Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/8


CHAPITRE VIII.


1717. — Singularités à l’occasion du collier de l’ordre envoyé au prince des Asturies, et par occasion du duc de Popoli. — Caylus obtient la Toison. — Mort de Mme de Langeois. — Mort de Mlle de Beuvron. — Je prédis en plein conseil de régence que la constitution deviendra règle et article de foi. — Colloque curieux là même entre M. de Troyes et moi. — Le procureur général d’Aguesseau lit au cardinal de Noailles et à moi un mémoire transcendant sur la constitution. — Abbé de Castries, archevêque de Tours, puis d’Albi, entre au conseil de conscience. — Son caractère. — Abbaye d’Andecy donnée à une de mes belles-soeurs. — Belle prétention des maîtres des requêtes sur toutes les intendances. — Mort et caractère de l’abbé de Saillant. — Je fais donner son abbaye, à Senlis, à l’abbé de Fourilles. — Mort de Mme d’Arco. — Paris-égout des voluptés de toute l’Europe. — Mort du chancelier Voysin. — Prompte adresse du duc de Noailles. — D’Aguesseau, procureur général, chancelier. — Singularité de son frère. — Ma conduite avec le régent et avec le nouveau chancelier. — Joly de Fleury, procureur général. — Le duc de Noailles, administrateur de Saint-Cyr avec Ormesson sous lui. — Famille et caractère du chancelier d’Aguesseau. — Réponse étrange du chancelier à une sage question du duc de Grammont l’aîné.


L’année 1717 commença par une bagatelle fort singulière : Le feu roi avoit voulu traiter en fils de France les enfants du roi d’Espagne qui, par leur naissance, n’en étoient que petits-fils ; et les renonciations intervenues pour la paix d’Utrecht n’avoient rien changé à cet usage dont les alliés ne s’aperçurent pas, et dont les princes, que les renonciations du roi d’Espagne regardoient, ne prirent pas la peine de s’apercevoir non plus. Suivant cette règle, tous les fils du roi d’Espagne portèrent, comme fils de France, le cordon bleu en naissant, et depuis la mort du roi, le roi d’Espagne, qui avoit toujours les pensées de retour bien avant imprimées, fut très soigneux de maintenir cet usage d’autant plus que la France y entroit par l’envoi de l’huissier de l’ordre, qui à chaque naissance d’infant partoit aussitôt pour lui porter le cordon bleu. Cette première cérémonie se fait sans chapitre et sans nomination : le prince n’est chevalier que lorsqu’il reçoit le collier. Le roi n’étoit point encore chevalier ni le prince des Asturies. Le roi, son père, dès que ce prince approcha de dix ans, demanda pour lui le collier avec instance ; il n’y eut pas moyen de le faire attendre jusqu’au lendemain du sacre du roi qu’il reçut lui-même le collier. Le régent manda donc tous les chevaliers de l’ordre dans le cabinet où se tendit le conseil de régence aux Tuileries. Le roi, au sortir de sa messe, vint s’asseoir dans son fauteuil du conseil au bout de la table, et ne se couvrit point. M. le duc d’Orléans se tint debout et découvert à sa droite, et tous les chevaliers de même sans ordre le long de la table des deux côtés ; les officiers commandeurs au bas bout de la table, vis-à-vis du roi. M. le duc d’Orléans proposa d’envoyer deux colliers au roi d’Espagne avec une commission pour les conférer, l’un au prince des Asturies, l’autre à son gouverneur le duc de Popoli à qui le feu roi avoit promis l’ordre et le permis de le porter en attendant qu’il eût le collier.

