Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/1


CHAPITRE PREMIER.


L’empereur accepte le projet de paix. — Les Anglois haïssent, se plaignent, demandent le rappel de Châteauneuf de Hollande. — Leur impudence à l’égard du régent. — Guidés par Dubois, ils pressent et menacent l’Espagne. — L’empereur ménage enfin les Hollandois. — Erreur de Monteléon. — Difficulté et conduite de la négociation du roi de Sicile à Vienne. — Énormité contre M. le duc d’Orléans des agents du roi de Sicile à Vienne, qui échouent en tout. — Sage conduite et avis de Monteléon. — La Hollande, pressée d’accéder au traité, recule. — Beretti, par ordre d’Albéroni, qui voudroit jeter le Prétendant en Angleterre, tâche à lier l’Espagne avec la Suède et le czar prêts à faire leur paix ensemble. — Sages réflexions de Cellamare. — Son adresse à donner de bons avis pacifiques en Espagne. — Dangereuses propositions pour la France du roi de Sicile à l’empereur. — Provane les traite d’impostures ; proteste contre l’abandon de la Sicile, et menace la France dans Paris. — Nouvelles scélératesses du nonce Bentivoglio. — Fortes démarches du pape pour obliger le roi d’Espagne de cesser ses préparatifs de guerre contre l’empereur. — Autres griefs du pape contre le roi d’Espagne. — Menaces de l’Espagne au pape. — Souplesses et lettres de Sa Sainteté en Espagne. — Fortes démarches de l’Espagne sur les bulles de Séville. — Manège d’Aldovrandi.


Enfin les incertitudes de la cour de Vienne cessèrent, et on apprit par un courrier qu’en reçut Penterrieder à Londres que l’empereur acceptoit un projet que toute l’Europe regardoit comme très avantageux à la maison d’Autriche. Toutefois il s’étoit fait prier longtemps pour y consentir, et ce n’étoit qu’avec des peines infinies, au moins en apparence, qu’il s’étoit désisté de prétendre pour lui-même la succession du grand-duc de Toscane. Ceux qui négocioient de la part du roi d’Angleterre furent si contents d’avoir obtenu ce point, dont ils firent un mérite particulier à Schaub, qu’ils préparoient déjà le régent à se relâcher sur des conditions moins importantes qu’on pourroit lui demander ; et pour l’obtenir comme un effet de reconnoissance légitime, ils assuroient que Schaub avoit parfaitement bien plaidé la cause de Son Altesse Royale. La nouvelle de l’acceptation de l’empereur causa beaucoup de joie à la cour d’Angleterre, même aux négociants, parce qu’ils se flattèrent que le roi d’Espagne ne pourroit se dispenser d’accepter, par conséquent qu’il n’y auroit point de guerre, et que le commerce deviendroit plus florissant que jamais. Au contraire les torys et généralement tous les mécontents du gouvernement s’élevèrent contre le projet dans le fond, parce que c’étoit l’ouvrage des ministres, mais en apparence à cause de la disposition de la Sicile, en faveur de l’empereur et de celle de la Sardaigne donnée en échange.

La cour d’Angleterre, après cette nouvelle, résolut de ménager la communication qu’elle devoit faire du projet à la Hollande, et de ne lui en apprendre le véritable état que par degrés ; mais elle se plaignit que Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, avoit dérangé ces mesures. Elle l’accusoit depuis longtemps de mauvaises intentions et d’agir suivant les principes de l’ancien gouvernement de France, crime capital à l’égard des Anglois. Ainsi les ministres d’Angleterre pressèrent le régent de rappeler au plus tôt cet ambassadeur, d’envoyer Morville le relever, nommé depuis quelque temps pour lui succéder, et de le faire aller directement à la Haye sans le faire passer à Londres, où on avoit dit qu’il irait pour se mettre au fait des affaires en y recevant les instructions de l’abbé Dubois. Mais les ministres d’Angleterre jugèrent qu’il suffisoit qu’il se laissât conduire par Widword, envoyé d’Angleterre en Hollande, et par Cadogan, que cette cour avoit résolu d’y faire passer immédiatement après avoir reçu l’acceptation de l’empereur. Ils assuroient donc tous que tout irait le mieux du monde, pourvu que le régent sût bien prendre son parti, et qu’on fût en état de montrer de la vigueur aux. Espagnols, car il n’y avoit pas le moindre lieu, disoient-ils, de douter de la sincérité de la cour de Vienne. Sur ce fondement le roi d’Angleterre envoya par un courrier, de nouveaux ordres à son ministre à Madrid de presser plus que jamais le roi d’Espagne de souscrire au traité, et pour le persuader le colonel Stanhope eut ordre de lui déclarer que le départ de l’escadre anglaise ne pouvoit plus être différé, et que dans trois semaines au plus tard elle seroit en état de mettre à la voile.

