Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/2


CHAPITRE II.


Étrange caractère du roi de Sicile. — Entretien curieux entre le secrétaire de son ambassade et Albéroni. — Lascaris, envoyé de Sicile, malmené par Albéroni. — Plaintes hypocrites d’Albéroni. — Il déclame contre le traité et tâche de circonvenir le maréchal d’Huxelles. — Albéroni menace ; veut reculer le traité et gagner les Hollandois. — Caractère de Beretti. — Embarras des ministres d’Espagne au dehors. — La France et l’Angleterre communiquent ensemble le projet du traité aux États généraux. — Conduite de Beretti. — Son avis à Albéroni et sa jalousie contre Monteléon. — La nation anglaise et la Hollande partagées pour et contre la traité. — Triste prodige de conduite de la France. — Conduite de Châteauneuf en Hollande. — Duplicité des ministres d’Angleterre à l’égard du régent. — Hauteur de Craggs à l’égard du ministre de Sicile. — Efforts du roi de Sicile pour lier avec l’empereur et obtenir une archiduchesse pour le prince de Piémont. — Conduite de la cour de Vienne. — Artificieuse conduite des ministres anglois à l’égard du régent. — Manèges de Penterrieder à Londres. — L’Espagne voudroit au moins conserver la Sardaigne ; mal servie par la France. — L’Angleterre s’y oppose avec hauteur. — Triste état de Monteléon. — Les ministres anglois plus impériaux que les Impériaux mêmes. — Ministres espagnols protestent dans toutes les cours que l’Espagne ne consent point au traité. — Efforts de Beretti pour détourner les Hollandois d’y souscrire. — Cris de cet ambassadeur contre la France. — Ses plaintes. — Fâcheuse situation de la Hollande. — Le roi d’Espagne rejette avec hauteur le projet du traité communiqué enfin par Nancré, et se plaint amèrement. — Conduite et avis de Cellamare. — Son attention aux affaires de Bretagne.


L’opinion publique étoit fondée sur les traitements distingués et les marques de confiance que Nancré recevoit d’Albéroni ; et comme l’empereur avoit accepté le traité, on jugeoit que le roi d’Espagne ne voudroit pas s’engager à soutenir seul la guerre contre la France et contre les autres puissances principales de l’Europe. Toutefois les préparatifs de guerre n’étoient point ralentis. L’Espagne pressoit son armement avec plus de chaleur que jamais : elle devoit avoir vingt navires de guerre, outre les brûlots et les galiotes à bombes ; mais les apprêts par mer et les forces par terre n’approchoient pas des forces que le roi d’Espagne pouvoit prévoir qu’il auroit à combattre ; car, en effet, il n’avoit point d’alliés, et c’étoit sans fondement que le public s’étoit figuré un traité entré Sa Majesté Catholique et le roi de Sicile. Elle soupçonnoit au contraire le roi de Sicile d’être d’accord avec l’empereur, et croyoit que la condition principale de leur engagement étoit celle du mariage du prince de Piémont avec une archiduchesse. Il y avoit alors trois ministres piémontois à Madrid : l’abbé del Maro étoit ambassadeur ordinaire ; le roi son maître, peu content de lui et se défiant du compte qu’il lui rendoit, avoit envoyé Lascaris, soit pour découvrir les véritables sentiments d’Albéroni, soit pour faire avec lui un traité secret ; enfin, ce prince soupçonneux et toujours en garde contre ses propres ministres, les faisoit épier, l’un et l’autre par le secrétaire de l’ambassade, nommé Corderi, et donnoit directement à ce dernier des ordres et des instructions dont la connoissance étoit cachée à Lascaris comme à del Maro. Immédiatement après l’arrivée de Lascaris à Madrid, Corderi fut chargé d’en aller donner part à Albéroni. Ce premier ministre répondit qu’il étoit très aise que cette voie lui fût ouverte pour donner au roi de Sicile des preuves effectives d’une confiance très sincère, et pour le persuader de l’attachement naturel qu’il avoit pour la personne et pour les intérêts de ce prince ; il ajouta que, comme ils ne pouvoient être séparés dans la conjoncture présente des intérêts de la couronne d’Espagne, il se feroit un devoir d’en user à l’égard de Lascaris avec autant d’ouverture et de confiance que les obligations de son ministère le lui pourroient permettre. Les deux agents du roi de Sicile conçurent une merveilleuse espérance d’une si favorable réponse.

