Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/3


CHAPITRE III.


La Sardaigne en achoppement à la paix. — Attention de Cellamare aux affaires de Bretagne. — Adresse de l’avis de Monteléon à Albéroni. — Manège du roi de Sicile. — Penterrieder en profite. — Bassesse du roi de Sicile pour l’Angleterre, qui le méprise et qui veut procurer la Sicile à l’empereur. — Sage avis de Monteléon. — Erreur de Beretti. — Cadogan le désabuse. — Intérêt personnel de l’abbé Dubois. — Plaintes malignes des Piémontois. — Cellamare déclare, tant qu’il peut, que l’Espagne n’acceptera point le projet de traité. — Beretti et Cadogan vont, l’un après l’autre, travailler à Amsterdam pour mettre cette ville dans leurs intérêts contraires. — Nancré rend le roi de Sicile suspect à l’empereur. — Albéroni raisonne sainement sur la Sicile et sur le roi Georges ; très malignement sur le régent ; artificieusement sur le roi de Sicile ; déclame contre le traité, contre lequel il fait faire partout les déclarations les plus fortes ; presse les préparatifs. — Secret impénétrable sur la destination de son entreprise. — Continue à bien traiter Nancré et à conférer avec lui et avec le colonel Stanhope. — Le colonel Stanhope pense juste sur l’opiniâtreté d’Albéroni. — Réponse de ce cardinal à une lettre du comte Stanhope, qui le pressoit d’accepter le traité. — Plaintes et vanteries d’Albéroni. — Forces actuelles de l’Espagne. — Crédit de ce premier ministre sur Sa Majesté Catholique. — Albéroni menace Gallas, les Allemands et le pape. — Vanteries de ce cardinal. — Vaines espérances de Giudice qui s’indispose contre Cellamare. — Bassesses de ce neveu. — Chimères attribuées à Giudice, qui font du bruit et du mal à Madrid. — Il les désavoue et déclame contre les chimères et le gouvernement d’Albéroni. — Fausse et basse politique du pape. — Cellamare se fait bassement, gratuitement et mal à propos l’apologiste d’Albéroni à Rome. — Il en reçoit de justes reproches de son oncle. — Esprit de la pour de Vienne.


On crut que le régent étoit embarrassé du refus du roi d’Espagne, et que Son Altesse Royale s’étoit flattée que la reine d’Espagne auroit engagé le roi son mari à signer un traité qui assuroit aux enfants de cette princesse la succession de deux États considérables en Italie. Il y avoit encore une voie pour satisfaire le roi catholique, c’étoit de lui conserver la possession de la Sardaigne ; mais la chose ne pouvoit se faire qu’au préjudice du duc de Savoie, à qui ce royaume étoit destiné en dédommagement de celui de Sicile. Le régent dépêcha cependant un courrier à Londres, portant ordre à l’abbé Dubois de le proposer au roi d’Angleterre. Cellamare comptoit que ce changement au traité apaiseroit le roi son maître et l’engageroit à signer. Il avertit Monteléon de travailler sous main et sans paroître à faciliter le succès de cette prétention nouvelle, sûr que, si elle ne réussissoit pas, la signature étoit inévitable. Peut-être la craignoit-il ; mais la prévoyant, il donnoit une attention très particulière à ce qui se passoit en Bretagne, et ne manquoit pas d’avertir que, les affaires s’aigrissant, les mouvements de cette province devenoient chaque jour plus considérables. Le roi d’Angleterre ne goûta pas la proposition de laisser la Sardaigne à l’Espagne ; il jugea qu’un tel changement au projet de traité exciteroit non seulement de nouvelles disputes, mais produiroit peut-être des difficultés insurmontables. L’empereur vouloit la Sicile à quelque prix que ce fût. Georges vouloit le satisfaire, et ne trouvoit déjà que trop de peines à réduire le duc de Savoie, sans lés augmenter encore en rétractant l’offre de l’équivalent proposé à ce prince pour la cession de la Sicile. Ainsi le courrier du régent étant arrivé à Londres, le roi d’Angleterre tint pour la forme seulement deux conseils, comme pour délibérer sur cette proposition nouvelle. Il y fut décidé qu’il ne convenoit pas d’altérer la substance du projet accepté par l’une des parties ; que ce seroit s’exposer à des disputes inutiles avec la cour de Vienne ; qu’on pouvoit même regarder ces contestations comme dangereuses, après avoir eu tant de peine d’engager l’empereur à consentir au projet.

