Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-05

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 201-213).
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CHAPITRE CINQUIÈME

La passionnée Hortense. Mes doubles amours.
Pauline Maillefeu.
Mme Quincette s’en va et Jeanine se marie.

L’histoire d’Hortense tenait en quelques mots. Née d’Horchiac, elle était cousine du jeune secrétaire à la Cour des Comptes. Leurs âges coïncidaient : vingt-huit ans. Elle avait été élevée au couvent des Oiseaux. Elle en sortit avec le bagage de futiles connaissances qui valaient à l’établissement de la rue de Sèvres sa réputation mondaine. Elle peignait, sculptait, jouait de la harpe, chantait, dansait. Elle avait quinze ans quand elle perdit sa mère. Son père, brillant officier, ruiné par le jeu, faisait sa carrière en Algérie. Une tante passablement folle la recueillit, lui fit partager son existence moisie de vieille fille. Survint un jour le cousin, qui faisait son droit à Paris. Ils s’ennuyaient l’un et l’autre ; ils se déniaisèrent mutuellement. Cependant la tante travaillait à marier sa nièce, et ce fut elle qui découvrit l’officier Quincette, de douze ans plus âgé, mais riche. Le jeune d’Horchiac était retourné dans sa province, en Languedoc. Il en revint pour occuper auprès du baron Rodier cet emploi flatteur, mais mal rétribué, qu’il devait à des relations de famille. Il retrouva sa cousine. Ils reprirent aussitôt leur intimité d’autrefois, bien peu ardente, me confia-t-elle. Elle s’était, entre-temps, donnée à un beau lieutenant de cavalerie, jeune, ambitieux, intrépide, qui fut tué par une balle russe, en 55, devant Sébastopol.

Mon installation à l’hôtel Rollin, rue de la Sorbonne, fut opérée avec toute la célérité possible. J’avais au premier étage une grande chambre qu’Hortense jugea gaie et Jeanine magnifique. Mais il me fallait organiser ma vie passionnelle, qui se compliquait. Je fixai à Jeanine d’immuables heures de visites, le matin, entre huit et dix. J’établis l’itinéraire détourné d’Hortense, qui, en évitant les abords de la place Saint-Michel, viendrait tantôt vers la fin de l’après-midi, tantôt le soir. Elles seraient à moi tous les deux jours, chaque jour m’en apportant une. Entrées et sorties étant ainsi réglées, j’évoluai entre mes deux amies en me disant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes où l’on faisait l’amour.

Hortense me restait encore presque inconnue après ce coup de théâtre du 15 août, si extraordinaire. Et de moi, que connaissait-elle ? Mais nous avions vécu en commun d’inoubliables minutes, et quand elle entra le lendemain dans ma nouvelle chambre, nous eûmes le sentiment d’être liés depuis un long temps. Nous plantâmes la crémaillère, et le sens équivoque de l’expression la mit en joie. Je fus d’abord surpris de l’intégrale familiarité que spontanément elle voulut entre nous.

De vrai, ce n’était plus la même femme. Celle-ci manifestait une effronterie sexuelle sans limites. Après s’être livrée entière, elle s’épuisait à attiser ses sens et les miens en s’offrant en détail. Quelle terrible maîtresse ! Mais avec ses muscles, ses nerfs, quelle machine à forniquer ! Où diable avait-elle pris et appris tout cela ? L’histoire du bel officier remontait à six ans ; d’Horchiac faisait figure de couille molle ; le capitaine Quincette sacrifiait certainement plus à l’alcool qu’à tout le reste. Elle me conta que les charmantes pratiques du saphisme avaient amusé ses nuits de pensionnaire, et que le souvenir attendri qu’elle en gardait n’avait été que partiellement aboli par la connaissance de l’homme. Même, elle m’avoua que la complicité d’une amie lui valait de ranimer parfois ce souvenir. Elle dit aussi que cette amie, coureuse de sensations ultra-conjugales, l’avait nourrie de toute une littérature aux imageries échauffantes, que lui passait un amant. Mais tout cela m’expliquait-il l’érotique frénésie qu’elle fit délirer sur moi ? Désirs incompréhensibles, charnalité dévorante, embrasement véritablement infernal…

Quoi qu’il en soit, son agissante curiosité de toutes les caresses eut sur moi cet effet heureux, qu’elle me guérit d’Anaïs. Je vis de moins en moins la sœur de Titi, et je finis par ne plus la voir du tout.

