Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/4


CHAPITRE IV.


Forces d’Espagne en Sardaigne. — Disposition de la Sicile. — Le roi Jacques fait proposer au roi d’Espagne un projet pour gagner l’escadre anglaise et tendant à son rétablissement. — Le cardinal Acquaviva l’appuie en Espagne. — Albéroni fait étaler les forces d’Espagne aux Hollandois. — Albéroni continue ses déclamations contre le traité et contre le régent ; accuse Monteléon, qu’il hait, de lâcheté, de paresse ; lui fait d’autres reproches ; en fait d’assez justes à l’Angleterre et au régent. — Le roi d’Espagne veut demander compte aux États généraux du royaume de la conduite du régent ; ne se fie point aux protestations du roi de Sicile. — Divers faux raisonnements. — Malignité insultante et la plus partiale des ministres anglois pour l’empereur sur la Sardaigne et sur les garnisons. — Monteléon de plus en plus mal en Espagne. — Friponnerie anglaise de l’abbé Dubois sur les garnisons. — Maligne et insultante partialité des ministres anglois pour l’empereur sur la Sicile. — Fausseté insigne d’Albéroni à l’égard de la Sardaigne, ainsi qu’il avoit fait sur les garnisons. — Les Impériaux inquiets sur la bonne foi des ministres anglois, très mal à propos. — Efforts de Cadogan et de Beretti pour entraîner et pour détourner les Hollandois d’entrer dans le traité. — Tous deux avouent que le régent seul en peut emporter la balance. — Beretti appliqué à décrier Monteléon en Espagne. — Ouverture et plainte, avis et réflexions du grand-duc, confiés par Corsini à Monteléon pour le roi d’Espagne. — Faible supériorité impériale sur les États de Toscane. — Roideur des Anglois sur la Sardaigne, et leur fausseté sur les garnisons espagnoles. — Mouvements de Beretti et de Cellamare. — Fourberie d’Albéroni. — Sa fausseté sur la Sardaigne. — Fureur d’Albéroni contre Monteléon ; aime les flatteurs ; écarte la vérité. — Chimères, discours, étalages d’Albéroni. — Friponnerie d’Albéroni sur les garnisons. — Il fait le marquis de Lede général de l’armée, et se moque de Pio et l’amuse.


Ce prince [Philippe V], de son côté, très éloigné d’accepter les conditions de la paix qu’on lui proposoit, se préparoit à l’exécution d’une entreprise dont, en mai 1718, l’objet étoit encore ignoré de toute l’Europe. On commençoit véritablement à soupçonner qu’elle pouvoit regarder la Sicile. Les forces espagnoles étoient grandes ; il y avoit en Sardaigne un corps de dix-sept mille hommes effectifs ; dont trois mille cinq cents hommes étoient cavalerie ou dragons, outre ce qui devoit être embarqué sur la flotte qu’on attendoit d’Espagne. Les troupes du duc de Savoie en Sicile se réduisoient à huit mille hommes, composés en partie de gens du pays mal affectionnés à leur prince, et disposés à se soulever dès que les vaisseaux d’Espagne paroîtroient à la côte. On supposoit alors qu’ils y arriveroient facilement longtemps auparavant que la flotte qu’on préparoit en Angleterre pût venir au secours du roi de Sicile.

Cette disposition prochaine de nouvelles guerres rendit l’espérance au roi Jacques. Il ne pouvoit se flatter d’aucun secours tant que l’Europe demeureroit tranquille. L’union de la France avec la Grande-Bretagne assuroit l’état de la maison d’Hanovre. Ce prince ne voyoit donc de ressource pour lui que de la part de l’Espagne, car il étoit évident que l’empereur et le roi d’Angleterre demeureroient unis inviolablement, moins pour satisfaire à leurs engagements réciproques, foible barrière pour arrêter le roi Georges, que par la raison de leurs intérêts communs. Le roi d’Espagne étant sur le point d’attaquer l’empereur, il étoit comme impossible que l’Angleterre armant, ne prît et ne voulût prendre part à la guerre. Ainsi le roi Jacques, attendant désormais son salut de l’Espagne, s’empressa de lui rendre service autant qu’il dépendoit de son pouvoir, borné dans une sphère très limitée. Un Anglois, officier de marine, dont ce prince prétendoit connoître parfaitement le courage et la fidélité, lui proposoit d’aller par son ordre à Madrid communiquer au cardinal Albéroni un projet dont le succès presque sûr seroit également avantageux aux deux rois. Commock étoit le nom de cet officier.

Son plan étoit d’avoir des pouvoirs et du roi son maître et du roi d’Espagne, pour traiter secrètement, soit avec l’amiral Bing commandant l’escadre anglaise, soit avec d’autres officiers de cette escadre. Il promettoit de les engager à se déclarer en faveur du roi Jacques, et pour le servir, à se joindre à la flotte d’Espagne. Commock demandoit, pour assurer l’effet de sa négociation, une promesse du roi d’Espagne d’ouvrir ses ports et d’y donner retraite aux navires anglois, dont les capitaines s’y rendroient à dessein de joindre la flotte d’Espagne et de se déclarer en faveur de leur souverain légitime. Il désiroit de la part de son maître une lettre au chevalier Bing, écrite en termes obligeants, avec promesse, si Bing y déféroit, de cent mille livres sterling, et de le revêtir du titre de duc d’Albemarle. Au refus de Bing, le négociateur demandoit le pouvoir de faire les mêmes offres à l’officier qui commanderoit sous les ordres ou au défaut de l’amiral. Il vouloit de plus une lettre circulaire à tous les capitaines de l’escadre, une déclaration en faveur des officiers et des matelots, la permission de promettre à chacun des récompenses proportionnées à son rang et à ses services, à condition cependant que ceux qui voudroient les obtenir s’expliqueroient dans le terme que cette déclaration prescriroit. La récompense étoit vingt mille livres sterling, qui seroient payées par le roi d’Espagne à chaque capitaine de vaisseau de ligne qui amèneroit son navire au service de Sa Majesté Catholique, et se déclareroit pour le roi Jacques ; de plus une commission d’officier général. Tout lieutenant de vaisseau qui saisiroit son capitaine refusant les offres, et amèneroit le navire dans un port d’Espagne, devoit avoir la commission de capitaine, le titre de chevalier, et cinq mille livres sterling que le roi d’Espagne lui payeroit. On promettoit aux subalternes un avancement proportionné à leur mérite, une médaille, et deux mille livres sterling de récompense. Quant aux matelots, outre le payement de la somme qui leur seroit due, ils auroient encore cinq livres sterling de gratification. Outre ces offres générales, Commock demandoit une lettre particulière du roi son maître pour un capitaine nommé Scott dont il vantoit fort le crédit, et pour l’engager, il falloit lui promettre de le faire comte d’Angleterre, amiral de l’escadre bleue, et lui, payer trente mille livres sterling quand il joindroit la flotte d’Espagne, ou bien quand il entrevoit dans quelqu’un des ports de ce royaume. Le point principal étoit le secret et la diligence. Le roi Jacques ne risquoit rien à tenter le succès des visions de Commock ; il adressa donc au cardinal Acquaviva le projet de cet officier, le pria de le communiquer incessamment au roi d’Espagne, ce plan intéressant Sa Majesté Catholique autant que lui-même ; et comme elle pouvoit trouver que les dépenses proposées par Commock monteroient à des sommes trop considérables, le roi Jacques offrit de les rembourser quand il seroit rétabli.