Peu de jours après, le secrétaire Corderi retourna chez Albéroni ; il avoit à l’instruire des intentions de son maître sur la mission de Lascaris. Le cardinal avoit demandé quelles étoient ses instructions, afin de pouvoir traiter avec lui sur les affaires courantes, et Corderi, ayant reçu les ordres du roi de Sicile sur cette question, lui dit que ce prince répondoit que, pour fixer les instructions qu’il donneroit à son ministre, il étoit nécessaire en premier lieu qu’il fût lui-même éclairci sur la diversité des sentiments entre la cour d’Espagne et les cours de Franche et d’Angleterre ; en second lieu, qu’il sût en détail quels étoient les projets de guerre du roi d’Espagne, et surtout quels moyens Sa Majesté Catholique avoit d’en assurer le succès. Il ajoutoit que jusqu’alors le cardinal ne lui avoit communiqué que des idées vagues et générales, en sorte que ce prince étoit demeuré non seulement dans sa première obscurité, mais tombé dans une autre plus grande encore qu’auparavant, voyant la France et l’Angleterre plus déterminées que jamais à procurer l’acceptation du projet qu’elles avoient formé pour la paix générale. Albéroni répondit à cette espèce de reproché qu’il s’étoit ouvert de reste sur les projets de l’Espagne, et soutint à Corderi qu’il lui avoit dit en détail tout ce qu’il pouvoit lui confier sur cette matière ; souriant ensuite, il fit connoître qu’il soupçonnoit les doutes du roi de Sicile, et qu’il les regardoit comme un prétexte affecté pour colorer l’accommodement que ce prince avoit fait avec l’empereur. Corderi le nia : entre autres raisons qu’il employa pour se défendre, il allégua la nomination que le roi de Sicile venoit de faire du comte de Vernon pour l’envoyer en Espagne : le cardinal répondit qu’il n’avoit rien à répliquer sur cette nomination ; que c’étoit toutefois une démonstration extérieure assez ordinairement usitée en pareille conjoncture ; qu’il avoit d’ailleurs de bons avis et réitérés par le ministère de France, qui l’avertissoit particulièrement de se garder de s’ouvrir aux ministres du roi de Sicile. Enfin, Albéroni, se laissant aller aux mouvements de son impatience naturelle, dit avec impétuosité que le roi de Sicile ne connoissoit point d’autres liens que ceux qui pouvoient convenir à ses intérêts, mais qu’un tel avantage n’étoit pas de durée ; que, si ce n’étoit pas le père, ce seroit un jour le fils qui seroit obligé de supplier à genoux le roi catholique de le secourir et de le délivrer de la tyrannie et de l’oppression des Allemands. Corderi ne douta pas que la colère du cardinal ne fût un prétexte pour couvrir ses desseins et pour manquer de parole au roi de Sicile. Une telle conversation ne promettoit pas à Lascaris une audience plus favorable, et l’effet répondit aux apparences. Il voulut représenter au cardinal les promesses qu’il avoit faites au roi de Sicile de lui communiquer ce qui se passeroit dans les négociations de la paix. Lascaris dit que son maître ne pouvoit douter qu’elle fût fort avancée, étant informé des longues conférences que Nancré et le colonel Stanhope avoient avec le cardinal. Il répondit avec chaleur qu’il n’étoit plus obligé à ses promesses, puisque le roi de Sicile avoit peut-être déjà signé son traité avec l’empereur, et que le roi d’Espagne en avoit des avis certains et positifs. Lascaris voulut en vain combattre et détruire une opinion si injurieuse à son maître ; il soutint que ce prince n’avoit fait aucune démarche contraire aux derniers traités ; qu’on ne devoit donc ajouter, aucune foi à des avis qui blessoient sa réputation. Ses répliques furent inutiles ; Albéroni rompit l’audience, et, se levant, dit qu’il étoit obligé de se rendre auprès du roi d’Espagne. Lascaris en tira la conséquence que la, paix étoit bien avancée et les intérêts de son maître sacrifiés.

Soit feinte, soit vérité, Albéroni déploroit avec ses amis la situation où il se trouvoit, la plus scabreuse, disoit-il, et la plus critique qu’il fût possible. Il se plaignoit que sa fortune ne servoit qu’à lui faire passer de mauvais jours et de fâcheuses nuits ; il vouloit qu’on le crût détrompé du monde, mais forcé d’y vivre pour se conformer et se soumettre aux ordres de la Providence. Il étoit bien éloigné ; comme les Piémontois l’en soupçonnoient, d’entrer dans le traité de paix. C’étoit sincèrement qu’il déclamoit contre, et quoique le détail des conditions secrètes n’eût pas encore été communiqué au roi d’Espagne, Albéroni prétendoit que Nancré s’étoit expliqué assez clairement pour ne laisser aucune curiosité, pas même celle d’ouvrir et de lire les lettres qu’il écrivoit en France. Il protestoit que le roi d’Espagne perdroit plutôt quarante couronnes que de faire un pareil traité.