Le revers de la médaille, c’était la furieuse jalousie d’Hortense. Lui demandais-je, moi, si elle continuait d’être assidue aux séances musicales de son cousin d’Horchiac ? Entre nous, le bavardage d’un garçon de chambre de la rue Saint-Jacques m’avait renseigné. La belle dame ne venait plus aussi souvent chez le joueur d’orgue, une fois dans la semaine, peut-être. Elle y venait, en tout cas, et j’aurais pu le lui reprocher, si j’avais été d’humeur jalouse. Pour elle, dès le début elle s’inquiéta de savoir si la personne en caraco qu’elle avait vue sortir de chez moi y était revenue. Je la rassurai, reniant lâchement Jeanine : elle n’y était pas revenue, et n’y reviendrait pas. Pauvre chère Jeanine qui, elle, m’aimait et se donnait sans en demander plus, sans s’autoriser de cela pour exiger de moi le serment de lui être fidèle !

— Je vous connais, beau masque ! me disait Hortense en me menaçant du doigt. J’entends que vous soyez à moi sans partage. Prenez garde !

Un après-midi, comme, inquisitoriale, elle tournait, furetait dans ma chambre, elle jeta un cri : une jarretière, une vulgaire jarretière de coton, se cachait sous des papiers, sur ma table. Cet oubli de Jeanine allait me coûter cher. Ce fut la crise nerveuse, d’abord. Mais j’en savais à présent le remède, que je détenais et dont je vérifiai l’infaillibilité. Puis ce fut son enquête, obsédante, policière, tendant à découvrir l’identité de la « personne en caraco ». Jeanine, à ce moment-là, se voyait obligée de déployer mille ruses pour accourir chez moi, Pauline Maillefeu, sa belle-sœur, s’étant embusquée plusieurs fois sur sa route. Je craignais qu’elle ne changeât ses jours et ses heures de visite sans m’en avertir, ce qui eût risqué de la faire se rencontrer avec Hortense. J’en étais très ennuyé, mais il arriva pis. Je revoyais Louisette Lureau en passant sur les quais. Je lui avais promis de la conduire au bal, et la gamine s’en souvenait. Elle me rappelait ma promesse ; je la lui renouvelais sans songer beaucoup à la tenir. Or, un dimanche qu’elle demandait à Mme Quincette la permission de sortir, elle parla de danse et dit qu’on la menait au bal. « Et qui vous y mène ? » fit, amusée, Mme Quincette. « Des galants, pardi, répondit-elle. Il y en a même un que vous connaissez. » Et cette petite imbécile de prononcer mon nom ! Quel pavé dans la mare ! Sur-le-champ Hortense décida que cette débauchée devait retourner à Saint-Brice. À peine lui permit-elle de faire son paquet. Elle lui compta l’argent du voyage, la fit accompagner par sa femme de chambre jusqu’à l’embarcadère de la place Mazas, jusqu’au wagon du train partant pour Dijon. Puis elle écrivit à la mère Lureau que sa nièce courant les bals, elle ne voulait pas être tenue pour responsable de sa conduite et la lui renvoyait.

Quand Hortense me jeta cela, une Hortense déchaînée, m’imputant tout, je crus qu’un haussement d’épaules serait une protestation suffisante. Mais elle hoquetait de sanglots en se roulant sur mon lit. En vain disais-je que jamais je n’avais pensé à faire danser et moins encore à courtiser Louisette, je me heurtais à une véhémence vociférante et sourde. Elle me criait l’horreur de ma trahison. « Qu’est-ce que tu pouvais bien faire avec ce souillon de cuisine qui n’a que les os et la peau, et qui empoisonne ! » Je tentais de la caresser, mais elle s’en défendait rageusement, me mordait, me lacérait de ses ongles. Je saignai et la vue du sang mua sa rage en tendresse. « Je t’ai griffé, Félicien. Pardonne-moi. Dis-moi encore que tu n’as rien fait avec cette petite saleté. Comment pourrais-tu chercher du plaisir ailleurs, puisque je suis à toi des pieds à la tête et que tu n’as qu’à me prendre ? Regarde, si je suis belle ! » Elle bombait sa poitrine, arquait son ventre, écartait animalement ses cuisses, me prenait, m’attirait dans sa nudité en feu. « Griffe-moi, mords-moi, criait-elle, griffe et mords mes beaux seins, mon chéri ! » Et puis, ce fut la détente. Elle s’immobilisa sous mes caresses, qu’elle ne refusait plus.