Prié, commandant général des Pays-Bas pour le prince Eugène, gouverneur général, reçut des ordres très exprès de terminer au plus tôt les difficultés qui avoient jusqu’alors empêché l’exécution du traité de la Barrière. Prié avoit déjà reçu plusieurs ordres de même nature, mais il sembloit que plus la cour de Vienne les réitéroit, plus il trouvoit de moyens d’embrouiller la négociation. L’empereur vouloit alors la finir, croyant apparemment qu’il étoit bon d’engager les Hollandois à souscrire à un traité dont il ne laissoit pas de connoître les avantages, quelque peine qu’il eût montrée à consentir à plusieurs de ses conditions. Monteléon quoique habile avoit cru lui-même que la cour de Vienne y souscriroit difficilement, car il ne pouvoit comprendre qu’elle consentît à laisser au roi d’Espagne les moyens de rentrer en Italie. Il s’échappa même jusqu’à dire, quand il sut que l’empereur acceptoit le projet, qu’enfin Sa Majesté Catholique remettroit le pied en Italie, et qu’elle y seroit soutenue par un bon et puissant ami. Monteléon se flattoit en effet que cette assistance ne pouvoit manquer à l’Espagne de la part de la France, et comme il avoit jugé que la cour de Vienne en penseroit de même, il fut très surpris d’apprendre que, contre son ordinaire, elle se rendit si facile. Il attribua ce changement au peu d’espérance qu’elle avoit apparemment de conclure la paix ou la trêve avec les Turcs. Mais il se trompoit encore, car alors la conclusion de la paix étoit prochaine. Il crut aussi que l’empereur, voyant les princes d’Italie las de ses vexations, prêts à s’unir ensemble pour secouer le joug des Allemands, ne vouloit pas s’exposer à soutenir une guerre en Italie, pendant que celle de Hongrie duroit encore ; que d’ailleurs il avoit à craindre les mauvaises dispositions des peuples de Naples et de Milan, qui seroient vraisemblablement fomentées par le roi de Sicile, si la négociation que ce prince avoit commencée secrètement à Vienne ne finissoit pas heureusement. Or il n’y avoit pas lieu d’en espérer un bon succès. Une des conditions préliminaires que le roi de Sicile demandoit étoit celle de conserver ce royaume ; et l’empereur, de son côté, ne trouvoit rien de plus sensible et de plus avantageux pour lui que d’en faire l’acquisition. La résistance des ministres piémontois l’aigrit d’autant plus qu’il parut par leurs discours que leur maître prétendoit conserver la Sicile de concert et avec l’assistance du roi d’Espagne. À la vérité ils faisoient paroître plus de confiance en ce secours éloigné qu’ils n’en avoient en effet, connoissant parfaitement la faiblesse de l’Espagne et le peu de réalité des forces dont Albéroni faisoit valoir les seules apparences. Mais eux-mêmes les relevant se flattoient que, si l’empereur pouvoit croire avoir besoin de leur maître, il se rendroit plus facile sur le mariage d’une archiduchesse qu’il désiroit avec ardeur pour le prince de Piémont.

Soit qu’ils crussent que le régent par des vues particulières traverseroit ce mariage, soit que ce fût dans leur pensée de faire un mérite à la cour de Vienne de parler contre le gouvernement de France, ils parloient avec peu de circonspection de la personne de M. le duc d’Orléans. La conclusion de leur discours étoit qu’il ne seroit pas bien difficile d’enlever le roi des mains de Son Altesse Royale. Un de ces Piémontois, nommé Pras, se porta même jusqu’à dire que le projet en étoit fait, et qu’il osoit répondre de l’exécution. Le roi n’avoit alors d’autre ministre à Vienne qu’un nommé du Bourg, que le comte du Luc, dont il étoit secrétaire, avoit laissé à cette cour quand il en étoit parti pour revenir en France. Pras s’imagina que du Bourg étoit opposé aux intérêts de M. le duc d’Orléans, et plein de confiance ou pressé de parler, il lui dit que le roi de Sicile avoit des liaisons très intimes avec le cardinal Albéroni, et que par le moyen de cette union secrète, le roi d’Espagne avoit prétendu prendre des mesures avec l’empereur pour disposer ensemble, et de concert, du sort de toute l’Europe. Pras fit de plus voir à du Bourg une lettre horrible contre M. le duc d’Orléans qu’il supposa lui avoir été écrite de Paris. La même lettre fut communiquée à l’empereur par l’intrigue des Piémontois, qui prétendirent que ce prince en avoit été fort ému. Ils ne réussirent cependant ni dans leurs desseins ni dans les moyens dont ils se servirent pour y parvenir. Le caractère du roi de Sicile étoit connu depuis longtemps. Il voulut à son ordinaire frapper à toutes les portes. Il les trouva toutes fermées, parce que l’expérience commune avoit appris à tout le monde à se défier également de lui ; ainsi chacun se réjouissoit de voir qu’il étoit la victime de ses manèges doubles.