Il disoit, que, si l’empereur possédoit une fois les royaumes de Naples et de Sicile, il seroit maître quand il voudroit du reste de l’Italie, et que, si jamais les garnisons espagnoles étoient, admises dans les États de Toscane et de Parme, l’Espagne sentiroit le préjudice de la sortie des troupes qu’il faudroit tirer de chez elle sans aucune utilité, parce que la supériorité des Allemands seroit telle qu’ils auroient envahi ces mêmes États avant que la nouvelle de leur entreprise fût parvenue en Espagne. Ainsi, le roi d’Espagne perdroit inutilement ses troupes et la dépense pour les transporter. Albéroni, persuadé que le maréchal d’Huxelles n’approuvoit pas un traité dont un autre que lui avoit été le promoteur et l’agent, chargea Cellamare de lui dire que le roi d’Espagne connoissoit trop son esprit, son jugement et sa probité pour le soupçonner d’avoir parlé en cette occasion suivant sa pensée ; que si le maréchal convenoit que la fraude et l’injustice avoient été employées de manière à forcer Sa Majesté Catholique à s’accommoder à des lois dures et barbares, il auroit raison ; mais s’il disoit qu’un projet dont le fruit étoit d’agrandir l’empereur, et d’augmenter sa puissance au delà de ses justes bornes, étoit un moyen capable d’établir une paix solide, un tel discours répugneroit absolument au bon sens et aux lumières de tout homme sage, instruit des affaires du monde ; que si Huxelles regardoit cet ouvrage comme un pot-pourri, et comme une trame de l’abbé Dubois, conforme à son génie et à sa personne, les gens sages le croiroient ; mais qu’ils ne se figureroient jamais qu’un homme dont la probité et la réputation étoient suffisamment établies pût approuver un projet préjudiciable à l’Espagne, fatal à la France, déshonorant pour le nom du régent, en un mot, scandaleux au monde entier, et capable d’exercer les galants discours qu’on ne manqueroit pas de tenir sur un si beau sujet.

Albéroni cependant proposa de former une assemblée pour examiner ce projet, regardant cet expédient comme la seule voie à prendre pour ne se pas éloigner de l’équité, et ne pas offenser la liberté des gens. Et comme le colonel Stanhope le pressoit d’entrer dans le traité, il lui répondit seulement qu’il avoit écrit en France, et qu’il en attendoit les réponses, mais qu’il s’expliqueroit plus librement à d’autres. Sur l’injustice prétendue du projet, il disoit que les vues de ceux qui en étoient les promoteurs étoient suffisamment connues ; que le roi d’Espagne en conserveroit le souvenir, s’il étoit forcé à la dure nécessité de subir la loi qu’on lui imposoit ; qu’il attendroit un meilleur temps et des conjonctures plus favorables pour se dédommager, et pourvoir lui-même à son indemnité. Comme il voyoit les principales puissances unies pour forcer l’Espagne à souscrire aux conditions de là paix, il chercha l’appui de la Hollande, qui reculoit à entrer dans le traité. Il fit représenter à ceux qui passoient pour les meilleurs républicains qu’ils devoient par honneur et par intérêt s’éloigner de l’infamie qu’on leur proposoit ; que les Anglois, depuis quelques années, se croyoient en droit comme en possession de partager le monde à leur fantaisie, d’enlever les États à leurs légitimes possesseurs, et de les distribuer à d’autres selon qu’il convenoit à leurs intérêts ; que l’exécution de ce traité exécrable ne pouvoit être que fatale à la liberté de l’Europe, dont les Hollandois sentiroient les premiers effets, parce que l’empereur, rejoignant la Sicile à Naples, auroit bientôt une marine, et s’empareroit du commerce du Levant, et que les puissances les plus éloignées se ressentiroient bientôt de l’esprit de domination sans bornes de la maison d’Autriche, dès qu’elle se trouveroit en possession de l’Italie. Il fit espérer aux Hollandois d’entrer dans les projets que leur compagnie des Indes occidentales lui avoit fait proposer pour le commerce de l’Amérique, et tâcha d’augmenter leur jalousie et leur défiance des Anglois sur un article si intéressant.

