Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-06

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 215-222).
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CHAPITRE SIXIÈME

Madame « Quelle-heure-est-il ».
Les petites Liaubert. Détournement de mineures.
Je glisse vers la trentaine.

Je faisais peau neuve. Je menais, à présent, la vie d’un jeune homme cueillant le plaisir sans se lier à celles qui le lui dispensent. J’allais de la blonde à la brune, m’ingéniant à varier les fleurs plus ou moins fraîches de mon bouquet. Les femmes qui évoluaient au Quartier, je les connaissais toutes, et pour peu qu’elles en valussent la peine je les occupais quelques instants. J’avais aussi de ces passantes qu’on pourrait rencontrer le lendemain sans les reconnaître. Ce que me rapportait mon travail de copiste ne suffisait pas toujours à payer cette insouciance voluptueuse, mais si je ne demandais plus à mon père de régulièrement y contribuer, je frappais à sa caisse dès que le diable menaçait ma poche. Un voyage à Saint-Brice me ravitaillait comme par enchantement.

Les Piquerel, tenanciers de l’hôtel-restaurant de la rue Monsieur-le-Prince, composaient un pittoresque assemblage. Mme Piquerel avait eu de la beauté et s’appliquait à en utiliser les restes. Asthmatique et cardiaque, son mari, ex-sommelier chez Bignon, se recommandait de la plus belle gueule de coco qui pût échoir à un homme. Piquerel s’occupait du restaurant, Mme Piquerel donnait ses soins à l’hôtel. Délicate était la table, moelleux étaient les lits, sans compter que Mme Piquerel se montrait secourable aux pensionnaires démangés de luxure. Son débordant corsage de blonde maquillée, qui eût contenu tous les rêves d’un potache, prodiguait des réalités qu’à l’heure trouble du réveil il m’arriva de ne pas juger déplaisantes. Le matin, M. Piquerel étant descendu aux cuisines, Mme Piquerel frappait aux portes, discrètement. À la mienne, par exemple. — « Quelle heure est-il, monsieur Fargèze ? » — « Sept heures, madame Piquerel, laissez-moi dormir. » Elle n’insistait pas. Mais si je disais : « Entrez, madame Piquerel, vous verrez l’heure à ma pendule », elle entrait aussitôt, en chemise. Une légende libertine glorifiait les nichons-vulve de Mme Piquerel, que nous appelions entre nous « Madame Quelle-heure-est-il ».

Les jours s’accumulaient sur cette trop facile existence. Je n’allais plus aux « Amis de la Marine », mais je savais que Jeanine était mère d’une petite Berland. Point de nouvelles d’Hortense Quincette, qui sans doute avait rencontré l’ardent consolateur. Mes délices quotidiennes me rendaient ingrat envers ce charmant passé.

Depuis quelque temps une table voisine de la mienne, au restaurant Piquerel, recevait, midi et six heures venus, deux demoiselles assez jolies, de toute petite taille, l’air triste, qu’on me dit être sœurs jumelles. De vraies poupées par la miniature du visage, mais des poupées sans le sourire. Je les sus de Mâcon, filles d’un entrepreneur de bâtiments, et à la faveur de ce renseignement j’échangeai quelques paroles avec elles, assez pour entrevoir leur état de détresse. Leur mère étant morte, le père s’était remarié, mal. Françoise et Gabrielle Liaubert, dix-huit ans, se trouvèrent si malheureuses qu’elles s’enfuirent. Instruites, musiciennes, elles cherchaient à Paris un emploi qui les fit vivre. Elles logeaient carrefour de l’Odéon. Leur argent fondait. Je les invitai plusieurs fois à ma table ; je m’arrangeai avec Piquerel pour qu’il les servît copieusement. Elles me dirent un soir que Mme Caron, leur hôtelière, menaçait de leur refuser la clef si elles n’acquittaient pas un arriéré de deux semaines. Je réglai cette petite affaire. Juste à point un Mâconnais, négociant en vins, qui fournissait Piquerel et que j’avais vu à Saint-Brice, me renseigna sur elles très sympathiquement.