Les ministres d’Angleterre instruisirent Monteléon de cette délibération. Il avoit bien jugé que la demande de retenir la Sardaigne ne réussiroit pas, mais il n’avoit osé s’expliquer sur une proposition dont le roi son maître désiroit le succès, et que le premier ministre avoit particulièrement à cœur, parce que la Sardaigne étoit l’unique fruit de tant de dépenses qu’il avoit fait faire à l’Espagne. Il falloit, pour combattre l’opinion du prince et du ministre, faire semblant d’y acquiescer, leur en exposer toutefois les inconvénients d’une manière si palpable qu’ils reconnussent clairement par eux-mêmes ce que l’ambassadeur n’osoit dire, de peur de s’exposer à déplaire. C’est ce que Monteléon avoit souvent pratiqué, mais le succès n’avoit pas répondu à ses intentions, non plus qu’à ses ménagements. Il avertit Albéroni en cette dernière occasion que La Pérouse lui avoit dit, après l’arrivée d’un courrier dépêché de Turin, que le roi son maître ne se laisseroit pas dépouiller de son royaume, sans faire auparavant, pour le conserver, tous les efforts que son honneur et ses droits demandoient. Monteléon, donnant cet avis au cardinal, lui laissoit en même temps espérer qu’une résolution si ferme pourroit déconcerter l’exécution d’un projet odieux au roi d’Espagne ; mais après avoir fait entrevoir ce rayon d’espérance, il essaya de le détruire lui-même en représentant qu’il n’étoit pas permis de prendre confiance en la sincérité du roi de Sicile, non seulement par la connoissance que tout le monde avoit du caractère de ce prince, mais encore parce que dans le temps même qu’il se récrioit si fort contre les dispositions du projet, il tenoit à Vienne un ministre caché, et sollicitoit fortement l’empereur d’accorder la seconde archiduchesse sa nièce en mariage au prince de Piémont. Monteléon pouvoit encore ajouter que Penterrieder continuoit d’entretenir une espèce de négociation à Londres avec La Pérouse, et soit sincérité, soit dessein de l’amuser, Penterrieder l’assuroit que, si l’empereur avoit voulu consentir à laisser la Sardaigne au roi d’Espagne, Sa Majesté Catholique auroit sans hésiter promis d’unir ses armes aux armes impériales pour enlever la Sicile au duc de Savoie, et la donner à l’empereur. Penterrieder, faisant valoir ici l’équité de son maître, et son attention aux intérêts du roi de Sicile, conclut que le mieux pour l’un et pour l’autre seroit de s’accommoder ensemble sans l’intervention de la France ni de l’Angleterre.

Le roi de Sicile, attentif à ses intérêts et toujours agissant dans cette vue, ne se reposoit pas uniquement sur le succès incertain de la négociation secrète qu’il avoit entamée à Vienne. Il écrivit donc au roi d’Angleterre pour lui demander pressement que le projet du traité lui fût communiqué, n’ayant d’autre intention que de concourir et de procurer la tranquillité publique autant qu’il seroit en son pouvoir. Il ajouta qu’il étoit persuadé que le principal fondement de ce projet, étoit l’observation des traités d’Utrecht et leur garantie ; qu’il avoit d’autant plus de raison de le croire que jamais il ne s’étoit écarté de la volonté et des intentions de l’Angleterre, les ayant toujours aveuglément suivies ; qu’il protestoit aussi que cette maxime seroit toujours la règle inviolable de sa conduite. Cette lettre demeura longtemps sans réponse.

