Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/2-07

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 223-244).
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CHAPITRE SEPTIÈME

Isabelle Abrial. Éva Cadine.
L’Exposition universelle de 1867.
Du Champ-de-Mars à Mabille et Bullier.
Paris Lupanar.

L’énigme d’Hortense Quincette m’intriguait. Par un pharmacien de la rue du Bac, je sus que depuis son départ pour Dijon, en mars de 62, Mme Quincette n’avait pas été revue à Paris. On la disait très malade. Par un ami de brasserie, jeune licencié en droit, qui habitait Dijon et que je priai de se renseigner secrètement sur ce qu’on y savait de la femme du capitaine Quincette, j’appris qu’elle était presque inconnue pour la société dijonnaise, un mal qui fut tenace l’ayant frappée peu après son arrivée là-bas. On parlait d’une maladie de langueur. Elle ne pouvait, disait-on, se faire à son éloignement de Paris. On admirait sa beauté, touchée à peine par la souffrance. Rien d’autre. Mais quelques jours plus tard il m’écrivait que le capitaine Quincette et sa femme venaient de quitter Dijon. Je sus alors par le pharmacien que Mme Quincette avait reparu, bien changée. Elle ne sortait qu’en voiture.

Je reconstituais à présent le drame douloureux que je n’avais pas pressenti. Le désespoir d’Hortense, j’avais pensé que la perspective de fréquents séjours à Paris le dissiperait, que vivre à Dijon face à face avec son mari ne lui apparaîtrait plus comme un supplice au-dessus de ses forces. Je m’étais trompé. Mais puisqu’elle était revenue, ne pourrais-je tenter de la voir ? Je me proposais déjà de faire le guet rue du Bac, avec toute la prudence nécessaire, quand une autre nouvelle me fut donnée : le capitaine Quincette venait d’acquérir un petit hôtel tout neuf, au milieu d’un jardin, dans le nouveau quartier Beaujon, où l’on construisait beaucoup. J’en restai là, n’osant aller plus loin dans la voie d’une si délicate enquête.

Je repris ma nonchalante vie de brasserie, que d’obligeantes demoiselles ne cessaient d’animer, prostituées connues ou anonymes. Régulièrement je passais chez l’éditeur Marchant. Anaïs n’y venait plus depuis environ deux ans, entretenue par un gros constructeur de chemins de fer. Mais j’y voyais une intéressante brune de vingt-cinq à trente ans, Mme Isabelle Abrial, aussi sage que belle, veuve et vivant avec sa mère. Un vieux commis de Marchant, Thourin, la courtisait sans qu’elle se souciât de lui, et je l’entrepris sans beaucoup plus réussir, un sourire narquois répondant à mes pressants hommages. Elle n’en avait pas moins avec moi une liberté relative, et lorsque nous sortions ensemble de chez Marchant je l’accompagnais jusqu’à l’omnibus des boulevards.

Mais le bonhomme Thourin, ventripotent ridicule, considéra d’un fort mauvais œil cette camaraderie pourtant innocente. Chaque fois que je me préparais à sortir, il imaginait un prétexte pour retenir Mme Abrial qui, malicieuse, me priait alors de l’attendre un instant. De quels regards furibonds il nous suivait, lorsque nous nous en allions côte à côte ! Sa jalousie meurtrie s’exaspéra. Il se vengea en cessant de nous confier des copies, à moi d’abord, à elle ensuite. « Je n’ai rien ! » grognait-il, bien que sa table croulât sous le poids des manuscrits. Je me récriais, mais il ne bronchait pas. Je m’en plaignis à Marchant, qui longtemps m’avait témoigné de la sympathie. Je le trouvai tout occupé d’un magasin qu’il venait d’ouvrir rue de Rivoli, et il ne m’écouta que d’une oreille. Le jaloux continua. Je dus me résoudre, et j’en eus quelque amertume, à rompre avec une maison où l’on tenait si peu compte de mes sept années de collaboration.

Mme Abrial ne savait trop quel parti prendre. Elle se fût peut-être humiliée pour rentrer en grâce auprès de Thourin, mais je lui promis de m’occuper d’elle, je lui témoignai une telle amitié amoureuse que la fragile barrière qui nous séparait tomba tout d’une pièce. Isabelle Abrial m’accorda ses faveurs, et j’en fus ravi. Elle était d’une réelle beauté. Je caressai l’une des plus impeccables poitrines que j’eusse connues jusque-là, digne d’enrichir l’écrin de mes meilleurs souvenirs. Je pressai des flancs dont la souple courbe était enchanteresse, et je commençais d’y être expert. Tout cela, qu’assaisonnait l’esprit le plus parisien, n’avait été que pendant quelques mois la propriété d’un mari, mort peut-être de s’en être trop gloutonnement repu. Il ne me restait plus qu’à tenir la promesse que j’avais faite un peu à la légère. Mais ne devais-je pas, moi aussi, me pourvoir d’un emploi ?

C’est alors que j’eus l’idée d’ouvrir un cabinet de copies, en utilisant mes relations déjà nombreuses. J’avais les noms des clients de Marchant, écrivains de théâtre ou feuilletonistes. Je rédigeai, en pensant à eux, une lettre-circulaire bien tournée. J’en fis part à mon père, qui m’envoya sans discuter les six cents francs dont je lui disais avoir besoin pour réaliser mes intentions. Je louai rue Saint-Martin, au rez-de-chaussée, sur la cour, un petit appartement meublé composé d’une antichambre et de deux pièces, bureau et salon, d’un loyer mensuel de soixante-dix francs. J’arrangeai tout avec le concours d’Isabelle et je lançai ma circulaire.

Mes prix étaient sensiblement inférieurs à ceux de Marchant. Aussi quelques travaux me furent-ils confiés, suffisants pour occuper deux plumes. Mais une autre idée me vint, plus heureuse encore : on parlait beaucoup d’une vaste entreprise, l’Exposition universelle, décidée pour 1867. La Commission impériale en était constituée. Pourquoi n’étendrais-je pas de ce côté-là mes offres de service ? En hâte je rédigeai une circulaire spéciale destinée au commerce et à l’industrie. J’y proposais des copies, et, à tout hasard, des correspondances en toutes langues. J’en fis imprimer cinq cents, que j’envoyai ou distribuai. La circulaire était adroite et quelques réponses m’autorisèrent à croire qu’elle avait porté. Tout allait bien. Le bilan de mes six premiers mois fit ressortir un assez joli bénéfice : plus d’un millier de francs. Je n’en demandais pas plus.

