Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre IV

Librairie Nouvelle (1p. 117-154).

CHAPITRE IV

SOUVENIRS DE L’EMPIRE.


Révolutions de l’esprit et de l’estomac français. — La danse sous l’empire. — Forioso et Ravel. — Dépenses de l’impératrice Joséphine pour modes et robes. — Les cafés et les restaurateurs. — Robert et M. de Chalandray. — Cambacérès et d’Aigrefeuille. — La table de l’empereur. — Un petit roman en correspondance. — Le baron Capelle et la grande-duchesse de Lucques et de Piombino. — Montrond. — Mademoiselle Bourgoin. — Les chevaliers à la mode. — Le tribunal de commerce. — Les défenseurs près ce tribunal. — La Bourse. — Les agents de change. — Mouvements de la Bourse pendant l’empire. — Les actions de la Banque. — La caisse Jabach. — Les banquiers. — Les lycées de Paris. — Les mystificateurs. — Le cabinet noir. — Le Palais-Royal. — Les fournisseurs de l’armée. — Paulée. — Ouvrard. — Séguin. — Ouvrard et Labédoyère. — Conclusion.


Les révolutions dont ce demi-siècle a été le témoin ne furent point seulement des révolutions de gouvernements et de dynasties ; elles suscitèrent encore les plus profonds changements dans nos idées, dans toute notre philosophie, dans notre littérature, dans nos mœurs, et jusque dans notre hygiène.

Aussi bien que notre esprit et que nos croyances, notre estomac se prêta avec souplesse à tous ces sens dessus dessous politiques, à toutes les innovations qui s’ensuivirent. Presque à chaque révolution, notre estomac changea de régime.

Cabanis avait dit sous l’empire : On pense comme on digère. On doit dire avec plus de sens et de vérité : On digère comme on sent et comme on pense. Dans la peinture des diverses transformations de l’esprit et de l’estomac français, j’aurai souvent l’occasion de mettre en saillie cette vérité métaphysique.

L'empire, que j’ai pu voir passer devant moi pendant les premières années de ma vie, et qui a laissé dans ma mémoire quelques souvenirs ineffaçables, l’empire ne fut pas l’époque dos Descartes, des Malebranche, des Locke, des Berkley, de Leibnitz, des Condillac. La grande affaire d’alors, c’était le monde à conquérir ; on n’avait ni le temps ni le goût de s’écouter et de se regarder penser. Du haut du trône, on raillait même les psychologistes, les métaphysiciens et les libres esprits. On appelait tout cela des idéologues.

Dans cette société on obéissait, presque à son insu, à cette philosophie stoïque qui faisait mépriser la vie des autres et la sienne propre. La beauté, c’était la force. On estimait les formes herculéennes ; on faisait cas de larges épaules, d’un ventre proéminent et de mollets luxuriants. Quelques lettrés de l’empire durent peut-être leur brillant avenir aux lignes d’une jambe puissante et bien dessinée. Dans ces temps de guerre, il y avait pourtant une chose que, sous-lieutenant ou vieux général, on enviait plus qu’une belle jambe : c’était une jambe de bois.

La danse était fort à la mode dans les salons. On y dansait surtout le menuet, la gavotte, la monaco et la tréniz. Un danseur cité était sûr de se créer une position dans le monde ; je connais un homme politique qui, dans sa jeunesse, avait rédigé pour son usage un cahier de corrigés pour des pas de danse.

Une grande faveur s’attacha à la danse de corde sous l’empire. C’est de cette époque que datent la célébrité et la fortune perdue de madame Saqui. La rivalité de talent de deux danseurs de corde, Forioso et Ravel, faisait alors grand bruit. Ils attiraient la foule au jardin de Tivoli. Les admirateurs de ces deux illustres acrobates étaient divisés en deux camps. Les uns admiraient la grâce de Ravel, les autres vantaient la force de Forioso. C’étaient des discussions et des querelles à rappeler la guerre des gluckistes et des piccinistes.

Étudiez les Vénus de l’antiquité ; elles ont toutes les seins placés assez bas sur la poitrine. Pendant tout l’empire, les femmes avaient imagine de se faire une taille qui coupait la poitrine en deux.

D’ailleurs, les modes françaises, effrontées, plus bizarres que de bon goût, et surtout changeantes, malgré les grandes guerres, régnaient dans toute l’Europe.

Nous publions ici l’état sommaire de ce que devait Sa Majesté l’impératrice et reine, pour modes et robes fournies par L. H. Le Roy, dans les dix premiers mois de 1806.


savoir :


Pour somme restée due sur divers mémoires réglés antérieurement 
48,000 fr. »
Pour arriéré 
13,000 fr. »
Mois de janvier 12,261 f.
xxiiii févrierf 12,547
xxiiii mars if 11,203
Ces trois mémoires, ayant été soldés, ne sont rappelés que pour mémoire
En Février
Pour Mlle  de Tascher 
1,425 fr. »
Pour S. M. la reine de Bavière 
575 fr. »
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxTotal à reporter 
63,000 fr. »
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxReport 
34,590 fr. »
Avril 
10,209 fr. »
Mai 
10,209 fr 50
Juin 
16,813 fr. »
Juillet 
13,881 75
23,881 fr 75
xxxPlus pour un héron noir 
10,000 »
Août 
7,572 fr 75
Septembre 
9,665 fr 50
Octobre 
10,275 fr 10
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxTotal 
177,837 fr 60
À déduire, reçu le 4 octobre 
2,000 fr. »
Somme due, époque du 30 octobre 1806 
175,837 fr 60


C’était aussi, sous l’empire, une supériorité fort honorée de se montrer capable de prouesses de digestion. Les héros d’Homère se vantaient de manger des bœufs rôtis tout entiers ; on se rendait célèbre par des paris gastronomiques héroïquement gagnés, et tout gourmand patenté qui avait pu, en présence de témoins, engloutir pendant un déjeuner cent douzaines d’huîtres, obtenait d’emblée une place dans l’administration des droits réunis.

Le général Daumesnil, qui fut gouverneur de Vincennes, donna un déjeuner d’huîtres dans les caves des Frères-Provençaux à tous les officiers de son régiment, alors qu’il n’était encore que chef d’escadron aux chasseurs de la garde. Toutes les caves étaient illuminées, et, sur chaque tas de bouteilles, des écussons portaient le nom de l’année et du cru. On but de tous les crus et de toutes les années.

On n’avait rien trouvé de mieux pour réjouir et pour moraliser la multitude, les jours de fêtes officielles, que de lui jeter à la tête, du haut d’une tribune, des saucissons, des pains, des dindons rôtis ; que de faire couler le vin à flots, de tonneaux placés sur des estrades, dans des brocs et dans des seaux, défendus par des fiers-à-bras coalisés.

La restauration mit fin à ces scènes ignobles et barbares.

Ce fut surtout sous l’empire que les cafés et les établissements de restaurateurs se multiplièrent.

Les cafés étaient devenus une nécessité pendant les orages de la révolution de 89 ; on s’y rendait soir et matin pour savoir les nouvelles et pour lire les feuilles publiques ; on y pérorait ; on y faisait de la politique ou de la littérature. Il y avait alors, comme plus tard sous la restauration, des cafés politiques et des cafés littéraires. Encore enfant, j’ai souvent vu avec envie, dans les cafés du Palais-Royal surtout, militaires ou bourgeois attablés autour d’un bol de punch, dont on entretenait la flamme bleuâtre, comme les Vestales entretenaient le feu sacré ! On ne s’incendie plus l’estomac ni l’appétit. Avec la restauration Broussais vint !

