Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/9


CHAPITRE IX.


Infamie du maréchal d’Huxelles sur le traité avec l’Angleterre. — Embarras et mesures du régent pour apprendre et faire passer au conseil de régence le traité d’Angleterre. — Singulier entretien, et convention plus singulière, entre M. le duc d’Orléans et moi. — Le traité d’Angleterre porté et passé au conseil de régence. — Étrange malice qu’en opinant j’y fais au maréchal d’Huxelles. — Conseil de régence où la triple alliance est approuvée. — Je m’y oppose en vain à la proscription des jacobites en France. — Brevet de retenue de quatre cent mille livres au prince de Rohan, et survivance à son fils de sa charge des gens d’armes. — Le roi mis entre les mains des hommes. — Présent de cent quatre-vingt mille livres de pierreries à la duchesse de Ventadour. — Survivance du grand fauconnier à son fils enfant. — Famille, caractère et mort de la duchesse d’Albret. — Survivances de grand chambellan et de premier gentilhomme de la chambre aux fils, enfants, des ducs de Bouillon et de La Trémoille, lequel obtient un brevet de retenue de quatre cent mille livres. — Survivance de la charge des chevau-légers au fils, enfant, du duc de Chaulnes, et une augmentation de brevet de retenue jusqu’à quatre cent mille livres. — Survivance de la charge de grand louvetier au fils d’Heudicourt. — Survivance inouïe d’aumônier du roi au neveu de l’abbé de Maulevrier. — Étrange grâce pécuniaire au premier président. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue à Maillebois sur sa charge de maître de la garde-robe. — Mort de Callières. — Abbé Dubois secrétaire du cabinet du roi avec la plume. — Il procure une visite de M. le duc d’Orléans au maréchal d’Huxelles. — Abbé Dubois entre dans le conseil des affaires étrangères par une rare mezzo-termine qui finit sa liaison avec Canillac. — Comte de La Marck ambassadeur auprès du roi de Suède. — J’empêche la destruction de Marly. — J’obtiens les grandes entrées. — Elles sont après prodiguées, puis révoquées. — Explication des entrées.


Le traité entre la France et l’Angleterre, signé, comme on l’a dit, à la Haye, étoit demeuré secret dans l’espérance d’y faire accéder les Hollandois ; mais ce secret, qui commençoit à transpirer, ne put être réservé plus longtemps au seul cabinet du régent. Il fallut bien, avant qu’il devînt public, en faire part au conseil de régence, et auparavant au maréchal d’Huxelles, qui devoit le signer et en envoyer la ratification. C’étoit l’ouvrage de l’abbé Dubois et son premier grand pas vers la fortune. Il avoit tellement craint d’y être traversé qu’il avoit obtenu du régent de n’en faire part à personne ; mais je n’ai jamais douté que le duc de Noailles et Canillac, alors ses croupiers, n’en fussent exceptés. Huxelles, jaloux au point où il l’étoit des moindres choses, étoit outré de voir l’abbé Dubois dans toute la confiance, et traiter à Hanovre, puis à la Haye, à son insu de tout ce qu’il s’y passoit. Au premier mot que le régent lui dit du traité il le fut encore davantage, et n’écouta ce qu’il en apprit que pour le contredire. Le régent, essaya de le persuader ; il n’en reçut que des révérences, et [Huxelles] s’en alla bouder chez lui ; L’affaire pressoit, et l’abbé Dubois, pour sa décharge, vouloit la signature du chef du conseil des affaires étrangères, [à cause] du caractère et du poids que bien ou mal à propos Huxelles avoit su s’acquérir dans le monde. Le régent le manda, l’exhorta, se fonda en raisonnements politiques. Huxelles silencieux, respectueux, ne répondit que par des révérences, et forcé enfin de s’expliquer sur sa signature, il supplia le régent de l’excuser de signer un traité dont il n’avoit jamais ouï parler avant qu’il fût signé à la Haye, et quoi que le régent pût faire et dire, raisons, caresses, excuses, tout fut inutile, et le maréchal s’en retourna chez lui.

Effiat lui fut détaché, qui rapporta que, pour toute réponse, le maréchal lui avoit déclaré qu’il se laisseroit plutôt couper la main que de signer. Le régent, pressé par l’intérêt de l’abbé Dubois, et parce que la nouvelle du traité transpiroit de jour en jour, prit une résolution fort étrange à sa faiblesse accoutumée : il envoya d’Antin, qu’il instruisit du fait, dire au maréchal d’Huxelles de choisir, ou de signer, ou de perdre sa place, dont le régent disposeroit aussitôt en faveur de quelqu’un qui ne seroit pas si farouche que lui. Oh ! la grande puissance de l’orviétan ! cet homme si ferme, ce grand citoyen, ce courageux ministre qui venoit de déclarer deux jours auparavant qu’on lui couperoit plutôt le bras que de signer, n’eut pas plutôt ouï la menace, et senti qu’elle alloit être suivie de l’effet, qu’il baissa la tête sous son grand chapeau qu’il avoit toujours dessus, et signa tout court sans mot dire. Tout cela avoit trop duré pour être ignoré des principaux de la régence. Le maréchal de Villeroy m’en parla avec dépit. Il étoit piqué aussi du secret qui lui avoit été fait tout entier ; et moi, sans vouloir entrer dans le mécontentement commun avec un homme aussi mal disposé pour M. le duc d’Orléans, je ne lui cachai point que j’étois sur ce traité dans la même ignorance. Dubois et les siens me craignoient sur l’Angleterre. Il avoit pris ses précautions contre la confiance que le régent avoit en moi, en sorte qu’alors même, ce prince ne m’avoit point parlé du traité, et que depuis que j’avois su qu’il y en avoit un de signé, je ne lui en avois pas aussi ouvert la bouche. L’affaire du maréchal d’Huxelles fit du bruit, et lui fit grand tort dans le monde. Ou il ne falloit pas, aller si loin, ou il falloit avoir la force d’aller jusqu’au bout, et ne se pas déshonorer en signant à l’instant de la menace. Cette aventure le démasqua si bien qu’il n’en est jamais revenu avec le monde. La signature faite, il fut question de montrer le traité au conseil de régence, et de l’y faire approuver. Pas un de ceux qui le composoient n’en avoit su que ce qu’il en avoit appris par le monde ; c’est-à-dire qu’il y en avoit un. Cela n’étoit pas flatteur ; aussi M. le duc d’Orléans y craignit-il des oppositions et du bruit. Il passa donc la matinée du jour qu’il devoit parler du traité l’après-dînée au conseil de régence à mander séparément l’un après l’autre tous ceux qui le composoient, à le leur expliquer, à les arraisonner, les caresser, s’excuser du secret, en un mot les capter et s’en assurer.