J’avais en Isabelle une maîtresse précieuse, une véritable associée, laborieuse et compréhensive. Mon bureau même devint notre chambre d’amour. Elle ne quittait son travail que pour aller retrouver sa mère. Je l’amenais rarement rue Monsieur-le-Prince, et jamais on ne nous vit dans les tavernes du Quartier. Entre ces tavernes, il en était une nouvelle, la Jeune France, qui bénéficiait de la percée des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Les étudiants y descendaient en bande après minuit. À cette époque, ils se battaient à l’Alcazar d’Été pour Thérésa, comme ils s’étaient battus trois ans auparavant pour Renan au Collège de France. Je m’incorporais à leurs cohortes cognantes et hurlantes. La Jeune France était notre centre de ralliement J’y rencontrais une nymphe du nom de Bibiane, drôle de petite femme bien en chair, qui m’amusait par son air candide et ses propos orduriers. Je faisais volontiers jambes en l’air avec elle quand des amours mieux rétribuées ne la retenaient pas ailleurs. Je n’en voulus pas moins me rapprocher de mes affaires, et, renonçant aux nichons de Mme Piquerel, je vins habiter 38, rue des Bourdonnais, à l’hôtel de Rochefort, ce qui ne m’éloignait pas trop de mon cher pays latin.

Dans les premiers jours d’avril 66, j’appris par mon père une nouvelle qui m’attrista. L’excellent oncle Pouchin était décédé à l’hospice de Nevers, où on l’avait transporté au cours d’une terrible crise de foie. Il laissait une situation difficile, qu’un homme d’affaires s’employait à débrouiller, ma mère étant héritière. Ses trois péniches constituaient le meilleur de son avoir. Depuis déjà longtemps Balthasar, dit Nom-de-Dieu, n’était plus à son service, travaillant dans le Nord pour son compte, marié avec la Berrichonne qui lui avait donné deux enfants. Je partis pour Saint-Brice où je restai trois semaines. Un notable changement venait de se produire dans l’immobile village. La mère Lureau était morte. Bougret, agréé par l’administration du Canal au titre d’éclusier, habitait avec Agathe et leur marmaille à un kilomètre en amont ; l’auberge avait été reprise par le mari de Louisette, aveuglément soumis à sa rusée femme. Tout y était remis à neuf ; on installait un billard. J’y allai, reçu, fêté avec empressement par la sémillante petite aubergiste. Tous ces « messieurs » de Saint-Brice viraient autour de ses insinuants cotillons.

Dès que je fus de retour, je m’occupai de la future Exposition universelle. Le Comité départemental, que présidait le conseiller d’État Alfred Blanche, siégeait à l’Hôtel de Ville. Son secrétaire était M. Germain Thibaut, conseiller général, et je me souvins qu’en 62, ayant eu à s’occuper de batellerie, il avait correspondu avec mon père. Je pris sur moi d’aller lui demander son appui. On me fit attendre dans une antichambre où vingt personnes m’avaient précédé. J’y étais depuis plus de deux heures quand une jolie jeune fille s’y fraya passage, avec cette harmonieuse légèreté qui n’appartient qu’à la Parisienne. Elle s’assit auprès de moi, sur un canapé où je me serrai pour lui faire place. Et chacun de l’accueillir d’un mouvement sympathique, tant, soudain, elle apportait de grâce parmi ces solliciteurs soucieux, que la présence de deux vieilles dames à falbalas ne contribuait pas à égayer. Elle dressait fièrement une angélique tête de blonde, son chignon tapageur s’ornant d’une toque écossaise qu’une plume traversait en flèche. Mais cette blonde possédait de noirs yeux en accolades, abritant leur pur velours sous un épais réseau de cils. Sa mise était simple et coquette, une écharpe de soie crème parant la serge bleue d’un long paletot croisé. Elle remuait une mignonne ombrelle à la façon d’un éventail.

Je me levai pour qu’elle pût s’asseoir plus au large. Elle me remercia par un sourire que je ressentis comme un contact. M. Germain Thibaut me reçut, et fort bien, se rappelant parfaitement ses rapports avec mon père. Je lui remis ma circulaire ; il en prit note et me promit de ne pas m’oublier. J’attendis le tour de réception de la jolie jeune fille, et quand elle s’en alla je me trouvai sur son passage, devant l’Hôtel de Ville. Elle me vit, je la saluai ; elle sauta dans un omnibus et je n’y pensai plus.

Un mois plus tard, venant au bureau de l’Exposition pour un renseignement, j’eus la surprise de la revoir au secrétariat départemental, où elle tenait je ne sais quel emploi. Elle me reconnut, souriante, et ce fut elle-même qui me renseigna. La caresse de sa voix s’accordait à celle de ses regards, qui suggéraient irrésistiblement la communion sexuelle. Quand elle levait ses yeux, on croyait voir se lever sa chemise. Elle avait un petit tic au coin des lèvres, comme l’agacement d’une chatouille. Elle me laissa si ému que je revins plusieurs fois au Comité, en imaginant divers prétextes pour être reçu par elle, qui se montrait immuablement aimable. Elle m’appelait par mon nom, qu’elle avait lu sur ma circulaire, et j’en étais tout impressionné. Je sus le sien par un huissier de la préfecture : Éva Cadine. Elle était fille d’un comptable et vivait chez ses parents, du côté de Neuilly.

Je m’armai d’audace. Je l’attendis à l’heure de la fermeture du secrétariat. Je l’accostai sur la place. Il pleuvait. Je lui offris l’abri de mon parapluie.

— Jusqu’à l’omnibus, si vous voulez, me dit-elle, en m’enflammant de son regard.

Il n’était qu’à quelques pas, l’omnibus. Comme elle allait y monter, je la retins doucement.

— Êtes-vous donc si pressée, mademoiselle ?

Je gardais sa main. Elle sourit, mira ses yeux dans les miens :

— Je suis fiancée, monsieur. Au revoir.