Acquaviva appuya ces vues, soit qu’elles lui parussent solides, soit qu’il voulût faire plaisir à ce prince que la fortune persécutoit depuis qu’il étoit né. Le cardinal observa seulement que les gens attachés au roi Jacques étoient gens abattus par leurs malheurs, presque au désespoir, plus remplis de bonne volonté que de force pour exécuter ; qu’enfin ceux qui désirent voient pour l’ordinaire les choses plus faciles que les indifférents. La conjoncture étoit favorable pour faire écouter, même admettre à la cour de Madrid toute proposition capable de faciliter au roi d’Espagne les moyens de soutenir la guerre. Ce prince, déjà embarqué bien avant, vouloit à quelque prix que ce fût, persister dans l’engagement qu’il avoit pris. Toutefois il étoit seul ; les puissances principales de l’Europe s’opposoient à ses desseins ; Albéroni déploroit leur aveuglement ; il prévoyoit que le succès de la guerre seroit au moins incertain.

Au défaut d’alliés, il falloit diminuer le nombre d’ennemis ; et quoique les neutres et les tièdes soient de la même classe, par conséquent également rejetés, le premier ministre d’Espagne aspiroit à maintenir les Hollandois dans l’inclination qu’ils témoignoient pour la neutralité. C’étoit donc en Hollande principalement qu’il faisoit publier et la résolution que le roi d’Espagne avoit prise de ne pas subir le joug des Anglois, et le détail des forces que ce prince avoit, et qu’il emploieroit à soutenir son honneur aussi bien que ses intérêts.

Beretti eut ordre de déclarer à la Haye que son maître hasarderoit tout plutôt que de recevoir les conditions que l’Angleterre prétendoit lui imposer, et voir la Sicile entre les mains de l’empereur. Quant aux forces de l’Espagne, l’ambassadeur devoit dire qu’elles se montoient, à l’égard des troupes, à quatre-vingt mille hommes ; que le roi d’Espagne avoit trente navires de guerre, qu’on en construisoit encore actuellement onze dans les ports d’Espagne, chaque navire de quatre-vingts pièces de canon. Suivant ce même récit, il y avoit trente-trois mille hommes de troupes réglées destinées pour le débarquement, au lieu où il seroit jugé à propos de le faire. Le payement de ces troupes et de l’armée navale étoit assuré pour le cours entier de l’année. Enfin on établissoit comme chose certaine que Sa Majesté Catholique n’avoit encore consommé que sept mois de son revenu des rentes générales et provinciales, et qu’elle attendoit le retour de soixante-treize vaisseaux qui revenoient des Indes. Avec ces belles ressources, Albéroni concluoit qu’il y auroit poltronnerie et bassesse à céder, hors un cas de nécessité absolue ; qu’il falloit auparavant éprouver toutes sortes de contretemps ; même s’il étoit nécessaire de périr, périr les armes à la main ; et qu’avant qu’être réduit à cette extrémité, le roi d’Espagne verroit et connoîtroit ses véritables amis, en sorte qu’après cette épreuve, il seroit en état de prendre à leur égard des mesures certaines ; car il persistoit toujours à conclure que le projet étoit chimérique en ce qui regardoit les conditions proposées pour le roi d’Espagne, et qu’on devoit le nommer monstrueux à l’égard des avantages accordés à l’empereur ; en sorte qu’il paraissoit clairement que la raison ni la justice n’avoient pas dirigé un tel ouvrage, et qu’il étoit seulement forgé par la passion et par l’intérêt particulier de ceux qui l’avoient imaginé. Voulant fortifier son avis par le témoignage de tous les gens sensés, il assuroit, qu’il n’y en avoit aucun qui ne fût surpris de voir les principales puissances de l’Europe, comme conjurées ensemble, concourir aveuglément à l’agrandissement d’un prince qu’elles devoient craindre par toutes sortes de raisons, et tâcher, par conséquent, d’abaisser en cette occasion. Il donnoit aux bons François le premier rang parmi les gens sensés, soutenant qu’ils regardoient le projet avec horreur, et qu’ils [étoient] pénétrés de douleur de voir la conduite du gouvernement, si directement opposée aux anciennes maximes que la France avoit suivies et soutenues par de si longues guerres pour tenir en bride la puissance autrichienne.