Je fus mandé comme les autres. Je le trouvai seul dans son cabinet sur les onze heures. Dès qu’il m’aperçut : « Au moins, me dit-il en, souriant avec un peu d’embarras, n’allez pas tantôt nous faire une pointe sur ce traité d’Angleterre dont on parlera au conseil. » Et tout de suite il me le conta avec toutes les raisons dont il put le fortifier. Je lui répondis que je savois depuis quelques jours, comme bien d’autres qui l’avoient, appris par la ville, qu’il y avoit un traité signé avec l’Angleterre ; qu’il jugeoit bien que j’ignorois ce qu’il contenoit, puisqu’il ne m’en avoit point parlé ; que par conséquent j’étois hors d’état d’approuver et de désapprouver ce qui m’étoit inconnu. J’ajoutai que, pour pouvoir l’un ou l’autre avec connoissance, il faudroit avoir examiné le traité à loisir et les difficultés qui s’y étoient rencontrées, voir l’étendue des engagements réciproques, les comparer, examiner encore l’effet du traité par rapport à d’autres traités, en un mot un travail à tête reposée pour bien peser et se déterminer dans une opinion ; que n’ayant rien de tout cela, et ce qu’il m’en disoit ainsi en courant, et au moment qu’il alloit être porté au conseil, n’étoit pas une instruction dont on pût se contenter ; qu’ainsi je ne pouvois rien dire ni pour ni contre, et que je me contenterois de me rapporter d’une chose qui m’étoit inconnue, à son avis, de lui qui en étoit parfaitement instruit. Ce propos, à ce qu’il me parut, le soulagea beaucoup. Il m’étoit arrivé plus d’une fois de m’opposer fortement à ce qu’il vouloit faire passer, en matière d’État aussi bien qu’en d’autres. Un jour que j’avois disputé sur une matière d’État qui entraînoit chose qu’il vouloit faire passer, et que je l’avois emporté au contraire un matin au conseil de régence, j’allai l’après-dînée chez lui. Dès qu’il me vit entrer (et il étoit seul) : « Eh ! avez-vous le diable au corps, me dit-il, de me faire péter en la main une telle affaire ? — Monsieur, lui répondis-je, j’en suis bien fâché, mais de toutes vos raisons pas une ne valoit rien. — Eh ! à qui le dites-vous ? reprit-il ; je le savois bien ; mais devant tous ces gens-là je ne pouvois pas dire les bonnes, » et tout de suite me les expliqua. « Je suis bien fâché, lui dis-je, si j’avois su vos raisons, je me serois contenté de vos raisonnettes. Une autre fois, ayez la bonté de me les expliquer auparavant, parce que, quelque attaché que je vous sois, sitôt que je suis en place assis au conseil, j’y dois ma voix à Dieu et à l’État, à mon honneur et à ma conscience, c’est-à-dire à ce que je crois de plus sage, de plus utile, de plus nécessaire en matières d’État et de gouvernement, ou de plus juste en autres matières ; sur quoi ni respect, ni attachement, ni vue d’aucune sorte ne doit l’emporter. Ainsi, avec tout ce que je vous dois et que je veux vous rendre plus que personne, ne comptez point que j’opine jamais autrement que par ce qui me paroîtra. Ainsi, lorsque vous voudrez faire passer quelque chose de douteux ou de difficile, où vous ne voudrez pas tout expliquer, ayez la bonté de me dire auparavant le fait et vos véritables raisons, ou s’il y a trop de longueur et d’explication, de m’en faire instruire ; alors, possédant bien la matière, je serai de ravis que vous désirerez, ou si le mien ne peut s’y ranger, je vous le dirai franchement. Par l’arrêt même intervenu sur la régence, vous avez pouvoir d’admettre et d’ôter qui il vous plaira au conseil de régence ; à plus forte raison d’en exclure pour une fois ou pour plusieurs ; ainsi, quand bien instruit, je ne pourrai me rendre à ce que vous affectionnerez à faire passer, dites-moi de m’abstenir du conseil le jour que cette affaire y sera portée, et non seulement je n’en serai point blessé ; mais je m’en abstiendrai sous quelque prétexte, en sorte qu’il ne paroisse point que vous l’ayez désiré. Je ne dirai mot sur l’affaire à qui du conseil m’en pourra parler, comme moi l’ignorant ou n’étant pas instruit, et je vous garderai fidèlement le secret. » M. le duc d’Orléans me remercia beaucoup de cette ouverture, me dit que c’étoit là parler en honnête homme et en ami, et, puisque je le voulois bien, qu’il en profiteroit. On verra dans la suite qu’en effet il en profita quelquefois ; mais pour ce traité il ne le voulut pas faire ; il craignit que cela ne parût affecté, et se contenta comme il put de l’avis que je venois de lui déclarer.