Je fus très occupé, après cela, à mesure qu’approchait l’Exposition universelle. Elle s’annonçait féerique, mais on craignait que l’état d’agitation de l’Europe ne lui fût préjudiciable. La guerre entre la Prusse et l’Autriche justifiait si bien les prévisions alarmistes, que la débâcle autrichienne de Sadowa, qui pourtant était une défaite pour l’Empire, fut considérée comme propice à la reprise des affaires. On ne douta plus, dès ce jour-là, du succès d’un spectacle international qui se proposait d’effacer le souvenir de tous les autres, et Paris se prépara dans la joie à recevoir des millions de visiteurs.

Le Comité départemental se tenait à présent au Champ-de-Mars même, où l’on édifiait un prodigieux dédale de galeries, sans parler des palais et des pavillons qui surgissaient de partout. Je n’avais pas obtenu grand-chose de M. Germain Thibaut, qui ne savait où donner de la tête, mais je lui devais quelques relations utiles au sein du Comité. Je n’avais pas revu Mlle Éva Cadine depuis deux mois quand, un matin, je la découvris au Champ-de-Mars dans une annexe du secrétariat, devant une montagne de papiers. Elle me fit un accueil amical, et plus que jamais je fus fasciné par le feu de ses yeux. Comme je lui demandais la permission de venir quelquefois lui présenter mes hommages, elle me répondit en rougissant qu’elle me renseignerait bien volontiers sur les divers services de l’Exposition, qu’elle connaissait tous. Les bureaux fermaient ; je l’attendis au-dehors. Je me disais que quelque joli cœur devait certainement guetter son départ. Je ne vis personne, et tandis qu’elle s’éloignait dans la foule j’osai encore l’aborder. Elle parut ennuyée de cette insistance.

— Je suis fiancée, monsieur, je vous l’ai dit. Je tiens à n’être pas accompagnée.

Je la revis alors avec une assiduité dont, heureusement, l’excès ne fut observé par personne. Je venais au secrétariat le matin et l’après-midi, à tout propos, à toute heure. Je vouais mes journées à cette jolie demoiselle aux yeux incendiaires. Je délaissais mes travaux pour elle, confiant à la dévouée Isabelle le soin de parer à tout. Pauvre Isabelle ! Elle travaillait comme quatre, ajoutant à sa tâche celle qui eût dû me revenir et que je négligeais. À peine paraissais-je quelques instants rue Saint-Martin, distrait, rêveur, maussade. Mais elle ne pouvait attribuer cette humeur qu’au piètre résultat de mon activité auprès de ces messieurs du Champ-de-Mars, car je lui apportais une excitation avivée par les incidents de mon attente amoureuse, et, évoquant celle qui occupait mes pensées, je lui faisais l’amour avec une furie qui n’était pas pour lui déplaire. Furie que je manifestais même à mes amies occasionnelles du Quartier, à Bibiane, à une certaine autre surtout, Flore Lassin, qu’on appelait Beauté, à qui je prêtais un faux air d’Éva Cadine, assez pour me donner l’éphémère illusion de posséder celle que j’adorais en vain.

J’étais l’âme d’un groupe nouveau où rien ne subsistait de celui de naguère, les visages se renouvelant vite en ce mouvant Quartier latin. J’y comptais trois amis, qui ne se passaient pas plus de moi que je ne me passais d’eux. Le gros Barjoze avait en poche depuis plusieurs années son diplôme de médecin, mais ne pratiquait pas, riche. Licencié en droit, le maigre Dherbaut donnait des consultations et démêlait des procès. Ayant tâté de toutes les Facultés, le petit et joyeux Viallet leur avait finalement préféré la brasserie, où le maintenaient les subsides d’un oncle dont il serait l’unique héritier. Ils avaient leurs amours, assez régulières, et moi j’avais le tout venant. Nous nous entendions à merveille, une règle d’honneur nous interdisant de sacrifier l’amitié à la concupiscence. Nos femmes le savaient, qui ne nous incitaient pas à la perfide trahison.

Café de la Jeune France, au bas du boulevard Saint-Michel, brasserie des Fleurs, rue d’Enfer, brasserie Suisse, rue de l’École-de-Médecine, brasserie Hoffmann, boulevard Montparnasse, telles étaient nos stations d’après-dîner. Je m’étais déshabitué du café Belge. Deux ou trois fois par semaine, en outre, nous courions les bals, des jardins de Bullier à ceux de Mabille, aux belles allées du Valentino, et jusqu’à Montmartre, où je n’avais pas perdu pied, allant de l’Ermitage à la Reine Blanche et au Château Rouge. S’il m’arrivait, au départ, d’être démuni de compagne, je ne l’étais jamais au retour, mes amis et leurs maîtresses acceptant sans protester les surprises parfois bizarres de mes bonnes fortunes. Mais le désir que j’avais d’Éva Cadine me rendit nerveux, morose, insupportable. Non seulement je ne délogeais plus du Champ-de-Mars, veillant autour du pavillon qui recélait l’objet de mes rêves agités, mais j’avais découvert son domicile, rue de Chartres, au-delà de la barrière Maillot, et j’y faisais une supplémentaire veillée sous ses fenêtres, tant qu’il y brillait de la lumière, ma présence insolite ne passant pas inaperçue en cet endroit presque désert. La divine enfant s’amusa d’abord de cette dévotion, que ne décourageaient pas ses refus. « Je suis fiancée, je suis fiancée », persistait-elle à me dire, quand je parvenais à me trouver en face d’elle. Puis elle montra de l’agacement, puis une véritable irritation. Me rencontrant dans l’antichambre de M. Alfred Blanche, président du Comité départemental, elle me prit à l’écart, me reprocha d’autoriser mille ragots, qui finiraient par la compromettre. Je jurai d’être plus raisonnable : « Je suis amoureux de vous, lui dis-je, et c’est mon excuse. — Eh bien ! répliqua-t-elle, renoncez à cela. » Tout en causant, nous avions gagné un couloir où ne passait personne. Confidente, elle me dit qu’elle devait épouser un jeune homme de Rouen, et que ce mariage aurait eu lieu déjà si un deuil — la mort du père — ne l’avait fait différer. Le fiancé était clerc d’avoué et se proposait d’acheter une étude. Ils seraient mariés dans six mois. Dans six mois… Elle me regardait. Je me sentais attiré vers les profondeurs veloutées de ses yeux noirs. Je m’emparai de ses mains. Elle s’effraya de ce mouvement et courut vers l’entrée du couloir, où se tenait un huissier à chaîne. Je ne la revis pas ce jour-là.