Monteléon fit usage de la connoissance qu’il en eut pour convaincre encore le cardinal Albéroni, et du peu de fond qu’on devoit faire sur le roi de Sicile qui agissoit si différemment de tous côtés, et de l’opiniâtreté de la cour d’Angleterre à conserver toutes les conditions du projet sans y faire le moindre changement ; et comme il auroit désiré sur toutes choses que le roi d’Espagne fût entré dans le traité d’alliance, n’osant le dire ouvertement de peur de déplaire, il ne perdit pas cette nouvelle occasion de représenter que, si le roi son maître étoit contraint de céder à la dure nécessité du temps, et des conjonctures, il étoit au moins à souhaiter qu’en s’y soumettant, il le fit avec le moins de préjudice qu’il seroit possible pour le présent, et avec des dispositions favorables pour l’avenir. Monteléon étoit persuadé qu’il étoit impossible de changer dans le moment présent aucune condition d’une convention acceptée et signée par l’empereur ; que, si on pouvoit espérer quelque modification, ce ne seroit tout au plus que dans la suite, par les offices qu’on emploieroit avant son exécution, ou plus certainement encore par les offres qu’on pourroit faire et les sommes qu’on distribueroit à Vienne pour arracher le consentement de cette cour. Il regrettoit le temps qu’on avoit perdu, et soutenoit que, si les ministres d’Espagne étoient entrés dans la négociation au moment qu’elle avoit commencé avec les ministres d’Angleterre et l’abbé Dubois, le roi d’Espagne auroit peut-être obtenu ce qu’il désiroit, et fait changer en mieux les conditions du traité. Mais le nuage s’étoit formé de manière qu’il n’étoit plus possible de le dissiper et d’espérer de gagner au moins du temps ; seule ressource qui auroit pu rendre meilleure la condition de l’Espagne. Il ne comptoit nullement sur l’effet des offices que le régent avoit promis d’interposer à Londres et à Vienne, pour obtenir des modifications au traité telles que le roi d’Espagne eût lieu d’être satisfoit.

Beretti s’étoit flatté que de pareils offices seroient d’un grand poids, et que la cour de Vienne, ayant tant de raisons particulières de marquer sa considération pour le régent, ne pourroit se dispenser de déférer à ses instances. Cadogan, nouvellement arrivé de Londres à la Haye, dit avec beaucoup de franchise à Beretti qu’il devoit se désabuser d’une espérance si vaine ; que, si le régent faisoit quelque représentation, il ne la feroit que pour la forme, pour sauver un reste d’honneur, mais sans insister ; qu’il ne le pouvoit étant totalement engagé. Cadogan poussant plus loin la confidence (c’est-à-dire le mépris de l’Espagne livrée par la France, gouvernée et muselée par l’abbé Dubois qui ne songeoit qu’à son chapeau qu’il ne pouvoit obtenir que par l’autorité de l’empereur sur le pape, et par la recommandation forte du roi d’Angleterre auprès de l’empereur), dit encore à cet ambassadeur d’Espagne que l’Angleterre n’avoit nul penchant pour le roi de Sicile, parce que le souvenir des manèges qu’il avoit faits pendant les guerres passées étoit toujours présent ; que, de plus, on savoit à Londres que ce prince avoit à Madrid un ministre caché, dans le même temps qu’il négocioit à Vienne. Si les Anglois regardoient le roi de Sicile comme un prince dont la foi devoit toujours être suspecte, les Piémontois se plaignoient réciproquement du régent et du roi d’Angleterre. Ils disoient que Son Altesse Royale, de concert avec Stairs, jouoit également le roi d’Espagne et le roi de Sicile ; qu’on faisoit entendre au roi d’Espagne, pour le porter à l’acceptation du traité, que le roi de Sicile étoit près de faire son accommodement avec l’empereur ; qu’on disoit en même temps au roi de Sicile que le roi d’Espagne accepteroit le plan, si les demandés qu’il faisoit au préjudice de la maison de Savoie lui étoient accordées.

Dans cette situation, Provane qui étoit encore à Paris, sous prétexte de travailler au règlement des limites, se lia plus étroitement que jamais avec Cellamare. Il l’assura que la répugnance que son maître avoit à souscrire au projet étoit invincible, et Cellamare ne manqua pas de le fortifier dans ces sentiments. Ils étoient conformes aux intentions du roi d’Espagne, car nouvellement encore il avoit ordonné à cet ambassadeur de déclarer qu’il trouvoit le plan injuste et détestable ; que, si jamais il y souscrivoit, ce ne seroit jamais que forcé par la violence et par la fatalité malheureuse d’être abandonné de tout le monde. Cellamare fit voir à Provane et à beaucoup d’autres les ordres qu’il avoit reçus. Il crut d’autant plus nécessaire de s’en expliquer qu’on répandoit à Paris et à Londres que le roi d’Espagne consentoit au traité, en y changeant seulement quelques conditions. On donnoit aux nouvelles propositions que le roi d’Espagne avoit faites le nom d’acceptation limitée, et comme le régent avoit envoyé à Nancré de nouveaux ordres de presser le roi d’Espagne, plus que jamais, d’accepter le projet, son ambassadeur à Paris, incertain du succès que ces nouvelles instances pourroient avoir, croyoit dans cet intervalle être obligé de, rassurer ceux qui désiroient que le roi d’Espagne voulût persister avec fermeté dans ses premières résolutions.