De nombreux restaurants furent surtout fondés, pendant le directoire, par des chefs de cuisine de grandes maisons ruinées et qui n’existaient plus. Beauvilliers avait été chef de cuisine du prince de Condé ; Beauvilliers était le restaurateur le plus fréquenté par les grands personnages.

Robert avait été chef de cuisine de M. de Chalandray, ancien fermier général.

Au retour de l’exil, M. de Chalandray entre chez Robert et reconnaît son cuisinier : Robert sert à son ancien maître le diner le plus exquis, lui verse les plus grands vins, et la carte détaillée ne s’élève qu’à sis francs. Ce jonr-là, c’était le cuisinier devenu riche qui avait traité le fermier général devenu pauvre.

On se souvient encore de Méot, de Legacque, des frères Véry, d’Henneveu et de Baleine pour leurs entrées, pour leur marée, pour leur broche et pour leurs premiers crus.

La table de Cambacérès donnait le ton à la cuisine d’alors. L’archichancelier était assisté à chacun de ses dîners de deux gourmands de profession, de d’Aigrefeuille et du marquis de Ville-Vieille. Cambacérès, voyant un jour d’Aigrefeuille se ruer sur un plat des plus savants, lui dit : « D’Aigrefeuille, vous allez vous donner une indigestion ! — Je le sais, monseigneur. »

J’ai souvent vu Cambacérès, accompagné de d’Aigrefeuille et du marquis de Ville-Vieille, au sortir de ces festins, promener dans les galeries du Palais-Royal, en habits brodés, le second pouvoir de l’État, peut-être plus craint que respecté. Le pauvre d’Aigrefeuille, toujours trop repu, en passant devant le café de Foy, faisait un salut ; on savait ce que ce salut voulait dire : on lui apportait un verre d’eau glacée, qu’il buvait dans la galerie, pour regagner au plus vite la compagnie de son hôte illustre.

La cour des Tuileries offrait un éclatant contraste avec ces habitudes de gloutonnerie. L’empereur y donnait l’exemple de la tempérance et de la frugalité ; le dîner y durait peu. Les invités, c’était l’usage, dînaient avant ou dînaient après ces repas officiels.

Je suis assez heureux pour pouvoir publier à ce sujet trois lettres d’un brillant officier, de M. Dubois Crancé, chef de brigade du ler régiment de chasseurs à cheval.

Ces trois lettres, datées de l’an viii de la république française, sont des récits précis et authentiques de ces temps-là.

Nous n’en retranchons pas un mot.


Paris, le 12 pluviôse an viii.
Rue Vivienne, hôtel des Étrangers.

« Je ne t’ai pas écrit dès mon arrivée, mon ami : on a tant de choses à faire dans ce grand pays ; on est si fatigué à la fin de la journée !

» D’abord j’arrive en maudissant la détestable voiture de ton beau-père, qui nous retint douze heures à l’hôtel, et qui enfin nous conduisit, tant bien que mal, ballottés et rompus, le troisième jour à Paris ; une bonne nuit, un bain et la toilette réparèrent tout cela le lendemain, et je me mis en courses. Je fus fort bien reçu chez les généraux, et Lefebvre me proposa de me mener chez le consul ; Chabaud devait aussi m’y mener, je le priai de l’en prévenir. Enfin, hier, j’y fus à l’heure du rapport avec le général Lefebvre. J’avoue que j’étais intimidé, mais son air affable me mit bientôt à mon aise ; il me dit : On m’a parlé de vous, je suis bien aise de vous voir ; venez dîner demain avec moi. J’irai donc aujourd’hui, et j’examinerai avec plus de suite cet homme extraordinaire. Il travaille dix-huit heures par jour. Le tour des ministres ne vient que le soir : « La nuit est longue, » dit-il. En effet, il n’est jamais couché avant quatre heures du matin ; il tient six ou sept conseils d’Etat par décade, et y discute lui-même sur tous les objets d’administration avec une précision, une clarté qui étonnent les hommes les plus habitués au travail. Le décadi est donné à un peu plus de repos ; il va passer ce jour à la campagne ; madame Chabaud y était avant-hier à dîner ; il y avait un singulier assortiment : l’ambassadeur turc, deux chefs de chouans pacifiés, des sénateurs, des législateurs, des peintres, des poëtes, enfin sa famille très-nombreuse. Voilà à quoi se bornent ses plaisirs ; ce jour-là on reste une heure à table, mais ordinairement il a fini son repas en vingt minutes. Je te donnerai des détails sur celui d’aujourd’hui.

» On a battu les chouans il y a quatre jours ; j’ai vu sept de ces pèlerins qu’on va fusiller : ils ont un uniforme gris avec gilet et revers rouges. Cette guerre est difficile à faire ; il y a beaucoup et de bonnes troupes. Le quatrième frère de B…, colonel du 5e de dragons, est parti il y a peu de jours, avec son régiment, pour ce pays-là.

» On a envoyé des secours à Malte ; il paraît qu’on tient beaucoup à ce pays et à l’Egypte. On parle peu de paix et l’on y croit faiblement. Au reste, tout est fort secret.

» Je m’amuse médiocrement et ne serai pas fort retenu quand j’aurai fini mes affaires. J’espère faire venir mon dépôt à Sedan.

» Adieu ! Ecris-moi ; mes amitiés à tes dames. »



Le 12 pluviôse an viii.

« Je t’ai promis quelques détails, mon ami, et viens te les donner. J’ai reçu ta lettre ce matin ; je le remercie des choses obligeantes que tu fais pour ma cousine : j’y reconnais ton amitié pour moi et ton bon cœur.

» J’arrivai un peu tard au Luxembourg ; on était à table : je saluai le consul ; il me fit signe de prendre place.

» La table était de vingt couverts ; nous n’étions que huit, y compris sa belle-fille et son frère. Bonaparte était de mauvaise humeur ; il ne parla qu’à la fin du repas et causa sur l’Italie. Il mange très-vite et beaucoup, surtout de la pâtisserie. Les mets étaient simples, mais délicieusement accommodés. Il n’y a qu’un service composé de dix plats ; il est relevé par le dessert. On n’a été que dix-huit minutes à table. Bonaparte est servi par deux jeunes mamelouks et par deux petits Abyssiniens. Il n’est pas vrai qu’il ne mange que des plats pour lui seul apprêtés. Il a mangé entres autres d’un pâté aux champignons, dont j’ai eu ma bonne part ; car tu sais que je les aime.

» Il boit peu de vin et le boit pur ; il se lève dès qu’il a fini son dessert. On repassa dans le salon. Il me dit quelques mots sur la situation du régiment, tandis que nous prenions le café, et repassa de suite dans son cabinet de travail ; le tout fut une affaire de vingt-cinq à trente minutes. J’allai de là voir à Feydeau les Deux Journées, charmant opéra. L’orchestre est meilleur que jamais. Je n’ai pas encore été à l’Opéra. Je suis très-occupé de plaisirs, et trouve le temps trop court pour y suffire. Je pense qu’à mon retour on ne pourra pas me faire le compliment d’être engraissé.

» Doiny me donne des leçons de guitare. Quel charmant talent que celui de cet artiste ! Je te quitte pour répéter ma leçon et m’endormir ; car il est deux heures du matin. Il n’y a rien de nouveau : on fait toujours des progrès sur les rebelles ; il y en a qui se pacifient. Adieu ! je t’embrasse.