Cela fut appuyé de l’exemple d’Henri IV qui n’étant pas encore sacré ni chevalier de l’ordre, et qui même ne le portoit pas parce qu’il étoit encore huguenot, donna une commission au maréchal de Biron, chevalier de l’ordre, et le premier de son parti, pour recevoir et donner le collier de l’ordre à son fils qui fut depuis amiral, maréchal et duc et pair de France, et décapité à Paris, dernier juillet 1602, et donner en même temps le cordon bleu à Renaud de Beaulne archevêque de Bourges, depuis de Sens, à qui six mois auparavant le roi avoit donné la charge de grand aumônier de France, qu’il avoit ôtée avec le cordon bleu qui y est attaché à Jacques Amyot relégué dans son diocèse d’Auxerre ; et qui s’étoit montré grand ligueur. Ainsi le cardinal de Bouillon n’a pas été le premier à qui cette charge et le cordon bleu qui y est joint aient été ôtés. Ce fut en faveur du même Amyot, qui étoit fils d’un artisan et que son esprit, son savoir et son éloquence avoit fait précepteur des enfants d’Henri II, qu’Henri III, en créant l’ordre du Saint-Esprit, attacha à la charge de grand aumônier de France qu’Amyot avoit lors celle de grand aumônier de l’ordre, sans preuves, parce qu’il n’en pouvoit faire, ce qui a toujours subsisté depuis. Le maréchal de Biron, en vertu de la commission d’Henri IV, fit cette cérémonie dans l’église collégiale de Mantes, le dernier décembre 1591. Henri IV fit dans l’église abbatiale de Saint-Denis son abjuration publique, le dimanche 25 juillet 1593, entre les mains du même Renaud de Beaulne, archevêque de Bourges, qui dit tout de suite la messe pontificalement et le communia ; il fut sacré le premier dimanche de carême, 27 février 1594, et reçut le lendemain le collier de l’ordre du Saint-Esprit, et Clément IX, Aldobrandin, le voyant maître de Paris et de tout le royaume, lui donna l’absolution, le 17 septembre 1595.

Le régent ne voulut pas tenir cette assemblée sans le roi, et y voulut suivre la moderne manière que le feu roi avoit introduite dans les chapitres, où en faveur de ses ministres officiers de l’ordre, qui, à l’exception du seul chancelier de l’ordre, y sont debout et découverts, tandis que tous les chevaliers sont assis en rang et couverts, n’en tenoit plus que debout et découvert lui-même. Ainsi le roi fut découvert, et il ne fût assis qu’à cause de son âge ; non qu’il puisse y avoir de proportion entre le roi et ses sujets, mais parce que, depuis que l’ordre a été institué, les rois ne se sont jamais assis ni couverts aux chapitres, qu’ils n’y aient fait en même temps asseoir et couvrir tous les chevaliers ; c’est aussi ce qui se pratiqua de tout temps jusqu’à cette heure dans tous les chapitres de l’ordre de la Jarretière et de celui de la Toison d’or. Ce dernier ordre fut donné en ce temps-ci par le roi d’Espagne à Caylus que nous avons vu être allé servir en Espagne après son combat avec le fils aîné du comte d’Auvergne.

Mme de Langeois mourut le premier jour de cette année à Luxembourg à Paris, où elle avoit un appartement. Elle étoit sœur du feu maréchal de Navailles et avoit quatre-vingt-neuf ans. Son mari s’appeloit Cordouan. Le huguenotisme avoit fait ce mariage. Elle avoit été longtemps en Hollande ; elle revint se convertir et eut six mille livres de pension.

Le maréchal d’Harcourt perdit Mlle de Beuvron, sa sœur, fille d’esprit, de mérite et de conduite, qui avoit de la considération, et qui s’étoit retirée depuis assez longtemps dans un couvent en Normandie.

Quoique l’affaire de la constitution n’entre point dans ces Mémoires par les raisons que j’en ai alléguées, il s’y trouve certains faits qui me sont particuliers, ou qui ne sont connus, qui y doivent trouver place comme il est déjà arrivé quelquefois, parce que j’ai lieu de douter qu’ils la trouvent dans l’histoire de cette fameuse affaire, dont les auteurs les auront pu aisément ignorer. Quoiqu’elle se traitât dans le cabinet du régent avec Effiat, le premier président, les gens du roi, divers prélats, l’abbé Dubois, le maréchal d’Huxelles, il ne laissoit pas d’en revenir quelquefois au conseil de régence dans quelques occasions. M. de Troyes s’y signaloit toujours en faveur de la constitution, et des prétentions de Rome, en pénitence apparemment d’y avoir été toute sa vie fort opposé. Il rendoit compte de tout au nonce Bentivoglio. Je ne sais à son âge quel pouvoit être son but. Un des premiers jours de ce mois-ci de janvier, il fut question de la constitution au conseil de régence. Je ne m’étendrai pas sur quoi, parce que je n’ai pas dessein de m’arrêter à cette matière. Je voyois un grand emportement pour exiger une soumission aveugle sans explication et sans réplique, et que ce parti d’une obéissance sans mesure alloit toujours croissant.

