boyer, fut nommé le premier. L’année suivante, je concourus une seconde fois pour l’internat, et je fus nommé le premier interne.