J’avais fait un vain serment. Je me parjurai dès le lendemain en reprenant ma veillée obsédante. Elle me vit, me fit un signe, et je la suivis dans le couloir. « Je vous en supplie, me dit-elle, cessez d’être ainsi autour de moi. » Émue, inquiète, à peine pouvait-elle parler, si près de mon visage que j’aspirais son haleine. Le magnétisme de son regard me parcourait, obnubilant en moi la conscience des choses. Je ne sais comment cela se fit, mais mes lèvres, soudain, sentirent la brûlure des siennes, qu’elles venaient de presser. « Laissez-moi, murmurait-elle, d’une voix qu’on eût dit lointaine. Je suis fiancée, laissez-moi. » Je craignis de n’être plus maître de mes sens et je me sauvai comme un fou.

Et fou, je l’étais vraiment. Mes allures prirent un caractère de démence qui inquiéta mes amis. Je les fuyais. J’oubliais mon bureau, où m’attendait l’anxieuse Isabelle, perdue dans des courriers en souffrance. Elle finissait par venir à mon hôtel, rue des Bourdonnais, où l’on ne me voyait pas non plus. Je couchais dans des galetas de passe, avec quelque fille ramassée dans la rue et qui me lâchait en pleine nuit, effrayée de mon priapisme. Je n’osais reparaître à l’annexe du Comité, de peur d’y être vu d’Éva, que j’apercevais dix fois dans la journée, mais de loin, tandis qu’elle se rendait d’un bureau à l’autre. Que pensait-elle de moi, après mon outrageant baiser ? Éva Cadine ! Mon sommeil était traversé de cris que je jetais en rêvant d’elle. Je la voyais ; je la touchais ; je la violais toute. D’abord je demeurais en extase devant l’abîme velouté de ses yeux. Puis je mangeais ses lèvres, dont j’avais gardé le goût de sucre et de sang. Je la déshabillais, et c’était du délire. Je m’égarais en son architecture virginale. Ses seins, ses seins, je les sentais palpiter. Elle m’ouvrait son sexe. Je m’enivrais d’une essence marine. Je foulais profondément cette chair que me livrait mon trop généreux songe. Alors un sursaut me réveillait, rejetant dans le néant le fantôme d’une volupté qu’il ne me serait jamais donné de connaître. Je sautais du lit ; je bondissais dans un fiacre qui me conduisait à Neuilly sous ses fenêtres. Je faisais et refaisais le tour des bureaux du Comité, sans me soucier de la fuite des heures, dans l’oubli de tout ce qui n’était pas elle, moi qui, jusque-là, trop heureux mortel, avais ignoré les cruels tourments de l’amour.

Quinze jours passèrent. L’Exposition universelle se préparait à ouvrir ses portes. Le Champ-de-Mars fourmillait d’exposants, d’ouvriers et d’artistes achevant fébrilement la toilette des galeries et des pavillons. La section italienne seule n’était pas prête. Le soleil d’avril papillotait sur une profusion de couleurs qui ajoutaient à l’alacrité de cette foule disparate, où se mêlaient tous les peuples. Je me promenais dans cette féerie qui allait être l’émerveillement du monde, quand, à quelques pas, surgit Éva Cadine, plus lumineuse que la lumière. Éva ! Elle m’aperçut et je frémis. Elle paraissait grisée, elle aussi, par l’étonnant spectacle. Feindrait-elle de ne pas m’avoir vu ? Ô surprise ! Elle s’arrêta, me sourit, me donna gracieusement le bonjour.

— Vous allez bien ? Que de curieuses choses je viens de voir ! Les dromadaires sont arrivés. Le café turc est ouvert. L’orchestre chinois fait une répétition dans le jardin. Tenez ! On l’entend d’ici.

Cette façon cordiale et dégagée d’ouvrir une causerie avec moi, après ce qui s’était passé, me laissa tout interdit. Moi qui me préparais à subir ses reproches indignés !

— Vous aimez la musique, mademoiselle ? fis-je, ne sachant que dire.

— La musique et la danse, oui, monsieur.

Je rayonnais. Peut-être aurais-je mis à profit cette indulgence inespérée si plusieurs fonctionnaires de l’Exposition ne s’étaient trouvés avec Éva, qui s’éloigna, glissant sa crinoline à travers les allées encombrées de caisses et de brouettes. Je continuai ma promenade en sifflotant, ce qui depuis longtemps ne m’était pas arrivé. Je me sentais revivre. Je renaissais à l’espoir.

C’était le matin, cela. Je la revis l’après-midi et, rassuré, je courus à elle. On l’avait chargée d’être l’intermédiaire entre le Comité et les dames qu’il employait. Il y avait de ces dames, toutes coquettement travesties, dans les galeries et, au-dehors, dans des kiosques. J’aurais donc le bonheur de la rencontrer fréquemment. Je le lui dis. Une vive rougeur lui envahit le visage.

— Vous serez sérieux, monsieur, sinon il me serait impossible de vous voir.

Je n’en pouvais plus douter : elle ne me faisait pas grief du viol de ses lèvres. Elle paraissait avoir oublié cette rapide scène dont le souvenir était si vif en moi. Révélation libératrice ! Je cessai, dès cette minute, d’être le damné d’amour qui nuit et jour endurait des tortures. Je repris ma vie normale, dans le cercle de mes amitiés. Mes sens recouvrèrent leur équilibre, Isabelle et quelques irrégulières y aidant. Certes, de tout mon être physique je désirais Éva Cadine, mais à présent j’avais le sentiment que cette jolie fille n’était peut-être pas l’inaccessible que j’avais imaginée, et cela me rendait capable d’une discipline lucide et sereine. Mon désir au paroxysme faisait allégrement confiance à ma volonté de possession.