Albéroni, depuis longtemps ennemi de Monteléon, l’accusoit de ne parler que par l’organe de l’abbé Dubois. La lâcheté de cet ambassadeur, disoit le cardinal, alloit jusqu’au point de dire que, considérant la fierté de l’empereur, il étoit étonné qu’il eût accepté le projet. Enfin le roi, la reine, ni le premier ministre d’Espagne, ne pouvoient lire ses lettres sans indignation. Albéroni, dans ces dispositions à l’égard de Monteléon, lui reprocha durement la tranquillité qu’il faisoit paroître en parlant du projet du traité. Il ne lui déguisa pas que Leurs Majestés Catholiques avoient parfaitement reconnu qu’il se rendoit l’organe de l’abbé Dubois, pendant que les autres ministres détestoient son plan comme abominable par les conséquences, fatal à la liberté des souverains, totalement opposé à la raison d’État ; renversant tout principe d’établir un équilibre en Europe, et d’assurer le repos de l’Italie, malheureusement ensevelie sous la dure servitude d’un prince trop puissant et d’une nation insatiable : réflexion qu’un ministre né en Lombardie devoit faire encore, plus naturellement, que tout autre. À ces reproches, il en ajouta d’autres fondés sur la lenteur de Monteléon à faire savoir en Espagne ce qui regardoit l’armement et la destination de l’escadre anglaise, car il étoit persuadé que la cour de Londres, ayant mis toute son étude à tromper le roi d’Espagne par un projet idéal que le cardinal nommoit un hircocerf [1], attendoit seulement le moment de se déclarer en faveur de l’empereur, afin de le mettre en possession de la plus belle partie de l’Italie, et de lui donner ce nouveau moyen d’usurper les autres États de cette partie de l’Europe sans que qui que ce soit pût l’empêcher. Ainsi, disoit-il, les Anglois traitent le roi d’Espagne comme un roi de plâtre ; ils croient pouvoir lui imposer toutes sortes de lois ; ils se figurent encore que, après bien des vexations et des insultes, ils obligeront ce prince à leur rendre grâces d’avoir forgé un projet chimérique, absolument impossible dans son exécution. Les reproches d’Albéroni tomboient encore moins sur l’Angleterre que sur le régent. Ce prince sollicitoit fortement les Hollandois d’entrer dans l’alliance. Albéroni déclara que ses instances avoient achevé entièrement d’irriter le roi et la reine d’Espagne ; qu’elles prouvoient authentiquement que la conduite du régent n’étoit pas celle d’un médiateur, mais celle d’une partie intéressée aux avantages de l’ennemi irréconciliable des deux couronnes, celle enfin d’un prince qui récemment avoit assez fait voir le désir qu’il auroit de les anéantir s’il en avoit le pouvoir ; et d’ailleurs, disoit-il, quelle raison pour les médiateurs de faire la guerre parce que le prince à qui ils offrent des visions ne les accepte pas comme une proposition réelle et avantageuse ? Il ajoutoit que le roi d’Espagne ne pouvoit donner ce caractère de solidité à l’offre qu’on lui faisoit de mettre des garnisons espagnoles dans Parme et dans Plaisance, parce que, si ces garnisons étoient fortes et telles que le besoin le demandoit, il seroit impossible que le pays pût fournir à leur subsistance ; que si elles étoient faibles, elles seroient sacrifiées d’un moment à l’autre, et qu’autant de soldats et d’officiers dont elles seroient composées deviendroient autant de prisonniers qui entreroient dans ces places à la discrétion des Allemands.

Le roi d’Espagne, ayant donc bien examiné toutes choses, vouloit voir si la France lèveroit le masque, et se porteroit jusqu’au point de lui déclarer la guerre ouvertement. Cellamare eut ordre de répandre dans Paris que son maître ne recevroit la loi de personne, encore moins du régent que de qui que ce soit ; que Sa Majesté Catholique croyoit pouvoir s’adresser aux états généraux du royaume, et leur demander compte de la conduite de M. le duc d’Orléans, les choses étant réduites au point qu’elle pouvoit désormais se porter aux plus grandes extrémités. Tout expédient, tout tempérament devoit être désormais proscrit, parce que le cœur étoit ulcéré par la conduite que le régent avoit tenue, et par ses engagements si contraires aux intérêts d’honneur, et [à] la réputation de Leurs Majestés Catholiques. Albéroni étoit cependant embarrassé de la conclusion d’un traité entre l’empereur et le roi de Sicile. On disoit que ces princes étoient convenus entre eux de l’échange du royaume de Naples avec les États héréditaires de la maison de Savoie. Cette nouvelle vraisemblable étoit regardée comme vraie parce que le caractère du duc de Savoie donnoit lieu d’ajouter foi à tout ce qu’on publioit de ses négociations secrètes, quoiqu’on pût dire de contraire aux assurances que ses ministres donnoient en même temps de sa fidélité envers les princes dont il souhaitoit de ménager l’amitié. Ainsi Lascaris, qui paraissoit être son ministre de confiance à Madrid, à l’exclusion de l’abbé del Maro, son ambassadeur ordinaire, protestoit que son maître étoit libre, et qu’il n’avoit fait aucun traité avec l’empereur ; que, si jamais il entroit en quelque accommodement avec ce prince ; il ne perdroit point de vue les traités qu’il avoit signés avec le roi d’Espagne ; qu’ils seroient sa règle ; qu’il ne prendroit aucun engagement qui leur fût contraire ; et qu’enfin il ne concluroit rien sans l’avoir auparavant communiqué à Sa Majesté Catholique. Mais ces protestations étoient de peu de poids, et le cardinal, persuadé que le ministre confident du roi de Sicile seroit le premier que ce prince tromperoit pour mieux tromper le roi d’Espagne, répondit seulement qu’il rendroit compte à Sa Majesté Catholique des nouvelles assurances qu’il lui donnoit de la part de son maître ; qu’il pouvoit aussi lui écrire qu’elle ne concluroit rien avec l’empereur sans la participation du roi de Sicile. Albéroni prétendit que les avis de ces traités lui avoient été donnés comme certains par les ministres de France et d’Angleterre ; mais il ajouta qu’ils étoient suspects, parce que le régent et le roi Georges, désiroient uniquement pour leurs intérêts l’embrasement de toute l’Europe, et particulièrement celui de l’Italie. Malgré les déclamations continuelles et publiques, et le déchaînement d’Albéroni contre la France, on disoit sourdement qu’il y avoit une intelligence secrète entre cette couronne et celle d’Espagne. Bien des gens, à la vérité, croyoient que ces bruits étoient artificieux, qu’ils étoient répandus par le premier ministre pour mieux cacher ses entreprises et pour leur donner plus de crédit. Cette opinion paraissoit confirmée par la douceur qui régnoit dans les conférences fréquentes que le cardinal avoit avec Nancré. On n’y découvroit pas la moindre émotion ni le moindre commencement de froideur. On supposoit donc qu’il y avoit dans le projet de traité des articles secrets infiniment plus avantageux pour l’Espagne que ceux qu’on avoit laissés paroître. On ajoutoit que la France ni l’Angleterre ne s’opposoient pas au départ de la flotte espagnole. On alloit jusqu’à dire que l’escadre anglaise agiroit de concert avec elle pour l’exécution du projet, dont la connoissance n’étoit pas encore livrée au public. D’autres, moins crédules et plus défiants, soupçonnoient également la foi de la cour de France et de celle d’Espagne. Ils se persuadoient que toutes deux vouloient sonder et découvrir réciproquement ce que l’autre pensoit, gagner du temps, et que ces manèges si contraires à la bonne intelligence finiroient par une rupture. Ils étoient persuadés que la cour de France étoit bien éloignée de souhaiter que le roi d’Espagne fit des conquêtes ; qu’elle désiroit seulement de le voir engagé à faire la guerre en Italie, et forcé de s’épuiser pour la soutenir. Comme le roi d’Espagne avoit frété un grand nombre de bâtiments françois pour servir au transport de ses troupes, ceux qui prétendoient que le régent verroit avec plaisir commencer la guerre en Italie, regardèrent comme une preuve de leur opinion, et comme une collusion secrète, la permission tacite qu’il sembloit donner aux sujets du roi, d’employer leurs vaisseaux au service de Sa Majesté Catholique. Enfin chacun raisonnoit à sa manière, et peu de gens croyoient que l’Espagne, seule et sans certitude d’alliés, voulût entreprendre la guerre.