Ce sont là de ces scènes qui détourneraient à tout jamais d’une femme, si l’amour n’était aux antipodes de la raison. Le piteux visage à griffures que je fis voir à mes amis ! À quels ongles adorés devais-je cela ? L’un d’eux, qui avait sa chambre à ce même hôtel Rollin, connaissait mes visiteuses pour les avoir vues passer. Il parlait gaillardement de la jolie brune, toute simplette ; il faisait claquer sa langue pour dire quelle fleur de coït était la belle blonde. Qui, de celle-ci ou de celle-là m’avait donné cette preuve acérée de son amour ? Mais je ne fus pas très fier de comparaître en cet état devant Jeanine. Elle me demanda ce qui m’était arrivé. Je mis cela sur le compte d’une chute : en glissant, je m’étais labouré le visage sur le sol. « Tu t’es battu, Félicien, voilà la vérité », fit-elle. Puis, me regardant de tout près : « Ce sont des coups d’ongles. C’est une femme qui t’a fait ça. » J’eus beau dire, elle ne consentit pas à me croire. Ses yeux s’embuèrent ; elle pleura. Mais je lui jurai que je l’aimais bien et la preuve que je lui en donnai la rassura suffisamment.

Je parlai tout à l’heure de mes amis. Hortense se désespérait de ne rien savoir de ma vie de brasserie, de ma vie nocturne. À ses interrogations, je ne faisais que des réponses fuyantes. Y avait-il des femmes, parmi ces amis ? Répondre que non eût été ridicule. Eh ! oui, parbleu, il y avait des femmes, les maîtresses de ces messieurs. Mais la mienne n’y était pas, puisqu’elle s’appelait Hortense Quincette. Elle insistait, quêtait des précisions. Elle savait que nous allions du café Soufflet au café Belge de la rue Dauphine, où les jupons étaient plus nombreux que les culottes. Je lui rapportais les mille histoires paillardes qui en pimentaient la bière et la choucroute. Elle riait, mais ne se demandait pas moins quel rôle je pouvais jouer dans ces parties collectives. C’était sa préoccupation constante. « Parmi les femmes qui sont là, n’en est-il pas que tu désires ? Une qui me ressemblerait un peu, je suppose. Avoue. Je t’excuserais d’avoir couché avec elle en pensant à moi. » Je n’avouais rien, bien entendu ; je ne pouvais avouer qu’entre ces houris de brasseries il en était une bonne douzaine qui avaient répété avec moi, en toute camaraderie, leur gymnastique professionnelle. Je les payais d’un passable dîner, et j’y ajoutais quelquefois le double écu. L’argent ne roulait pas, dans notre milieu, et le louis d’or faisait de son possesseur un prince des Mille et une Nuits.

— On t’a vu avec des femmes, hier soir, me dit-elle un jour.

— À quelle heure et où cela ?

— Rue de Vaugirard, à onze heures.

— Qui te l’a raconté ?

— Mon petit doigt, qui sait bien des choses.

Il y avait là une troublante exactitude d’heure et de lieu. Mes amis et moi, en effet, nous étions sortis du café Belge avec des femmes. Je me souvins qu’alors j’avais vu se glisser dans l’ombre une forme féminine. « Tiens ! m’étais-je dit. Elle a la tournure d’Hortense. » Mais cette forme s’enveloppait d’un manteau gris très ordinaire. Hortense irait-elle jusqu’à m’épier, le soir, jusqu’à se travestir pour me surprendre ? Cette fois, je me fâchai.

— Je t’engage à prévenir ton petit doigt que je ne suis pas homme à supporter les espionnages. S’il me plaît de me promener, de jour ou de nuit, en compagnie de femmes, ce n’est ni ce petit doigt ni un autre, qui auront le pouvoir de m’en empêcher.