Beretti, tout occupé des intérêts du roi d’Espagne, et guère moins de se vanter et de faire valoir jusqu’à ses moindres démarches, auroit voulu qu’on lui sût gré à Madrid jusque de son inaction et de son silence. Il trouvoit qu’il ne recevoit jamais d’ordres à temps, et véritablement ayant à répondre à un ministre difficile, qui souvent désiroit rejeter la faute de l’obscurité de ses lettres sur l’exécution de ceux qui les recevoient, Beretti, comme les autres ministres d’Espagne au dehors, étoit souvent embarrassé du parti qu’il devoit prendre autant pour plaire à sa cour que pour le bien des affaires qui lui étoient commises. Il se trouva dans cet embarras, lorsqu’à la fin d’avril l’ambassadeur de France et l’envoyé d’Angleterre allèrent ensemble communiquer aux États généraux le projet du traité de la quadruple alliance. Beretti n’avoit pas encore reçu des ordres suffisants, pour régler sa conduite ; il jugea qu’en cette conjoncture il ne pouvoit rien faire de mieux que de gagner du temps et d’empêcher la république de prendre aucun engagement. Il demanda donc une conférence avec les députés des États, leur tint à son ordinaire force verbiages, et parut content des assurances qu’il en reçut de rapporter à leurs maîtres ce qu’il leur avoit dit, et de leur désir de conserver les bonnes grâces de l’Espagne. Beretti les trouvoit folles et générales ; il crut agir prudemment d’avouer à Albéroni que son inquiétude étoit extrême depuis que l’ambassadeur de France marchoit avec l’envoyé d’Angleterre. Il fit remarquer que cette cour gagnoit la supériorité dans le parlement, depuis qu’on savoit que M. le duc d’Orléans concouroit avec elle. Qu’on avoit bien prévu que les Hollandois seroient invités d’entrer dans l’alliance ; mais que de plus on étoit persuadé que, s’ils y résistoient, ils seroient forcés d’y souscrire. On ajoutoit, disoit-il, que le régent feroit une ligue avec l’empereur ; que, quoique la chose ne lui parût pas vraisemblable, tout étoit possible, s’espaçoit contre la France et le traité, et concluoit qu’en attendant qu’il reçût des ordres pour régler sa conduite, il feroit tout son possible pour empêcher la république de s’engager. Il supposa que ces ordres lui étoient d’autant plus nécessaires, qu’il avoit lieu de se défier des conseils que Monteléon lui donnoit. Cet ambassadeur étoit l’objet de sa jalousie, car, outre que Monteléon étoit supérieur par son esprit et par son expérience, il avoit encore paru que le roi d’Espagne avoit pour lui beaucoup de goût, et comme il étoit Espagnol, il étoit vraisemblable que ce prince lui donneroit la préférence pour les emplois sur un Italien, qui n’étoit pas né son sujet. Ainsi Beretti profitoit de toutes les occasions d’inspirer en Espagne des soupçons sur la fidélité de Monteléon : la chose n’étoit pas difficile, c’étoit faire sa cour au premier ministre de décrier Monteléon. Beretti le représenta comme entrant dans toutes les vues de l’Angleterre, jurant qu’elle n’avoit nulle intention de favoriser l’empereur ; que séduit par elle, il vouloit faire passer le projet de paix comme un ouvrage avantageux au roi d’Espagne qui, par là, remettroit le pied en Italie, et auroit des troupes dans les États de Toscane et de Parme ; que la cour de Vienne, qui en prévoyoit les conséquences et sentoit bien les avantages que l’Espagne en retireroit, n’eût jamais accepté le projet si elle n’avoit regardé comme une nécessité de prévenir en l’acceptant les liaisons qui se tramoient contre elle entre la France et l’Angleterre. Ainsi Beretti, tournant en ridicule la fausse politique de Monteléon, soutenoit qu’en suivant ses avis on faciliteroit à l’empereur les moyens de tout envahir, dont déjà son ministre triomphoit.

Il paraissoit en effet en Hollande une lettre de Londres de Penterrieder, qui disoit que le projet étoit tel que l’empereur le pouvoit jamais désirer, et que l’Angleterre enverroit vingt-six vaisseaux dans la Méditerranée malgré l’opposition de la nation Anglaise. En effet, bien des gens en Angleterre traversoient cette expédition, les uns du parti contraire à la cour, les autres craignant qu’entrant en guerre avec l’Espagne, et la Hollande résistant à se déclarer ne profitât pour son commerce de la neutralité qu’elle affectoit de vouloir conserver pour l’Espagne, et véritablement cette considération partageoit la Hollande. Ceux qui depuis longtemps étoient dévoués à l’Angleterre ne connoissoient que ses volontés. Les républicains, au contraire, mettoient tous leurs soins à gagner du temps pour éviter que leur État se mêlât d’une affaire commencée sans sa participation par la France et l’Angleterre. Ils représentoient que les sollicitations de ces couronnes n’étoient pas une preuve de leur considération pour leur république, et qu’elles seroient certainement demeurées à leur égard dans le silence si le roi d’Espagne eût souscrit comme l’empereur au traité.