On eut lieu de croire que le roi d’Espagne, paraissant difficile sur le projet de traité en général, avoit seulement en vue d’obtenir quelque avantage particulier, car Albéroni dit clairement au colonel Stanhope que ce prince accepteroit le projet s’il obtenoit de conserver la Sardaigne. Le colonel ayant fait savoir en Angleterre la proposition qui lui avoit été faite, les ministres anglois assurèrent Monteléon que leur maître étoit très affligé de ne pouvoir acquiescer à une demande si raisonnable. Ils se plaignirent du silence que le roi d’Espagne avoit gardé jusqu’alors sur cette prétention, et feignirent d’en être d’autant plus touchés que, selon eux, il y auroit eu moyen de satisfaire Sa Majesté Catholique si elle eût déclaré plus tôt ses prétentions ; que l’argent auroit été bien employé pour y parvenir, et que l’Angleterre auroit volontiers concouru avec la France pour assembler fine somme telle qu’on eût obtenu ce que désiroit le roi d’Espagne ; mais malheureusement cette conjoncture favorable étoit, disoient-ils, passée, parce que l’engagement étoit pris avec l’empereur, qu’il étoit impossible d’y rien changer, que ce prince se trouvoit dans une telle situation qu’il rejetteroit avec hauteur toute proposition d’altérer la moindre clause du traité ; qu’il se voyoit d’un côté sûr, et comme à la veille de conclure la paix avec le Turc ; que, d’un autre côté, le roi de Sicile continuoit de faire des propositions avantageuses à la maison d’Autriche et que la cour de Vienne accepteroit si l’Angleterre lui donnoit quelque occasion de retirer sa parole : inconvénients que le roi d’Angleterre vouloit surtout éviter par affection et par tendresse pour le roi d’Espagne, car il prétendoit que Sa Majesté Catholique devoit lui savoir beaucoup de gré de ce qu’il avoit fait pour elle et les ministres anglois feignoient de ne pouvoir comprendre l’injustice que la cour de Madrid leur faisoit, de les accuser de partialité pour l’empereur, quand ils servoient réellement l’Espagne, et qu’ils faisoient voir par les effets la préférence qu’ils donnoient à ses intérêts sur ceux de la maison d’Autriche.

Monteléon se vanta d’avoir essuyé des reproches de leur part, et prétendit qu’ils l’accusoient d’être auteur des soupçons injustes que le roi son maître faisoit paroître à leur égard. Mais ces accusations ne le disculpoient pas à Madrid. Albéroni avoit trop de soin de le représenter au roi et à la reine d’Espagne comme vendu aux Anglois ; et quand le cardinal n’auroit pas eu le crédit et l’autorité d’un premier ministre absolu, il auroit cependant persuadé d’autant plus aisément que la cour d’Angleterre, donnant de grandes espérances au roi d’Espagne, ne tenoit rien de ce qu’elle avoit promis quand il s’agissoit de l’exécution. C’est ainsi que les, ministres anglois promirent à l’abbé Dubois qu’il seroit permis au roi d’Espagne de mettre des garnisons espagnoles dans les places des États du grand-duc et du duc de Parme. Monteléon fit des instances pour obtenir que la déclaration d’une condition si essentielle, qui n’étoit pas comprise dans le projet, lui fût donnée par écrit. L’abbé Dubois lui promit de refuser sa signature au projet, si cette condition n’étoit auparavant bien assurée. Nonobstant les assurances et les promesses, les Anglois refusèrent de la passer, et dans le temps qu’ils éludoient la parole donnée au roi d’Espagne, ils assuroient son ambassadeur que l’objet du roi leur maître, en armant une escadre pour la Méditerranée, étoit d’autoriser et d’employer ces vaisseaux suivant les réponses dont il doutoit, et qu’il attendoit de la cour de Vienne. Monteléon désiroit que leurs intentions fussent droites. Il étoit de son honneur et de son intérêt que la correspondance s’établît parfaitement entre la cour d’Espagne et celle d’Angleterre, et profitant de la disposition de son cœur, ne se contraignoit pas lorsqu’il étoit question de ménager d’autres princes au préjudice de Sa Majesté Catholique. Les ministres d’Angleterre, pressés de conserver la Sardaigne à ce prince, s’étoient excusés d’y travailler, alléguant pour prétexte que l’empereur ne souffriroit jamais que le traité reçût la moindre altération dans les conditions dont les parties intéressées étoient convenues. La crainte d’un changement de la part de l’empereur, étoit le motif qu’ils employoient pour autoriser le refus d’une condition demandée par le roi d’Espagne, comme un moyen de lever toute difficulté, et de conclure un, traité qu’on proposoit comme la décision du repos général de l’Europe. Mais en même temps qu’ils parloient ainsi à l’ambassadeur d’Espagne, Stanhope, impatient des reproches que lui faisoit le ministre de Savoie, répondit aux plaintes de cet envoyé que le duc de Savoie, qui se plaignoit d’être abandonné par l’Angleterre, ne savoit pas reconnoître les obligations qu’il avoit à cette couronne ; qu’elle soutenoit seule les intérêts de ce prince, bien résolue de ne se pas relâcher sur un point qu’elle avoit si fort à cœur ; que le projet seroit accepté par le roi d’Espagne, si le roi d’Angleterre consentoit à lui laisser la Sardaigne ; mais qu’il étoit trop attentif aux intérêts du roi de Sicile pour y laisser donner quelque atteinte, nonobstant les difficultés qu’il trouvoit de tous côtés lors qu’il étoit question de soutenir ces mêmes intérêts ; et qu’actuellement sa plus grande peine à Vienne étoit de vaincre la répugnance presque insurmontable, que l’empereur montroit à renoncer à ses droits sur la monarchie d’Espagne en faveur de la maison de Savoie.