Je m’attendais à un éclat. Il n’y eut rien. Ou plutôt il n’y eut, de sa part, qu’un élan de soumission amoureuse, auquel je m’appliquai tout particulièrement à répondre. Jamais je ne l’eus plus amicale. Ma ferme protestation l’avait disciplinée.

Mais j’allais d’une inquiétude à l’autre. Deux mois de suite Jeanine avait vainement attendu ses menstrues. J’en fis part à un potard. Il me remit un médicament abortif qui n’eut pour effet que de la rendre fort malade. Le troisième mois n’ayant rien amené, je vis s’affoler Jeanine, qui, allant de l’infusion de rue à l’eau-de-vie allemande, détraquait sa santé sans déterminer l’hémorragie libératrice. Enfin, un carabin me donna l’adresse d’une sage-femme à laquelle on pouvait se fier, qui garantissait l’expulsion du fœtus même un peu après la période embryonnaire. Il suffisait qu’elle gardât l’opérée vingt-quatre heures. Toute une comédie fut machinée par ma pauvre amie pour qu’elle pût passer une journée et une nuit hors de chez elle. Une cousine Buizard, demeurant à Robinson, demandait à garder quelque temps le petit Germain. Jeanine l’y mena, disant à son père et à sa mère qu’elle y resterait trois jours. Elle en revint sur l’heure et put ainsi se rendre chez la sage-femme, qui la délivra sans difficulté. Elle n’en fut pas moins très affaiblie, sans l’être pourtant au point d’éveiller les soupçons autour d’elle.

Les soupçons de sa méchante belle-sœur, surtout, qui l’obsédait de sa sournoise surveillance. Elle offrait, cette Pauline Maillefeu, une figure décolorée qu’on eût dit sculptée dans un navet. Des yeux sans vie ; une grosse tête engoncée. Exagérément tétonnière, avec ça, et roulant sous son jupon des fesses de jument, ces fesses qui m’avaient valu d’être qualifié de saligaud parce qu’un jour je m’étais permis de les pincer. Elle venait de passer les trente ans mais en marquait bien quarante. Or, depuis longtemps cette aigre demoiselle ne possédait plus rien d’une pucelle. Jeanine, quand elle se défendait contre elle, ne se faisait pas faute de lui rappeler certaine histoire assez ancienne, des rendez-vous avec un garçon boucher qui s’était amusé d’elle en lui promettant le mariage. Elle avait, chez les Buizard, la situation d’une demi-servante, et l’on y appréciait ses qualités de travailleuse propre et ordonnée.

Je faisais assez souvent, après-dîner, ma partie aux « Amis de la Marine » avec Buizard et des habitués. Mme Buizard, Jeanine et Pauline tricotaient ou ravaudaient. Vers dix heures, les femmes se retiraient, et quelques instants après Buizard mettait ses derniers clients à la porte. Peu pressé de rentrer, je rejoignais aussitôt mes amis.

Un soir que je m’en allais, je distinguai Pauline Maillefeu à l’entrée du corridor desservant les chambres de l’hôtel, au coin de la rue Dauphine. Elle logeait là, au rez-de-chaussée ; j’avais, à mon arrivée à Paris, logé au deuxième étage. Elle était appuyée contre la porte, dans l’ombre. L’idée me vint d’agacer sa hargne. Je m’approchai.

— Tiens ! C’est vous, mademoiselle ? Vous n’avez donc pas envie de dormir ?

Si invraisemblable que ce fût, elle ne me répondit pas sur le ton d’aigreur qui lui était naturel.

— J’ai la migraine et je prends l’air, me dit-elle.

— Parions plutôt que vous attendez quelqu’un, fis-je. Elle se rebiffa.

— Et après ? Ça vous regarde ?

J’insistai :

— Celui que vous attendez, s’il vous pince les fesses, le traiterez-vous de saligaud ?

— Si je vous ai traité de saligaud, un jour, je n’ai pas à retirer le mot, répliqua-t-elle.

— Vous n’êtes pas gentille, dis-je.

— Croyez-vous que c’est une chose à faire, reprit-elle, que de vous pincer comme ça devant tout le monde ?