L’Exposition universelle était ouverte. On en célébrait l’éclat incomparable. Un innombrable pittoresque y amusait le visiteur. L’elliptique palais central, gigantesque, déroulait en son pourtour une ceinture de brasseries peuplées d’émoustillantes serveuses. Le Parc, où d’heure en heure tintait le carillon aux quarante-trois cloches, offrait un microcosme de l’Orient, avec son quartier turc, ses pavillons, ses kiosques égyptiens, tunisiens, marocains. Autour du théâtre chinois, c’était la Chine même. Il y avait une rue de Provence et une rue de Lorraine, que fleurissaient d’authentiques belles filles de ces provinces. On se pressait à l’Aquarium, où, dans la foule, fouinaient des sirènes qui n’avaient rien de mythologique. En ce Champ-de-Mars devenu du jour au lendemain Champ-de-Vénus, partout se faisaient entendre les appels de la luxure, auxquels mes amis et moi n’étions jamais inattentifs.

Nous baguenaudions là chaque après-midi, chaque soir, jusqu’au moment où les tambours battaient la fermeture. Je ne donnais plus dans le débraillé d’étudiant. Je m’étais fait faire une jaquette soutachée, de ce drap bleu cru — bleu Thérésa, bleu Patti — que recommandait la mode, et qui tranchait agréablement sur le gris d’un pantalon à grandes rayures. Je coiffais le plus haut des gibus. Moustaches tortillées, larges pattes de lapin, achevaient de faire de moi le monsieur que lorgnaient les petites dames. Avec cela, un cigare au bec, et j’avais tout à fait la mine du franc cascadeur.

Je rencontrais à tout instant Éva, que je n’abordais pas toujours, mais qui ne passait jamais sans me gratifier d’un sourire. Elle était assez occupée, mais à chaque pas des orchestres et des fanfares l’arrêtaient. Même, plusieurs fois, elle croisa notre groupe, où régnait une gaillarde humeur, et je ne craignis pas de lui présenter mes amis, qui tous furent sensibles à son irradiante séduction. Son ovale chignon s’élançait d’une petite capote de paille dont le long ruban pervenche, noué sous le menton, descendait jusqu’à la ceinture. Un léger châle d’Écosse couvrait le corsage, les pointes s’effilant sur le souple cône d’une robe vert d’eau qu’elle relevait en marchant, découvrant le volant à broderie dentelée d’un blanc jupon de percale. J’étais fier d’elle, comme si elle m’eût appartenu. J’aurais voulu, devant tout le monde, embrasser cet énamourant visage que la capote à ruban pervenche encadrait mutinement

L’Exposition autorisait tout. Aussi m’autorisa-t-elle à inviter Éva au Sorbet Napolitain, tout vibrant d’un frottement de guitares. Elle accepta. Je venais de la trouver devant le kiosque où se faisaient applaudir les musiciens des célèbres concerts Besselièvre. Elle ne cacha pas sa joie de s’asseoir là, de s’y mêler à ces trépidantes harmonies.

— J’aime tant la musique ! me répétait-elle.

— Et la danse, m’avez-vous dit ?…

— Et aussi la danse. Ah ! la danse !

L’élastique danseur que j’étais, héros de tous les bals de Paris, se targua vaniteusement de ses talents chorégraphiques. Elle ne connaissait aucun des jardins élus par la folie, le plus fameux étant Mabille. Qui l’y eût amenée ? Elle dansait dans ces bals de sociétés où l’on ne s’amuse qu’à la condition de scandaliser les gens qui s’y ennuient. Je lui offris d’être son cavalier à de vrais bals, Château-des-Fleurs, Bullier, Reine Blanche. « À l’heure où ils s’ouvrent, je suis dans mon lit », m’objecta-t-elle. Je lui rappelai que l’Exposition prêterait à de nombreuses fêtes de nuit auxquelles certainement elle serait invitée, ce qui l’amènerait à rentrer tard. Elle parut en convenir, mais ne m’en dit rien.

Le Sorbet Napolitain nous revit deux jours après, dans une cohue propice à l’isolement. Elle me faisait face et je descendais dans la troublante nuit de ses yeux. Qu’il était parfumé, l’air que je respirais sur sa bouche ! J’admirais les nuances de son épiderme de blonde. Qu’il devait être doux à caresser, le satin qui l’habillait quand elle était nue ! Mes protestations d’amour ne l’irritèrent pas, mais elle y répondait en secouant la tête. « Que pourriez-vous espérer, monsieur ? Dès après l’Exposition, je serai mariée, sans doute… » Elle déclarait cela presque tristement, et comme je lui en faisais la remarque, elle m’avoua que l’obligation de vivre à Rouen l’effrayait. « J’aime pourtant mon fiancé », poursuivait-elle en manière de correctif. J’en eus un apparent témoignage au cours de la semaine suivante. Éva, son fiancé, sa famille visitaient le Champ-de-Mars, guidés par elle. Ce futur mari était un petit fat très provincial, monocle à l’œil, parodiant le lion parisien. Je l’observai au café Hongrois, où ils s’étaient tous attablés. Il caressait de près celle qui serait sa femme. J’eus l’impression d’une intimité plus complète que ne donnait à le croire l’air angélique d’Éva. Je ne manquai pas de le lui dire, quand je la vis seule. Elle haussa les épaules, sourit en me regardant avec un calme étrange. Mon opinion était faite. Elle me détermina sur-le-champ à suivre une tactique moins louvoyante. J’en arrivai sans transition à des préliminaires de familiarités, bras passé derrière la taille ou pression de la hanche. Je m’enhardis ; elle ne s’en offensa point.

Un banquet devait réunir, le jeudi 6 juin, les collaborateurs de M. Alfred Blanche au Comité départemental. Éva y étant priée, je lui suggérai d’en profiter pour aller, en sortant de table, faire un tour avec moi à l’Allée des Veuves. Je la reconduirais en voiture, jusqu’à sa porte. L’Allée des Veuves, dénomination ancienne de l’avenue Montaigne, c’était Mabille, autrement dit le Château des Fleurs, plus brillant que jamais. J’eus beau lui décrire les splendeurs du jardin élyséen, elle ne se laissa pas convaincre. Le jour du banquet, elle me fit l’admirer dans une toilette qui relevait encore la lascive séduction de sa tête de blonde aux sombres yeux de brune. Je retrouvai mon affolement charnel devant cette fascinante apparition, qui faisait se retourner tous les hommes. Soudain, une dramatique nouvelle se répandit. Un coup de pistolet venait d’être tiré sur la voiture qui ramenait du Bois de Boulogne l’empereur Napoléon III et son invité l’empereur de Russie. La balle ne les avait pas atteints, blessant seulement un des chevaux de l’attelage. On tenait l’auteur de l’attentat, un jeune Polonais du nom de Berezowski. Aussitôt une officielle brume de deuil couvrit Paris. L’Opéra, où une soirée de gala se préparait, décida de faire relâche. L’Exposition mit ses éclatantes lumières en veilleuse. On décommanda le banquet du Comité départemental. Mabille lui-même annonça qu’il resterait clos.