Si les Anglois cherchoient à faire valoir en même temps leurs soins et leurs peines pour des princes dont les intérêts étoient directement opposés, la conduite d’Albéroni n’étoit pas plus sincère que celle de la cour d’Angleterre, car il demandoit au roi Georges la conservation de la Sardaigne pour le roi d’Espagne ; et pendant qu’il insistoit sur cette condition, comme sur un moyen sûr d’engager ce prince de souscrire au traité, il donnoit ordre à Cellamare de confier à Provane, qui étoit lors encore à Paris de la part du roi de Sicile, que, nonobstant la déclaration que Sa Majesté Catholique avoit faite à l’égard de la Sardaigne, elle n’avoit nulle intention d’accepter le projet, quand même cette condition lui seroit accordée ; qu’elle vouloit seulement, par une telle demande, exclure la proposition de l’échange de la Sicile. Toutefois les ministres de l’empereur ne se croyoient pas encore assez sûrs de la bonne foi du roi d’Angleterre pour demeurer tranquilles sur les propositions nouvelles que faisoit le roi d’Espagne, et sur les conférences secrètes et fréquentes que l’abbé Dubois avoit à Londres avec Monteléon. Penterrieder étoit encore en cette cour de la part de l’empereur. Il parut très inquiet de la demande faite par Sa Majesté Catholique, et de la prétention qu’elle formoit de mettre actuellement des garnisons espagnoles dans les places de Toscane et de Parme. Il étoit surtout alarmé de l’attention que le régent donnoit à ces nouveautés, que Penterrieder traitoit d’extravagantes ; et, pour en trancher le cours, il disoit que, si elles étoient écoutées, les ennemis de la paix auroient le plaisir de la renverser et de l’étouffer dans sa naissance. Quelque inquiétude qu’il fît paroître, les ministres anglois ne lui donnoient aucun sujet de soupçonner ni leur conduite ni leurs intentions en faveur de ce prince. Ils n’oublioient rien pour consommer l’ouvrage qu’ils avoient entrepris, et pour conduire à sa perfection le projet de la quadruple alliance. Il falloit pour la rendre parfaite persuader les Hollandois d’y souscrire ; et la chose étoit encore difficile, nonobstant l’habitude, que cette république avoit contractée depuis longtemps de suivre aveuglément les volontés de l’Angleterre.

Cadogan, alors ambassadeur d’Angleterre en Hollande, se donnoit beaucoup de mouvements pour entraîner les États généraux à se conformer aux intentions de son maître. On prétendoit qu’il répandoit de l’argent que le prince, naturellement aussi ménager que l’ambassadeur, n’épargnoit pas dans une occasion où il s’agissoit de gagner les bourgmestres et les magistrats d’Amsterdam. Cadogan s’étoit marié dans cette ville, et les parents de sa femme agissoient pour contribuer au succès de sa négociation. Beretti agissoit de son côté pour le traverser ; il parloit mal à propos, donnoit des mémoires mal composés, souvent peu sensés. Toutefois la crainte que les Hollandois avoient de s’engager dans une nouvelle guerre étoit si forte et si puissante, que Beretti avoit lieu de croire que son éloquence l’emporteroit sur la dextérité de Cadogan, sur ses libéralités, ses profusions, et sur le crédit de ses amis. Les États de Hollande s’assembloient, mais ils se séparoient sans décider sur le point de l’alliance ; en sorte que Cadogan, reconnoissant que l’autorité de l’Angleterre étoit désormais trop foible pour déterminer les États généraux, se voyoit, chose nouvelle ! réduit à recourir aux offices de la France. Il craignoit que le régent ne laissât paroître quelque indécision dans ses résolutions. Il demandoit pressement que Son Altesse Royale ne se lassât point d’envoyer à Châteauneuf, ambassadeur du roi en Hollande, des ordres clairs et positifs, tels qu’il convenoit de les donner pour assurer les États généraux qu’il étoit incapable de changer ; car il avouoit qu’au moindre doute les affaires seroient absolument ruinées, au lieu, disoit-il, que ses soins et ses diligences avoient si bien réussi à Amsterdam que cette ville étoit prête à concourir avec les nobles et les autres villes principales de la province à la signature de l’alliance ; en sorte que l’affaire seroit conclue la semaine suivante, nonobstant les représentations de Beretti et les raisonnements faibles et mal fondés dont il prétendoit les appuyer.

Ces deux ambassadeurs, directement opposés l’un à l’autre, convenoient également que le régent seul pouvoit entraîner la balance du côté qu’il voudroit favoriser, et que les Hollandois, encore incertains du parti qu’ils prendroient, seroient déterminés par le mouvement que Son Altesse Royale leur donneroit. L’objet de Beretti étoit de gagner du temps et de maintenir autant qu’il seroit possible la Hollande neutre au milieu de tant de puissances opposées. Mais un point encore plus sensible pour lui étoit de décrier Monteléon en toutes occasions, de le rendre suspect à son maître, et d’attribuer au dévouement qu’il avoit pour les Anglois, les conseils faibles et timides de s’accommoder au temps, de céder à la nécessité, et de remettre à négocier aux conférences de la paix les conditions que le roi d’Espagne ne pouvoit se flatter d’obtenir avant le traité, telle que celle de conserver la Sardaigne.