Je ne fus pas de l’avis de M. de Troyes ; il s’anima ; nous disputâmes tous deux ; il s’abandonna tellement à ses idées que je lui répondis brusquement que dans peu la constitution feroit une belle fortune, parce que je voyois que de proche en proche elle parviendroit bientôt à devenir dogme et article de foi : là-dessus voilà M. de Troyes à s’exclamer à la calomnie, et que je passois toujours le but ; de là à s’étendre pour montrer que la constitution ne pouvoit jamais devenir ni dogme, ni règle, ni article de foi ; qu’à Rome cela n’étoit entré dans la tête de personne, et que le cardinal Tolomeï qui avoit été toute sa vie jésuite, et de jésuite avoit été fait cardinal, s’étoit moqué avec dérision quand on lui avoit touché cette corde. Quand il eut bien crié, je regardai tout le conseil, et je dis : « Messieurs, trouvez bon que je vous prenne tous ensemble et chacun en particulier à témoin de tout ce que je viens de prédire sur la fortune de la constitution, de tout ce que M. de Troyes a répondu, combien il s’est étendu à prouver qu’il est impossible par sa nature qu’elle puisse jamais être proposée en article, dogme, ou règle de foi, et qu’on s’en moque à Rome, et de me permettre de vous faire souvenir de ce qui se passe ici aujourd’hui quand la constitution aura fait enfin cette fortune comme je vous répète que cela ne tardera point à arriver. » M. de Troyes cria de nouveau à l’absurdité : pour n’en pas faire à deux fois, au bout de six mois, et même moins, je fus prophète.

Le dogme, la règle de foi pointèrent. Les grands athlètes de la constitution l’établirent dans leurs discours et dans leurs écrits, et en peu de temps la prétention en fut portée jusqu’où on la voit parvenue. Dès que cette opinion commença à se montrer à découvert avec autorité, je ne manquai pas de faire souvenir en plein conseil de régence de ma prophétie, et des exclamations de M. de Troyes ; puis, me tournant vers lui, je lui dis avec un souris amer : « Vous m’en croirez, monsieur, une autre fois ! Oh bien, ajoutai-je, nous en verrons bien d’autres. » Personne ne dit mot, ni le régent non plus. Je ne vis jamais homme si piqué ni si embarrassé que M. de Troyes, qui rougit furieusement, et qui la tête basse ne répondit pas un seul mot. Ces deux scènes firent chacune quelque bruit en leur temps ; elles ne tenoient en rien au secret du conseil, je ne me contraignis pas de les rendre, ni plusieurs du conseil de régence non plus. M. le duc d’Orléans ne le trouva point mauvais : il fit semblant, ou crut en effet que j’allois trop loin comme M. de Troyes, et fut ou fit le semblant d’être fort surpris quand ma prophétie se vérifia. M. le cardinal de Noailles avoit des audiences de M. le duc d’Orléans assez fréquentes ; les prétentions de l’abbé Dubois ne l’avoient pas encore culbuté : la petite vérole dont Paris étoit plein se mit dans l’archevêché, et l’obligea d’en sortir, parce que M. le duc d’Orléans qui voyoit le roi presque tous les jours ne vouloit aucun commerce avec le moindre soupçon de mauvais air. La duchesse de Richelieu, veuve en premières noces de M. de Noailles, frère du cardinal, étoit demeurée en liaison intime avec lui, et fort bien avec tous les Noailles : elle avoit bâti une fort belle maison au bout du faubourg Saint-Germain, qui est aujourd’hui revenue par ricochet aux Noailles : elle y offrit retraite au cardinal qui l’accepta.