Dans ces circonstances, Monteléon zélé pour son maître, attaché peut-être à l’Angleterre par quelque intérêt particulier, souhaitoit ardemment qu’il voulût demeurer uni avec le roi d’Angleterre. Il prévoyoit l’embarras où se trouveroit l’Espagne si les choses en venoient à une rupture, et connoissant qu’elle ne pouvoit soutenir seule un engagement contre les principales puissances de l’Europe, il eût conseillé, s’il l’eût osé, de faire de nécessité vertu, de ne pas mépriser le bénéfice offert, et de rendre grâces pour les offenses ; mais la crainte de déplaire au premier ministre le retenoit ; et c’étoit avec peine qu’il osoit confier à ses amis ce qu’il pensoit sur l’état des affaires. Il se contentoit lorsqu’il en rendoit compte en Espagne de mettre, dans la bouche des autres une partie de ce qu’il n’osoit représenter comme de lui, et quand la nouvelle de l’acceptation de l’empereur fut arrivée, il représenta que ce prince avilit beaucoup gagné auprès de la cour d’Angleterre en prévenant par son consentement celui qu’on attendoit, et qu’on désiroit ardemment du roi d’Espagne.

La France et l’Angleterre, unies et sûres de l’empereur, pressèrent vivement la Hollande de souscrire au traité, et d’entrer avec elles dans les mêmes liaisons ; mais cette république dont les délibérations sont ordinairement lentes, redoubloit encore de lenteur, retenue par le mauvais état de ses finances et par la mauvaise constitution de son gouvernement. L’une et l’autre de ces raisons, obstacles invincibles à la guerre, faisoient désirer ardemment la conservation de la paix. Ainsi la république désapprouvoit la précipitation de l’Angleterre, et trouvoit qu’elle avoit tort de presser l’armement destiné pour la Méditerranée. Les Hollandois, du moins ceux qui ne dépendoient pas absolument de l’Angleterre, accusoient les Anglois d’une égale imprudence, en donnant à l’empereur les moyens de se rendre insensiblement maître de toute l’Italie.

Beretti souffloit le feu qu’il se flattoit, et qu’il se vantoit souvent mal à propos d’avoir excité, et, pour se faire un mérite auprès d’Albéroni, faisoit des pronostics sur les troubles qu’on verroit bientôt en Écosse, si le Prétendant, s’embarquant en Norvège, passoit dans ce royaume avec les secours du roi de Suède et du czar, comme on supposoit que les torys et les wighs mécontents, et les jacobites le désiroient et le croyoient. Beretti avoit ordre d’Albéroni de fomenter l’exécution de ce projet, et de parler pour cet effet, soit à ceux qui seroient dans la confidence du roi de Suède, soit aux ministres du czar à la Haye. Il s’adressa donc aux uns et aux autres. Le roi de Suède avoit en Hollande un secrétaire nommé Preiss, mais ce prince se confioit principalement à un officier polonois attaché au roi Stanislas nommé Poniatowski. Beretti, suivant ses ordres, lui demanda si le roi de Suède consentiroit à recevoir quelques sommes d’argent du roi d’Espagne, et s’il donneroit en échange des armes et des provisions nécessaires pour la marine d’Espagne. La proposition ne parut pas nouvelle au Polonois. Il dit qu’elle lui avoit déjà été faite en secret à Paris par Monti ; que tout ce qu’il à voit pu lui répondre étoit que, se trouvant pressé de se rendre, auprès du roi de Suède, il falloit laisser l’affaire à traiter entre Beretti et Preiss. Il ajouta comme une chose très secrète, et qu’il prétendoit bien savoir, que l’amitié qui paraissoit si vive entre le roi d’Angleterre et le régent n’étoit que masquée ; que, si la paix qu’il croyoit alors prête à se faire entre le roi de Suède et le czar venoit à se conclure, la France changeroit de conduite, et qu’elle se comporteroit à l’égard de l’Angleterre d’autant plus différemment, que le roi d’Angleterre s’éloignoit chaque jour de plus en plus de traiter avec le roi de Suède. Beretti, content des bonnes dispositions que Poniatowski lui laissoit entrevoir, le fut encore davantage de celles de l’ambassadeur de Moscovie. Ce ministre lui dit que le temps approchoit où le roi d’Espagne pouvoit tirer un grand avantage de l’intelligence étroite qu’il établiroit avec le czar et le roi de Suède, qui de leur côté profiteroient de ces liaisons réciproques. Beretti jugeoit qu’elles étoient d’autant plus nécessaires, que, malgré l’espérance que les agents, du roi de Suède lui avoient donnée que l’union entre la France et l’Angleterre ne seroit ni, solide ni de durée, il voyoit au contraire les ministres françois et anglois agir entre eux d’un grand concert, et presser unanimement les États généraux de souscrire au projet du traité. On se flattoit même alors que le cardinal Albéroni deviendroit plus docile ; on disoit qu’il commençoit à mollir. Les Anglois faisoient usage de ces avis en Hollande, et s’en servoient comme de raisons décisives pour engager la république à convenir de ce qu’ils désiroient.