Beretti en usait de même en Hollande. Il fit un voyage à Amsterdam, où il eut des conférences avec les deux pensionnaires Buys et Bassecourt, et les bourgmestres Tropp, Pautras et Sautin. Outre les raisons pour les empêcher d’accéder au traité, il employa les promesses ; celles qui regardoient le commerce firent assez d’impression pour empêcher la régence de cette ville de prendre aucune résolution. Heureusement pour Beretti, l’ambassadeur de France n’avoit point reçu d’ordre depuis que le courrier que le régent avoit dépêché à Madrid étoit de retour à Paris. Son silence favorisa les discours de l’ambassadeur d’Espagne. Les ministres d’Angleterre s’en plaignirent, et Cadogan se crut obligé d’aller à Amsterdam réparer le mal que Beretti y avoit causé. Ce dernier craignoit Cadogan, persuadé que le roi d’Angleterre avoit remis entre ses mains des sommes très considérables pour gagner des suffrages en Hollande. D’ailleurs il le regardoit moins comme Anglois que comme ministre de l’empereur, dont il avoit la patente de feld-maréchal.

Les nouvelles représentations que Nancré fit en Espagne ne produisirent pas plus d’impression que celles qu’il avoit faites jusqu’alors. Il y ajouta cependant de nouvelles raisons capables de rendre les intentions du roi de Sicile très suspectes. Il avertit Albéroni qu’aussitôt que ce prince avoit appris que la France et l’Angleterre offroient la Sicile à l’empereur, il avoit dépêché à Vienne, pour l’offrir aussi, mais à condition que la complaisance qu’il témoignoit en cette occasion pour l’empereur faciliteroit le mariage du prince de Piémont avec l’une des archiduchesses. Nancré dit de plus que l’offre n’étoit pas nouvelle ; que le même duc de Savoie, qui la renouveloit aujourd’hui, l’avoit déjà faite peu de temps avant la mort du feu roi ; que d’autres difficultés avoient empêché la conclusion du traité qu’il sollicitoit à Vienne.