Quel désastre pour Éva Cadine, promise à un divertissement de choix ! Le secrétaire du Comité, M. Germain Thibaut, ne voulut pas que ses subordonnés rentrassent chez eux sans avoir dîné, et il leur offrit un repas de consolation au restaurant de l’industrie. À neuf heures, tous les invités se retirèrent. Éva se disposait à rentrer chez elle quand je l’accostai. Je guettais sa sortie du restaurant, et j’en fais franchement l’aveu. Elle riait aux éclats, toute pétillante de vin de champagne.

— Il vous serait bien difficile de m’offrir Mabille, à présent, me dit-elle sur un ton de nargue. S’il n’était pas fermé, peut-être y serais-je allée avec vous.

— D’autres bals sont ouverts, mademoiselle. Je suis prêt à vous y conduire.

— Oh ! je ne me vois pas vous suivant à Bullier, monsieur Fargèze.

— Il y a Valentino, et l’orchestre y est excellent.

— Merci. Je n’irai pas là.

Mais elle eut la fantaisie de prendre une glace dans le Parc, au restaurant Viennois, et nous nous y assîmes. Une coupe de champagne arrosa la crème aromatisée.

— Je m’en vais, fit-elle après cela. Je vous permets de m’accompagner jusqu’à l’omnibus.

— Vous ne me ferez pas l’injure de refuser une voiture ? dis-je, en lui offrant le bras.

— Prenons une voiture, si vous voulez.

Je fis signe à un fiacre clos qui consentit à s’arrêter. (Depuis l’ouverture de l’Exposition, le bon plaisir des cochers devenait de jour en jour plus tyrannique.) Elle y prit place.

— À Neuilly ! ordonnai-je, en ajoutant à mi-voix : « Ne vous pressez pas trop, le pourboire sera bon. » L’homme au fouet me comprit.

— Que diriez-vous d’une petite promenade jusqu’à la Reine Blanche, mademoiselle, insinuai-je alors. Le temps d’une valse. Cela ne nous détournerait pas beaucoup.

Elle eut un mouvement qui, je crois, était de refus, mais déjà je criais l’ordre.

— À la Reine Blanche, d’abord, et vite !

— Le temps d’une valse, soit ! concéda-t-elle.

J’y étais toujours comme chez moi, à la Reine Blanche. Tout le monde y connaissait M. Félicien, et j’avais là des camaraderies vieilles de dix ans. Éva fut éblouie par les girandoles du gaz, délicieusement étourdie par le fracas des cuivres. Je l’emportai dans le tourbillon de cent couples. Elle voltigea, telle une sylphide. Au rythme sur place de la valse, les trois temps saccadés d’une varsovienne succédèrent, puis les quatre temps balancés d’une scottish. Elle était aux anges. Après un instant, ce fut une valse qui nous reprit dans ses vertigineuses volutes. Elle se tenait contre moi, les yeux à demi clos. Un quadrille allait suivre, et je jugeai que c’était assez pour cette fois. Il était onze heures quand nous remontâmes dans le fiacre. Elle se sentait lasse. J’approchai du mien son visage. Elle ne se défendait pas. Sa peau fleurait la violette. J’eus ses lèvres. Je chauffai mes baisers sur ses yeux de flamme. Comment aurais-je pu ne pas céder à la tentation suprême ? Je déléguai ma main vers des sinuosités intimes. « Oh ! » protesta-t-elle, sans plus. Un émoi violent soulevait sa gorge, que cherchait ma bouche. Je l’attirai, m’engageai doucement, et ce fut la conjonction indiciblement exquise. Là, dans ce fiacre cahotant ! Cet assouvissement sommaire qui eût dû me faire si heureux, me laissa triste, un peu confus. « Pourvu que ma mère ne s’aperçoive de rien », murmurait-elle. Nous arrivions. Un long baiser sanctionna tout. Elle descendit, se glissa sous la porte. Le fiacre me ramena dans Paris au petit trot.

C’est alors que le sentiment de l’acte accompli se précisa dans mon esprit. Je fus transporté de bonheur. J’avais eu Éva Cadine ! Je venais de connaître cette fusion qui affolait mes rêves. Ma pensée déroulait cette scène rapide et prodigieuse, que jamais je n’eusse imaginée telle. Je l’avais eue sans lutte. Elle s’était laissé prendre. Peut-être, il est vrai, n’avait-elle pas plus disputé ses prémices au clerc d’avoué de Rouen. Mais, revenu à moi, je me sentis pour elle la même exaspération charnelle. Ce que j’avais fait ne comptait pas. Je dormis mal, tourmenté d’évocations lubriques. Éva m’appelait. Je la voyais nue, dans de cyniques postures. Elle se scellait à moi par son fourreau de chair. Je fus tôt debout. À neuf heures, j’entrais au Champ-de-Mars et j’attendis son arrivée à l’annexe du Comité. À dix heures seulement je la vis descendre de l’omnibus. Que me dirait-elle ? Elle vint à moi, visage souriant. Un peu de fatigue se lisait en ses grands yeux battus.

— Vous allez bien ? me dit-elle.

Ce furent ses seules paroles. J’allais lui répondre, quand M. Germain Thibaut passa, que je saluai. Elle me laissa, disparut dans les bureaux avec lui.