Je me mis à rire.

— Dans ces conditions, mademoiselle Pauline, permettez-moi de vous pincer ici, puisqu’il n’y a personne.

Et je m’approchai un peu plus. Elle recula.

— Passez votre chemin, vous êtes un débauché.

Mais j’avais déjà la main sur le rond de la jupe, au plein des fesses, que je pelotais et ne pinçais pas. Elle me laissait faire. Je pelotai plus libertinement, sous la jupe même. Elle me laissa faire encore, et je passai du derrière au devant. Elle reculait sans mot dire, poussait du dos la porte de sa chambre, moi la suivant dans la nuit, ma main bien en place. L’occasion était bonne d’engager assez son honnêteté de fille pour qu’elle renonçât à surveiller Jeanine. Elle se trouva contre son lit et s’y renversa. Elle me soufflait une haleine forte. Une odeur de suint se dégageait du râble que j’amenais à moi. Je la flairai bestialement, cette odeur, et sans autre façon j’eus Pauline Maillefeu, qui se mouvait pour aider à ma prise. Pas un baiser, pas une parole. Elle me montra pourtant qu’elle était contente en me reconduisant jusqu’au dehors. « Cela ne sera pas su, j’espère ? » me dit-elle. « Pauline, je vous promets le plus profond secret » Et de m’éloigner à une allure de fuite. Mes amis tenaient cercle au café Belge, et j’entrepris un billard avec deux d’entre eux. Une bonne fille, Pomponne, s’ennuyait seule à une table. Elle m’emmena chez elle où j’achevai la nuit.

J’avais calculé juste. Prise à mon piège, Pauline Maillefeu ne se sentit plus en droit de continuer sa surveillance, et Jeanine s’en aperçut, si elle ne se l’expliqua pas. « Il y a quelque chose de changé en Pauline », me dit-elle. Mais peu de temps après elle m’arriva dans un état de vive agitation, m’annonça que son père l’avait interpellée au sujet de ses sorties, disant qu’il était renseigné et que cela devait finir. Il avait ajouté qu’il en causerait avec quelqu’un qu’elle connaissait bien. Assurément, Jeanine avait été surprise entrant à mon hôtel, mais par qui ? J’entrevis les plus sérieux ennuis et je ne me rendis pas sans quelque appréhension chez Buizard. Il me reçut avec froideur. « J’aurais deux mots à vous dire, monsieur Fargèze. » Nous passâmes dans l’arrière-boutique et là, d’une voix cassante :

— J’ai à vous demander si vous avez l’intention d’épouser Jeanine. Voilà plus de trois ans qu’elle a perdu son mari. Vous la courtisez et je sais des choses. Il faut que vous me disiez oui ou non.

Je voulus biaiser, me récrier. Qui lui prêtait à croire que je courtisais Mme Jeanine ? Peine inutile. Il n’admettait pas de discussion.

— Je sais ce que je sais. Ne cherchez pas à faire dévier ma conviction. Vous épouserez ou vous n’épouserez pas ma fille, mais si vous ne l’épousez pas, il me sera bien difficile de vous recevoir à l’avenir chez moi. Voilà.

C’était net. Que répliquer ? Un refus eût été injurieux pour Jeanine. Je répondis que j’étais loin de m’attendre à l’honneur qu’il me faisait en me proposant d’épouser sa fille. J’en étais très ému. J’allais en référer à mes parents. Dans les trois jours, il aurait ma réponse. Il secoua la tête.

— Trois jours, c’est trop. Vous êtes assez grand pour me répondre. Je vous donne jusqu’à demain.

Il rompit là-dessus l’entretien. Je me retirai sans avoir aperçu Jeanine.