Étant chez elle il me proposa un rendez-vous dans son cabinet avec le procureur général qui avoit envie, et lui aussi, que j’entendisse la lecture d’un mémoire qu’il venoit d’achever sur l’affaire de la constitution, et qui n’étoit pas à portée de m’en parler lui-même ; parce que les affaires du roi m’avoient refroidi avec lui. J’eus en effet quelque peine à consentir. Enfin je me laissai aller au cardinal, et le rendez-vous fut pris chez la duchesse de Richelieu où il logeoit, pour le surlendemain trois heures après midi. Je m’y rendis, la porte fut bien fermée. Nous étions tous trois seuls, et la lecture dura deux heures. L’objet du mémoire étoit de montrer qu’il n’y avoit aucun moyen de recevoir une bulle qui étoit aussi contraire que l’étoit la constitution Unigenitus à toutes les lois de l’Église, et aux maximes et usages du royaume, fondées sur les libertés de l’Église gallicane, qui elles-mêmes ne sont que l’observation des canons et des règles établies de tout temps dans l’Église universelle, et qui n’ont été maintenues dans leur intégrité que dans l’Église de France contre les entreprises de la cour de Rome. Outre l’érudition qui sans affectation étoit répandue dans tout le mémoire, et la beauté de la diction sans recherche d’éloquence, il étoit admirable par le tissu d’une chaîne de preuves dont les chaînons sembloient naître naturellement les uns des autres, qui portoient les preuves de tout le contenu du mémoire dans un ordre qui en faisoit la clarté, et dans un degré qui en formoit une évidence à laquelle il étoit impossible de se refuser. Il étoit d’ailleurs contenu dans toutes les bornes que la primauté de Rome sur toutes les églises pouvoit justement exiger, et dans le respect dû à la dignité et à la personne du pape. La conclusion étoit de lui renvoyer sa bulle après avoir jusqu’alors tenté et cherché inutilement quelque moyen de la pouvoir recevoir, uniquement guidés dans tout le travail qui s’étoit fait là-dessus à marquer la bonne volonté, le désir et le respect pour le saint-siège et pour le pape. Je fus charmé de cette pièce, et je montrai au procureur général dans toute l’étendue de l’impression qu’elle m’avoit faite : Le cardinal de Noailles n’en fut pas moins satisfoit. Nous raisonnâmes ensuite avant de nous séparer. Mais le malheur étoit que la religion et la vérité n’étoient pas le gouvernail de cette malheureuse affaire, comme ni l’une ni l’autre n’en avoient été la source du côté de Rome et de ceux qui s’étoient employés à la demander, à la fabriquer, à la soutenir, et à la conduire pour leur ambition au point où nous la voyons, aux dépens de la religion, de la vérité, de la justice, de l’Église et de l’État, de tant de savantes écoles, et de tant d’illustres corps d’ecclésiastiques et de réguliers, enfin d’un peuple immense de saints et de savants particuliers.

L’abbé de Castries, premier aumônier de Mme la duchesse de Berry, et fort bien avec elle et avec Mme la duchesse d’Orléans, qui aimoit fort son frère et sa belle-soeur, qui étoient, comme on l’a vu plus d’une fois, à elle, fut nommé à l’archevêché de Tours. J’y contribuai aussi avec force, et je ne comprends pas pourquoi il en fut besoin au secours de ces deux princesses. Il étoit bien fait et avoit un esprit extrêmement aimable, sage et doux, et fort sûr dans le commerce. Lui et son frère chez qui il demeuroit avoient beaucoup d’amis, et il étoit désiré dans les meilleures compagnies. Cela choqua tellement le feu roi depuis qu’on l’eut infatué de noms inconnus, et de crasse de séminaires pour être maîtres des nominations, et après des évêques, que l’abbé de Castries ne put jamais le devenir. Il fut peu à Tours qui étoit lors fort pauvre quoique un grand siège. Il fut sacré par le cardinal de Noailles avec qui il étoit fort bien, et aussitôt après il entra au conseil de conscience où des deux places destinées à des évêques il n’y en avoit qu’une de remplie par le frère du maréchal de Besons, lors archevêque de Bordeaux. Les chefs de la constitution crièrent beaucoup du consécrateur et de la place. Leurs aboiements n’empêchèrent pas qu’Albi ayant vaqué peu de temps après, ce riche archevêché lui fût donné, en sorte qu’il n’alla jamais à Tours. Longues années depuis il a eu l’ordre du Saint-Esprit, et vit encore fort vieux et adoré dans son diocèse, où il a toujours très assidûment résidé, tout occupé des devoirs de son ministère. Je fis donner en même temps la petite abbaye d’Andecy à une sœur de Mme de Saint-Simon, religieuse de Conflans près Paris, fort sainte fille, mais qui n’étoit pas faite pour en gouverner une plus grande. Lorsque j’allai le lui apprendre, elle s’évanouit, puis refusa, et ce ne fut qu’à peine qu’on la lui fit accepter. Elle en tomba fort malade et la fut longtemps. Peu de religieuses deviennent abbesses de la sorte.