On vit alors ce qui n’auroit pas paru vraisemblable quelques années auparavant : l’ambassadeur de France combattre, conjointement avec l’envoyé d’Angleterre, pour terrasser, de concert avec le Pensionnaire de Hollande, le parti républicain, et ramener aux volontés de l’Angleterre ceux qui, ne regardant que l’intérêt de leur patrie et le maintien du commerce, craignoient d’entrer en de nouveaux engagements que la république seroit obligée de soutenir par des dépenses qu’elle étoit hors d’état de faire, et dont elle ne pouvoit attendre pour fruit que de nouveaux troubles et de nouveaux malheurs. Châteauneuf employoit cependant tout son crédit pour persuader ceux que lui-même avoit autrefois le plus exhortés à secouer le joug de la domination Anglaise. Il agissoit en cette occasion avec d’autant plus d’ardeur, que les ministres d’Angleterre s’étoient déclarés hautement contre lui, l’accusant d’être si prévenu des anciennes maximes de France, et, des instructions que le feu roi lui avoit données en l’envoyant en Hollande, qu’il étoit impossible que jamais ils prissent confiance en lui. Châteauneuf n’oublia donc rien pour détruire ces accusations, et y réussit en partie, en forçant Widword, envoyé d’Angleterre à la Haye, d’écrire à Stairs qu’il étoit content de la vigueur et de l’habileté de l’ambassadeur de France dans la négociation présente. Les ministres du roi d’Angleterre affectoient aussi de dire à Londres que leur maître ne pouvoit se défier de la bonne foi du régent, et qu’ils étoient persuadés que l’union entre ces deux princes étoit parfaite : cette confiance n’étoit qu’ostensible. Ils parlèrent avec moins de contrainte à La Pérouse. Cet envoyé s’étant plaint de la manière injuste dont le roi de Sicile étoit traité dans le projet d’alliance, Craggs lui demanda si ce prince n’étoit entré dans nulle liaison pour détrôner le roi Georges ; l’étonnement, les protestations ne furent pas épargnés de la part de La Pérouse ; il promit de faire voir la fausseté de ces avis, si le secrétaire d’État, à qui il parloit, vouloit bien lui faire part de quelques circonstances. Craggs lui répondit seulement qu’on avoit averti le roi Georges que le complot se tramoit à Londres, qu’il n’étoit pas impossible que l’avis fût sans réalité pour tirer quelque récompense, et ne se mit pas en peine de dissiper autrement la crainte de l’envoyé de Sicile, en sorte que ce dernier se figura que la cour de Londres cherchoit seulement un prétexte pour obliger le roi de Sicile de révoquer, à l’occasion d’un nouveau traité, la protestation que la reine de Sicile avoit fait remettre au parlement d’Angleterre pour conserver ses droits sur cette couronne.

Il y avoit cependant encore une autre cause de mécontentement et de jalousie entre la cour de Londres et, celle de Turin. La première craignoit les négociations du roi de Sicile à Vienne, et en traversoit le succès ; et le roi de Sicile faisoit tous ses efforts pour se lier avec l’empereur et pour obtenir l’aînée des archiduchesses pour le prince de Piémont ; il offrit à l’empereur de le laisser maître des conditions du traité ; il avoit su gagner le comte d’Althan, dont la faveur auprès de l’empereur étoit grande. Il sembloit que naturellement il devoit compter sur le prince Eugène ; toutefois ce dernier s’étoit déclaré contre la négociation des Savoyards. Quoi qu’il eût fait, cependant on le soupçonnoit d’avoir agi contre sa pensée, et bien des gens croyoient qu’il souhaitoit intérieurement que la négociation du roi de Sicile réussît. Staremberg étoit un des ministres de l’empereur qui s’opposoit le plus fortement à ce mariage. La cour de Vienne, lente à prendre ses résolutions, joignoit à ce penchant naturel, beaucoup de politique, non seulement à l’égard de la négociation de Savoie, mais encore à l’égard de l’alliance négociée par l’Angleterre. L’empereur faisoit marcher l’une et l’autre du même pas, et comptoit tirer de cette lenteur un avantage considérable, car en même temps qu’il obligeoit le roi de Sicile de lui offrir la carte blanche, par le désir de ce prince de prévenir, par un traité particulier, la conclusion de la quadruple alliance, on en suspendoit les expéditions que Schaub devoit porter en Angleterre.