» J’ai vu la belle Fanny, je dîne incessamment chez son père. »



armée du rhin.
(2e division.)
DUBOIS CRANCÉ,
Chef de brigade du 1er régiment de chasseurs à cheval.


Le 27 germinal an viii de la République française, une et indivisible.

« Je suis arrivé il y a quatre ou cinq jours, mon cher ami, et encore à temps pour organiser mon régiment. Cependant tous les préparatifs se font pour une attaque générale, et je suis presque sûr que nous passerons le Rhin dans peu de jours. L’armée est belle et très-forte ; on la porte à cent vingt mille combattants, et il n’y a rien d’exagéré ; néanmoins il manque beaucoup de choses, et surtout de l’instruction ; car la moitié de tout ce monde n’a pas vu le feu. Au reste, l’ennemi n’est pas mieux que nous de ce côté ; ils ont aussi beaucoup de recrues qu’ils ont amenés de la Bohème et de la Moravie, et qui arrivent enchaînés ; il en déserte quelques-uns. Nous n’aurons pas, en débutant, d’affaires bien vives ; ils ont ordre de se replier jusqu’à l’entrée des montagnes ; là seront les premiers combats ; mais c’est à Stokach, à l’entrée de la Souabe, que se décidera la possession de cette province. Espérons que le nombre et la valeur nous assureront la victoire. Autrefois mon ambition eût hâté ce moment où chaque brave trouvera sa place ; maintenant un soupir me prouve que mon cœur est rempli de plus doux objets et que le devoir et l’honneur seuls me retiennent ici. Encore cette campagne de guerre, mais, sur ma parole, c’est la dernière. Je ne croyais pas, mon ami, que cette absence dût me coûter autant ; habitué à la frivolité des engagements d’amour, je ne me croyais pas susceptible d’un sentiment qui maîtrise toutes mes pensées ; mais chaque instant me rappelle une femme que j’adore, et tous les chagrins de l’absence me tourmentent. Bientôt tu la verras, tu connaîtras bientôt ses douces et bonnes qualités ; je suis bien aise de savoir comme tu la trouveras : elle est d’abord froide et timide. Combien j’eusse désiré pouvoir la présenter à ta famille ! J’espère qu’elle y trouvera de la bonté et de l’amitié.

» Adieu, mon ami, je te donnerai des détails quand il se passera quelque chose d’intéressant ; écris-moi, et rappelle-moi au souvenir des personnes qui t’environnent. »

Cette lettre fut la dernière que put écrire à son ami M. Dubois Crancé. Ce brillant officier fut tué huit jours après, le 5 floréal an viii !

Il ne fallait point demander aux mœurs de caserne de ces temps-là la fine fleur de la politesse. Vous lisiez un journal dans un lieu public : il se pouvait qu’un officier entrât, et, sans dire mot, vous prît le, journal des mains ; à une queue de spectacle, tout militaire passait le premier et ne souffrait pas d’attendre. Tout bourgeois était un pékin.

On comprend qu’au milieu de tous ces héros qui, comme on vient de le voir dans les lettres citées, ne pouvaient aimer que pendant un congé, entre deux campagnes, l’amour prît des airs un peu cavaliers ; mais on voit aussi que l’amour n’avait point donné sa démission. On cherchait alors à surprendre, à étonner le cœur des femmes.

Je reproduirai ici une anecdote qui me vient de mon ami Rosman. Il s’agit d’une déclaration respectueuse, faite par le baron Capelle à la princesse Elisa, grande-duchesse de Lucques et de Piombino.

C’est à tort que l’on a imprimé que le baron Capelle, dans sa jeunesse, avait été comédien ; on confondait alors le baron Capelle avec un homonyme, avec un certain Capelle qui avait joué la comédie, qui avait fait des vaudevilles, et qui fut inspecteur général de la librairie.

Le baron Capelle, d’abord préfet du Doubs, venait d’être appelé à Livourne, comme préfet du département de la Méditerranée. La princesse Elisa résidait dans ses Etats, et recevait souvent le baron Capelle. Il arrive un jour et trouve la princesse abattue et désolée ; elle souffrait d’une dent. « Princesse, il faut se décider, il faut la faire arracher. — Je n’y consentirai jamais. » Un dentiste est appelé, et il constate que la dent malade est perdue ; puis il est entraîné dans un coin du salon par le baron Capelle. « Arrachez-moi au plus vite la dent pareille à celle dont souffre la princesse. » l’opération faite sans bruit, le baron montre la dent arrachée : « Vous pouvez constater que c’est l’affaire d’une seconde, et qu’il n’y paraît pas. »

Élégant, bien fait, et d’une sympathique figure, le baron Capelle était entré, dans sa jeunesse, comme simple employé au ministère de l’intérieur, sous le comte Chaptal. Il rencontre un jour, dans l’antichambre du chef de bureau des théâtres, une jeune personne dont les beaux yeux étaient mouillés de larmes, et dont les vêtements avaient subi un certain désordre ; il s’approche, il s’enquiert, et reconnaît mademoiselle Bourgoin : elle venait de débuter à la Comédie-Française. « Que vous est-il arrivé ? — Je sors du bureau de M. Esménard, qui vient de se conduire envers moi avec la plus effrayante brutalité. » À mesure qu’elle racontait, ses larmes cessaient de couler, et elle regardait avec émotion son inattendu protecteur. « Encore, ajouta-t-elle d’une voix douce, si cet Esménard était moins laid ! » Le jeune Capelle raconta l’anecdote au comte Chaptal, et le ministre de l’intérieur se laissa entraîner à faire de la science et de la chimie pendant plusieurs années avec cette séduisante pensionnaire du Théâtre-Français. En peu de temps, elle devint sociétaire.

Le cœur d’une femme une fois cavalièrement conquis, le naturel de ces Richelieu bottés et éperonnés revenait au galop. On ne parlait que de jeter les maris par la fenêtre, et souvent on battait les femmes. Le comte Montrond, ce Rivarol des salons sous le directoire et sous l’empire, et dont l’esprit toujours en verve charmait le prince de Talleyrand et lui profitait, le comte Montrond, que j’ai beaucoup connu dans les dernières années de sa vie, avait ses grandes entrées chez un de ses amis, le marquis de M*** ; il trouve un jour le marquis et madame la baronne H*** se lançant à la tête des flambeaux et des porcelaines de pâte tendre. Montrond les voyant ainsi se prendre aux cheveux, s’écrie avec joie : J’avais bien raison de dire que vous étiez bien ensemble !

On avait rêvé que la révolution de 89 ferait table rase de tous les abus, de tous les ridicules, de tous les scandales, de tous les vices de l’ancien régime. Les vicieux meurent, mais non jamais les vices.

Prétendre que dans ce monde l’humanité peut se dépouiller de tous ses mauvais penchants, peut tout entière se convertir à la vertu, c’est rêver à l’avance le paradis.

Dans tous les siècles, l’humanité se ressemble et se continue. Dans des temps de licence, sous Henri III, toutes les hontes et tous les vices du cœur humain tiennent le haut du pavé et triomphent avec forfanterie. À des époques plus morales ou plus hypocrites, toutes les hontes et tous les vices du cœur humain ont le verbe moins haut, ne trottinent que la nuit, rasent les murailles et plient sous l’opinion publique jusqu’à une fausse décence, jusqu’à une fausse pudeur ; les fanfaronnades du vice cèdent la place à des éclats de vertu. Entre la fin du règne de Louis XIV et la régence, il n’y a qu’un couvercle de moins : c’est la différence d’une vie dépravée, les fenêtres fermées ou les fenêtres toutes grandes ouvertes ;

Hâtons-nous de dire que le galant homme, l’homme de bien, les cœurs fidèles, généreux, le désintéressement, le courage, l’honneur, la charité, sont aussi de tous les règnes et de tous les temps. Sous tous les règnes et dans tous les temps, il se rencontre en très-grand nombre des familles honnêtes, ignorées, où toutes les vertus font souche et comptent des lignées qui ne s’éteignent jamais.