Boucher, fils d’un secrétaire du chancelier Boucherat, qui s’y étoit fort enrichi, étoit beau-frère de M. Le Blanc, dont la diverse fortune a depuis fait tant de bruit dans le monde. Ils avoient épousé les deux sœurs ; Le Blanc pointoit fort auprès de M. le duc d’Orléans. Il en obtint l’intendance d’Auvergne pour son beau-frère, qui étoit président en la cour des aides. Rien de si plaisant que le scandale que les maîtres des requêtes en prirent, et que l’éclat qu’ils osèrent en faire. C’étoit le temps de tout prétendre et de tout oser. Aussi firent-ils les hauts cris d’une place qui leur étoit dérobée, comme si, pour être intendant, il falloit être maître des requêtes, et qu’on n’en eût jamais fait que de leur corps. Ils députèrent au chancelier pour écouter et porter leurs plaintes au régent. Tous deux se moquèrent d’eux et tout le monde aussi.

L’abbé de Saillant mourut médiocrement vieux. Il étoit frère de Saillant, lieutenant général, lieutenant-colonel du régiment des gardes, et commandant à Metz et dans les trois évêchés. C’eût été un honnête homme s’il avoit eu des mœurs. La débauche, l’agrément de l’esprit et la sûreté du commerce lui avoient acquis des amis considérables, le maréchal de Luxembourg entre autres intimement, qui à force de bras lui avoit procuré quelques abbayes. Il en avoit une assez bonne dans Senlis. Je logeois alors dans une maison des jacobins, rue Saint-Dominique, dont la vue étoit sur leur jardin, où j’avois une porte. Le devant de la maison voisine étoit occupé par Fourilles, capitaine aux gardes, qui étoit aveugle, et s’étoit retiré avec un cordon rouge. Je le voyois tous les jours se promener deux et trois heures dans ce jardin des jacobins, conduit par son fils, qui étoit abbé sans ordres ni bénéfices, et qui lui lisoit pendant toute la promenade. Tous deux avoient l’esprit orné, et le père en avoit beaucoup. Cette assiduité me toucha. Je m’informai doucement du jeune homme, car il n’avoit pas vingt ans. Il m’en revint du bien, et qu’il ne quittoit pas son père, à qui il lisoit presque toute la journée. Je ne les connoissois point ni personne de leurs amis ; jamais ils n’étoient venus chez moi, pas un de la famille, jamais je n’avois parlé à aucun. Je me mis dans la tête de faire donner cette abbaye de Senlis à un si honnête fils, j’en fis l’histoire à M. le duc d’Orléans, et je l’obtins. Jamais gens plus étonnés qu’ils le furent quand je le leur allai dire. Je me fis un vrai plaisir d’avoir fait récompenser cette piété, et j’eus lieu dans la suite d’en être encore plus content par l’honnête et sage conduite de l’abbé, et par leur reconnoissance.

Mme d’Arco mourut à Paris, où elle donnoit à jouer tant qu’elle pouvoit. Elle s’appeloit étant fille Mlle Popuel, étoit fort belle, et avoit été longtemps maîtresse déclarée, en Flandre, de l’électeur de Bavière, dont elle avoit eu le chevalier de Bavière. Son mari étoit frère du maréchal d’Arco, qui commandoit en chef les troupes de Bavière, et dont il a été fait ici mention quelquefois dans les guerres précédentes.