L’après-dînée nous voilà tous au conseil, et tous les yeux sur le maréchal d’Huxelles, qui avoit l’air fort embarrassé et fort honteux. Si le duc d’Orléans ouvrit la séance par un discours sur la nécessité et l’utilité du traité, qu’il dit à la fin au maréchal d’Huxelles de lire. Le grand point entre plusieurs autres, étoit la signature sans les Hollandois. Le maréchal lut à voix basse et assez tremblante ; puis le régent lui demanda son avis. « De l’avis du traité ; » répondit-il entre ses dents, en s’inclinant. Chacun dit de même. Quand ce vint à moi, je dis que, dans l’impossibilité où je me trouvois de prendre un avis déterminé sur une affaire de cette importance dont j’entendois parler pour la première fois, je croyois n’avoir point de plus sage parti à prendre que de m’en rapporter à Son Altesse Royale, et me tournant tout court au maréchal d’Huxelles que je regardai entre deux yeux, « et aux lumières, ajoutai-je, de M. le maréchal qui est à la tête des affaires étrangères, et qui sans doute a apporté tous ses soins et toute sa pénétration à celle-là. Je ne pus me refuser cette malice à cet étui de sage de la Grèce et de citoyen romain. Chacun me regarda en baissant incontinent les yeux, et plusieurs ne purent s’empêcher de sourire, et de m’en parler au sortir du conseil.

J’ai retardé le récit de celui-ci, qui fut tenu du vivant de Voysin qui y assista, pour n’en faire pas à deux fois de celui qu’on verra bientôt pour consentir à la triplé alliance, c’est-à-dire lorsque la Hollande entra enfin en tiers dans celle dont on vient de parler. Dans le premier, on nous avoit bien parlé de la condition de la sortie du Prétendant d’Avignon pour se retirer en Italie. Cela étoit dur ; mais dès que le parti étoit pris de s’unir étroitement avec le roi d’Angleterre, il étoit difficile qu’il n’exigeât pas cette condition après ce qui s’étoit tenté en Écosse, et il ne l’étoit pas moins de n’y pas consentir si on vouloit établir la confiance. Mais ce qui fut dès lors promis de plus, et qui nous fut déclaré au conseil de la triple alliance, roula sur la proscription des ducs d’Ormond et de Marr, et de tous ceux qui étant jacobites déclarés se tenoient en France ou y voudroient passer. Le régent s’engageoit à faire sortir les premiers de toutes les terres de la domination de France, et de n’y en souffrir aucun des seconds. À quelque distance que ce conseil fût tenu de celui dont on vient de parler, il n’en étoit qu’une suite prévue et désirée même dès lors. Le régent n’en prévint personne, parce qu’il n’y craignoit point d’avis contraire. J’y résistai à l’inhumanité de cette proscription. J’alléguai des raisons d’honneur, de compassion, de convenance sur une chose qui, ne roulant que sur quelques particuliers dont le chef et le moteur étoit bien loin en Italie, ne pouvoit nuire à la tranquillité du roi d’Angleterre, ni lui causer aucune inquiétude. Je fus suivi de plusieurs, de ceux surtout qui opinoient après moi, et il n’y avoit que le chancelier et les princes légitimés et légitimes ; mais plusieurs de ceux qui avoient opiné revinrent à mon avis.

Le régent, dont la parole étoit engagée là-dessus dès le premier traité par l’abbé Dubois, parla après nous, loua notre sentiment, regretta de ne pouvoir le suivre, laissa sentir un engagement pris, fit valoir la nécessité de ne pas chicaner sur ce qui ne regardoit que des particuliers, et sur le point de terminer heureusement une bonne affaire, de ne jeter pas inutilement des soupçons dans des esprits ombrageux si susceptibles d’en rendre. Chacun vit bien ce qui étoit ; on baissa la tête, et la proscription passa avec le reste, dont pour l’honneur de la couronne, et par mille considérations, j’eus grand mal au cœur. L’abbé Dubois ne tarda pas à revenir triomphant de ses succès, et à en venir presser les fruits personnels. Pour flatter le roi d’Angleterre et se faire un mérite essentiel auprès de lui et de Stanhope, il avoit usé, sur la proscription des jacobites, de la même adresse qui lui avoit si bien réussi à livrer son maître à l’Angleterre. Quelques jours après ce conseil, je ne pus m’empêcher de reprocher à ce prince cette proscription comme une inhumanité d’une part, et une bassesse de l’autre ; et à lui faire une triste comparaison de l’éclatante protection que le feu roi avoit donnée aux rois légitimes d’Angleterre jusqu’à la dernière extrémité de ses affaires, dans laquelle même ses ennemis n’avoient pas osé lui proposer la proscription à laquelle Son Altesse Royale s’engageoit dans un temps de paix et de tranquillité. À cela il me répondit qu’il y gagnoit autant et plus que le roi d’Angleterre, parce que la condition étant réciproque, il se mettoit par là en assurance que l’Angleterre ne fomenteroit point les cabales et les desseins qui se pouvoient former contre lui dans tous les temps ; qu’elle l’avertiroit au contraire de tout ce qu’elle en pourroit découvrir ; et qu’elle ne protégeroit ni ne recevroit aucuns de ceux qui seroient contre lui. À cette réponse je me tus, parce que je reconnus l’inutilité de pousser cette matière plus loin, où je n’eus pas peine à reconnoître l’esprit et l’impression de l’abbé Dubois. Le Prétendant partit en même temps d’Avignon, fort à regret, pour se retirer en Italie.

On apprit de Vienne un événement fort bizarre. Le comte de Windisgratz, président du conseil aulique, et le comte de Schomborn, vice-chancelier de l’empire et coadjuteur de Bamberg, se battirent en duel. Je n’en ai su ni la cause ni les suites ; mais cela parut une aventure fort étrange pour des gens de leur âge, et dans les premiers postes des affaires de l’empire et de la cour de l’empereur. Le comte de Konigseck, après quelque séjour à Bruxelles, arriva à Paris avec le caractère d’ambassadeur de l’empereur.