Il est certain que Monteléon, raisonnant politiquement sur la situation où les affaires étoient alors, donnoit lieu à son antagoniste de lui porter secrètement des coups qui le ruinoient à la cour de Madrid, d’autant plus sûrement, qu’en attaquant sa fidélité, on étoit sûr de plaire au premier ministre. Toutefois la réputation du génie, de l’expérience, de la capacité de Monteléon, étant mieux établie que celle de Beretti, bien des gens, surtout les princes d’Italie, ne balançoient pas à s’ouvrir à l’un plutôt qu’à l’autre, et confioient à Monteléon ce qu’ils vouloient faire savoir au roi d’Espagne. Ainsi l’envoyé du grand-duc lui dit, de la part de son maître, que ce prince et son fils auroient désiré tous deux, pour leur honneur et pour leur satisfaction, qu’avant de faire un projet pour disposer de leur succession, on leur en eût communiqué l’idée ; ils auroient eu au moins la satisfaction de faire connoître en concourant au même but leurs sentiments pour le roi d’Espagne et pour la maison de France, et de découvrir sans crainte l’inclination que les conjonctures des temps les avoient obligés de tenir cachée au fond de leurs coeurs. Corsini ajouta que son maître et le prince son fils, malheureusement privés de succession, ne pouvoient recevoir de consolation plus touchante pour eux que de voir l’infant don Carlos destiné, par le concours des principales puissances de l’Europe, à recueillir après eux la succession de leurs États ; qu’ils prévoyoient les avantages que cette disposition apporteroit à leurs sujets. La satisfaction qu’ils en avoient étoit cependant troublée, disoit-il, par la loi nouvelle et dure ; qu’on imposoit à l’infant de recevoir de l’empereur l’investiture de tous les États dont la maison de Médicis étoit en possession. La liberté du domaine de Florence étoit indubitable, et depuis Côme de Médicis il ne s’étoit fait aucun acte capable d’y porter le moindre préjudice. La seule démarche que ce prince, aussi bien qu’Alexandre son prédécesseur, eussent faite à l’égard de l’empereur, avoit été de recevoir la confirmation impériale de l’élection que la république de Florence avoit faite de leurs personnes ; mais les Florentins prétendoient que cet acte, reçu pour d’autres fins, ne pouvoit passer pour une investiture féodale. Ainsi le prince et les sujets seroient également affligés de se voir assujettis sous une loi si déshonorante ; et comme il n’étoit ni juste ni convenable que la Toscane, gouvernée par un prince de la maison de France, devînt de pire condition qu’elle ne l’étoit sous le gouvernement des Médicis, le grand-duc et son fils prioient le roi d’Espagne de réfléchir sur les inconvénients qui retomberoient sur l’infant d’une disposition si contraire à son honneur et à ses intérêts.

Ils représentoient en même temps ceux de l’électrice palatine douairière, reconnue pour héritière des États de Toscane ; et le grand-duc disoit qu’il ne pouvoit croire que le roi d’Espagne, plein d’équité, voulût s’opposer au droit de cette princesse, et empêcher l’effet de la tendresse légitime d’un père envers une fille douée de tant de mérite et de tant de vertu. D’ailleurs, si on jugeoit par le cours de nature, elle ne devoit pas survivre à son frère, étant âgée de quatre ans plus que lui. Mais quand même elle en hériteroit, le grand-duc représentoit qu’il seroit de l’intérêt du roi d’Espagne d’établir le droit de succession en faveur des filles, parce qu’il arriveroit peut-être que l’infante, nouvellement née, profiteroit un jour de la loi que Sa Majesté Catholique appuieroit pour la succession des États de Toscane. Enfin le grand-duc regardoit comme un déshonneur pour lui qu’il fût stipulé dans le traité que le roi d’Espagne mettroit des garnisons espagnoles dans les places de Toscane. C’étoit, disoit-il, douter de sa bonne foi que d’exiger de telles précautions lorsqu’il auroit une fois consenti aux dispositions faites pour la succession de ses États ; et s’il étoit nécessaire d’augmenter les garnisons de ses places, les moyens de les grossir ne lui manqueroient pas, sans troubler le repos de ses sujets. Monteléon, instruit de l’opposition que le roi d’Espagne et son premier ministre apportoient au projet du traité, répondit à Corsini que tout ce qu’il savoit des intentions de son maître étoit qu’il trouvoit ce projet impraticable, injuste et préjudiciable à ses intérêts, parce qu’il étoit contraire à l’équilibre, au repos et à la liberté de l’Italie.

Albéroni avoit cependant laissé entendre en Angleterre que tant de répugnance et tant d’opposition de la part du roi d’Espagne seroient surmontées, s’il étoit possible de faire insérer dans le traité la condition de lui laisser la Sardaigne, et d’introduire des garnisons espagnoles dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Mais la première de ces conditions ne pouvoit convenir aux vues des ministres anglois, attentifs à plaire à l’empereur, et craignant la hauteur de la cour de Vienne lorsqu’elle croyoit avoir lieu de se plaindre. Ils répondirent donc à l’égard de la Sardaigne, que, ni le roi leur maître ni le régent ne pouvoient se départir du plan proposé tel qu’il avoit été accepté par l’empereur ; que la résolution étoit prise de signer le traité conformément à ce plan et sans y rien changer ; que la moindre variation renverseroit absolument un projet qui avoit coûté tant de peine. Ils prétendirent que, si on faisoit à l’empereur quelque proposition sur ce sujet, ce prince regarderoit toute négociation nouvelle comme une rupture ; que, se croyant affranchi des engagements qu’il avoit pris, il seroit en état d’en prendre de contraires avec le roi de Sicile, de qui il obtiendroit facilement cette île, conservant lui-même ses droits et ses prétentions sur l’Espagne ; que le fruit d’une telle union seroit de rendre l’empereur et le duc de Savoie maîtres absolus en Italie, en sorte que l’Espagne, persistant à refuser le projet du traité comme contraire au repos public, attireroit sur elle-même et sur toute l’Europe le malheur que cette couronne sembloit appréhender de l’excès de puissance de la maison d’Autriche. La conclusion de ce raisonnement étoit qu’il n’y avoit de remède aux maux qu’on craignoit, que de lier les mains à l’empereur, et de profiter pour cet effet du consentement qu’il y donnoit lui-même ; qu’il seroit de la dernière imprudence de lui laisser la liberté de se dégager, dans une conjoncture où il étoit assuré de faire la paix avec le Turc, et maître de traiter comme il voudroit avec le roi de Sicile.