Le goût, l’exemple et la faveur du feu roi avoit fait de Paris l’égout des voluptés de toute l’Europe, et le continua longtemps après lui. Outre les maîtresses du feu roi, ses bâtards, ceux de Charles IX, car j’en ai vu une veuve et sa belle-fille, ceux d’Henri IV, ceux de M. le duc d’Orléans, à qui sa régence a fait une immense fortune, les deux branches des deux frères Bourbons, Malause et Busset, les Vertus bâtards du dernier duc de Bretagne, les bâtardes des trois derniers Condé, et jusqu’aux Rothelin, bâtards de bâtards, c’est-à-dire d’un cadet de Longueville, desquels bâtards d’Orléans le dernier est mort de mon temps, et Mme de Nemours sa sœur bien plus tard encore ; Rothelin, dis-je, qui dans ces derniers temps ont osé se croire quelque chose, et l’ont presque persuadé par l’audace d’une couronne de prince du sang qu’ils ont arborée depuis qu’elles sont toutes tombées dans le plus surprenant pillage ; outre ce peuple de bâtards françois, Paris a ramassé les maîtresses des rois d’Angleterre et de Sardaigne, et deux de l’électeur de Bavière, et les nombreux bâtards d’Angleterre, de Bavière de Savoie, de Danemark, de Saxe, et jusqu’à ceux de Lorraine, qui tous y ont fait de riches, de grandes et de rapides fortunes, y ont entassé des ordres, des grades plus que prématurés, une infinité de grâces et de distinctions de toutes sortes, plusieurs des honneurs et des rangs les plus distingués, dont pas un d’eux n’eût été seulement regardé dans aucun autre pays de l’Europe ; enfin jusqu’aux plus infâmes fruits des plus monstrueux incestes et les plus publics, d’un petit duc de, Montbéliard, déclarés solennellement tels par le conseil aulique de Vienne, rejetés comme tels par tout l’empire et de toute la maison de Wurtemberg, lesquels toutefois ont eu l’audace d’y vouloir faire les princes, et y ont trouvé l’appui d’autres prétendus princes, qui avec l’usurpation du rang, et une naissance légitime et française, ne sont pas plus princes qu’eux de tant d’écumes que la France seule s’est trouvée capable de recevoir, et entre toutes les nations de l’Europe, d’honorer et d’illustrer par-dessus sa première noblesse qui a eu la folie d’y concourir et d’y applaudir la première, il faut pourtant avouer qu’un bâtard d’Angleterre et un autre de Saxe ont rendu de grands services à l’État en commandant glorieusement les armées.

La veille de la Chandeleur nous soupions plusieurs en liberté chez Louville. Un moment après qu’on eut servi le fruit, on vint parler à l’oreille de Saint-Contest, conseiller d’État, qui sortit de table aussitôt. Son absence fut courte ; mais il revint si occupé, en nous promettant de nous apprendre de quoi, que nous ne songeâmes plus qu’à sortir de table. Quand nous fûmes rentrés autour du feu, il nous dit la nouvelle. C’est que le chancelier Voysin, soupant chez lui avec sa famille, se portant bien, avoit été tout d’un coup frappé d’une apoplexie, et étoit tombé à l’instant comme mort sur Mme de Lamoignon, Voysin comme lui, et qu’en un mot il n’en avoit pas pour deux heures. En effet, il ne vécut guère au delà, et la connoissance ne lui revint plus. J’ai assez fait connoître ce personnage pour n’avoir rien à y ajouter. La femme de Saint-Contest étoit Le Maistre, de cette ancienne et illustre magistrature de Paris, et sœur de la mère d’Ormesson et de la femme du procureur général sur lequel Saint-Contest porta aussitôt ses désirs. Après ce récit, il nous quitta pour aller l’avertir. Il trouva toute la maison couchée et endormie ; en sorte qu’il y retourna le lendemain de bonne heure, et tira le procureur général de son lit. Celui-ci compta si peu que cette grande place pût le regarder, qu’il ne s’en donna pas le moindre mouvement ; il s’habilla tranquillement, et s’en alla avec sa femme à sa grand’messe de paroisse à Saint-André des Arcs.