Le ciel et l’enfer se disputent les âmes dès ce monde.

On vit donc reparaître sous l’empire, malgré 89, et à bien peu de distance de 89, de ces chevaliers à la mode, frères puînés de celui que Dancourt faisait monter sur la scène au mois d’octobre 1687, de ces chevaliers à la mode, songeant d’abord au solide et donnant ensuite dans la bagatelle, recevant d’une madame Patin mille pistoles, et acceptant d’une baronne un fort beau carrosse, deux gros chevaux, un cocher et un gros barbet.

Mon ami Rosman était, dans sa jeunesse, le camarade de dîners et de punchs de quelques gens de lettres ; il me raconta, et je cite ici ses propres paroles, qu’un de nos spirituels auteurs d’opéras-comiques, mort après 1830, vint sous l’empire le trouver un matin et lui annoncer, disait-il, une bonne nouvelle : « Je vais quitter ma vieille ! mon dernier succès a rendu une femme folle de moi. Du troisième étage je descends au premier, et elle me donne un cabriolet. » Et comme ce bon Rosman, à un pareil récit, faisait la grimace, notre auteur lui répondit : « Mais, mon cher, je vis comme tous ces messieurs ! » Ces mœurs-là existaient en haut et en bas de la société, et plus d’un acteur en renom, plus d’un sabreur parvenu, avaient-pour caissier une madame Patin, une baronne, et quelquefois mieux.

Comment des hommes bien nés, d’une honnête famille, peuvent-ils oublier leur dignité et leur honneur jusqu’à de pareils manèges ! Je ne pouvais trop comprendre comment se jouaient ces scènes si souvent renouvelées, entre le faux amour demandant rançon, et un amour vrai, toujours crédule et toujours généreux. Un de ces débauchés qui vivait au milieu de tous ces ménages de comédie, me fit assister par ses récits pleins de vérité à ces scènes d’alcôve et de forêt de Bondy.

Voici comment s’y prenait un de ces hommes à bonnes fortunes. Au moment où, dans le boudoir de sa maîtresse, il lui tenait le langage le plus aimant et le plus soumis, son valet de chambre arrivait tout essoufflé. Quelques affidés à mauvaise figure étaient apostés dans la rue : « On vient arrêter monsieur le comte pour une lettre de change de vingt-cinq mille francs. — Misérable ! que viens-tu dire ? … C’est une dette, ma chère amie, que je voulais toujours vous cacher. » La pauvre femme dupée trouvait les vingt-cinq mille francs. Le valet de chambre avait joué la comédie, et percevait un droit légitime sur ces sortes de rentrées qu’il procurait à son maître.

Tous nos jeunes roués n’avaient cependant pas recours à de pareils tours de main. L’un d’eux avait, pour confident, mais non pour complice, son médecin ; le client ne demandait qu’un service : « Dites que vous trouvez que je change, que vous ne vous expliquez ni ma préoccupation ni ma tristesse. » Le médecin se prêtait innocemment à ce mensonge, sans en soupçonner le honteux calcul. La madame Patin de ce nouveau chevalier à la mode n’en dormait pas : elle priait, elle pleurait, elle voulait arracher des lèvres trop discrètes de son amant ce fatal secret. Enfin l’heure des explications sonnait, et on disait tout : « J’ai des créanciers (quelquefois même c’étaient des créancières), et ma famille, que je ne veux plus voir, met des entraves invincibles à l’aliénation d’une partie de mes biens, qui sont assez considérables. Elle rend même impossible toute hypothèque. — N’est-ce que cela ? Mon homme d’affaires ira demain matin prendre vos ordres. » On m’assura que ce jeune seigneur, qui n’eut jamais de biens que ceux d’autrui, dans les heures des plus douces intimités, ne craignait pas d’appeler cette généreuse amie : Mon trésor !

J’ai recueilli de la bouche d’un de ces jeunes et brillants oisifs, prodigues des fortunes à venir, un prône que lui fit son père. Ce père récalcitrant avait brillé par plus d’un duel et s’était enrichi par plus d’un métier sous le directoire et au commencement de l’empire. Son fils, endetté, lui avoue un passif de cent mille francs ! « Comment avez-vous pu dépenser cent mille francs ? — Mais, mon père, un cabriolet, des maîtresses ! Cela va bien vite. — Comment ! des maîtresses ! À votre âge se ruiner pour des maîtresses ! À votre âge et dans mon temps, monsieur, c’étaient nos maîtresses qui payaient nos cabriolets et se ruinaient pour nous ! »

La première vertu, sous l’empire, c’était le courage ! Les sobriquets et les gros mots de caserne ne manquaient pas pour flétrir et pour déshonorer celui qu’on accusait de lâcheté, ou même de prudence. On ne se préoccupait, on ne se glorifiait guère de fidélité et d’exactitude dans les comptes, de probité dans les affaires, de délicatesse dans les transactions.

Un quartier-maître du régiment de chasseurs de la garde, dont faisait partie le général Daumesnil, joue et perd une somme assez considérable appartenant à la caisse du régiment. Il revient au quartier et raconte tout bonnement ce qui vient de lui arriver. On plaint cet officier malheureux au jeu, on se cotise, et le malheur est réparé. Un comptable dans une telle situation ne verrait peut-être pas aujourd’hui s’ouvrir de souscription ; il serait, à coup sûr, livré à un conseil de guerre ou aux tribunaux, s’il n’échappait pas au déshonneur par le suicide.

L’étude du Code de commerce était fort négligée, et les tribunaux de commerce manquaient de dossiers et de procès.

Le tribunal de commerce siégeait au cloître Saint-Merry. Les juges de ce tribunal devaient être, comme aujourd’hui, élus par une assemblée composée de commerçants notables, et principalement des chefs des maisons les plus anciennes et les plus recommandables par la probité, l’esprit d’ordre et d’économie. Parmi les juges du tribunal de commerce, en 1809, on ne retrouve de nom connu que celui de M. Bertin de Vaux, l’un des copropriétaires du Journal des Débats, alors négociant et banquier, et ayant même pour associé dans sa maison de commerce M. le comte Molé.

Il n’y avait alors que des défenseurs prés le tribunal de commerce. Le titre d’agréé n’était point encore inventé. Bien entendu qu’en 1809, comme aujourd’hui, il existait près le tribunal des gardes du commerce.

C’était en plein vent et dans l’église des Petits-Pères, près de la place des Victoires, que se tenait la Bourse de Paris. Elle restait ouverte depuis deux heures jusqu’à trois, excepté les dimanches et fêtes. On disait alors : « Que fait-on dans le ruisseau ? » comme on dit aujourd’hui : « Que fait-on dans la coulisse ? »

Les péripéties étaient là, comme on le pense bien, nombreuses et fréquentes à raison des événements importants qui se succédaient avec tant d’imprévu et de rapidité. Ainsi, du 5 mai 1804 au 31 mars 1814, la rente 5 0/0 a varié d’un maximum de 87 fr. à un minimum de 44 fr., et les actions de la Banque de France de 1,430 fr. à 480 fr.