Toutefois Cellamare et Monti, mieux instruits des véritables sentiments d’Albéroni, assurèrent toujours Provane qui étoit encore à Paris, de la part du roi de Sicile, que certainement le roi d’Espagne rejetteroit le projet ; qu’il ne se contenteroit pas des compliments du roi d’Angleterre ni de ses discours équivoques pendant qu’il travailloit par des réalités à augmenter la puissance de l’empereur. Les discours de Cellamare et de Monti étoient confirmés par les lettres qu’ils montroient d’Albéroni. Cellamare pour lui plaire s’exhaloit contre le traité en plaintes et en réflexions à peu près les mêmes qu’on a déjà vues. Mais il avoit bon esprit, et les propos qu’il tenoit ne l’empêchoient pas de connoître parfaitement que le roi d’Espagne, en rejetant le traité, exposoit sa monarchie à de grands dangers. On voyoit clairement la liaison intime du roi d’Angleterre, prince de l’empire, avec l’empereur chef de l’empire. Il étoit apparent que les Anglois lèveroient incessamment le masque de médiateurs, et que, reprenant le personnage de protecteurs de la maison d’Autriche, ils insulteroient pour lui plaire les États d’Espagne en Europe et en Amérique. Cellamare le prévoyoit, mais, il auroit mal fait sa cour en Espagne, s’il eût annoncé quelque suite fâcheuse des résolutions où le premier ministre vouloit entraîner son maître. Ainsi Cellamare se contenta de mettre dans la bouche des personnes sensées ce qu’il n’osoit dire comme son, propre sentiment, encore usa-t-il de la précaution de rapporter ces réflexions comme un effet de la terreur qui s’étoit emparée de tous les esprits, ou d’une prostitution générale. C’étoit sous ces couleurs qu’il rapportoit les différents jugements qu’on faisoit du parti que prendroit le roi d’Espagne.