M. le duc d’Orléans fit en ce temps-ci plusieurs grâces, de quelques-unes desquelles il auroit pu se passer, ou [à] gens fort inutiles, ou à d’autres qu’elles ne lui gagnèrent pas. Le maréchal de Matignon avoit acheté autrefois du comte de Grammont le gouvernement du pays d’Aunis, qu’il avoit eu à la mort de M. de Navailles, qui avoit en même temps celui de la Rochelle qu’on en sépara alors. Le maréchal de Matignon en avoit obtenu la survivance pour son fils, de M. le duc d’Orléans. Marcognet, gouverneur de la Rochelle, mourut, qui en avoit dix-huit mille livres d’appointements. Le maréchal de Matignon prétendit que ce gouvernement devoit être rejoint au sien. M. le duc d’Orléans y consentit, et crut en être quitte à bon marché de réduire à six mille francs les appointements de dix-huit mille livres qu’avoit Marcognet. Bientôt après il se laissa aller à en donner aussi la survivance au même fils du maréchal, et finalement d’augmenter le brevet de retenue dû maréchal de cent mille francs. Il en avoit eu un du feu roi de cent trente mille livres ; ainsi il fut en tout de deux cent trente mille livres, qui est tout ce qu’il en avoit payé au comte de Grammont.

En finissant de travailler avec le chancelier et les cardinaux de Noailles et de Rohan, le régent dit au dernier, qui n’y songeoit seulement pas ni son frère non plus, qu’il donnoit au prince de Rohan quatre cent mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Champagne, et à son fils la survivance de sa charge de capitaine des gens d’armes. La vérité est que les deux frères en firent des excuses au monde, comme honteux de recevoir des grâces du régent à qui ils étoient tout en douceur, et avoient toujours été diamétralement contraires, ne le furent pas moins, et tournèrent doucement son bienfoit en dérision.

En mettant le roi entre les mains des hommes, M. le duc d’Orléans donna pour plus de soixante mille écus de pierreries de la succession de feu Monseigneur à la duchesse de Ventadour, qui n’en fut pas plus touchée de reconnoissance que les Rohan, et qui ne lui étoit pas moins opposée, comme ce prince ne l’ignoroit pas ni d’elle ni d’eux. Ces grâces pouvoient aller de pair avec celles qu’il avoit si étrangement prodiguées à La Feuillade.

Il en fit une au grand fauconnier des Marais, homme obscur qu’on ne voyoit jamais ni lui ni pas un des siens ; qui ouvrit la porte à tous les enfants pour les survivances de leur père, en donnant celle du grand fauconnier à son fils, qui n’avoit pas sept ans, sans que personne y eût seulement pensé pour lui. On ne croiroit pas que ce fût par un raffinement de politique. Noailles, Effiat et Canillac avoient enfilé les mœurs faciles du régent à la servitude du parlement. L’abbé Robert étoit un des plus anciens et un des plus estimés conseillers clercs de la grand’chambre, et il étoit frère du défunt père de la femme de des Marais. Le régent crut par là avoir fait un coup de partie qui lui dévoueroit l’abbé Robert et tout le parlement. Ces trois valets, qui le trahissoient pour leur compte, le comblèrent d’applaudissements, et il les aimoit beaucoup, tellement que je le vis dans le ravissement de cette gentillesse, sans avoir pu gagner sur moi la complaisance de l’approuver. On ne tardera pas à voir si j’eus tort, et comment on se trouve de jeter les marguerites devant les pourceaux.

En conséquence d’une grâce si bien appliquée, il n’en put refuser deux pour des enfants à la duchesse d’Albret. Elle étoit fille du feu duc de La Trémoille, cousin germain de Madame, qui l’avoit toujours traité comme tel avec beaucoup d’amitié, et Monsieur avec beaucoup de considération. Sa fille avoit passé sa première jeunesse avec Mme la duchesse de Lorraine et avec M. le duc d’Orléans, qui avoient conservé les mêmes sentiments pour elle. Elle se mouroit d’une longue et cruelle maladie, et c’étoit la meilleure femme du monde, la plus naturelle, la plus gaie, la plus vraie, la plus galante aussi, mais qu’on ne pouvoit s’empêcher d’aimer. Elle demanda en grâce à M. le duc d’Orléans de lui donner la consolation avant de mourir de voir la survivance de grand chambellan à son fils aîné, et celle de premier gentilhomme de la chambre de son frère à son neveu. Elle obtint l’une et l’autre, mais je ne sais par quelle raison la dernière ne fut déclarée qu’un peu après sa mort, qui suivit de près ces deux grâces. Le fils de M. de La Trémoille avoit neuf ans, et le père eut en même temps quatre cent mille livres de brevet de retenue.

Après la survivance des gens d’armes, celle des chevau-légers ne pouvoit pas se différer. M. de Chaulnes et tous les siens l’avoient méritée par le contradictoire de la conduite des Rohan à l’égard de M. le duc d’Orléans. Ce prince la lui accorda donc pour son fils qui n’avoit pas douze ans, et une augmentation de cent quatre-vingt mille livres à son brevet de retenue, qui devint par là de quatre cent mille livres.

Le robinet étoit tourné : Heudicourt, vieux, joueur et débauché qui n’avoit jamais eu d’autre existence que sa femme, morte il y avoit longtemps, et qui elle-même n’en avoit aucune que par Mme de Maintenon, obtint pour son fils, mauvais ivrogne, la survivance de sa charge de grand louvetier.

Enfin l’abbé de Maulevrier, dont j’ai quelquefois parlé, imagina une chose inouïe. On a vu qu’après avoir vieilli aumônier du feu roi, il avoit enfin été nommé à l’évêché d’Autun qu’il avoit refusé par son âge. Il étoit demeuré aumônier du roi. Il en demanda hardiment la survivance pour son neveu, et il l’eut aussitôt sans la plus petite difficulté.