De l’église des Petits-Pères, vers la fin de l’empire, la Bourse fut transférée au rez-de-chaussée dans la cour du Palais-Royal.

Les agents de change étaient nommés par l’empereur.

Parmi les agents de change de 1809, on retrouve des noms restés célèbres par une grande existence et par une grande fortune : Leroux, Péan de Saint-Gilles, Archdéacon, Bailliot, Boscary de Villeplaine, Boscary jeune, Lacaze, Lagrenée, Manuel, Richard-Montjoyeux, Tasté, etc.

À côte de la Banque de France, s’était élevée la caisse Jabach. Cette maison de banque de MM. Jacquemart et fils et Doulcet d’Égligny, rue Saint-Merry, 46, connue dans le commerce sous le nom de caisse Jabach, escomptait au même taux d’intérêt que la Banque de France, à 4 0/0 l’an.

Elle admettait le papier jusqu’à quatre mois d’échéance, en prenant une commission d’un huitième, seulement sur les effets ayant plus de trois mois à courir.

Pour participer à ses escomptes, il fallait avoir déposé à la caisse Jabach plusieurs actions de la Banque de France pour garantie.

Parmi les banquiers de 1809, on retrouve des noms célèbres ; plus d’une de ces maisons de banque existent encore, et se sont placées à la tête des plus grandes affaires : MM. André Cottier et Cie, Carayon, Cousin et Cie, Delessert et Cie, Fould (B. J.), Guebhart, Hottinguer et Cie, Mallet frères et Cie, Michel aîné et Michel jeune, Périer frères, Rougemont de Lowenberg.


Malgré les encouragements et les munificences de Napoléon pour la littérature, le goût des lettres ne dominait point la société.

L’empereur avait organisé l’instruction publique et les lycées de Paris ; mais dans ces lycées, on se couchait, on se levait, on entrait en classe, on quittait l’étude pour la récréation, militairement, au bruit du tambour. Dès la plus tendre enfance, On y subissait la discipline de l’uniforme, la gêne de la culotte courte. On y prenait plutôt le goût des armes que le goût de l’étude.

La société ne cherchait guère de distraction que dans les plaisirs les plus courts et les plus frivoles. Ce fut le temps des mystificateurs célèbres ; on citait surtout un certain Musson et le comédien Frogères.

Mademoiselle Bourgoin me raconta qu’un des riches fournisseurs de l’armée lui prépara de longue main la mystification suivante. Ce fournisseur donna un dîner à grand gala pour recevoir l’ambassadeur turc, alors à Paris. Le munitionnaire général prévint mademoiselle Bourgoin avec beaucoup de ménagements que les mœurs turques différaient beaucoup des nôtres. « Ainsi, vous ne vous formaliserez pas, lui dit-il, si pendant le dîner l’ambassadeur, dans son admiration pour vos beaux yeux, vous offre à plusieurs reprises des bourses remplies de sequins ; il n’aura l’intention ni de vous blesser ni de vous manquer de respect. — Mon Dieu, puisqu’il n’aura pas l’intention de me manquer de respect, je me résignerai à accepter les bourses remplies de sequins. » Au dessert, l’ambassadeur turc ôta sa barbe et reprit sa monnaie de cuivre pour aller jouer ailleurs la même mystification.

Cette société, dont nous essayons de rappeler les principaux traits, n’était ni impie ni athée ; elle vivait indifférente en matière de religion ; cependant la religion tenait une grande place dans les mœurs officielles. On était loin d’être privé de Te Deum ; les préfets et tous les fonctionnaires avaient ordre d’assister aux offices divins ; ils obéissaient plutôt à l’empereur qu’à Dieu, et un préfet de l’empire, qui administra longtemps avec intelligence un de nos départements du midi, et qui vit encore, me racontait qu’il assistait très-régulièrement aux cérémonies religieuses, mais qu’il emportait toujours les Contes de La Fontaine comme livre de messe.

Le cabinet noir fut rétabli sous l’empire. Il existait sous l’ancien régime deux cabinets noirs : le cabinet noir des affaires étrangères, et le cabinet noir de l’administration des postes, qu’on appelait le cabinet du roi. Les employés de ces deux cabinets noirs furent toujours pris, comme on sait, dans une même famille, dont les ancêtres remontaient jusqu’aux temps les plus anciens.

Les deux cabinets noirs ne furent supprimés qu’en 1830 ; mais il existe encore des descendants de cette longue lignée, attachés sous, l’empire et sous la restauration au cabinet noir. Un ou deux de ces vieux employés en retraite touchaient encore une pension au ministère des affaires étrangères avant 1848. À chacune de leurs visites à la caisse, ils gémissaient : « Notre famille va s’éteindre, disaient-ils ; la science et les procédés du cabinet noir périront avec nous ; on commet une grande faute en ne nous donnant pas la mission de faire des élèves. »

J’ai pu voir encore, dès ma première jeunesse, ce vaste bazar pittoresque, animé, bruyant, dont presque tous les commerces se continuaient le jour et la nuit ; j’ai pu voir cette ruche de tous les vices, dont le bourdonnement et l’ivresse du lendemain ressemblaient au bourdonnement, à l’ivresse de la veille ; j’ai pu voir enfin ce vieux Palais-Royal, qui fut visité, et peut-être envié par toute l’Europe ; ce vieux Palais-Royal, où toutes les passions les plus honteuses d’une civilisation avancée, où le jeu et l’amour à tous prix avaient pignon sur rue, et des chiffres effrontés pour enseignes ; c’était le 129, le 154, le 113 et le numéro 9. Le gouvernement autorisait, protégeait les provocations, les défis publics de ces établissements de jeux contre la menue monnaie de l’ouvrier, aussi bien que contre la pièce d’or et le billet de banque du riche étranger, du jeune homme de famille, du commerçant et du banquier.

Du côté de la rue Vivienne, on descendait dans le Palais-Royal par un perron étroit, où se criait toute espèce de choses : le cours de la Bourse, le tirage des loteries de Paris, de Lyon et de Strasbourg, les bulletins de la grande armée.

Du côté de la rue Saint-Honoré, on arrivait vite dans ces galeries de bois si célèbres et improvisées, depuis 93, sur le vaste terrain qui servait aux écuries, par un passage étroit, mais très-éclairé, où commençait et florissait déjà, dans un trou de boutique, la dynastie des Chevet.

Dans ces galeries, ouvertes à tout vent et presque sans clôture, du Palais-Royal dévasté des princes d’Orléans, étaient installés quelques libraires, dont tout l’étalage littéraire se composait de l’Almanach des Muses, du Chansonnier grivois, des chansons du Caveau, des pots-pourris de Désaugiers, du Tableau de l’amour conjugal et de l’Adresse des plus jolies femmes de Paris. Le reste de ces boutiques ne comptait pour locataires que des marchandes de modes, appelant le passant, offrant leur marchandise à haute vois, et vendant bon marché tout ce qu’on voulait bien leur acheter.

Le filou aux aguets, le joueur sans le sou, les oisifs et la canaille de tout rang et de tout âge, hommes et femmes, faisaient foule dans ces cloaques tortueux, éblouissants de lumière, et dont la pluie rendait souvent le sol fangeux.