Cellamare inclinant à la paix, parce qu’il en voyoit la nécessité, disoit que l’opinion commune étoit que Sa Majesté Catholique en accepteroit les conditions conditionnellement, c’est-à-dire qu’elle les soumettroit à la discussion des ministres assemblés, et que cependant il n’y auroit rien de conclu ni d’exécuté jusqu’à ce que toutes les parties intéressées eussent été entendues. Son idée étoit de profiter du bénéfice du temps propre à guérir les maladies les plus dangereuses, et pour appuyer ce sentiment il citoit l’autorité du comte de Peterborough, qui lui avoit dit que l’empereur étoit très éloigné de renoncer à ses droits imaginaires ; que ce prince ne consentoit au projet que parce qu’il étoit bien persuadé qu’il n’auroit pas lieu, que le roi d’Espagne le rejetteroit, et que l’empereur par sa docilité apparente se concilieroit l’amitié des médiateurs. Ainsi l’ambassadeur d’Espagne conseilloit à son maître de combattre ses ennemis par les mêmes armes qu’ils prétendoient employer pour l’attaquer, et de contre-miner leur artifice en affectant de faire paroître encore plus de penchant pour la paix et plus de douceur qu’ils n’en témoignoient pour s’accorder sur les conditions. Son but étoit de procurer une assemblée où les ministres de toutes les parties intéressées conviendroient des conditions d’une paix générale. C’étoit dans cette conjoncture que Cellamare jugeoit que le roi d’Espagne parviendroit à rompre le dangereux fil de cette trame mal ourdie, qui réunissoit tant de puissances contre Sa Majesté Catholique. Jusqu’alors elle n’avoit, selon lui, d’autre parti à prendre que de prolonger la négociation, et pour y réussir, il conseilloit de demander premièrement une suspension d’armes, parce que le roi d’Espagne ne pouvoit seul, et par ses propres forces, établir et conserver l’équilibre de l’Europe, malgré l’aveuglement universel de tous les autres princes. La demande d’une suspension engageroit vraisemblablement les alliés à demander aussi au roi d’Espagne de retirer ses troupes de la Sardaigne, et de la remettre entre les mains d’un tiers pour la garder en dépôt jusqu’à là conclusion du traité de paix. En ce cas, Cellamare conseilloit à son maître d’insister sur le dédommagement de l’inexécution des traités que l’empereur avoit faits peu d’années auparavant pour retirer ses troupes de Catalogne, sans avoir satisfoit aux principales conditions de ces traités. Il prévoyoit que les prétentions réciproques sur ces matières donneroient lieu à de longues contestations, et comme les Allemands pourroient cependant en venir aux insultes, que même ils seroient peut-être soutenus par les Anglois, l’avis de Cellamare étoit que le roi son maître, ne pouvant soutenir une guerre déclarée contre toute l’Europe, devoit s’armer assez puissamment pour tenir dans le respect ceux qui songeroient à l’attaquer pendant le cours de la négociation de paix. Comme l’Espagne avoit principalement besoin de forces maritimes, et qu’il falloit non seulement pour les mettre sur pied, mais encore pour les faire agir et pour les commander, des officiers expérimentés et capables, dont l’Espagne manquoit absolument, Cellamare crut donner une nouvelle agréable au roi d’Espagne en lui annonçant qu’un Anglois nommé Camok, autrefois chef d’escadre en Angleterre, étoit venu nouvellement lui réitérer les offres de services qu’il avoit déjà faites à Sa Majesté Catholique. Camok assuroit positivement que, si l’escadre Anglaise entroit dans la Méditerranée, il engageroit sept ou huit capitaines de cette escadre à passer, avec leurs navires et leurs officiers, au service d’Espagne, et ce qui est plus étonnant, de semblables promesses étoient appuyées par le témoignage du lieutenant général Dillon, homme de mérite et de probité. Les préparatifs de guerre étoffent d’autant plus nécessaires, qu’il prétendoit découvrir chaque jour de nouvelles intrigués et de nouveaux moyens que l’empereur et le roi d’Angleterre employoient pour animer le régent et pour l’engager à faire la guerre à l’Espagne.

Suivant cet ambassadeur, les ministres impériaux avoient confié à Son Altesse Royale que le roi de Sicile offroit de céder la Sicile à leur maître, à condition qu’il emploieroit ses forces à placer le roi de Sicile sur le trône d’Espagne, si le roi d’Espagne occupoit celui de France en cas d’ouverture à la succession à cette couronne. Les Impériaux, disoit-il, ajoutoient encore que, si, ce projet n’avoit pas lieu, le roi de Sicile consentiroit à céder ce royaume en échange, de la simple assurance des successions de Toscane et de Parme, dont il se contenteroit. Provane, que le roi de Sicile laissoit encore à Paris, traitoit de faussetés et de calomnies inventées contre l’honneur de son maître ces différents bruits de traités et de conventions entre l’empereur et lui. Provane, au contraire, disoit que toutes les puissances de l’Europe, réunies ensemble, n’entraîneroient pas son maître à s’immoler lui-même tranquillement et volontairement ; que, si elles vouloient se satisfaire, elles seroient obligées d’y employer la forcé ; qu’alors elles auroient affaire non à un agneau, mais à un lion, qui se défendroit avec les ongles et avec les dents jusqu’au dernier moment de sa vie. Enfin Provane disoit que, si la France réduisoit le roi de Sicile au pied du mur, il feroit peut-être des choses qu’elle n’auroit pas prévues, et qu’il pourroit contribuer encore une fois à voir les étendards de la maison d’Autriche dans les provinces de Dauphiné et de Provence.

Le nonce du pape n’étoit pas moins attentif que les ministres d’Espagne et de Sicile à ce qui regardoit le progrès de l’alliance, ni moins ardent à relever et à faire valoir tout ce qu’il croyoit contraire aux intérêts de là France et aux vues de M. le duc d’Orléans. Sur ce principe Bentivoglio regardoit et répandoit comme une bonne nouvelle l’opposition du roi d’Espagne au projet de traité. Il assuroit en même temps comme une chose certaine que la ligue étoit faite entre le czar et le roi de Suède ; que les forces de ces deux princes étant réunies, le roi de Suède s’embarquoit pour aller faire une descente en Angleterre, et rétablir le roi Jacques sur le trône de ses pères. Tout événement capable de déranger les mesures du gouvernement lui paraissoit d’autant plus à souhaiter qu’il croyoit, et qu’il tâchoit de persuader au pape, qu’il ne devoit rien attendre de bon pour Rome de la France, etc.