Les ministres de Georges, voulant favoriser l’empereur, aiguisoient, pour ainsi dire, le désir qu’on avoit en France de voir cette négociation incessamment finie. Ils représentoient qu’il étoit de la dernière importance de conclure sans laisser à l’empereur le loisir de changer de sentiment. Ils assument que jamais la cour de Vienne n’avoit eu plus de répugnance à aucune résolution qu’à la souscription de ce traité. Ils protestèrent qu’ils ne pouvoient répondre de rien, si le régent s’arrêtoit à des bagatelles. Ils le pressèrent de conclure sans perdre de temps, le moyen le plus sûr de faire échouer la négociation de Savoie étant d’assurer la Sicile à l’empereur, sans qu’il eût besoin du roi de Sicile. Il falloit encore pour appuyer les représentations des Anglois faire voir que les affaires de Georges étoient en bon état. La guerre du nord étoit pour lui l’affaire la plus importante, parce qu’il étoit beaucoup plus sensible à ce qui regardoit ses États d’Allemagne qu’aux intérêts d’une couronne qu’intérieurement il regardoit, sinon comme usurpée, au moins comme incertaine sur sa tête, et peut-être passagère. On eut donc soin de faire savoir au régent que le roi de Suède étoit également disposé à s’accommoder avec Georges et avec le czar, que l’animosité de la Suède tomboit principalement sur les rois de Danemark et de Prusse, mais que cette couronne étoit hors d’état de se venger, faute de marine ; que le roi d’Angleterre la tiendroit encore en bride par une escadre avec laquelle l’amiral Norris alloit passer dans la mer Baltique. On assuroit de plus que le czar avoit nouvellement, promis de ne faire point de paix séparée ; qu’il avoit protesté qu’il n’avoit pas eu la moindre pensée de marier une de ses nièces au Prétendant, et que les bruits répandus sur ce sujet étoient les effets des intrigues d’Erskin, son médecin. Il falloit joindre à ces insinuations des apparences de ménagement, même de partialité pour les intérêts du régent. Les Anglois connoissoient que la persuasion étoit facile ; ils croyoient aussi qu’il convenoit à leurs intérêts de préférer cette voie à d’autres plus dures ; ils employèrent donc les raisons personnelles qui pouvoient le toucher, et ne cessèrent de lui représenter que le moment étoit favorable et qu’il ne devoit pas le laisser perdre. Quelquefois ils affectoient de condamner les prétentions de la cour de Vienne ; ils laissèrent entendre que, si cette cour après tant de délais vouloit apporter quelque changement aux conditions du traité, le roi d’Angleterre ne le souffriroit pas. Ils savoient que ce prince, bien sûr des intentions de l’empereur, ne s’engageoit à rien. Un jour ils assuroient que la négociation de Savoie étoit prête à échouer, et que, si les Impériaux entretenoient encore les Piémontois par des espérances vagues, ce n’étoit qu’artifice et dessein d’empêcher que ce prince ne prît un parti de désespoir pendant que l’empereur avoit peu de forces en Italie. Un autre jour les Anglois faisoient entendre que la négociation de Savoie s’avançoit, et que le comte de Zinzendorff étoit un des ministres qui l’appuyoit le plus fermement auprès de l’empereur.

Penterrieder, de son côté, excita, étant à Londres, de nouveaux soupçons sur cette alliance ; il se servit du secrétaire de Modène pour entamer une espèce de négociation avec La Pérouse à qui il fit dire que l’année précédente, pendant que le roi d’Angleterre étoit en Allemagne, le comte de Schullembourg lui avoit offert, de la part du roi de Sicile, de céder cette île à l’empereur ; que Sunderland, Stanhope, Bernsdorff et l’abbé Dubois étoient également instruits de cette offre. Penterrieder conclut que les mêmes raisons qui l’année précédente engageoient ce prince à cette cession subsistoient encore, et qu’il devoit être également touché des avantages qu’il envisageoit alors et des périls où il s’exposeroit, s’il perdoit l’occasion de regagner l’amitié de l’empereur.

Nonobstant ces insinuations, Penterrieder ménageoit avec soin la confiance des ministres d’Angleterre. Il étoit très content de les voir persuadés que l’union et la vigueur des puissances contractantes étoit le seul moyen de réduire l’Espagne à des sentiments plus modérés, et de l’obliger à se relâcher sur les difficultés qu’elle apportoit encore au traité. Une des principales étoit la prétention du roi d’Espagne de retenir la Sardaigne. Ce prince ayant demandé au régent de lui aider à obtenir cette condition, Dubois dit à Monteléon qu’il en avoit l’ordre exprès de Son Altesse Royale, qu’elle vouloit qu’il fît tous ses efforts pour y réussir, qu’elle en avoit même écrit au roi d’Angleterre, qu’il craignoit cependant que les instances qu’il feroit en exécution de ses ordres ne fussent infructueuses. Monteléon s’étendit en représentations sur l’excès de la puissance de l’empereur. Il les avoit souvent faites aux ministres d’Angleterre, mais ils répondoient seulement qu’ils croyoient favoriser l’Espagne en contribuant à la paix. Monteléon pensoit de même ; il le laissoit entrevoir sans oser l’avouer. C’étoit cependant un grand démérite pour lui en Espagne, et quand il faisoit entendre qu’il seroit très fâché si les médiateurs, perdant toute confiance pour l’Espagne, signoient enfin le traité entre eux, Albéroni faisoit passer cet aveu pour une preuve convaincante que Monteléon étoit gagné par l’Angleterre.