Albéroni étoit persuadé que l’empereur désiroit ardemment la Sicile, et que, depuis la paix d’Utrecht, il n’avoit pensé qu’aux moyens de l’acquérir pour s’assurer la conservation du royaume de Naples. Les forces de mer étoffent les seules qui manquoient à ce prince ; ces deux royaumes entre ses mains lui donnoient moyen d’avoir des forces considérables dans la Méditerranée. Albéroni se vantoit d’avoir jugé si sainement des vues de la cour de Vienne, qu’il avoit parié, dès qu’il fut question du projet, que l’empereur l’accepteroit. Il ne s’étonnoit pas, disoit-il, que le roi Georges eut voulu faire un tel présent à la maison d’Autriche, parce qu’étant Allemand, et voulant conserver l’injuste acquisition de Brême et de Verden, il devoit, pour y réussir, acquérir par une autre injustice les bonnes grâces du chef de l’empire. C’étoit par cette raison que le roi d’Angleterre, suivant le raisonnement (en cela très juste) d’Albéroni, travailloit à l’augmentation d’une puissance que les François et les Anglois trouvoient déjà trop grande, et qu’ils convenoient mutuellement qu’il faudroit abaisser dans son temps. Toutefois il paraissoit que la cour d’Angleterre n’avoit en vue que d’être invitée par l’empereur de rompre avec l’Espagne. La preuve évidente de ce dessein étoit, selon le cardinal, la résolution prise à Londres d’envoyer une escadre dans la Méditerranée, le tout pour l’intérêt particulier du roi Georges. Albéroni affectoit de répandre que ces raisons secrètes et personnelles avoient beaucoup plus de part aux changements projetés dans l’Europe que les raisons d’État, et c’étoit à cette cause unique qu’il attribuoit la résolution surprenante que la France avoit prise de concourir à l’agrandissement de la maison d’Autriche. Quelque mauvaise opinion qu’il eut du duc de Savoie ; il voulut paroître invincible aux nouveaux soupçons que Nancré essaya de lui inspirer des intentions et de la conduite de ce prince. Il ne les rejeta pas entièrement, mais il dit que le duc de Savoie le faisoit assurer que la seule négociation qu’il eût à Vienne étoit bornée au mariage du prince de Piémont, et que cette cour elle-même lui avoit offert une archiduchesse ; qu’il déclaroit en même temps que jamais il ne consentiroit à céder la Sicile, et qu’il prioit instamment le roi d’Espagne de s’y opposer. Le cardinal demanda l’explication d’un pareil galimatias, qui ne pouvoit servir qu’à couvrir beaucoup de tromperies et de mauvaise foi ; car en même temps qu’on vouloit persuader au roi d’Espagne que le duc de Savoie offroit volontairement la Sicile, ce même prince conjuroit Sa Majesté Catholique de refuser son consentement à une condition si dure. On vouloit donc, disoit Albéroni, tromper le roi d’Espagne, et le traiter comme un enfant ; on lui montroit de loin une babiole, et s’il ne l’acceptoit pas, on le menaçoit de lui déclarer la guerre ; mais il assuroit que ce prince étoit résolu de prendre patience, de ne céder que, dans le cas d’une nécessité indispensable, et de se livrer aux partis les plus extrêmes avant que d’entrer dans un projet, non seulement imaginaire, mais dont l’exécution seroit injuste, puisque les princes à qui on désignoit, malgré eux, des successeurs, déclaroient hautement qu’ils ne consentiroient jamais à laisser entrer, tant qu’ils vivroient, des garnisons espagnoles dans leurs places. Cette condition, étant une de celles qu’on offroit au roi d’Espagne comme une sûreté de l’exécution du traité, elle donnoit aussi lieu à Albéroni de s’écrier que ce plan étoit un pot-pourri infâme, qui disposoit contre toutes les règles et tyranniquement des biens et de l’état des souverains ; que les Anglois vouloient être les maîtres du monde pour le partager à leur fantaisie, et que cette malheureuse France, concourant à des maximes si impies, aidant elle-même à se forger des fers, oubliant ses maximes fondamentales, rejetoit absolument les résolutions qu’elle avoit constamment suivies jusqu’alors de réprimer la barbarie allemande et l’insolence des Anglois.

Les ministres d’Espagne eurent ordre de s’expliquer à peu près dans les mêmes termes en France et en Angleterre. Beretti devoit parler de même en Hollande, et déclarer au Pensionnaire, que, si le roi d’Espagne avoit à mourir, qu’il ne mourroit que l’épée à la main, et qu’il ne céderoit qu’à la dernière extrémité ; qu’enfin Sa Majesté Catholique feroit connoître que, si elle avoit reçu la loi en souscrivant au traité d’Utrecht, elle se l’étoit elle-même imposée par sa déférence respectueuse pour les conseils du roi son grand-père. Beretti eut ordre d’ajouter que, si la république de Hollande entroit dans un complot aussi indigne que celui qu’on avoit tramé, il dépendoit d’elle de le faire, mais qu’elle pouvoit s’assurer que jamais le roi son maître n’oublieroit une telle injure. Les ministres d’Espagne eurent en même temps soin de faire connoître que jamais le roi d’Espagne n’avoit promis de suspendre l’exécution des projets qu’il méditoit. En effet on pressoit plus que jamais l’armement de la flotte, et vers le commencement de mai, on disoit à Madrid qu’elle seroit prête à mettre à la voile le 20 du même mois. Bien des gens croyoient le débarquement destiné pour Naples, persuadés que le roi d’Espagne avoit un parti puissant dans ce royaume ; d’autres assuroient que la reine d’Espagne, en particulier, souhaitoit qu’on introduisît des garnisons dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Il est certain que le secret avoit été gardé très exactement, et que les agents du roi de Sicile, malgré leur activité, ne découvroient encore que ce que le public savoit du nombre et de la qualité des troupes qu’on faisoit embarquer ; mais ils ignoroient absolument le but de l’entreprise, et se trompoient comme les autres dans leurs conjectures.