Le pape étoit bien moins occupé et touché des affaires de la constitution en France, qu’il ne l’étoit des affaires d’Espagne. Il trembloit de voir la flotte et les troupes de cette couronne venir fondre en Italie ; et de la demande qu’elle lui avoit faite de ses ports pour son armée navale, à quoi il ne savoit que répondre. Il étoit bien plus en peine d’apaiser les Allemands qui, sans le croire, l’accusoient d’intelligence contre eux avec l’Espagne, pour le tenir sans cesse dans la frayeur et la souplesse à leur égard, et l’obliger ainsi à n’oublier rien pour détourner l’orage qui les menaçoit en Italie, tandis que la Hongrie les occupoit encore presque tous. Le pape tâchoit donc de toucher le roi d’Espagne par le souvenir de tant de grâces qu’il lui avoit faites, sans exiger de lui aucune satisfaction pour les offenses qu’il en avoit souffertes pendant huit ans. Sa Sainteté vouloit que Sa Majesté Catholique lui tînt compte d’avoir détourné l’empereur de poursuivre ses prétentions par l’avoir engagé à la guerre de Hongrie pendant tout le cours de laquelle il lui avoit promis qu’il ne seroit point attaqué en Italie. Le pape se plaignit amèrement de l’entreprise de Sardaigne, malgré ces engagements, du mépris de ses représentations et de l’odieux soupçon que cette conduite donnoit aux Impériaux, qui l’accusoient d’intelligence avec l’Espagne contre l’empereur. Une vive péroraison se termina par les plus fortes menaces, si le roi d’Espagne ne cessoit tous ses préparatifs. Le bruit que fit l’empereur à Rome de l’accusation qu’on a vu plus haut qu’il y avoit fait porter contre Albéroni sur un prétendu traité qu’il avoit fait avec la Porte, fut vivement renouvelé ; obligea le pape d’écrire un bref très fort au roi d’Espagne, qui néanmoins se référoit à ce que lui diroit son nonce sur la gravité de l’affaire dont il s’agissoit, telle qu’il n’en étoit point arrivé qui approchât de celle-là, depuis les dix-huit années de son pontificat, ni dont la gloire et la conscience de Sa Majesté Catholique pussent être plus fortement intéressées ; ce bref plein d’autres expressions véhémentes étoit de la main du pape, et devoit être présenté au roi d’Espagne par Aldovrandi. Ce nonce eut ordre de représenter en même temps à Sa Majesté Catholique que son honneur et sa conscience exigeoient qu’il rétablît incessamment sa réputation si horriblement attaquée, ce qu’il ne pouvoit qu’en se désistant de toute hostilité contre l’empereur, et tournant ses armes contre les infidèles, et de menacer, en cas de refus de déférer à cet avertissement, que Sa Sainteté ne pourroit se dispenser de prendre les résolutions que son devoir lui suggéreroit.

Ces résolutions étoient déjà méditées. Le pape, épouvanté de la colère de l’empereur, se persuadoit voir déjà les preuves de l’accusation que ce prince avoit fait porter par son ambassadeur à Rome contre Albéroni sur son prétendu traité avec les Turcs. Ainsi le pape s’étoit proposé de priver le roi d’Espagne des grâces que Rome avoit accordées à lui et à ses prédécesseurs telles que la crusade, le sussidio [1], et les millions uniquement destinés à soutenir une guerre continuelle contre les infidèles, et que Sa Sainteté, voyant le roi d’Espagne éloigné et sans forces en Italie, ne croyoit pas en conscience [devoir] laisser subsister, pour être employés à faire une diversion à l’empereur, tandis qu’il étoit occupé contre les Turcs. Le pape avoit d’autres griefs contre la cour de Madrid. Il se plaignoit inutilement du trouble que recevoit en Espagne l’exercice de la juridiction ecclésiastique, et il avoit représenté avec aussi peu de succès qu’il n’appartenoit pas à Sa Majesté Catholique de disposer des revenus des églises de Tarragone et de Vich, dont Albéroni s’étoit emparé, sous prétexte qu’ils étoient mal administrés pendant l’absence de ces deux évêques rebelles, et s’étoit mis peu en peine de satisfaire le pape là-dessus, persuadé que la complaisance pour Rome est un mauvais moyen pour en obtenir les grâces qu’on lui demande. Il sollicitoit alors avec chaleur l’expédition de ses bulles de Séville. Le pape alléguoit qu’il ne voyoit point de raison pour autoriser une translation si prompte à Séville de l’évêché de Malaga. Mais il ajoutoit qu’étant à la tête du gouvernement d’Espagne, il passoit pour être l’auteur du bouleversement qui arrivoit à la prospérité des armes chrétiennes, et pour perturbateur public, accusé publiquement d’intelligence avec la Porte, et d’être le directeur d’une diversion qui produisoit tant d’avantages à l’ennemi commun de la chrétienté. Feignant de vouloir bien suspendre encore son jugement sur une dénonciation si énorme, il ne pouvoit pourtant la dissimuler ni faire des grâces à celui qui étoit accusé jusqu’à ce qu’il en eût fait voir la calomnie. Il revenoit ensuite à ce prétendu soupçon de l’empereur, si offensant pour Sa Sainteté, de sa prétendue intelligence avec l’Espagne contre lui, coloré par le manquement horrible du roi d’Espagne à sa parole sur son armement et sa destination, l’année précédente.