Elle ne vint pas le lendemain matin. Le délai d’un jour était expiré. Que ferait Buizard ? Je reçus, portée par un commissionnaire, une lettre par laquelle Jeanine me donnait rendez-vous sur le quai du Louvre. Je l’y trouvai. Elle m’embrassa, fondit en larmes. En me mettant au pied du mur, Buizard avait son idée, celle de parer à tout tracas en remariant sa fille quelle que fût ma réponse. Un prétendant était prêt à se déclarer, un employé de la Monnaie, M. Berland, honorable quadragénaire, demeuré veuf avec une petite fille. Je le connaissais pour avoir trinqué avec lui aux « Amis de la Marine ». Jeanine se voyait donc condamnée à devenir Mme Berland, puisque je ne voulais pas en faire une Mme Fargèze…

Je lui répétai ce que je lui avais dit bien des fois :

— Je t’aime de tout mon cœur, mais puis-je songer au mariage alors que je n’ai pas de position sérieuse ? Je dépends encore de ma famille, tu le sais…

Elle s’attendait à cette déclaration. Elle me renouvela sa proposition de se mettre avec moi en ménage. Elle placerait le petit chez la cousine de Robinson ; on vivrait en chambre comme mari et femme. J’eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que ce « collage » ferait scandale, affligerait ses parents et les miens. À mon avis, le mieux serait qu’elle demandât à réfléchir, qu’elle laissât adroitement traîner les choses. Mais elle pleurait et pour la consoler je l’emmenai dans un hôtel de la Croix-des-Petits-Champs, où elle ne songea plus qu’à être la tendre Jeanine. Nous étions dans la quatrième année de notre amour, qui restait pur de toute cendre. Allions-nous cesser de connaître cette douce accoutumance ? Elle me promit de suivre mes conseils ; elle ruserait pour gagner du temps.

Cependant une autre catastrophe se préparait. Un soir, accourant échevelée, Hortense m’apprit qu’on venait d’assigner au capitaine Quincette la résidence de Dijon, où il avait mission d’établir un service qui se rattacherait à la direction centrale du génie. Il lui fallait quitter pour quelques années Paris, et bien entendu, la loi conjugale la contraignait à le suivre. Avec quel accent de désolation elle me fit part de cette désastreuse nouvelle ! Elle souhaitait de mourir ; elle parlait de suicide. Se rebellant contre le sacrifice qui était exigé d’elle, elle me disait — jamais elle ne me l’avait dit encore — son dégoût pour l’homme dont elle partageait le lit. Quitter Paris et tout ce qu’il représentait de raison de vivre ! Elle n’y pourrait venir que trois ou quatre fois l’an, et que ferais-je quand je la saurais loin de moi ? La pauvre Hortense serait bien vite oubliée. Déchirante fut sa crise de désespoir, que mes bras et ma bouche n’apaisèrent qu’à la longue. Je lui multipliai promesses et serments, avec une émotion qui ne demandait rien à la feinte. Il y avait dix-neuf mois, jour pour jour, que nous étions amants. Comme le temps passe ! Cette belle maîtresse aux électriques ardeurs, je l’adorais en dépit de ses soudaines sautes de nerfs, peut-être même à cause de cette névrose qui, si elle l’accablait, l’embrasait aussi. Que d’aiguës jouissances je lui devais ! Nous convînmes de ne rien perdre de ses précieuses dernières heures. Elle viendrait me voir tous les jours, deux fois par jour si elle en trouvait la possibilité. Elle me consacrerait plusieurs nuits entières, le capitaine devant se rendre à Dijon avant le départ définitif. Elle ne s’en alla, bien abattue, qu’après m’avoir longuement passionné de tout ce que recélait son corps.

Deux semaines épuisèrent nos ultimes bonheurs, et ce fut la séparation douloureuse. Quel pathétique enlacement marqua l’adieu de nos luxures ! Dans les premiers jours de mars 62, Hortense Quincette passait mon seuil pour la dernière fois.

J’eus l’impression d’un grand vide s’ouvrant en moi, et l’obsession des souvenirs me fut si pénible que je résolus d’abandonner cette chambre de l’hôtel Rollin qu’avaient si longtemps emplie mes doubles amours. Aussi bien, c’était à qui déserterait la rue de la Sorbonne, que les démolitions des rues de la Harpe et d’Enfer cernaient partout de chantiers boueux ou poussiéreux. J’allai louer au 5 de la rue Monsieur-le-Prince, qui était à la fois hôtel et restaurant. M. et Mme Piquerel y avaient succédé à Ober, très estimé au Quartier latin, et je choisissais ce gîte en pleine connaissance de cause. Je m’y installai, et cette fois sans inauguration joyeuse. J’étais seul. Par bonheur j’avais un surcroît de travail qui m’assurait contre l’ennui : aux copies théâtrales, l’éditeur Marchant ajoutait des copies littéraires. Je débrouillais les élucubrations cursives de quelques feuilletonistes obscurs.