Je n’étais mû, j’en puis jurer, par aucune arrière-pensée de galanterie à l’égard de ces fillettes, la joliesse qui me les avait signalées n’était pas irrésistible, en dépit de la limpidité bleue de leurs yeux enfantins. Je leur accordais cependant l’agrément de seins rondelets. Mais il arriva que Mme Caron les jeta brutalement dehors, leur préférant un locataire de meilleure paye. Je les recueillis chez Piquerel, ce qui était tenter l’enfer. Elles n’étaient pas depuis une semaine mes voisines de chambre, qu’un matin je me réveillais entre elles deux, dans leur lit. Entre elles, mais je m’explique. Françoise m’avait raconté sa vie désolante, marquée par un fait odieux : sa défloration était l’œuvre de son père. Elle n’avait pas eu la force de lui résister. Elle pleurait éperdument, et sa sœur pleurait avec elle. Je les calmai, les embrassant, asseyant enfin sur mes genoux la pauvre Françoise, qui, à peine hésitante, me laissa la caresser, pleurant encore. Mais comme l’animation de mes traits lui faisait comprendre où j’allais en venir : « Non, non, murmura-t-elle. Je suis une malheureuse. Prenez Gabrielle. » Elle venait de se mettre au lit, Gabrielle. J’y étendis Françoise, qui ne me défendit pas de la saisir, amante passive, les heures qui suivirent me la redonnant active sans qu’elle parût gênée par la présence de sa sœur, inerte et muette, mais que je sentais éveillée et attentive. Le jour venu, ce fut Gabrielle qui se leva la première. Je ne l’avais, au cours de la nuit, inquiétée par aucune caresse. Je voulus lui donner sur les joues un bonjour d’ami, mais elle tourna légèrement la tête et me livra ses lèvres. Je vis ses yeux s’éteindre ; elle fit passer en moi un saisissement délicieux.

Je pensai qu’il valait mieux que Françoise vînt la nuit dans ma chambre, et ce fut l’avis souriant de Gabrielle. Il en résulta que le matin d’après, Françoise étant sortie, je courus aux lèvres de Gabrielle, qui se donnèrent d’un tel élan que ma bouche s’en autorisa pour descendre jusqu’aux seins, et que j’eus tout et tout, de proche en proche, sans l’avoir demandé. Elle était imperforée, ayant échappé à son ignoble père. Ses pudeurs vite rassurées me charmèrent. L’immolation brusque à laquelle je dus me résoudre me laissa dans l’enivrement. En ferais-je l’aveu à Françoise ? Gabrielle me prévint en renseignant sa sœur, qui se félicita de notre accord. Dès ce jour-là je dormis avec l’une ou avec l’autre, quand ce n’était pas avec l’une et l’autre. Elles étaient extraordinairement pareilles, au plus minime accident près, leur similitude absolue allant jusqu’aux grains de beauté découverts par moi sous le sein droit et contre la hanche gauche. Nous nous amusions à la confrontation de leurs académies. « Elle a comme moi ceci », indiquait Gabrielle. « J’ai cela comme elle », révélait Françoise. Le plus petit détail nous retenait, poil après poil. Fallait-il que nous eussions du temps à perdre !

Mais si la nature avait pétri deux mêmes corps, elle en avait varié les ressorts animateurs. Gabrielle était plus capable d’affection que Françoise, mais celle-ci avait des réactions passionnelles plus vives. Allant de Françoise à Gabrielle, je trouvais deux âmes différentes sous une matière identique, cette dualité dans l’unité multipliant mes transports. J’ajouterai que ces petites, qui toujours avaient fait lit commun, s’étaient de bonne heure initiées à un intime échange d’émotions charnelles. Elles en renouvelaient devant moi l’alerte et subtil jeu, la grâce lascive qu’elles y apportaient n’étant pas pour tempérer mon éréthisme. Cela me conduisit à des excès que mes amis lurent sur mon visage. Ils m’en plaisantèrent. Je dois dire ici qu’ils ne savaient pas grand-chose de mes amours nouvelles. Les deux sœurs sortaient ensemble, seules. À l’hôtel, où nous nous enveloppions de silence, nul ne s’occupait de ce qui se passait derrière ma porte. Et si Mme Piquerel ne venait plus me demander l’heure, ce qui montrait qu’elle n’ignorait rien, je pouvais faire confiance à son entière discrétion.