Le rez-de-chaussée, le premier et le second étage des galeries de pierre de cet immense palais, ne suffisaient pas aux estaminets, aux restaurants à trente ou quarante sous, aux cafés de toutes sortes (cafés avec ou sans orchestre, café des Mille Colonnes, café de Foy, illustré par les calembours de Carie Vernet, le père d’Horace Vernet, café-spectacle). On n’avait pas tout vu en s’arrêtant aux nombreuses boutiques de bijouterie, de nécessaires, de marchandes de rubans et de mercerie, aux vastes magasins d’habillements tout faits et d’équipements militaires, aux étalages du bottier Sakovski, du tailleur Berchut. Il fallait encore descendre dans les caves pour y entendre l’orchestre du café des Aveugles, pour y entendre le Sauvage blouser ses timbales, ou pour y subir quelques mystifications du ventriloque Fitz-James, qui, dans un état d’ivresse, se fit tuer sous les murs de Paris en 1814. Il y avait là aussi des cafés à spectacle.

On trouvait dans le Palais-Royal le tableau animé, la représentation fébrile des mœurs du temps : c’était pour ainsi dire un Olympe en goguette ; on y mangeait, on y buvait, on y chantait, on y jouait, on y aimait. Il y avait là pour tous les passants de l’ambroisie frelatée, de la musique tapageuse, des jeux à tout perdre et des amours de rencontre à tout craindre, mais à tout oser !

Le dieu Mars y était représenté par quelques traîneurs de sabre plus ou moins avinés ; le dieu Mercure, avec tous ses attributs, y avait élu domicile, et on y coudoyait à chaque pas dans les galeries, dans les cafés à spectacle, et pendant l’été dans les allées sombres du jardin, une foule de Vénus, au port de reine, peintes de rouge et de blanc, moins éblouissantes par leurs paillons et leurs verroteries que par leurs splendides nudités. L’empire, par ses mœurs, était païen.

Le spectacle de tous ces vices grouillants était un tel scandale, que quinze jours avant la fête du jour de l’an et quinze jours après, la police intervenait, nettoyait autant que possible ces étables d’Augias, pour que les boutiques pussent, au moins pendant quelques jours, être achalandées par d’honnêtes femmes.

Tout le commerce honnête du Palais-Royal demanda sous la Restauration que cette surveillance de la police, au profit de la morale publique et des mœurs, durât toute l’année. Le gouvernement se rendit bien vite à de pareils vœux ; mais à compter de ce jour, le Palais-Royal fut presque ruiné : les boutiques se fermèrent, et on fut à la veille, sur la demande de ces mêmes marchands, de rappeler ces sirènes proscrites, dont l’exil avait fait le vide et changé un palais féerique en une décente solitude.

Un nouveau genre de spéculations dut bientôt se produire dans un pays où on entretint pendant plus de quinze ans plusieurs armées sur le pied de guerre. On avait supprimé les contrôleurs généraux, les fermiers généraux, on vit naître des fournisseurs de l’armée.

Je rencontrai, dans les premiers temps de la restauration, un certain M. Paulée qui, par de rusés calculs et d’ingénieux expédients, s’improvisa fournisseur de l’armée, et entassa millions sur millions.

M. Paulée était né à Douai ; sa vie commença dans un hôtel de Douai, comme garçon d’auberge. Grâce à son zèle, à son amour du travail et peut-être à quelques intrigues de cave et de cuisine, il s’éleva bientôt aux fonctions sérieuses et toutes de confiance de sommelier de l’hôtel. Il épousa la cuisinière de l’établissement, de telle sorte que, lorsque l’on était dans les bonnes grâces de M. Paulée, on était sûr d’obtenir de bons morceaux et de ne boire que de bons crus et de bonnes années.

Cet hôtel, le plus important de la ville de Douai, comptait une grande clientèle ; elle se composait de tous les officiers, de tous les généraux, de tous les commissaires des guerres qui se rendaient à l’armée du Nord, et de tous les cultivateurs, marchands de grains, fermiers des environs, qui se rendaient à Douai les jours de marché. Ce jeune Paulée était intelligent, gai, sympathique, respectueux, flatteur au besoin. En apportant aux uns et aux autres des plats que soignait sa femme à la cuisine, et en leur débouchant de vieilles bouteilles choisies dans les meilleurs tas, il gagna la confiance de ceux qui avaient des grains à vendre et de ceux qui avaient des grains à acheter. Des généraux influents le prirent en amitié, et il fut d’abord chargé de quelques petites fournitures ; il sut si bien s’y prendre, il sut si bien faire les affaires de tout le monde, et même les siennes, que ses entreprises prirent les plus vastes proportions, et qu’il dut opérer sur la plus grande échelle. Ce fut alors qu’il s’associa M. Vanlerberghe.

Avec les gros bénéfices qu’il récoltait chaque jour, M. Paulée, qui avait le génie de la spéculation et qui croyait à l’empire, acheta, dans le département du Nord, des biens nationaux et des biens du clergé. Au commencement de la restauration, on évaluait la fortune de M. Paulée à cinq cent mille francs de rente ; il plaça ses capitaux en propriétés, sous le nom de sa femme, partie en France, partie en Belgique. M. Paulée ne possédait sous son nom que quelques maisons à Paris ; il avait à sauvegarder sa fortune des sévères règlements de compte et de la justice un peu brutale de l’empereur, aussi bien que des suites inquiétantes des procès d’affaires et de famille survenus entre lui et M. Vanlerberghe.

La dot que M. Paulée donna à son fils s’éleva à deux cent cinquante mille livres de rente, et le contrat de mariage de M. Paulée fils avec mademoiselle Vanlerberghe coûta quatre-vingt mille francs d’enregistrement.

M. Paulée ne savait presque ni lire ni écrire, mais il s’entourait de commis intelligents, dont il faisait la fortune, de jurisconsultes éminents, d’administrateurs éclairés et habiles ; il donnait à ses premiers commis jusqu’à quarante mille francs de traitement par an, un appartement somptueux, et leur ménageait les faveurs de quelques jeunes débutantes du Théâtre-Français. M. Paulée aimait beaucoup le Théâtre-Français ; il aimait Surtout la tragédie : cela tenait à ce que mademoiselle Duchesnois, qui jetait alors un grand éclat comme tragédienne, était sa compatriote : elle était née à Valenciennes.

M. Paulée fit longtemps, et ses héritiers font peut-être encore d’assez grosses pensions à plusieurs des commis qui eurent entre les mains tous les secrets des grandes affaires.

Le luxe des fournisseurs de l’armée succéda à la magnificence des fermiers généraux, et la dépassa. La résidence de M. Paulée, à Douai, passait pour une des curiosités de la ville ; c’était presque un palais, bâti sur les terrains d’un ancien couvent. Cicéri y avait été appelé pour en diriger la décoration et pour y reproduire toutes les pittoresques surprises dont son pinceau enrichissait l’Opéra. On faisait souvent de la musique chez M. Paulée, et Cicéri y était reçu comme ami, comme peintre et comme musicien.

M. Paulée venait souvent à Paris, mais seul et sans sa famille ; il s’établissait dans une de ses maisons richement meublées, qu’il possédait sous son nom, rue de Provence, presque au coin de la rue de la Chaussée d’Antin. Il y donnait chaque semaine plusieurs dîners ; je fus quelquefois un de ses convives ; il recevait mademoiselle Duchesnois, mademoiselle Mars, mademoiselle Leverd, mademoiselle Bourgoin et surtout mademoiselle Volnais, des médecins, des hommes de lettres, des généraux, et tous ceux qu’on lui présentait. On y faisait bonne chère, bien qu’on dût subir toutes les manies, toutes les excentricités de son service de table, qu’il dirigeait lui-même. M. Paulée était alors d’un assez grand âge ; il ne manquait ni d’esprit, ni d’obligeance ; il était presque aphone, et lorsqu’il voulait parler, il fallait que tout le monde se tût ; il disait à chacun à voix basse : « Ecoutez-moi donc ! »

Toute la famille Paulée est éteinte, à l’exception de la fille de M. Paulée fils, mariée très-honorablement.