Je pus faire venir Jeanine à cette nouvelle chambre, mon déménagement étant ignoré. Mais je ne l’y reçus pas longtemps, son père la pressant, s’irritant de ses réponses évasives. Elle céda plus tôt que je n’aurais cru, et ce ne fut même pas par elle que je l’appris. Elle n’était pas venue de toute une quinzaine quand, un soir assez tard, comme je me rendais au café Belge, je me trouvai devant Pauline Maillefeu, qui descendait la rue Dauphine. Je lui dis bonsoir ; elle s’arrêta.

— On ne vous voit plus. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ce que cela voulait dire, elle le savait aussi bien que moi, la sacrée garce. Je répondis que j’avais beaucoup d’occupations.

— Vous savez que Jeanine se remarie ?

Je ressentis un petit choc, mais je tins bon. Oui, je le savais. Du moins, j’étais renseigné sur certain projet de mariage.

— Elle était encore ma belle-sœur, elle ne sera plus rien pour moi, reprit-elle aigrement, ajoutant qu’heureusement il y avait le petit.

— Revenez nous voir, ça nous fera plaisir, conclut-elle en me serrant la main, s’apprêtant à poursuivre sa route.

— Vous rentrez ? demandai-je.

— Bien sûr. Je vais me coucher.

Nous étions tout près de la devanture close des « Amis de la Marine ». Pas une lumière. Le corridor de la rue Dauphine était ouvert. Pauline y entra et, comme si elle m’en avait fait l’invite, je la suivis. Elle eut ce mot :

— Ça vous dit donc ?

Je ne répondis pas. J’étais dans l’obscurité de sa chambre ; elle se déshabillait, libérant l’odeur de suint que distillait son sexe. Je me couchai à ses côtés, renouvelai ma saisie bestiale de l’autre fois. Elle jouait vigoureusement sa partie, me serrant à pleins muscles, et je me rebutai si peu de ses chevalines protubérances que je ne m’en allai qu’au matin, veillant à n’être pas vu par Buizard, qui se levait de bonne heure. Je songeais que tout à côté ma Jeanine dormait, rêvant de moi, peut-être. Quelle honte ! Ma lubricité satisfaite, je me faisais horreur.

À quelques jours de là je rencontrai Buizard, qui me fit le meilleur visage du monde.

— Le mariage de Jeanine avec Berland est pour le premier samedi de mai, me dit-il, sans embarras aucun. Il faudra que vous reveniez à la maison, parce que votre absence finirait par faire jaser.

Évidemment, dès l’instant que Jeanine se remariait, ce qui avait pu se passer entre elle et moi devenait sans importance. Dès le lendemain je retournai donc faire mon bésigue aux « Amis de la Marine ». J’y bus avec Berland, le futur mari. Jeanine se dominait, évitant le croisement de nos regards.

Trois fois encore elle vint faire l’amour avec moi. La dernière, c’était la veille même de ses noces. Je ne fus pas du dîner nuptial, mais Buizard m’avait invité à venir, dans la soirée, vider quelques coupes de champagne en l’honneur des nouveaux époux. Ils étaient déjà partis. Je me représentais Jeanine forniquant avec l’employé de la Monnaie, si brave homme. Je bus beaucoup et payai trois bouteilles. Les habitués de la maison chantaient à pleine gueule. Buizard rayonnait.

Il était un peu plus de minuit quand je me retirai, lourdement ivre. À l’entrée du corridor se dissimulait Pauline. Elle m’appela. Je titubai dans son ombre. Elle saisit ma main, la porta d’un trait sous sa chemise, jusqu’aux braises de son barathre béant. Je la repoussai furieusement contre le mur. « Saloperie ! » lui criai-je, comme en réplique à son « saligaud » de naguère. Je l’aurais bien étranglée. Mais je flairai son odeur de bête. Ma fureur s’éteignit dans le sadisme et je bousculai vers son lit cette dégoûtante femelle aux fesses de jument.