Albéroni continuoit d’avoir beaucoup d’égards pour Nancré. Ils avoient souvent de longues conférences. Le colonel Stanhope étoit introduit à quelques-unes. Il en avoit aussi de particulières avec le cardinal. Les courriers dépêchés continuellement de Paris à Madrid, et de Madrid à Paris, donnoient lieu de croire que la France et l’Espagne agissoient de concert ; que, si ce n’étoit pour l’exécution du traité, ce seroit pour la guerre. Les ministres anglois, bien instruits de la manière dont le régent pensoit, ne témoignoient nulle jalousie de ses négociations à Madrid ; mais le colonel Stanhope étoit persuadé que ni les instances des François ni les siennes n’apporteroient de changement à la résolution que le roi d’Espagne avoit prise de faire la guerre. Il remit au cardinal une lettre qu’il avoit reçue pour lui du comte de Stanhope, son cousin, contenant de nouvelles instances pour l’acceptation du projet. Albéroni y répondit dans les termes suivants :

« Si les prémisses que Votre Excellence établit dans sa lettre du 29 du passé étoient vraies, les conséquences seroient infaillibles ; mais il est question que laboramus in principiis. Enfin le roi catholique est malheureux, puisque après avoir donné les dernières marques d’amitié au roi de la Grande-Bretagne, et de sa bienveillance à la nation anglaise, non seulement il ne peut tirer de l’un et de l’autre une juste reconnoissance ; mais l’état même, d’indifférence lui sera refusé. Je me rapporte à tout ce que le marquis de Monteléon lui dira là-dessus de ma part. »

Albéroni se récrioit souvent sur l’ingratitude des Anglois ; il vouloit faire, croire qu’il recevoit souvent des reproches du roi et de la reine d’Espagne, de la vivacité qu’il avoit témoignée lorsqu’il avoit été question de conclure les deux derniers traités avec le roi Georges. Il prétendoit que Leurs Majestés Catholiques lui répétoient fréquemment qu’il s’étoit laissé trop facilement séduire par les promesses des Anglois. Il se consoloit par l’espérance de faire bientôt éclater aux yeux du monde la puissance où l’Espagne s’étoit élevée depuis le peu de temps qu’il la gouvernoit. On étoit à la veille de voir dans la Méditerranée trois cents voiles sous pavillon d’Espagne, trente-trois mille hommes de débarquement, cent pièces de canon de vingt-quatre, vingt autres de campagne, vingt mille quintaux de poudre, cent mille boulets, trois cent soixante-six mille outils à remuer la terre, des bombes et des grenades à proportion. Il s’applaudissoit en songeant qu’on verroit en peu d’histoires un débarquement de trente-trois mille hommes avec un train semblable, particulièrement six mille chevaux. Il se flattoit d’être absolument maître de ces troupes, parce qu’elles avoient été payées avec profusion, et parce qu’il avoit avancé plusieurs officiers de mérite. Le trésor pour l’armée et pour la flotte montoit à un million et demi d’écus. Indépendamment de cette somme, Albéroni avoit encore fait remettre à Gênes vingt-cinq mille pistoles pour le duc de Parme.

Tant de dispositions faites dans un temps où l’Espagne n’avoit encore donné nulle marque de sa nouvelle puissance, étoient pour son ministre autant de sujets de croire que par son travail et par son industrie, en élevant son maître, il s’étoit lui-même mis au-dessus de ses ennemis personnels ; qu’il n’avoit rien à craindre de leurs traits ; qu’en vain ils s’efforçoient de le noircir, d’employer la calomnie pour le rendre odieux, soit à l’Espagne, soit au duc de Parme ; qu’ils ne réussiroient pas à détruire le crédit et la réputation, que son mérite confirmé par ses grands services lui avoit acquis. Le roi et la reine d’Espagne, dont il possédoit alors la faveur et la confiance, l’entretenoient dans la bonne opinion qu’il avoit plus que personne et de ses talents et de l’étendue de son génie. Comme il étoit maître d’employer comme il vouloit le nom de Leurs Majestés Catholiques, il ne manqua pas de dire qu’elles avoient regardé avec autant d’indignité que de mépris le libelle infâme divulgué contre lui par l’ambassadeur de l’empereur à la cour de Rome. Albéroni promit de se venger du perfide ministre de la cour de Vienne, accoutumé, disoit-il, à se servir d’impostures, et de faire la guerre aux Allemands de manière que cette barbare nation s’en sentiroit longtemps.