Le premier président, qui vouloit jouer le grand seigneur par ses manières et par sa dépense, étoit un panier percé, toujours affamé. Encouragé par l’aventure de la survivance du grand fauconnier, tout valet à tout faire qu’il fût toute sa vie du duc du Maine, au su du public et en particulier de M. le duc d’Orléans eut l’effronterie de faire à ce prince la proposition que voici. Le feu roi lui avoit donné un brevet de retenue de cinq cent mille livres, et comme rien n’étoit cher de ce qui convenoit aux intérêts du duc du Maine, ce cher fils lui obtint peu après une pension de vingt-cinq mille livres. Ainsi le premier président, qui par son brevet de retenue avoit sa charge à lui pour le même prix qu’elle lui avoit coûté, en eut encore le revenu comme s’il ne l’avoit point payée. La facilité du régent et sa terreur du parlement firent imaginer au premier président de demander au régent de lui faire payer les cinq cent mille livres de son brevet de retenue, en conservant toutefois sa pension, et il l’obtint sur-le-champ. Ainsi il acheva d’avoir sa charge pour rien, et eut vingt-cinq mille livres de rente pour avoir la bonté de la faire. M. et Mme du Maine et lui en rirent bien ensemble. Le reste du monde s’indigna de l’avidité de l’un et de l’excès de la faiblesse de l’autre. Il n’y eut que les trois affranchis du parlement, Noailles, Canillac et d’Effiat, qui trouvèrent cette grâce fort bien placée. Il n’y eut pas jusqu’à Maillebois à qui M. le duc d’Orléans donna un brevet de quatre cent mille livres sur sa charge de maître de la garde-robe.

Callières mourut, et ce fut dommage. J’ai parlé ailleurs de sa capacité et de sa probité. Il étoit secrétaire du cabinet et avoit la plume. L’abbé Dubois, qui vouloit dès lors aller à tout, mais qui sentoit qu’il avoit besoin d’échelons, voulut cette charge avec la plume, quoique peu convenable à un conseiller d’État d’Église. Désirer et obtenir fut pour lui la même chose. Il songea aussi à se fourrer dans le conseil des affaires étrangères, comme ces plantes qui s’introduisent dans les murailles et qui enfin les renversent. Il en sentit la difficulté par la jalousie et le dépit qu’en auroit le maréchal d’Huxelles, et par l’embarras de ceux de ce conseil avec lui, depuis cette belle prétention de conseillers d’État si bien soutenue. Il n’étoit pas encore en état de montrer les dents. Pour faire sa cour au maréchal d’Huxelles, qui de honte boudoit et ne sortoit de chez lui que pour le conseil depuis son aventure du traité d’Angleterre, Dubois fit entendre à son maître qu’ayant fait faire au maréchal ce qu’il vouloit, il ne falloit pas prendre garde à la mauvaise grâce ni à la bouderie ; que c’étoit un vieux seigneur qui avoit encore sa considération ; qu’il se disoit malade ; qu’il étoit bon d’adoucir l’amertume d’un homme qui étoit à la tête des affaires étrangères, et dont on avoit besoin, parce qu’on ne pouvoit pas toujours lui cacher tout ; et que ce seroit une chose fort approuvée dans le monde, et qui auroit sûrement un grand effet sur le maréchal, s’il vouloit bien prendre la peine de l’aller voir. Il n’en fallut pas davantage à la facilité du régent pour l’y déterminer. Il alla donc chez le maréchal d’Huxelles, et comme la visite n’avoit pour but que de lui passer la main sur le dos, en quoi M. le duc d’Orléans étoit grand maître, il l’exécuta fort bien, et le maréchal, assez sottement glorieux pour être fort touché de cet honneur, se reprit à faire le gros dos. Après ce préambule l’abbé Dubois fut déclaré du conseil des affaires étrangères.

Il alla incontinent chez tous ceux qui en étoient leur protester qu’il n’avoit aucune prétention de préséance. Pour cette fois, il disoit vrai. Il ne vouloit qu’entrer en ce conseil, sans encourir leur mal grâce, pour les rares et modernes prétentions de gens dont il ne comptoit pas de demeurer le confrère. Mais ils s’alarmèrent. Les Mezzo-termine, si favoris du régent, furent cherchés pour accommoder tout le monde. Il offrit à l’abbé d’Estrées, à Cheverny et à Canillac des brevets antidatés, qui les feroient conseillers d’État avant l’abbé Dubois, moyennant quoi ils le précéderoient sans que les conseillers d’État pussent s’en plaindre. Cela étoit formellement contraire au règlement du conseil de 1664, qu’on a toujours suivi depuis, qui fixe le nombre des conseillers d’État à trente ; savoir : trois d’Église, trois d’épée, et vingt-quatre de robe. Ce nombre alors se trouvoit rempli. Les conseillers d’État ne s’accommodoient point de cette supercherie, ils vouloient une préséance nette. Ces trois seigneurs du conseil des affaires étrangères trouvoient encore plus mauvais de ne précéder l’abbé Dubois que par un tour d’adresse. Néanmoins il leur en fallut à tous passer par là, et Canillac reçut le los, qu’il avoit mérité dès la mort du roi, de l’avoir emporté avec le duc de Noailles sur moi pour la robe, comme je l’ai raconté dans son temps, quand on fit les conseils.

Ce qu’il y eut d’admirable pendant le cours de cette belle négociation, qui dura plusieurs jours, fut que les gens de qualité, à qui la cabale de M. et de Mme du Maine avoit eu soin avec tant d’art, toujours entretenu, de faire prendre les ducs en grippe, se montrèrent, en cette occasion, qui les touchoit si directement, les très humbles serviteurs de la robe, tant ils montrèrent de sens, de jugement et de sentiment. La jalousie du grand nombre qui ne pouvoit pas trouver place dans les conseils se reput avec un plaisir malin de la mortification des trois du conseil des affaires étrangères, sans faire aucun retour sur eux-mêmes. Je ne dissimulerai pas que j’en pris un peu aussi de voir cette bombe tomber à plomb sur Canillac, par la raison que je viens d’en dire. Il en fut outré plus que pas un des deux autres, et au point que ce fut l’époque du refroidissement entre lui et l’abbé Dubois, qui bientôt après vola assez de ses ailes pour se passer du concours de Canillac, à qui la jalousie, jointe à ce premier refroidissement, en prit si forte qu’elle le conduisit à une brouillerie ouverte avec l’abbé Dubois, qui, à la fin, comme on le verra en son temps, lui rompit le cou et le fit chasser. C’est peut-être le seul bien qu’il ait fait en sa vie.