Ces lamentations du pape n’eurent pas l’effet qu’il s’en étoit promis. Acquaviva, au contraire, avoit déclaré que, puisque Sa Sainteté n’avoit aucun égard aux instances du roi d’Espagne sur les bulles de Séville, ce prince alloit faire séquestrer les revenus des églises vacantes dans ses États, et défendre à ses sujets de prendre aucune expédition en daterie. À ces menaces Paulucci, principal ministre du pape, avoit répondu que Sa Sainteté espéroit de la droiture du roi d’Espagne qu’il se laisseroit toucher des raisons qu’elle avoit de suspendre la translation précipitée d’Albéroni de Malaga à Séville, et que ce prince ne voudroit pas augmenter par de nouvelles offenses l’embarras et la peine où elle se trouvoit, non seulement parce qu’il avoit manqué à la parole qu’il lui avoit donnée l’année dernière, mais encore parce qu’il faisoit de nouveaux préparatifs pour continuer une guerre si pernicieuse à la religion et à la tranquillité publique.

Le pape voulut que Paulucci écrivît à Albéroni dans le même sens, et à peu près dans les mêmes termes qu’il avoit parlé à Acquaviva. On ne manqua pas de représenter à Albéroni ses devoirs comme créature du pape, l’obligation où il étoit, par conséquent, d’employer son crédit à travailler à la cause commune de la religion, bien loin de travailler à la diversion des forces de l’empereur occupées contre les infidèles. Paulucci l’excita par tout ce qu’il put de plus fort et de plus touchant, l’assura que le pape le prioit, comme bon père et comme créateur (quel blasphème dans ces paroles romaines !) plein d’affection, de penser que l’unique moyen de réparer sa réputation, et de recevoir des marques de la reconnoissance de Sa Sainteté, étoit non seulement de faire cesser ces hostilités, qui pouvoient retarder les progrès des armes impériales, mais encore d’employer contre les infidèles les mêmes forces que le roi d’Espagne prétendoit faire agir contre les princes chrétiens (difficilement vit-on jamais lettre si parfaitement inepte). Comme Albéroni avoit déjà reçu le plus grand bienfoit qu’il pût attendre du saint-siège, le pape, persuadé que l’espérance fait agir les hommes plus que la reconnoissance, jugea que le confesseur du roi d’Espagne montreroit plus d’ardeur de plaire à Sa Sainteté, et peut-être agiroit plus utilement qu’Albéroni, déjà revêtu de la pourpre. Elle voulut donc que, le cardinal Albane écrivit au P. Daubenton, et que, lui témoignant la confiance particulière qu’elle avoit en lui, il l’assurât qu’elle ne doutoit point de sa sensibilité pour ses peines, et qu’il ne fût plus en état que personne de faire utilement au roi d’Espagne les représentations qui regardoient sa conscience, trop exposée par le feu qu’il étoit sur le point d’allumer en Italie, au préjudice de la religion. La lettre contenoit de plus une récapitulation de ce qui étoit arrivé depuis l’année précédente. Le pape avoit dicté les termes de la lettre ; il avoit employé, sous le nom de son neveu, les expressions les plus pathétiques pour faire voir quels étoient les devoirs du chef de l’Église en cette triste conjoncture, où la religion (c’est le nom) et l’État ecclésiastique (c’est la chose) se trouvoient également en danger. Il insistoit sur l’obligation d’un confesseur du roi d’Espagne, qui devoit non seulement tirer Sa Sainteté de l’affliction où elle étoit plongée, mais, de plus, avertir le roi d’Espagne. Elle ne doutoit pas même que ces avis n’eussent un plein effet, puisqu’il s’agissoit de faire souvenir ce prince qu’il étoit assis sur un trône occupé avant lui par des rois à qui le saint-siège (si libéral d’étendre sa puissance par des titres vains, qui ne lui coûtent rien) avoit accordé le titre de Catholiques à cause de la guerre irréconciliable qu’ils avoient faite aux ennemis du nom de Jésus-Christ (dont on ne voit ni commandement, ni conseil dans l’Évangile, ni dans les apôtres, ni dans pas un endroit du Nouveau Testament. Guerre d’ailleurs uniquement faite par Ferdinand et Isabelle pour réunir à leurs couronnes toutes celles que les Maures occupoient dans le continent de l’Espagne). De ces raisons, Albane tiroit la conséquence que le pape son oncle avoit lieu d’espérer d’obtenir du roi d’Espagne l’effet de l’offre que ce prince lui avoit faite l’année précédente, c’est-à-dire une suspension de guerre contre les chrétiens. Enfin, c’étoit le moyen que le cardinal neveu proposoit pour détruire totalement les écrits que les ennemis du roi d’Espagne avoient imprimés au désavantage de ce prince et de la nation espagnole. Comme les menaces étoient jointes aux représentations, le pape, craignant de nouveaux engagements, voulut que son nonce à Madrid usât de beaucoup de prudence et de circonspection. Il souhaitoit que le roi d’Espagne, frappé de la crainte de voir les grâces que ses prédécesseurs avoient reçues du saint-siège révoquées, prévint en le satisfaisant les effets du ressentiment qu’il vouloit lui faire appréhender, et comme il doutoit si les moyens qu’il employoit pour faire agir Albéroni et Aubenton seroient suffisants, il y employoit encore le crédit que le duc de Parme avoit sur l’esprit de la reine d’Espagne et sur celui d’Albéroni.