Il ne menaçoit pas moins le pape que, l’empereur, quoique ce fût en termes plus doux. Il déploroit le peu de courage que le chef de l’Église montroit lorsqu’il s’agissoit de défendre la religion. Albéroni, plein de zèle, gémissoit de voir les Allemands profiter de la faiblesse du saint-père, et l’engager à faire chaque jour quelque demande contraire à sa conscience et à son honneur. Il laissoit entrevoir que Sa Sainteté auroit lieu de se repentir de la manière dont elle en usait à son égard, autant que de la partialité qu’elle témoignoit pour l’empereur. Elle suspendoit encore les bulles de Séville ; mais Albéroni, déjà pourvu de l’évêché de Malaga, jouissoit du revenu des deux églises. Il se vanta qu’ils lui suffiroient pour vivre commodément à Madrid à la barbe de Pantalon et pour aller en avant. Il voulut de plus faire connoître à la cour de Rome qu’il pouvoit compter sur les égards que la cour de France auroit pour lui, et qu’il n’avoit point à craindre que le régent entreprît de le traverser ; la preuve dont il se servit fut de révéler à ses amis que le cardinal del Giudice s’étant adressé au régent pour se justifier auprès du roi d’Espagne par l’intercession de Son Altesse Royale, non seulement elle ne lui avoit rendu aucun office, mais même avoit envoyé les lettres tout ouvertes de Giudice à Albéroni, sans les accompagner de la moindre ligne ni pour lui ni pour Sa Majesté Catholique.

Toutefois Giudice comptoit beaucoup sur les offices de M. le duc d’Orléans ; il étoit même si persuadé qu’ils réussiroient, qu’en attendant la réponse de Son Altesse Royale, il différoit à exécuter les ordres qu’il avoit reçus d’ôter les armes d’Espagne de dessus la porte de son palais. En vain Cellamare, son neveu, le pressoit d’obéir, il attribuoit ses instances au désir lâche et bas de plaire au premier ministre. Giudice lui reprocha plusieurs fois la déférence excessive qu’il avoit pour les folies furieuses d’Albéroni, et le peu d’attention qu’il faisoit aux représentations que le régent s’étoit chargé de faire, dont il convenoit par toutes sortes de raisons d’attendre le succès. Ces reproches renouvelèrent d’autres plaintes plus anciennes que Giudice croyoit avoir lieu de faire de son neveu, et rappelant ce qui s’étoit passé entre eux quelques années auparavant, il compara les insinuations que Cellamare lui faisoit alors à celles que ce même neveu, si zélé pour son oncle, lui avoit faites à Bayonne pour l’engager à signer l’infâme projet d’Orry sans y changer un iota. Le bruit se répandit que Giudice avoit fait des projets et pris des mesures pour retourner en Espagne en cas que le roi catholique vînt à mourir, comptant beaucoup sur la tendresse, du prince des Asturies pour lui, et sur la faveur dont il jouiroit auprès de lui s’il montoit sur le trône. Ces projets vrais ou faux, et les soupçons des correspondances que ce cardinal entretenoit en Espagne, causèrent la prison d’un nommé don François d’Aguilar, que le roi d’Espagne fit arrêter comme principal entremetteur de cette correspondance. Giudice la désavoua, et, traitant de calomnie inventée par Albéroni ce qu’on avoit faussement publié de ses dangereuses pratiques, il déclara à son neveu que, s’il ne pouvoit espérer de le guérir de la frayeur que le pouvoir d’un premier ministre lui inspiroit, et comme courtisan et comme ambassadeur, il le prioit au moins et lui conseilloit d’épargner tant de ruses inutilement employées pour attirer dans ses sentiments un oncle vieilli dans les affaires, assez instruit du mérite d’Albéroni pour mépriser sa personne et sa toute puissance. En même temps il tournoit en ridicule les projets de l’Espagne ; il disoit que tout le monde riait de voir que cette couronne prétendît donner la loi quand elle étoit elle-même exposée et sur le point d’être forcée de la recevoir ; qu’il sembloit par les discours de ses ministres à Rome que le royaume de Naples fût déjà conquis, le Milanois englouti, l’infant don Carlos grand-duc de Toscane et duc de Parme et de Plaisance ; qu’il ne manquoit rien à ces progrès si rapides que la petite circonstance qu’il n’y avoit pas la moindre ombre de vérité ; qu’au lieu de ces fables, la monarchie d’Espagne étoit tellement ruinée par des dépenses capricieuses et folles que le roi d’Espagne, trompé par les espérances dont on l’amusoit de recouvrer les domaines d’Italie, emploieroit seulement ses richesses à défendre et enrichir le duc de Parme.