Le comte de La Marck fut nommé en ce temps-ci ambassadeur auprès du roi de Suède, et ce fut un très bon choix. C’est le même dont j’ai parlé plus d’une fois, et qui bien longtemps après a été ambassadeur en Espagne, et y a été fait grand d’Espagne et chevalier de la Toison d’or. Il étoit chevalier du Saint-Esprit en 1724.

Je me souviens d’avoir oublié chose qui mérite qu’on s’en souvienne pour la singularité du fait, et que je vais rétablir de peur qu’elle ne m’échappe encore. Une après-dînée, comme nous allions nous asseoir en place au conseil de régence, le maréchal de Villars me tira à part, et me demanda si je savois qu’on alloit détruire Marly. Je lui dis que non, et en effet je n’en avois pas ouï parler, et j’ajoutai que je ne pouvois le croire. « Vous ne l’approuvez donc pas, » reprit le maréchal. Je l’assurai que j’en étois fort éloigné. Il me réitéra que la destruction étoit résolue, qu’il le savoit à n’en pouvoir douter et que, si je la voulois empêcher, je n’avois pas un moment à perdre. Je répondis, [lors] qu’on se mettoit en place, que j’en parlerois incessamment à M. le duc d’Orléans. « Incessamment, reprit vivement le maréchal, parlez-lui-en dans cet instant même, car l’ordre en est peut-être déjà donné. »

Comme tout le conseil étoit déjà assis en place, j’allai par derrière à M. le duc d’Orléans, à qui je dis à l’oreille ce que je venois d’apprendre, sans nommer de qui ; que je le suppliois, au cas que cela fût, de suspendre jusqu’à ce que je lui eusse parlé, et que j’irais le trouver au Palais-Royal après le conseil. Il balbutia un peu, comme fâché d’être découvert, et convint pourtant de m’attendre. Je le dis en sortant au maréchal de Villars, et je m’en allai au Palais-Royal, où M. le duc d’Orléans ne disconvint point de la chose. Je lui dis que je ne lui demanderois point qui lui avoit donné un si pernicieux conseil. Il voulut me le prouver bon par l’épargne de l’entretien, le produit de tant de conduites d’eau, de matériaux et d’autres choses qui se vendroient, et le désagrément de la situation d’un lieu où le roi n’étoit pas en âge d’aller de plusieurs années, et qui avoit tant d’autres belles maisons à entretenir avec une si grande dépense, dont aucune ne pouvoit être susceptible de destruction. Je lui répondis qu’on lui avoit présenté là des raisons de tuteur d’un particulier, dont la conduite né pouvoit ressembler en rien à celle d’un tuteur d’un roi de France ; qu’il falloit avouer la nécessité de la dépense de l’entretien de Marly, mais convenir en même temps que sur celles du roi c’étoit un point dans la carte, et s’ôter en même temps de la tête le profit des matériaux, qui se dissiperoit en dons et en pillage ; mais que ce n’étoit pas ces petits objets qu’il devoit regarder, mais considérer combien de millions avoient été jetés dans cet ancien cloaque pour en faire un palais de fées, unique en toute l’Europe en sa forme, unique encore par la beauté de ses fontaines, unique aussi par la réputation que celle du feu roi lui avoit donnée ; que c’étoit un des objets de la curiosité de tous les étrangers de toutes qualités qui venoient en France ; que cette destruction retentiroit par toute l’Europe avec un blâme que ces basses raisons de petite épargne ne changeroient pas ; que toute la France seroit indignée de se voir enlever un ornement si distingué ; qu’encore que lui ni moi pussions n’être pas délicats sur ce qui avoit été le goût, et l’ouvrage favori du feu roi, il devoit éviter de choquer sa mémoire, qui par un si long règne, tant de brillantes années, de si grands revers héroïquement soutenus, et l’inespérable fortune d’en être si heureusement sorti, avoit laissé le monde entier dans la vénération de sa personne ; enfin qu’il devoit compter que tous les mécontents, tous les neutres même, feroient groupe avec l’ancienne cour pour crier au meurtre ; que le duc du Maine, Mme de Ventadour, le maréchal de Villeroy ne s’épargneroient pas de lui en faire un crime auprès du roi, qu’ils sauroient entretenir pendant la régence, et bien d’autres avec eux lui inspirer de le relever contre lui quand elle seroit finie. Je vis clairement qu’il n’avoit pas fait la plus légère réflexion à rien de tout cela. Il convint que j’avois raison me promit qu’il ne seroit point touché à Marly, et qu’il continueroit à le faire entretenir, et me remercia de l’avoir préservé de cette faute. Quand je m’en fus bien assuré : « Avouez, lui dis-je, que le roi en l’autre monde seroit bien étonné s’il pouvoit savoir que le duc de Noailles vous avoit fait ordonner la destruction de Marly, et que c’est moi qui vous en ai empêché. — Oh ! pour celui-là, répondit-il vivement, il est vrai qu’il ne le pourroit pas croire. » En effet, Marly fut conservé et entretenu ; et c’est le cardinal Fleury qui, par avarice de procureur de collège ; l’a dépouillé de sa rivière, qui en étoit le plus superbe agrément.