J’ai encore vu de près un munitionnaire général. J’ai quelquefois dîné avec Ouvrard, vers la fin de sa vie.

Ouvrard n’entra dans les fournitures de l’armée qu’avec une certaine fortune acquise. C’était plus qu’un homme d’esprit : c’était une ferme et active intelligence, un caractère résolu et persévérant. Il eut une grande ambition de financier : ce fut de faire comprendre, d’enseigner et de fonder le crédit en France.

La France a longtemps ressemblé à un petit rentier content de ses revenus, et qui tient moins à les accroître qu’à les conserver. La France se suffit à elle-même ; les produits du nord s’échangent contre les produits du midi ; son sol est fertile, et elle exporte même son surcroît de récoltes et de richesses. La France a un peu des mœurs de l’avare : elle enfouit son trésor de peur qu’on ne le lui vole.

Ouvrard voulait guérir la France de ce vice stérile et mortel, de l’avarice ; il voulait lui donner le goût des grandes choses, des grandes entreprises, des gros bénéfices ; il voulait qu’elle comptât sur le bout du doigt son immense et fécond avoir, et que, spéculateur hardi, elle sût exploiter sa fortune présente et sa fortune à venir. Homme d’imagination, d’expédients et de ressources, Ouvrard fut appelé, consulté et employé depuis le commencement du siècle par toutes les puissances du jour et par tous les gouvernements. Dans les crises on lui demandait des projets et des millions, et pour lui prendre ses millions, on aidait ses projets ; mais les mauvais jours passés, on disputait et on refusait à Ouvrard les bénéfices plus ou moins raisonnables qu’il s’était ménagés et auxquels lui donnaient droit des textes de traités et le mérite du succès.

La vie d’Ouvrard rappelle celle de Beaumarchais, non du Beaumarchais homme de lettres et poëte comique, mais du Beaumarchais homme d’affaires, du Beaumarchais se faisant munitionnaire général des États-Unis, éditant Voltaire, plaidant avec le parlement, plaidant avec l’Amérique qui était juge et partie dans sa propre cause, plaidant avec tout le monde, et, eu fin de compte, calomnié, emprisonné et ruiné.

L’empereur écoutait Ouvrard, et il se trouva bien à certains jours de ses secours et de ses inventions financières.

Ouvrard avait étudié, calculé tout le pouvoir de l’argent sur le cœur humain. On eût pu croire qu’il avait étudié sous ce professeur de chimie qui nous disait : L’or a la propriété de réjouir la vue de l’homme. Pendant la guerre d’Espagne de 1823, la veille du jour où son service comme munitionnaire général devait commencer, il arrive à Tolosa. L’armée bivouaquait dans les faubourgs : pas de magasins, pas de subsistances ; Ouvrard est vivement interpellé : « Demain, dit-il, l’armée recevra ses distributions ordinaires. — Il faut dix jours de vivres pour le deuxième corps. — Demain le deuxième corps recevra ses dix jours de vivres. »

Ouvrard fait appel aux autorités, aux ecclésiastiques, aux notables, à tous les marchands ; sa maison, ses bureaux sont ouverts à tous ; de nombreuses tables sont couvertes d’argent et d’or : « Prévenez vos parents, vos amis, tout le monde, dit-il ; tout ce qu’on me fournira, je le payerai comptant ; ce qui me sera livré avant huit heures du matin, je le payerai dix fois sa valeur ; neuf fois ce qui viendra avant neuf heures, huit fois ce qui viendra avant dix heures, ainsi de suite en diminuant d’un dixième par heure ; partez, voici des avances. »

Le lendemain, dès l’aurore, au sommet des montagnes, se dessinait la silhouette animée et remuante d’une foule immense d’hommes, de femmes, de chevaux et de voitures chargés de pains, de légumes, de viandes, d’avoine et de fourrage ; c’était à qui arriverait le premier, à qui pourrait livrer ses marchandises avant huit ou neuf heures pour la plus forte prime.

Les soldats inquiets pillèrent les premiers arrivages ; les conducteurs d’accourir près d’Ouvrard et de lui dire : « J’étais arrivé avant huit heures, on a pillé mes marchandises. — Combien valaient-elles ? — Tant. — Voilà, partez, et revenez vite avec un nouveau chargement, au retour on ne vous pillera plus. » L’abondance s’établit, les prix diminuèrent et furent réduits à un taux raisonnable. Le quartier du munitionnaire général était devenu un marché, et pendant toute la campagne il y eut abondance de vivres. Ouvrard avait nourri l’armée sans réquisitions, sans dépôts ni magasins. Ouvrard m’a souvent dit : « il n’y a que deux manières de faire la guerre, en payant ou en pillant. On a meilleur marché de la faire en payant. »

Ouvrard était généreux, il aimait le faste et les grandes élégances ; les fêtes pleines de magnificences du Raincy lui ont presque valu autant d’inimitiés et de persécutions que les fêtes de Vaux au surintendant Fouquet. Ouvrard vécut en prince jusque sous les verrous.

Entre Ouvrard et Séguin, autre célèbre munitionnaire, dont tous les appartements étaient encombrés de violons et de musique, et dont les écuries logeaient toujours de trente à trente-cinq chevaux qu’il ne montait et qu’il n’attelait jamais, il s’éleva plus d’un conflit d’affaires. Tous comptes faits, Ouvrard resta devoir à Séguin cinq millions ; cinq millions, c’étaient les derniers débris de la fortune d’Ouvrard. Ouvrard prétendait que le gouvernement lui devait juste cette somme, et il renvoyait son créancier Séguin au trésor public, son débiteur.

Les foudres de la juridiction commerciale se déchaînèrent contre Ouvrard. La contrainte par corps fut prononcée ; le plus intelligent des gardes du commerce, M..., fut chargé de mettre à exécution contre Ouvrard la sentence des juges consulaires.

Le moins habile des gardes du commerce est un Nemrod, j’allais dire un Robin des Bois ; mais le garde du commerce ne chasse pas la nuit.

M..., à compter de huit heures du soir, suivait Ouvrard au Rocher de Cancale, aux théâtres, et le couchait[1] à deux heures du matin.

Chaque nuit, Ouvrard rentrait dans la même maison ; les valets de meute gardaient la porte jusqu’au lever du soleil. On requit un matin un juge de paix ; la présence d’un juge de paix est heureusement indispensable pour envahir un domicile et pour en briser les portes ; on pénétra dans la maison sans coup férir ; aucune résistance ; on ouvre, on visite tous les appartements, tous les coins et recoins ; un maçon est appelé pour sonder plusieurs épaisseurs de murs. Pour prendre Ouvrard, il eût fallu faire abattre la maison tout entière, et c’est le seul droit que n’aient pas les gardes du commerce.

Ouvrard avait eu recours à une plaque de cheminée tournante qui ménageait un secret asile à ce nouvel hôte du foyer.

Muni d’un calendrier marquant les levers et les couchers du soleil, d’un almanach Bréguet, Ouvrard ne sortait qu’aux heures indiquées ; mais ce calendrier était inexact, et un soir qu’Ouvrard s’échappait de sa retraite, il fut appréhendé au corps : on lui démontra que son almanach Bréguet avançait de dix minutes.