J’avais mon plan. Elle prenait son repas de midi dans un restaurant de l’Exposition. Quand elle s’y rendit, je l’invitai à déjeuner « en ville ». Elle accepta gaminement. Dans la voiture, elle se montra caressante. Nous nous embrassâmes avec la plus libre tendresse. « Vous n’êtes pas fâchée ? » demandai-je, tandis que je dédiais à sa gorge un baiser qui m’électrisa. Le don de ses lèvres fut sa réponse. Je l’emmenai galerie Beaujolais, aux Trois-Frères-Provençaux, si réputés. Nous y déjeunâmes de gourmandises. Elle babillait, débitait mille enfantillages qui me rendirent impatient d’autre chose. Nous n’étions pas loin de la rue des Bourdonnais. « Je veux vous faire visiter ma chambre », lui dis-je. Et cette proposition l’enchanta. Elle entra chez moi, y évolua sans manifester la moindre inquiétude. Je n’avais pas encore épuisé les étonnements que me réservait cette troublante jeune fille, dont si longtemps j’avais craint d’effleurer la pudeur, et qui me laissa la dévêtir, la porter nue sur mon lit — ce lit où j’avais, rêvant d’elle, connu les fureurs animales du désir.

Ces formes charmantes, comme elles se donnaient à l’amour ! Longue, svelte, fine, c’était un délicat régal que la nudité d’Éva. Des globes parfaits, de ces seins qui remuent et vivent ; un ventre à la voûte bien pleine, de nerveuses fesses qui tressaillaient sous la main. Je me jetai comme un affamé sur ces friandises. Je m’abattis de son col à ses flancs, de sa poitrine à la blonde mousse de son sexe. Ce corps de vingt ans que j’envahissais, je le serrais à le meurtrir, enragé de violation complète. J’interrogeais l’âme en plongeant dans les soyeuses profondeurs des yeux aux longs cils, ces doux et brûlants yeux qui continuaient de passionner mes sens. Éteindrais-je le feu qu’ils avaient allumé en moi ? Me rassasierais-je jamais de cette jolie créature qui s’agitait, soupirante, se cachait pudiquement le visage et consentait à tout ? Que d’amusements en elle ! Trois fois nos chairs s’étaient jointes. Il était tard. Je la couvrais encore de baisers dans le fiacre qui nous ramenait au Champ-de-Mars, où l’on n’avait pas remarqué sa longue absence. Il fut convenu que je la reverrais le lendemain, que je la reverrais chaque jour. Le soir, comme je traînais avec mes amis à la Jeune France, j’y fus rejoint par Flore Lassin, dite Beauté, cette coucheuse que je recherchais pour sa fausse ressemblance avec Éva. Elle était libre. Je l’emmenai chez moi et ne la lâchai pas de la nuit.

Quinze jours plus tard, quiconque nous rencontrait, Éva et moi, devait se dire que nous étions des amants de déjà vieille date. Nous avions pris la décision prudente de ne nous voir qu’au-dehors de l’Exposition. J’avais loué une belle chambre à l’hôtel de l’Alma, au coin de la rue Vernet. Nous déjeunions dans un restaurant voisin, puis l’hôtel isolait notre chair à chair. Deux fois par semaine elle prétextait une invitation du Comité pour obtenir de ses parents la permission d’onze heures, qui suffisait au déroulement de notre programme. Dès six heures nous dînions ; à sept, nous faisions l’amour, le rideau se levant sur deux actes. À dix, enfin, nous courions au bal, et Éva, folle de danse, passait à mon bras le portique flamboyant de Mabille ou de Bullier.

Mabille ! Bullier ! L’Éden de l’Allée des Veuves l’avait conquise par le faste de son luminaire, par son entraînant orchestre, inégalable, que dirigeait Olivier Métra. Mais Bullier, ex-Closerie des Lilas, paradis chorégraphique de la jeunesse ! La première fois, elle y était entrée en tremblant ; elle y serait revenue chaque soir à présent qu’elle en avait partagé la joie chahuteuse, terreur du philistin correct et vicieux. Nous y retrouvions mes amis, qui enviaient mon sort. Elle était avec eux franchement amicale. Aussitôt nous nous élancions dans la tonnante artillerie d’un quadrille ; elle participait à la fantaisie échevelée d’un cancan. Quelques soirs avaient fait d’elle une parfaite cabrioleuse, n’ignorant rien du balancé, de l’entre-deux ni de la chaloupe. Elle eût exécuté le grand écart, pour un peu, avec la souplesse d’une élève de Rigolboche, comme il en était là de fameuses, levant si haut la cuisse, que du râble au chignon elles semblaient écartelées.

La passion de danser se révélait excessive en Éva qui, je crois, n’en avait pas d’autre. Elle n’était guère sensuelle, et je le reconnus peu à peu, bien qu’elle se donnât avec une grâce libertine inlassable. Mais la danse lui dispensait une volupté sans pareille, à m’en rendre jaloux. Peut-être aurais-je tenté de refréner cette passion trop exclusive si je ne m’étais dit que je lui devais d’être l’amant heureux, le possesseur extasié, que rien ne préparait à une telle béatitude. D’ailleurs, si le bal la faisait délirer trois fois par semaine, ne jouissais-je pas intégralement d’elle tous les jours ?

Je disposais de mes matinées pour mes affaires, qui n’allaient pas aussi mal que j’aurais pu le craindre. Des travaux suivis m’avaient été confiés par un groupement de gros bateliers du Centre, auxquels mon père m’avait directement recommandé. J’assumais leur correspondance et je les représentais auprès des services de l’Exposition. Isabelle dirigeait tout avec une admirable lucidité, mais elle s’étiolait d’ennui dans cette cour de la rue Saint-Martin, où les visiteurs étaient rares. Je la promenais quelquefois le soir à travers l’Exposition en fête, quand je n’étais pas de bal avec Éva. Je la voyais triste, je la sentais inquiète. Elle me trouvait distrait. Il ne m’arrivait plus aussi souvent de la saisir en courant au bureau même. Elle ne m’en était pas moins dévouée, et je lui en témoignais une affectueuse reconnaissance. Elle gagnait sa vie ; je lui offris quelques bijoux, des objets de toilette ; je lui plaçai cinq cents francs à la Caisse d’épargne sur les premiers paiements que me firent les bateliers.