Les Anglois ajoutèrent à ces raisons un motif d’intérêt et de considération personnelle pour la reine d’Espagne et pour Albéroni. Ils firent entendre à l’un et à l’autre que l’état incertain de la santé du roi d’Espagne devoit les porter tous deux à suivre en cette occasion les conseils du roi d’Angleterre. Les ministres anglois se montrèrent plus faciles sur l’article des garnisons espagnoles. Ils déclarèrent que le roi d’Angleterre consentiroit à la demande du roi d’Espagne d’introduire ses troupes dans les places du grand-duc et du duc de Parme, pourvu toutefois qu’il en obtînt le consentement de ces princes. Il falloit, disoient-ils, ménager avec beaucoup d’attention une telle clause, capable de renverser le traité si elle étoit mise en négociation avant que l’empereur eût signé. Mais au fond, les Anglois savoient bien qu’ils ne risquoient rien en donnant cette apparence de satisfaction au roi d’Espagne, et que les deux princes dont ils exigeoient le consentement préalable ne le donneroient jamais volontairement. Ils pouvoient compter pareillement sur la disposition intérieure et véritable du roi d’Espagne, résolu de tenter les hasards d’une guerre, et d’essayer s’il pourroit profiter de la conjoncture qu’il trouvoit si favorable et si propre à réparer les pertes qu’il avoit faites de ses États d’Italie.

Les ministres d’Espagne dans les cours étrangères ne permettoient pas de douter de ses intentions. Cellamare à Paris, et Beretti en Hollande, s’en expliquoient hautement, et déclamoient sans mesure contre le projet du traité. Tous deux se flattoient de réussir. Beretti se vantoit de suspendre par sa dextérité l’accession des États généraux vivement pressés par la France et l’Angleterre. Cellamare laissoit entendre en Espagne que le régent, touché de ses remontrances, pourroit bien faire quelques pas en arrière pour sortir des engagements où il s’étoit imprudemment jeté. Cet ambassadeur faisoit valoir à sa cour les démarches qu’il avoit faites auprès des principaux ministres de la régence. Il prétendoit qu’ils étoient également touchés de ses représentations, nonobstant la diversité, de leurs réponses ; que quelques-uns, plus courtisans que sincères, défendoient le projet, mais si faiblement qu’il y avoit lieu de croire qu’ils parloient autrement quand ils se trouvoient tête à tête avec le régent ; que d’autres approuvoient les réflexions qu’il leur faisoit faire ; que les François hors du ministère louoient ses raisonnements, et que la nation en général, ennemie du nom autrichien, montroit ouvertement son respect et son attachement pour le roi d’Espagne (et tout cela étoit parfaitement vrai, mais parfaitement inutile).

Les ministres du roi de Sicile croyoient encore devoir faire cause commune avec ceux d’Espagne, et Cellamare étoit persuadé qu’il étoit du service de son maître de ne pas aliéner le seul prince qui parût disposé à résister avec Sa Majesté Catholique aux desseins de leurs ennemis communs. Albéroni vouloit ménager encore les Piémontois, mais ses vues étoient différentes de celles de Cellamare. Il falloit tromper le duc de Savoie jusqu’à ce que le moment fût arrivé de faire éclater le véritable objet de l’armement du roi d’Espagne. Son premier ministre se contenoit de dire qu’on verroit bientôt si le duc de Savoie, demandant à s’unir avec l’Espagne, parloit sincèrement, et que le public connoîtroit pareillement, avant qu’il fût peu de jours, que Sa Majesté Catholique rejetoit totalement le projet, sans laisser entendre qu’elle consentît jamais à l’accepter, quelque offre avantageuse qu’on lui fît pour la persuader ; car il n’avoit tenu qu’à elle, disoit le cardinal, d’obtenir des médiateurs la condition de conserver la Sardaigne, si elle eût voulu, moyennant cette addition, souscrire aux engagements du traité. Il prétendit même que le colonel Stanhope, lui offrant depuis peu cette nouvelle condition, avoit employé toute son éloquence pour le convaincre que le roi d’Espagne devoit se contenter de l’avantage qu’on lui proposoit, et qu’il feroit bien mieux de l’accepter que d’employer inutilement ses trésors à faire armer tant de vaisseaux et transporter tant de troupes en Italie.

Ces offres prétendues étoient bien opposées aux discours que les ministres anglois avoient tenus à Londres à Monteléon. Les réponses, les démarches et les insinuations dont ses lettres étoient remplies, toutes tendantes à porter le roi son maître à la paix, déplaisoient tellement au cardinal qu’il ne cessoit de décrier la conduite d’un ambassadeur qui depuis longtemps lui étoit odieux, peut-être parce qu’il trouvoit en lui trop de talents propres à bien servir son maître ; et non content de l’accuser souvent d’infidélité, il lui reprochoit encore son incapacité, jusqu’au point de dire que les réponses, qu’il faisoit au sujet du traité, étoient discours d’un homme ivre, et que le roi d’Espagne ne pouvoit avouer ce qui sortoit de la bouche d’un ministre assez indifférent pour traiter le projet avec tranquillité ; pendant que les autres le regardoient avec scandale et avec abomination. Celui qui a tout pouvoir ne manque jamais de flatteurs et de complaisants prêts à louer toutes ses vues, à applaudir à tous ses projets, et empressés d’aplanir en lui parlant les difficultés qui semblent s’opposer à l’exécution de ses desseins. Telles gens, dont l’espèce subsistera toujours dans les cours, étoient écoutés avec plaisir par Albéroni ; d’autres plus sages, mais en moindre nombre, ne pénétroient pas jusqu’à lui. On écartoit avec soin ceux qui, pesant avec raison la qualité de l’engagement que le roi d’Espagne prenoit, et faisoient de tristes réflexions sur le succès d’une entreprise prématurée, ne pouvoient, en approchant du roi et de la reine, parler sincèrement, et découvrir à Leurs Majestés Catholiques le péril où le royaume alloit être exposé. La nation, en général, étoit moins touchée de la crainte de l’avenir que de l’espérance de se remettre en honneur et en crédit par le succès de l’entreprise. Les Espagnols, jaloux de ce point d’honneur, se flattoient de chasser les Allemands d’Italie, et d’en recouvrer les États qu’ils regardoient toujours comme dépendants de la couronne d’Espagne.