Ainsi traqué, Ouvrard avait toujours cinquante mille francs en billets de banque dans sa poche ; il les offre au garde du commerce pour recouvrer sa liberté : « Je ne puis rien accepter, lui répondit M…, et d’ailleurs si vous m’offrez cinquante mille francs pour vous lâcher, Séguin m’en a donné soixante pour vous prendre. »

Ouvrard était encore au greffe, quand un de ses neveux accourut : « Console-toi, lui dit Ouvrard, tu le vois, je n’ai plus peur d’être arrêté. »

On n’avait jamais admis de prisonnier pour dettes à la Conciergerie ; Ouvrard obtint d’y être transféré. Le concierge fut même autorisé à lui louer moyennant six mille francs par an un logement assez vaste et assez complet. Le logement fut vite richement décoré. Les visiteurs se pressaient en si grand nombre à la Conciergerie, et le prisonnier pour dettes en était quelquefois si fatigué, qu’il faisait dire alors par le porte-clefs : « Monsieur Ouvrard est sorti. »

Le Rocher de Cancale était chargé des dîners d’Ouvrard, et à ces dîners ne faisaient jamais défaut les meilleures années du Clos-Vougeot ; célébrités, personnages, gens d’esprit, artistes illustres venaient chaque soir diner gaiement avec le détenu. Ces dîners fins faisaient grand bruit, et Ouvrard me raconta qu’un jour Séguin lui-même lui demanda la faveur d’être de ses convives. Séguin reçut bien vite son invitation ; le dîner fut des plus gais et des plus magnifiques : seulement, dit Ouvrard, Lucullus est forcé de dîner tous les jours chez Lucullus.

— Comment, reprit Séguin, à cinquante-cinq ans, ayant encore à peine devant vous cinq belles années, comment consentez-vous à les passer en prison ? Tenez, je suis bon homme, et je tiens à payer mon écot : donnez-moi trois millions, et vous couchez ce soir chez vous.

— Monsieur Séguin, reprit Ouvrard, vous avez quelques hivers de plus que moi : si l’on vous offrait une spéculation qui vous assurât un bénéfice net de cinq millions, la refuseriez-vous parce qu’il vous faudrait faire un voyage à Calcutta ? — Non, certainement, fit Séguin. — Et pourtant, reprit Ouvrard, il vous faudrait prendre la mer, faire quatre mille lieues, quitter votre famille, vos enfants, vos amis, renoncer à une bonne cuisine comme celle-ci, à d’excellent vin comme celui-là, et, peut-être, vous débattre contre la fièvre jaune... — Mais cinq millions ! interrompit Séguin ; cinq millions !

— Eh bien ! reprit Ouvrard d’un ton victorieux, sans quitter la terre ferme, sans changer de ciel et de climat, sans dire adieu à ma famille et à mes amis, sans même être privé, monsieur Séguin, du plaisir de vous recevoir et de dîner gaiement avec vous, à l’abri de toutes mauvaises chances et de tous périls, je gagne ici, dans cette douce retraite, ces cinq millions qui vous feraient vous risquer à de si rudes sacrifices. »

Il se fit un moment de silence, Séguin devint sérieux et pensif, et dit froidement à Ouvrard : « Eh bien, monsieur Ouvrard, vous avez peut-être raison. »

Ouvrard aimait à raconter jusqu’aux moindres incidents de cet historique dîner.

Ces deux financiers n’avaient rien à se reprocher. Ils se ressemblaient, à force d’audacieuse habileté dans les affaires, à force de mœurs excentriques et bizarres, à force d’ardent amour pour les millions.

Il y a dans la vie d’Ouvrard une page à racheter bien des fautes, à apaiser bien des haines. Ouvrard connaissait le colonel Labédoyère. Après les cent-jours, Labédoyère vint le trouver : « Partez, lui dit aussitôt Ouvrard, allez aux Etats-Unis, yoici une lettre de crédit de cinquante mille francs pour David Parish, et quinze cents louis en or. » Le lendemain, le prince de Talleyrand fait appeler Ouvrard et lui demande des explications sur la lettre de crédit trouvée dans les papiers de Labédoyère qui venait d’être arrêté : « Ce n’est pas devant vous, prince, lui dit-il, que je me justifierai d’avoir voulu sauver un proscrit dont la tête est menacée. » Le prince de Talleyrand comprit cette réponse ; Ouvrard ne fut pas inquiété.

La physionomie d’Ouvrard était des plus sympathiques ; son sourire ne manquait ni de malice, ni même de dédain ; il avait des convictions, et pour tous ses plans il ne croyait qu’au succès ; il n’y avait chez lui ni du Normand, ni du Gascon. Il se donna toutes les joies de ce monde. Il eut des amis.

La restauration mit fin, comme par un coup de baguette, à ces mœurs, à ces désordres, à cette ivresse et à ces spéculations de l’empire.

Depuis 89 jusqu’au dernier exil de Napoléon, tous les esprits et tous les cœurs furent troublés, épouvantés et jetés violemment hors de toutes traditions et de toutes croyances par trois grands faits qui se succédèrent : les grands faits historiques parlent encore plus haut, et parlent plus pour tout le monde que les théories et les livres des plus puissants esprits et des plus entraînants écrivains.

Un roi et une reine montant sur l’échafaud par jugement d’une assemblée délibérante ; un officier de fortune recevant la toute-puissance des mains de la victoire, et se faisant par son épée le maître de la France et le maître du monde ; enfin, toute l’Europe en armes et tous les rois coalisés, forcés de s’y prendre à deux fois pour briser la couronne de cet empereur qui les avait tous fait trembler sur leur trône, et pour exiler à Sainte-Hélène cette grande âme et ce grand génie.

Ces trois drames si émouvants firent certainement germer dans tous les esprits et dans tous les cœurs, plus que Voltaire et Rousseau, l’esprit de révolte contre la société, des idées d’immoralité, de scepticisme, toutes les plus folles et les plus dangereuses ambitions ; la société put se dire : Tout est possible.

On avait longtemps respecté en France les chênes séculaires ; mais les vents déchaînés et les orages ont brisé leurs plus forts rameaux, ont arraché du sein de la terre leurs plus profondes racines ; et alors, nous avons avec confiance planté de jeunes tiges que de nos mains nous avons encore déracinées. Ne troublons plus la séve nourrissante de ces arbres aux ombrages protecteurs ; n’allons plus, en curieux et pour les faire croître plus vite, tourmenter leur féconde végétation ; laissons faire le temps, cette puissance divine qui détruit tant de choses, mais qui aussi consolide et fortifie tout ce qu’elle ne détruit pas.

Ne soyons aujourd’hui, à distance des hommes et des événements de ces temps-là, ni commentateur trop sévère, ni juge inexorable. Notre société, lasse et défaillante à force d’épreuves, ne doit sa sagesse du jour qu’aux dures leçons de l’expérience. Nous avons vu, à la fin du siècle dernier et au commencement du dix-neuvième siècle, qu’en révolution le sang appelle le sang, et nous sommes devenus humains et modérés. Nous avons vu qu’en sacrifiant trop l’ordre public à la liberté, on en venait à sacrifier la liberté à l’ordre public, et nous sommes devenus, je ne sais pour combien de temps, prudents, soumis et faciles à être gouvernés.

Avec l’empire finissent surtout un grand capitaine et une nation guerrière qui, de compagnie, s’étaient couverts de gloire sur les champs de bataille. Avec la restauration commence une société nouvelle, libre, honnête, polie, chevaleresque et lettrée.

  1. Terme de vénerie qui appartient aussi au vocabulaire des gardes du commerce.