On commençoit à regarder en Italie ce prince comme l’auteur de la guerre que l’Espagne méditoit. Les Allemands de plus lui imputoient à crime d’avoir contribué à la promotion d’Albéroni. Ils menaçoient de s’en venger bientôt et facilement sur ses États, en sorte qu’ayant intérêt de détourner l’orage qu’il voyoit prêt à retomber sur lui, il paraissoit un agent très propre pour désarmer par sa persuasion le roi d’Espagne, prêt à commencer une guerre qui ne pouvoit être que fatale à l’Italie. Ses représentations lui valurent vingt-cinq mille pistoles, que le roi d’Espagne lui fit toucher pour mettre ses places en état de défense, et le besoin que le pape crut avoir du P. Daubenton valut à son neveu le gratis des bulles d’une abbaye que le régent lui avoit donnée en considération de son oncle.

Mais il eût fallu des moyens plus puissants pour adoucir le roi, d’Espagne, ou plutôt son premier ministre, personnellement irrité du refus de ses bulles de Séville. Albéroni voulut intéresser la nation espagnole dans sa cause particulière, et, pour faire voir que c’étoit une affaire d’État, il la fit renvoyer au conseil de Castille avec ordre d’en dire son sentiment. Ceux, qui le composoient profitèrent d’une occasion de signaler sans risque leur zèle pour le maintien des droits de la couronne d’Espagne, donnèrent leurs vœux ; et la consulte formée sur leurs avis, très forte contre les prétentions de la cour de Rome, fut rendue publique, et fut accompagnée d’une consultation signée de plusieurs docteurs en théologie et en droit canon. Albéroni, comme revêtu de ces armes, fit dépêcher un courrier à Rome pour intimer au pape un temps fatal pour l’expédition des bulles de Séville, menaçant Sa Sainteté que, si elle différoit au delà de ce terme de les faire expédier, le roi d’Espagne emploieroit les moyens que le conseil de Castille lui avoit suggérés pour ranger la cour de Rome à son devoir. Aldovrandi fut effrayé ou feignit de l’être de la réponse du conseil de Castille. Il représenta donc au pape l’embarras où il se trouvoit, voyant augmenter un feu que Sa Sainteté avoit intérêt d’éteindre, surtout dans une conjoncture où elle vouloit, par ses offices et par sa médiation, tâcher de prévenir la guerre entre les princes chrétiens. Il prévoyoit qu’une rupture, même une simple froideur entre les cours de Rome et de Madrid, l’empêcheroit bientôt de traiter avec le ministre du roi d’Espagne ; qu’il demeureroit sans action, hors d’état d’exécuter les ordres du pape, et par conséquent de faire valoir ses services. Cette situation lui paraissoit d’autant plus fâcheuse, que vers la fin du mois d’avril où on étoit pour lors, on croyoit voir quelque disposition à un accommodement entre l’empereur et le roi d’Espagne.




  1. Ces mots, qui désignaient des impôts particuliers, ont été expliqués plus haut.