Je me hâtai de donner cette bonne nouvelle au maréchal de Villars. Le duc de Noailles qui, outre l’épargne de l’entretien et les matériaux dont il seroit à peu près demeuré le maître, étoit bien aise de faire cette niche à d’Antin, qui avoit osé défendre son conseil du dedans du royaume de ses diverses entreprises, fut outré de se voir arraché celle-ci. Pour n’en avoir pas le démenti complet, il obtint au moins, et bien secrètement de peur d’y échouer encore, que, tous les meubles, linges, etc., seroient vendus. Il persuada au régent, embarrassé avec lui de la rétractation de la destruction de Marly, que tout cela seroit gâté et perdu quand le roi seroit en âge d’aller à Marly, qu’en le vendant, on tireroit fort gros et un soulagement présent ; et que dans la suite le roi le meubleroit à son gré. Il y avoit quelques beaux meubles, mais comme tous les logements et tous les lits des courtisans, officiers, grands et petits, garde-robes, etc., étoient meublés des meubles, draps, linges, etc., du roi, c’étoit une immensité, dont la vente fut médiocre par la faveur et le pillage, et dont le remplacement a coûté depuis des millions. Je ne le sus qu’après que la vente fut commencée, dont acheta qui voulut à très bas prix ; ainsi je ne pus empêcher cette très dommageable vilenie.

Parmi une telle prodigalité de grâces, je crus en pouvoir demander une, qui durant le dernier règne avoit [été] si rare et si utile, et par conséquent si chère ce fut les grandes entrées chez le roi, et je les obtins aussitôt. Puisque l’occasion s’en offre, il est bon d’expliquer ce que sont les différentes sortes d’entrées, ce qu’elles étoient du temps du feu roi, et ce qu’elles sont devenues depuis. Les plus précieuses sont les grandes, c’est-à-dire d’entrer de droit dans tous les lieux retirés des appartements du roi, et à toutes les heures où le grand chambellan et les premiers gentilshommes de la chambre entrent. J’en ai fait remarquer ailleurs l’importance sous un roi qui accordoit si malaisément des audiences, et qui étoient toujours remarquées, à qui, avec ces entrées, on parloit tête-à-tête, toutes les fois qu’on le vouloit, sans le lui demander, et sans que cela fût su de tout le monde ; sans compter la familiarité que procuroit avec lui la liberté de le voir en ces heures particulières. Mais elles étoient réglées par l’usage ; et elles ne permettoient point d’entrer à d’autres heures qu’en celles qui étoient destinées pour elles. Depuis que je suis arrivé à la cour jusqu’à la mort du roi, je ne les ai vues qu’à M. de Lauzun, à qui le roi les rendit lorsqu’il amena la reine d’Angleterre et qu’il lui permit de revenir à la cour, et à M. de La Feuillade le père. Les maréchaux de Boufflers et de Villars les eurent longtemps après, par les occasions qui ont été ici marquées en leur temps. C’étoient les seuls qui les eussent par eux-mêmes. Les charges qui les donnent sont grand chambellan, premier gentilhomme de la chambre, grand maître de la garde-robe, et le maître de la garde-robe en année ; les enfants du roi, légitimes et bâtards, et les maris et les fils de ses bâtardes. Pour Monsieur et M. le duc d’Orléans, ils ont eu de tout temps ces entrées, et comme les fils de France, de pouvoir entrer et voir le roi à toute heure, mais ils n’en abusoient pas. Le duc du Maine et le comte de Toulouse avoient le même privilège, dont ils usaient sans cesse, mais c’étoit par les derrières.

Les secondes entrées, qu’on appeloit simplement les entrées, étoient purement personnelles ; nulle charge ne les donnoit, sinon celle de maître de la garde-robe à celui des deux qui n’étoit point d’année. Le maréchal de Villeroy les avoit parce que son père avoit été gouverneur du roi ; Beringhen, premier écuyer ; le duc de Béthune, par l’occasion, que j’en ai rapportée ailleurs. De petites charges les donnoient aussi, qui, n’étant que pour des gens du commun, en faisoient prendre à de plus distingués pour profiter de ces entrées, et ces charges sont les quatre secrétaires du cabinet restées dans le commun, et les deux lecteurs du roi. Dangeau et l’abbé son frère avoient acheté, puis revendu quelque temps après une charge de lecteur et en avoient conservé les entrées. Celles-là étoient appelées au lever longtemps après, les grandes, quelque temps avant les autres, mais au coucher elles ne sortoient qu’avec les grandes, d’ailleurs fort inférieures aux grandes dans toute la journée, mais fort commodes aussi les soirs quand on vouloit parler au roi. On a vu dans son lieu quel parti le duc de Béthune en tira, et que sans ce secours il n’auroit jamais été duc et pair. M. le Prince eut ces entrées-là au mariage de M. le Duc avec Mme la Duchesse fille du roi.