Cellamare, très attentif à sa fortune, vouloit en même temps plaire à la cour d’Espagne et ménager son oncle ; l’événement lui fit voir que l’un et l’autre ensemble étoit impossible ; mais avant qu’il en eût fait l’expérience entière, ne pouvant rien mander à son oncle d’agréable de la part de l’Espagne, il essaya de le consoler et de l’adoucir en l’assurant que la cour de France étoit très satisfaite de la conduite qu’il tenoit à l’égard de la constitution, etc.

Il est certain que le pape connoissoit l’intérêt qu’il avoit de ménager les couronnes dans une conjoncture où il s’agissoit de donner à plusieurs États d’Italie une nouvelle face par le traité de paix qu’on proposoit de faire entre l’empereur et le roi d’Espagne. Les droits du saint-siège étoient particulièrement intéressés dans les dispositions projetées, et le pape prévoyoit assez qu’il auroit à souffrir s’il n’avoit pour lui les princes dont le secours et la puissance pouvoient le garantir du préjudice dont il étoit menacé. Sa Sainteté, connoissant ses intérêts, se contentoit cependant de simples paroles ; elle faisoit dire qu’elle désiroit sincèrement la paix entre l’empereur et le roi d’Espagne ; elle avertissoit qu’une paix contraire à la justice ne pouvoit être bonne, mais loin de se concilier avec aucun des princes intéressés à la conclu de ces grands différends. La seule règle de sa politique étoit de faire par pure crainte tout ce que l’empereur exigeoit d’elle, pendant qu’elle montroit beaucoup de vigueur dans toutes les affaires qui regardoient la France et l’Espagne. Véritablement on auroit tort de condamner la fermeté que le pape fit paroître aux instances réitérées fréquemment que le roi d’Espagne lui fit d’accorder au cardinal Albéroni les bulles de l’archevêché de Séville. Sa Majesté Catholique eut lieu de s’en repentir dans les suites aussi bien que du cardinalat qu’elle avoit procuré à cet étrange sujet. Mais alors il gouvernoit la monarchie d’Espagne, et les affaires d’un tel ministre devenoient les intérêts les plus importants et du prince et de la couronne. Après cette affaire principale, sollicitée vivement par le cardinal Acquaviva, il y en avoit encore une autre où Albéroni avoit intérêt ; c’étoit celle de l’accusation que les Allemands avoient intentée contre lui auprès du pape, fondée sur les négociations prétendues de ce premier ministre avec la Porte.

Le prince de Cellamare, quoique dans un emploi qui ne l’engageoit nullement à prendre connoissance de ce que les Allemands faisoient à Rome, encore moins de répondre aux invectives qu’ils y publioient contre Albéroni, crut cependant faire un trait de bon courtisan, et marquer son zèle pour la gloire du premier ministre de son maître, en répondant à l’écrit imprimé et publié par les Allemands. Il le fit par une lettre qu’il écrivit à Acquaviva, et ce dernier, n’osant la rendre publique sans en avoir demandé un ordre précis au roi, son maître, la fit voir au pape, et ne lui en demanda pas le secret. Ce cardinal étoit naturellement ennemi du cardinal del Giudice ; et Giudice ne douta pas un moment que, sous le faux prétexte de faire honneur à Cellamare, Acquaviva n’eût été bien aise d’avoir une pièce entre les mains capable d’irriter à jamais la cour de Vienne contre Cellamare, et d’empêcher qu’il ne fût rétabli dans ses biens, que leur situation dans le royaume de Naples soumettroit par la paix à la domination des Allemands. Il en fit des reproches à son neveu, trouvant que, pour un homme sage, il avoit agi trop légèrement, et sans réflexion sur les conséquences dangereuses d’accuser si souvent et si clairement les ministres impériaux de fausseté et de supposition. Giudice ne s’étoit pas encore déclaré pour l’empereur, mais vraisemblablement il en avoit déjà pris la résolution, et, l’écrit de Cellamare paraissant dans une pareille conjoncture, en étoit d’autant plus désagréable à son oncle ; car il savoit que le démérite d’un seul devient à la cour de Vienne celui de toute une famille, que les Impériaux ne pardonnent jamais, et que le ressentiment et la vengeance de leur part s’étendent à toute la race tant que les générations subsistent. Giudice, mécontent du roi d’Espagne et de son gouvernement, continuoit à le décrier de toute son éloquence, en séparant toujours avec respect le roi de son premier ministre.