Cette cour étoit très opposée à ce que l’Espagne exigeoit de conserver la Sardaigne. Les ministres confioient à Penterrieder qu’ils croyoient que le dessein d’Albéroni étoit non seulement d’embarrasser l’exécution du traité par cette proposition, mais que, de plus, il vouloit garder la Sardaigne comme un entrepôt nécessaire pour les entreprises qu’il méditoit et qu’il espéroit d’exécuter sur l’Italie, lorsque les temps et les conjonctures seroient plus favorables. Ils envoyèrent au colonel Stanhope de nouveaux ordres de renouveler ses instances auprès du roi d’Espagne pour l’engager à faire cesser ses préparatifs pour la campagne. L’objet des Anglois, de concert avec le ministre de l’empereur, étoit de procurer à l’escadre Anglaise le loisir d’arriver dans la Méditerranée avant que les Espagnols eussent le temps de commettre aucune hostilité. Ils promirent donc à Penterrieder de concerter avec lui les instructions qui seroient données au commandant de cette escadre, et comme Penterrieder témoignoit quelque inquiétude des changements qu’on avoit faits à Vienne à quelques expressions dans les actes dressés en conséquence du traité, ils l’assurèrent que le régent ne s’arrêteroit pas à de simples formalités, l’empereur, en sa considération, ayant passé avec tant de générosité sur l’essentiel des points qui lui devoient paroître, si durs après qu’on s’étoit, sitôt écarté du premier plan d’Hanovre.

Les difficultés de la part de l’empereur, augmentoient à proportion des facilités que la cour d’Angleterre trouvoit en France. Les ministres d’Espagne dans les cours étrangères avoient ordre de se tenir sur leurs gardes. Ils s’avertissoient mutuellement, et déclaroient en même temps à ceux des princes d’Italie qui se trouvoient dans les mêmes cours qu’il étoit absolument faux que le roi leur maître eût accepté comme on le publioit le plan du traité, et que ce prince, convenant du projet général, ne se rendît difficile que sur les conditions plus ou moins avantageuses. Ils agissoient conformément à cette déclaration ; car en Hollande Beretti travailloit ouvertement à détourner les États d’acquiescer à la proposition que les ministres de France et d’Angleterre faisoient à la république d’admettre l’empereur dans la triple alliance conclue l’année précédente. Après avoir exagéré l’horreur de voir la France, oubliant ce qu’elle avoit fait pour placer un prince de la maison royale sur le trône d’Espagne, servir actuellement de lien entre l’empereur et le roi d’Angleterre pour faire la guerre à ce même prince, sorti du sang de ses rois, Beretti conseilloit aux principaux ministres de la république d’éluder au moins les instances pressantes des puissances alliées s’ils ne se sentoient pas assez forts, et peut-être assez fermes pour les rejeter ouvertement. Il proposa donc au Pensionnaire comme un moyen de gagner du temps de répondre que ses maîtres avant de prendre un parti décisif, vouloient aussi faire des représentations au roi d’Espagne, et qu’ils enverroient un ministre à Madrid pour essayer de résoudre Sa Majesté Catholique de se rendre plus facile aux conditions qui lui étoient offertes. Beretti croyoit que, si cet expédient réussissoit, il seroit utile aux intérêts du roi son maître d’avoir, avant que de se déterminer, un temps aussi considérable qu’il le désireroit, puisqu’il seroit maître de retarder autant qu’il lui plairoit la réponse qu’il auroit promise. Dans cette vue Beretti s’attacha principalement à faire nommer un ambassadeur pour Madrid. Il représenta que le roi son maître prendroit plus de confiance en un seul Hollandois qu’en cinq cents ministres Anglois unis ensemble, et pour ne rien omettre de ce qui pouvoit animer la jalousie des deux nations, il eut soin de rappeler le souvenir du traité que le comte de Stanhope étant à Barcelone avoit fait avec l’empereur, et dont les conditions faisoient voir combien les Anglois étoient attentifs à profiter de toutes les occasions favorables qu’ils croyoient avoir d’obtenir quelque avantage pour leur commerce au préjudice de celui des Hollandois. On dit que, partant pour Amsterdam, il porta ce traité, comptant s’en servir comme d’une pièce excellente pour faire voir à cette puissante ville, si jalouse du commerce qui est la base de sa grandeur, ce qu’elle avoit à craindre en tout temps de la part des Anglois, ses rivaux irréconciliables. C’étoit le temps où elle donne des instructions aux députés qu’elle a coutume d’envoyer aux états de la province : ainsi Beretti regardoit comme un point capital de prévenir en faveur du roi d’Espagne une ville qui donne la règle et le mouvement à la Hollande, comme la Hollande le donne aux six autres provinces de l’Union.