On sut cependant tout, au-dehors. Mon étonnement fut extrême de recevoir de mon père une lettre d’admonestation à propos des « sœurs Liaubert », qu’on lui disait être entretenues par moi. Je lui répondis que ce n’était qu’un commérage, et il en demeura là. Mais un jour que j’étais attablé au restaurant, les jumelles dînant à une table voisine, un homme d’une cinquantaine d’années entra, sec et voûté, qui alla droit sur elles, stupéfaites. C’était leur oncle. Il les accabla de reproches, leur ordonna de le suivre, de l’accompagner chez le commissaire. Il criait très fort. « Quant à votre M. Fargèze, je vais lui faire voir de quel bois je me chauffe ! », ajouta-t-il, ne se doutant pas que j’étais si près. Je me levai d’un bond : « Vous dites, monsieur ? Vous venez de prononcer mon nom. Je suis M. Fargèze. » Il n’en parut pas décontenancé. « Ça tombe bien. Vous allez me suivre avec elles jusqu’à la police. » C’en était trop. Ma main s’abattit sur son épaule. « C’est moi qui vais vous en montrer le chemin », dis-je, criant à mon tour. Je le tenais ferme et il fut prestement dans la rue, où roula son haut-de-forme, que Piquerel ramassa. Avec une vigueur qui lui interdisait toute velléité de résistance, je le contraignis à marquer le pas comme un ivrogne qu’on ramène. Tremblantes, les deux sœurs suivaient. Nous fîmes dans le bureau du commissaire une irruption mouvementée.

Mon homme avait recouvré du coup son assurance et bouillonnait de colère. J’étais un vaurien, un suborneur ; j’avais entraîné deux filles mineures dans la débauche. Il ne se tut que sur l’injonction du magistrat de police, qui s’avisa de m’entendre en premier. Il avait sous les yeux un rapport sommaire dans lequel il était probablement question de moi. Qu’avais-je à dire ? Je lui déclarai, très calme, que je m’étais borné à faire mon devoir en venant en aide à deux jeunes filles sans ressources, jetées à la rue par leur propriétaire. Il me fit observer que ces jeunes filles eussent peut-être mieux fait de rentrer dans leur famille, toute disposée à pardonner leur fugue, ce que l’oncle appuya, furieux, en me roulant sous le nez un poing que j’écartai rudement. Interrogées à leur tour, Françoise et Gabrielle balbutièrent, sanglotantes. Quelle excuse donnaient-elles à une fuite dont les conséquences pouvaient être graves pour elles ? Soumises à l’autorité de leur père, elles auraient à compter avec les sévérités de la loi.

— Voyons, parlez, leur disait le commissaire. Mais leurs sanglots répondaient seuls.

Hardiment je pris la liberté d’intervenir.

— Monsieur le commissaire, fis-je en élevant la voix, si ces jeunes filles se taisent, c’est que l’excuse qu’elles ont à invoquer est des plus pénibles. L’une a été violentée par son père ; l’autre a dû lutter pour ne pas ne subir le même sort. Désespérées, elles ont fui. Oserait-on leur en faire reproche ?

Cette intervention déclencha tout. L’oncle rugissait, me menaçant de son poing ridicule. Les petites sanglotaient toujours, mais elles allaient parler. Jugeant qu’il y avait lieu de recevoir leurs déclarations à huis clos, le commissaire les fit passer dans une autre pièce. Il me donna la permission de me retirer. Moins d’une heure après, les deux sœurs reparaissaient à l’hôtel, le commissaire ayant décidé d’ouvrir une information complémentaire auprès de son collègue de Mâcon.

Reprendre notre petit ménage à trois eût été d’une folle imprudence. La discrétion ne suffisait plus, et nous devions y ajouter la ruse. J’étais espionné. Le lendemain soir, comme je sortais du café Belge, je vis dans l’ombre de la rue Christine trois individus qui, sitôt que j’apparus, s’élancèrent sur moi, solides spadassins armés de cannes. Je me collai dos à un mur. Une feinte seule pouvait me sauver. Me tournant vers l’agresseur de droite, je fis demi-tour avec une rapidité foudroyante et me ruai sur celui de gauche, le jetant à terre et lui arrachant sa canne. J’allais m’attaquer à ses acolytes, mais ils étaient déjà loin. Or, je reconnus, s’enfuyant derrière eux, un complice qui n’était autre que l’oncle. Je ne racontai cette agression qu’aux deux sœurs, mais je me tins pour suffisamment averti.

Une trêve de quinze jours nous remit de cette alarme. Mes amies étant soucieuses de justifier leur présence à Paris, Françoise accepta, excellente pianiste, de faire sonner les claviers d’un fabricant de la rue de Tournon, et Gabrielle, qui avait une écriture assez bonne, voulut bien travailler à des copies que je lui fis confier par Marchant. La tendresse qu’elles me témoignaient était touchante. J’y répondais avec un emportement qu’irritaient nos précautions craintives. Mais nous finissions par supposer que le père et l’oncle renonçaient à agir, craignant un scandale, et que la police nous avait oubliés.