Le 15 août approchait. Mon père et ma mère profitèrent d’un train de plaisir pour venir passer cinq jours à Paris. Ne désirant pas renouer avec les « Amis de la Marine », je les fis descendre à mon hôtel. Ne tenant pas à leur faire connaître Isabelle, je priai ma chère collaboratrice de prendre une semaine de vacances, qu’elle avait bien méritée. Je m’ingéniai à distraire mes parents. Je leur montrai l’Exposition en détail ; je leur fis faire une promenade sur la Seine, dans ces bateaux-mouches qui étaient la récente innovation parisienne. Ils allèrent applaudir Cendrillon au Châtelet, et les acrobaties du Cirque américain au Théâtre du Prince impérial, place du Château-d’Eau. Ils assistèrent à une ascension du Géant, le ballon de Nadar ; ils virent le feu d’artifice tiré par Ruggieri sur l’Arc de Triomphe. Ils repartirent éblouis, mais rompus de fatigue. Mon père m’avait félicité de mon activité et de l’état de mes affaires. On sait qu’il n’était pas bien exigeant.

Ces cinq jours, je ne les avais dérobés que partiellement à Éva, que je ne privai pas de ses bihebdomadaires parties de danse. Mabille s’efforçait de capter les étrangers par des spectacles pimentés sur lesquels la police jetait un voile. On y renouvelait, en présence du vieux Chicard qui revenait là chaque soir, les suggestives désarticulations de ce cancan national qu’avaient illustré Irma Canot, La Tocquée, l’Aztec, Finette, Alice la Provençale. Un bataillon de pétulantes lève-la-patte faisait escorte aux reines de la chorégraphie acrobatique, et toute une armée de cocodettes était mobilisée pour garnir les allées du beau jardin où deux rangées d’ormes servaient d’avenue à des asiles verdoyants et fleuris. Or, Bullier ne voulait pas être en reste avec le bal de l’Allée des Veuves, et chaque soir y étaient offertes des attractions nouvelles. On tirait un feu d’artifice. Maria la Bouquetière distribuait à brassée des fleurs dans un décor qu’incendiaient des flammes de Bengale. Des femmes nues quadrillaient éperdument entre deux rideaux de gaze rose. Quant aux bals populaires, de la Reine Blanche au Château Rouge, ils corsaient à l’unisson leurs programmes, les viveurs qui allaient de l’un à l’autre pouvant se flatter d’en avoir pour leur argent.

En même temps, les établissements à femmes qui faisaient à l’Exposition une ceinture de pavillons multicolores s’efforçaient de retenir près du Champ-de-Mars la clientèle qui, le soir, disparaissait dès après la fermeture. Tout étant toléré, on se permettait le pire. Cela prit bientôt tournure d’orgie, et les journaux pieux eurent beau jeu de représenter Paris comme un immense lupanar où le vice était publiquement offert en spectacle, à la face du monde. Jamais on ne s’y était si furieusement amusé.

Éva n’échappa pas à la fièvre de folie qui portait au plus haut la température des nuits parisiennes. La permission d’onze heures ne lui suffisait plus. Elle se désolait de me quitter si tôt, n’ignorant pas qu’après minuit commençait la vraie fête. Elle en vint à ne rentrer qu’à une heure ou deux du matin. Elle prenait goût à la halte bruyante des brasseries où elle m’accompagnait après le bal. Nous y retrouvions mes amis, qui étaient devenus les siens. Elle buvait, fumait autant que ces dames. Il m’arriva de la reconduire un peu ivre, malade. Son père s’alarma de ces intempestives incartades. Il se rendit au Comité, se renseigna, apprit que les invitations prétextées n’étaient que mensonge. Il eut avec sa fille une explication extrêmement vive. Elle me raconta tout, m’avouant en même temps que le jeune clerc de Rouen l’ayant déflorée, M. Cadine l’avait su, s’était emporté avec violence, avait exigé le mariage réparateur. Elle n’aimait pas son fiancé, et c’est ce qu’en me caressant elle m’avoua aussi.

Elle n’obtint plus une seule permission du soir, mais nos rendez-vous de l’après-midi ne furent pas menacés. On atteignait aux dernières semaines de l’Exposition. Dans les premiers jours d’octobre, comme je m’y promenais avec quelque mélancolie, en songeant que toutes ces splendeurs éphémères touchaient à leur terme, j’eus une émouvante rencontre : le capitaine Quincette et sa femme passaient devant moi, sans me voir ! Hortense avait un peu grossi, toujours fort belle. Je pris un détour pour la regarder mieux, et de si près qu’elle m’aperçut, fit un mouvement qui tira le bras de son mari, comme si elle eût buté sur quelque chose. Pourquoi n’allai-je pas à eux ? Leur présenter mes respects eût été naturel. Mais j’étais paralysé par l’émotion. L’était-elle moins ? Ses regards me parlaient. Alors, chapeau bas, dissimulé derrière un kiosque, je fis vers elle le geste discret d’un baiser.

L’Exposition fermée, Éva resta deux semaines encore dans les services, puis ce fut fini. Mais je continuai d’en jouir, soit qu’elle vînt dans ma chambre, soit que, l’attendant près de la barrière Maillot, je l’amenasse à quelque hôtel du voisinage. Où que ce fût, elle s’offrait avec la même impudeur abandonnée. Je me délectais de ses yeux. Je l’aidais à retirer sa crinoline. Je me faisais un jeu de la rieuse défense qu’elle opposait à ma hâte attoucheuse. Mais M. Cadine, son père, pressait le mariage ; elle sentait autour d’elle une surveillance incessante ; le fiancé et sa famille s’apprêtaient à venir ; on publiait les bans. Je fus huit jours sans la voir, ma rage lubrique me reprenant, ma folie d’attente sous ses fenêtres. Son image, comme auparavant, se projetait érotiquement dans mes rêves. Ah ! Ce corps succulent que toujours il me semblait goûter pour la première fois, lèvres fruitées, gorge à la pulpe savoureuse, chatteries secrètes de ma jeune maîtresse ! Quand elle reparut après ces huit jours, ce fut un dément qui la roula sous lui. Je criai ma jouissance. Mais une interruption plus prolongée suivit, et puis une autre. Elle m’écrivit, s’en excusant. Je ne pouvais lui répondre. Un mot qu’en courant elle avait mis à la poste me fit l’attendre toute une journée chez moi, à l’écoute du moindre bruit. Elle n’avait pu venir, et c’est ce que m’apprit un autre mot plus bref, griffonnage presque indéchiffrable. Puis je reçus deux lettres de Rouen. Le mariage en était aux ultimes préparatifs. J’en sus la date : 22 décembre. Et puis, plus rien : l’épais silence…