Malgré ces diligences qu’il eut grand soin de faire valoir en Espagne, il avoua cependant qu’il ne pouvoit espérer rien de bon depuis que la France et l’Angleterre, unies contre le roi d’Espagne, travailloient et réussissoient à réunir les deux partis de cette république, opposés l’un à l’autre depuis tant d’années. Il sembloit que cet ambassadeur n’eût de ressourcé que de se plaindre comme d’une chose qui faisoit, disoit-il, mal au cœur de voir l’ambassadeur de France aller de porte en porte avec le ministre d’Angleterre, solliciter les députés aux États généraux d’accepter un traité uniquement avantageux à l’empereur, et que ce prince affectoit de regarder avec indifférence. Toute vigueur sembloit éteinte dans la république, parce qu’elle étoit en effet dans une situation très fâcheuse. La dernière guerre avoit épuisé ses finances. Pendant son cours les Anglois, dominant en Hollande, avoient profité de la conjoncture pour usurper sur les Hollandois beaucoup d’avantages dans le commerce, qu’ils avoient conservés après la paix. La sûreté que les Provinces-Unies crurent trouver par leur Barrière en exigeant de la France et de l’Espagne de laisser les Pays-Bas à l’empereur, les assujettissoit à dépendre des Impériaux, en sorte que cette république dont les résolutions étoient autrefois d’un si grand poids dans les affaires de l’Europe, paraissoit réduite à suivre encore longtemps les mouvements de l’Angleterre, et à recevoir la loi d’elle et de l’empereur. Toutefois les ministres Anglois trouvoient plus de difficulté qu’ils ne se l’étoient figuré à persuader les provinces, surtout celle de Hollande, et particulièrement les villes d’Amsterdam et de Rotterdam, d’entrer dans le traité de la quadruple alliance. Elles espéroient que, si l’Angleterre rompoit enfin avec l’Espagne, elles profiteroient de cette rupture pour faire ensuite plus avantageusement le commerce d’Espagne et des Indes. Elles craignoient en même temps de perdre ce commerce si nécessaire, si la république prenoit des liaisons, et si elle entroit dans un projet désagréable au roi catholique. La province de Frise, et ensuite celle de Gueldre, moins touchées de l’intérêt du commerce, et plus accoutumé à suivre et à seconder les vues des Anglois, résolurent les premières d’entrer dans le traité.

Si cette démarche donna de nouvelles espérances aux ministres d’Angleterre, elle n’ébranla pas le roi d’Espagne. Le nombre des puissances prêtes à signer l’alliance augmentoit. Il se formoit, par conséquent, autant d’ennemis nouveaux prêts à se déclarer contre l’Espagne, sous prétexte qu’elle seule s’opposoit au bien commun de l’Europe, en s’opposant à la paix générale. Nonobstant le péril dont le roi catholique paraissoit menacé, il rejeta avec hauteur le projet entier du traité que Nancré avoit eu enfin ordre de lui confier. Plusieurs conditions de ce projet furent traitées, sous le nom du roi et de la reine d’Espagne, de propositions violentes, injustes, impraticables et pernicieuses. On eut soin de répandre que Leurs Majestés Catholiques en avoient été scandalisées et irritées. Cellamare eut ordre non seulement de s’en plaindre, mais il lui fut enjoint en termes exprès de jeter les hauts cris aussi bien sur les propositions que sur la manière artificieuse dont elles avoient été faites. Il exécuta sans peine un tel ordre, et ne se contraignit pas en déclamant contre les erreurs du gouvernement. Toutefois il crut apercevoir au travers de tout le fief dont les lettres de la cour d’Espagne étoient pleines, qu’elle ne s’éloigneroit pas d’avaler la pilule, si elle étoit, disoit-il, mieux dorée et présentée en forme plus civile ; mais quelque parti que cette cour voulût prendre, Cellamare conseilloit de ne pas se relâcher sur les préparatifs de la guerre et de la marine, persuadé que le moyen le plus sûr de réussir en toute négociation étoit de traiter les armes à la main.