Hélas ! Un après-midi, arrivant de chez l’éditeur Marchant, je trouvai vide la chambre des chères petites. Le commissaire était venu à l’improviste, accompagné d’une dame chargée de les ramener de gré ou de force à leur père. Une dame de la police, qui leur donna le choix entre sa compagnie et celle d’un gendarme. Vivement on avait fait leur malle, réglé leur compte. Sous une vigilante surveillance, un fiacre les avait emportées. Sans doute roulaient-elles à présent sur le chemin de fer du Grand Central…

Consterné, je m’enfermai chez moi, tout à mes souvenirs. Gabrielle et Françoise Liaubert ! Huit mois j’avais possédé leur âme fraîche et leurs gentils charmes. Je les pleurais, vouant le plus gros de ma peine à la douce Gabrielle, dont Françoise était d’ailleurs l’harmonieux complément.

Quelque repos me devenait nécessaire. On touchait à l’automne de 1864 et j’avais retardé de plusieurs mois mon séjour annuel à Saint-Brice. J’y allai. Les premières paroles de mon père furent pour me rapporter les échos de mes relations avec les jeunes Mâconnaises. Il n’en ignorait même pas l’épilogue policier. Il n’était guère content de moi et ne me le cacha point. Avais-je donc juré de ne pas devenir sérieux ?

Mais que m’apprenait-il ? Le capitaine Quincette, faisant en voiture une tournée d’inspection, était passé à Saint-Brice quelques jours auparavant. Sa femme l’accompagnait, toujours bien belle, mais très fatiguée. « Ils sont venus à la maison. Elle a demandé de tes nouvelles. » Et, me regardant d’un air interrogateur : « Elle en a même redemandé, en insistant d’une drôle de manière. Est-ce qu’elle aurait quelque chose pour toi, par hasard ? » Je répondis à cela qu’à Paris je n’avais eu que deux ou trois fois l’occasion d’entrevoir Mme Quincette, en passant, le temps d’un salut.

— Louisette était avec elle, et nous n’avons pas échangé un mot, précisai-je, compensant le mensonge par un peu de vérité.

Le rouge m’était monté au front, ce disant, et mon père ne fut pas sans l’observer. Depuis deux ans et demi je ne savais rien d’Hortense, et voilà qu’elle reparaissait, se signalant indirectement à moi. Que signifiait cela ? Était-il possible qu’elle n’eût pas fait une seule fois, en ces trente mois, le voyage de Paris, où elle continuait d’avoir son appartement ? Ceci posait une singulière énigme.

Agathe, pétant de graisse, traînait le poids de sa quatrième grossesse. Louisette, dans sa vingt-deuxième année, venait d’épouser un propriétaire de Saint-Jean-de-Losne, quadragénaire mi-bourgeois et paysan, qu’elle menait par le bout du nez. Ses formes s’étaient arrondies sans excès, et le compliment que je lui en fis la rendit fière. Elle voulut me montrer sa maison, mais quoique son mari fût absent elle ne me permit qu’un constat superficiel de ses attraits nouveaux. Je ne tardai pas à me sentir bien seul dans l’isolement de Saint-Brice. Mes anciens amis de l’auberge avaient quitté le bourg ; des visages inconnus m’accueillaient « Pourquoi ne te maries-tu pas ? » disait ma mère. Et mon père d’ajouter : « Si Paris est dépourvu de filles à marier, je t’en trouverai ici dix pour une, richement dotées et jolies. Qu’est-ce que tu attends pour me charger de la commission ? » Il raillait, mais sous sa raillerie je percevais l’accent de la tristesse. « Félicien, me dit-il un soir, est-ce que tu consultes ton calendrier, quelquefois ? Le temps file, mon garçon. Voilà que tu glisses vers la trentaine… » Ma mère l’entendit. Elle se mit à pleurer et mes larmes se mêlèrent aux siennes.

Pendant quinze jours je fus tout à eux. Quinze jours… Et j’allais repartir. Que faisais-je à Paris ? Quelle destinée y poursuivais-je ? Mais à ces questions que je feignais de me poser je tenais toute prête une réponse. Je m’en retournai le seizième jour, impatient de retrouver la grande ville qui ensorcelait mon esprit et mon cœur.

J’étais rue Monsieur-le-Prince à dix heures du soir. Je me couchai tout de suite. Au matin, Mme Piquerel vint me demander l’heure et je la fis entrer.