Les dernières entrées sont celles qu’on appelle de la chambre ; toutes les charges chez le roi les donnent. Le comte d’Auvergne les avoit ; je n’en ai point vu d’autres ; on ne s’avisoit guère de les désirer. Elles étoient appelées au lever un moment avant les courtisans distingués ; d’ailleurs nul privilège que le botter du roi. On appeloit ainsi lorsqu’il changeoit d’habit en allant ou en revenant de la chasse ou de se promener ; et à Marly tout ce qui étoit du voyage y entroit sans demander. Ailleurs, qui n’avoit point d’entrées en étoit exclus. Le premier gentilhomme de la chambre avoit droit, et en usait toujours, d’y faire entrer quatre ou cinq personnes au plus à la fois, à qui il le disoit, ou qui le lui faisoient demander par l’huissier, pourvu que ce fût gens de qualité ou de quelque distinction. Enfin les entrées du cabinet étoient le droit d’y attendre le roi, quand il y entroit après son lever, jusqu’à ce qu’il y eût donné l’ordre pour ce qu’il vouloit faire dans la journée, et de lui faire là sa cour, et quand il revenoit de dehors, où il ne faisoit qu’y passer pour aller changer d’habit ; hors cela ces entrées-là n’y entroient point. Les cardinaux et les princes du sang avoient les entrées de la chambre et celles du cabinet, et toutes les charges en chef. Je ne parle point des petites de service nécessaire qui avoient ces différentes entrées, dont le long et ennuyeux détail ne donneroit aucune connoissance de la cour. Outre ces entrées il y en avoit deux autres, auxquelles pas un de ceux qui par charge ou personnellement avoient celles dont on vient de parler, n’étoit admis : c’étoit les entrées de derrière, et les grandes entrées du cabinet. Je n’ai vu personne les avoir que le duc du Maine et le comte de Toulouse, qui avoient aussi toutes les autres, et MM. de Montchevreuil et d’O, pour avoir été leurs gouverneurs, qui les avoient conservées ; Mansart, et après lui M. d’Antin, par la charge des bâtiments. Ces quatre-là entroient quand ils vouloient dans les cabinets du roi par les derrières, les matins, les après-dînées quand le roi ne travailloit pas, et c’étoit la plus grande familiarité de toutes et la plus continuelle, et dont ils usaient journellement ; mais jamais en aucun lieu où le roi habitât ils n’entroient que par les derrières, et n’avoient aucune des autres entrées dont j’ai parlé, auparavant, sinon que ceux qui avoient celles du cabinet les y trouvoient, parce que en entrant par derrière ils y pouvoient être en tout temps, sans pouvoir aussi sortir que par derrière. Avec ces entrées ils se passoient aisément de toutes les autres. Les grandes entrées du cabinet n’avoient d’usage que depuis que le roi sortoit de souper jusqu’à ce qu’il sortit de son cabinet pour s’aller déshabiller et se coucher. Ce particulier ne duroit pas une heure. Le roi et les princesses étoient assis, elles toutes sur des tabourets, lui dans son fauteuil ; Monsieur y en prenoit un familièrement aussi, parce que c’étoit dans le dernier particulier. Mme la dauphine de Bavière n’y a jamais été admise, et on a vu en son lieu que Madame ne l’y a été qu’à la mort de Mme la dauphine de Savoie. Il n’y avoit là que les fils de France debout, même Monseigneur et les bâtards et bâtardes du roi, et les enfants et gendres des bâtardes ; MM. de Montchevreuil et d’O, et des moments quelques-uns des premiers valets de chambre, et rarement Fagon quelques instants. Chamarande avoit cette entrée comme ayant été premier valet de chambre du roi, en survivance de son père dont il avoit conservé toutes les entrées. Aussi, quoique lieutenant général fort distingué, et fort aimé et considéré dans le monde, qu’il y eût un temps infini que son père avoit vendu sa charge dont lui n’avoit été que survivancier, et qu’il eût été premier maître d’hôtel de Mme la dauphine de Bavière, il ne pût jamais aller à Meudon, parce que en ces voyages ceux qui en étoient avoient l’honneur de manger avec Monseigneur ; mais quelquefois il étoit de ceux de Marly, parce que le roi n’y mangeoit qu’avec les dames. Pour revenir au cabinet des soirs, les dames d’honneur des princesses qui étoient avec le roi, ou la dame d’atours de celles qui en avoient, et les dames du palais de jour de Mme la dauphine de Savoie se tenoient dans le premier cabinet, où elles voyoient passer le roi dans l’autre et repasser pour s’aller coucher. La porte d’un cabinet à l’autre demeuroit ouverte, et ces dames s’asseyoient entre elles comme elles vouloient, sur des tabourets hors de l’enfilade. Il n’y avoit que les princes et les princesses qui avoient soupé avec le roi, et leurs dames, qui entrassent par la chambre ; tous les autres entroient par derrière où par la porte de glaces de la galerie. À Fontainebleau seulement, où il n’y avoit qu’un grand cabinet, les dames des princesses étoient dans la même pièce qu’elles avec le roi ; celles qui étoient duchesses, et la maréchale d’Estrées depuis qu’elle fut grande d’Espagne, étoient assises en rang, joignant la dernière princesse. Toutes les autres, et la maréchale de Rochefort aussi, dame d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, étoient debout, quelquefois assises à terre, dont elles avoient la liberté, et la maréchale comme elles, à qui on ne donnoit point là de carreau pour s’asseoir, comme les femmes des maréchaux de France non ducs en ont chez la reine, où pourtant, je ne sais pourquoi, elles aiment mieux demeurer debout. Ce n’est qu’aux audiences et aux toilettes qu’elles en peuvent avoir, jamais à la chapelle ; au dîner et, au souper, toujours debout ; et elles y vont sans difficulté.

Je fus le premier qui obtins les grandes entrées. D’Antin, qui n’avoit plus l’usage, des siennes, les demanda après comme en dédommagement, et les eut. Bientôt après, sur cet exemple et par même raison, elles furent accordées à d’O. On les donna aussi à M. le prince de Conti, seul prince du sang qui ne les eût pas, parce qu’il étoit le seul prince du sang qui ne sortit point de Mme de Montespan. Cheverny et Gamaches, qui les avoient chez le Dauphin père du roi, dont ils étoient menins avant qu’il fût Dauphin, les eurent aussi ; et peu à peu la prostitution s’y mit, comme on vient de la voir aux survivances et aux brevets de retenue. On verra dans la suite que l’abbé Dubois, devenu cardinal et premier ministre, profita de cet abus pour en faire rapporter les brevets à tous ceux qui en avoient. Il n’en excepta que le duc de Berwick pour les grandes, et Belle-Ile pour les premières, qui ne les avoient eues que bien depuis. Il s’étoit alors trop tyranniquement rendu le maître de M. le duc d’Orléans pour que je ne les perdisse pas avec tous les autres de ce règne-ci les entrées par derrière ont disparu ; et les soirées du roi, qui se passent autrement que celles du feu roi, n’ont plus donné lieu à ces grandes entrées du cabinet des soirs. Les autres ont subsisté dans leur forme ordinaire. Je parlerois ici de ces justaucorps à brevet, que peu à peu M. le duc d’Orléans donna à qui en voulut, sans s’arrêter au nombre, et les fit par là tomber tout à fait, si je ne les avois ici expliqués ailleurs[1].



  1. Voy. notes à la fin du t. XIII ; p. 466.