Albéroni, sans alliés, se flattoit que tous les événements seconderoient ses desseins. Il se figuroit que l’empereur seroit obligé de faire encore une campagne en Hongrie ; et quoiqu’il n’eût pas lieu de douter du désir que les Turcs avoient de conclure la paix, il vouloit se persuader qu’ils n’avoient demandé une suspension d’armes que pour gagner du temps, résolus cependant d’attendre le succès de la descente qu’on supposoit alors que le roi de Suède feroit au premier jour dans le Mecklembourg. Il espéroit que les Hollandois, quoique dépendants depuis un grand nombre d’années des volontés de l’Angleterre, secoueroient enfin le joug qu’ils s’étoient laissé imposer, et que les menaces de la France, jointes en cette occasion à celles des Anglois, n’ébranleroient pas la fermeté des bons républicains, qui gémissoient de voir la France et l’Angleterre unies pour forger des chaînes, à l’Europe, et détestoient, disoit-il, le régent, le regardant comme l’auteur des pertes que leur patrie souffriroit, si elle permettoit que la puissance de l’empereur franchît les bornes où naturellement elle devoit être renfermée pour le bien commun de toutes les nations de l’Europe. Flatté de cette idée, Albéroni croyoit que, lors qu’il seroit question de faire déclarer la guerre à l’Espagne au nom de là France, le régent y penseroit plus d’une fois, nonobstant les vues secrètes qu’il attribuoit à Son Altesse Royale, car il ne feignoit pas de dire que c’étoit se tromper que de croire que le régent et le roi d’Angleterre fissent la moindre attention à l’équilibre de l’Europe et à la sûreté de l’Italie. L’un de ces princes, disoit-il, songe à se maintenir roi, l’autre à le devenir : tous deux croient avoir besoin de l’empereur, et tous deux sont prêts, pour leurs fins particulières, à sacrifier le tiers et le quart. Non seulement ils ne pensent pas à retirer Mantoue des mains des Allemands, mais ils concourront encore à les introduire en d’autres places d’Italie. Albéroni prétendoit le prouver par le concours de la France et de l’Angleterre, unies l’une et l’autre à procurer à l’empereur la Sicile, unique objet de ses désirs. Il osoit enfin traiter de visionnaire l’abbé Dubois, qu’il nommoit l’instrument de toutes les mauvaises intentions du régent (mais c’étoit le régent qui étoit l’instrument de toutes les mauvaises intentions de l’abbé Dubois ; souvent entraîné, contre ses propres lumières et contre sa volonté, par l’ascendant qu’il avoit laissé prendre sur lui à l’abbé Dubois, l’Albéroni de la France, qui pour soi n’étoit rien moins que visionnaire, et qui, sciens et volens, sacrifioit la France, l’Espagne, la réputation de son maître à son ambition de se faire cardinal, par les voies que j’ai déjà expliquées, d’être tout Anglois et tout impérial). Comme Albéroni ne pouvoit susciter assez d’opposition aux succès des vues du régent, il employoit l’ascendant qu’il croyoit avoir sur l’esprit du duc de Parme pour lui persuader de protester qu’il ne recevroit jamais de garnison espagnole dans ses places.

Il n’est pas difficile d’inspirer aux petits princes la crainte de cesser d’être maîtres chez eux en admettant dans leurs places les troupes de quelque grande puissance. Celle d’Espagne devenoit formidable, si on en croyoit l’énumération qu’Albéroni faisoit de ses forces tant de terre que de mer. Il en répandoit de tous côtés un détail magnifique. Il publioit que l’armée navale du roi d’Espagne étoit composée de trente-trois navires ou frégates ; que le moindre de ces vaisseaux portoit quarante-cinq pièces de canon ; que la flotte étoit fournie d’argent et de vivres pour plus de cinq mois. Les troupes, selon lui, formoient trente-trois mille hommes effectifs, payés jusqu’au moment de leur embarquement, habillés de neuf et bien armés, l’artillerie en bon état, et dix-huit mille fusils de réserve prêts à distribuer aux gens de bonne volonté, s’il s’en trouvoit qui offrissent de servir le roi d’Espagne et la cause commune de l’Italie. Albéroni, satisfoit de tant de grandes dispositions dont il croyoit le succès infaillible, disoit en s’applaudissant que la flotte et l’armée de terre marchoient avec les fiocques [2]. Il avouoit cependant que Dieu étoit sur tout, et que sans son aide tous les soins deviendroient inutiles. Le marquis de Lede fut nommé général de cette armée, et la flotte partit de Cadix pour Barcelone le 15 mai. Le prince Pio, alors vice-roi de Catalogne, s’étoit flatté d’être chargé de l’exécution de l’entreprise dont il s’agissoit. Albéroni, pour l’en consoler, lui fit dire que Leurs Majestés Catholiques avoient besoin de garder en Espagne un homme tel que lui, dans une conjoncture si critique, et qu’il verroit par la destination qu’elles avoient faite in petto sur son sujet, si les choses prenoient un certain pli, l’opinion qu’elles avoient de son mérite et de ses talents. Le cardinal vouloit que Pio reçût ces assurances enveloppées comme des marques certaines de la franchise de cœur et de la sincérité dont il usait en lui parlant.


  1. Ce mot désigne un animal fantastique, un bouc-cerf.
  2. Le mot italien fiocchi, dont Saint-Simon a fait fiocques, signifie littéralement flocons, et métaphoriquement pompe, magnificence. Marcher avec les fiocques veut dire marcher avec pompe et magnificence. C’est le sens de cette expression dans la phrase de Saint-Simon.