Le duc de Noailles, averti le soir ou dans la nuit, ne négligea pas une si grande occasion de s’avancer vers la place de premier ministre, qui ne cessa jamais de faire l’objet le plus cher de tous ses voeux. De tout temps il étoit ami du procureur général. Le mérite solide du père, la réputation brillante du fils, n’avoient pu échapper aux Noailles qui les avoient tous fort cultivés. Le duc de Noailles ne pouvoit avoir un chancelier plus à son point. Il se persuada de plus qu’il gouverneroit cet esprit doux, incertain, qui se trouveroit comme un aveugle au milieu du bruit et des cabales, et qui se sentiroit heureux qu’un guide tel que le duc de Noailles voulût le conduire. Plein de cette idée qui ne le trompa point, il alla trouver M. le duc d’Orléans comme il sortoit de son lit, et venoit se mettre sur sa chaise percée, l’estomac fort indigeste, et sa tête fort étourdie du sommeil et du souper de la veille, comme il étoit tous les matins en se levant, et du temps encore après. Le duc de Noailles fit sortir le peu de valets qui se trouvèrent là, apprit à M. le duc d’Orléans la mort du chancelier, et dans l’instant bombarda la charge pour d’Aguesseau. Tout de suite il le manda au Palais-Royal, où il se tint jusqu’à son arrivée pour plus grande précaution. Dans cet intervalle, Larochepot, Vaubourg et Trudaine, conseillers d’État, le premier gendre, les deux autres beaux-frères de Voysin, vinrent rapporter les sceaux au régent, qui mit la cassette sur sa table et les congédia avec un compliment. Le messager qui avoit été dépêché à d’Aguesseau ne le trouvant point chez lui, le fut chercher à sa paroisse. Il vint sur-le-champ au Palais-Royal comme M. le duc d’Orléans venoit d’achever de s’habiller, qui avoit demandé son carrosse. D’Aguesseau trouva le duc de Noailles avec M. le duc d’Orléans dans son cabinet, qui, avec les compliments flatteurs dont on accompagne toujours de pareilles grâces, lui déclara celle qu’il lui faisoit. Fort peu après, il sortit de son cabinet, et prenant d’Aguesseau par le bras, il dit à la compagnie qu’ils voyoient en lui un nouveau et très digne chancelier, et tout de suite, faisant porter la cassette des sceaux devant lui, il alla monter en carrosse avec la cassette et le chancelier. Il le mena aux Tuileries, en fit l’éloge au roi, puis lui présenta la cassette des sceaux sur laquelle le roi mit la main pour la remettre à d’Aguesseau, tandis que M. le duc d’Orléans la tenoit.

D’Aguesseau l’ayant reçue de la sorte fut modeste à l’affluence des compliments ; il s’y déroba le plus tôt qu’il put, et s’en alla chez lui avec la précieuse cassette, où tout étoit plein de parents et d’amis en émoi du message de M. le duc d’Orléans, qui, dans l’occurrence de la vacance, avoit fait grand bruit à Saint-André des Arcs et dans tous les quartiers voisins. D’Aguesseau, dans sa surprise, ne vit qu’un étang, et ne se remit que dans son carrosse en allant chez lui seul avec les sceaux. Après les premières bordées qu’il fallut essuyer en y arrivant, il monta chez son frère, espèce de philosophe voluptueux, de beaucoup d’esprit et de savoir, mais tout des plus singuliers. Il le trouva fumant devant son feu en robe de chambre. « Mon frère, lui dit-il en entrant, je viens vous dire que je suis chancelier. » L’autre se tournant : « Chancelier, dit-il ; qu’avez-vous fait de l’autre ? — Il est mort subitement cette nuit. — Oh bien ! mon frère, j’en suis bien aise ; j’aime mieux que vous le soyez que moi. » C’est tout le compliment qu’il en eut. Le duc de Noailles en reçut de beaucoup de gens. Il étoit visible qu’il avoit fait le chancelier, et il étoit bien aise que personne n’en doutât. J’appris cette nouvelle de bonne heure dans la matinée.

J’allai l’après-dînée au Palais-Royal ; M. le duc d’Orléans n’étoit pas remonté de chez Mme la duchesse d’Orléans ; j’y descendis par les cabinets. Je le trouvai au chevet de son lit où elle étoit pour quelque migraine. Il me parla tout aussitôt de la nouvelle du jour. Comme la chose étoit faite, je suivis ma maxime de n’y rien opposer. Je lui dis qu’il ne pouvoit choisir pour cette grande place de magistrat plus savant, plus lumineux, plus intègre, ni dont l’élévation dût être plus approuvée. J’ajoutai seulement que son âge fâcheroit beaucoup de gens qui par le leur n’auroient plus d’espérance, et que je souhaitois que d’Aguesseau oubliât qu’il avoit passé sa vie jusqu’alors dans le parlement, et tout ce dont il s’y étoit imbu, pour ne se souvenir que des devoirs de son office et de sa reconnoissance. L’engouement où la flatterie des applaudissements à ce choix l’avoient mis l’empêcha de sentir le poids de cette parole dont il eut lieu de se souvenir depuis. Dans cet enthousiasme il me demanda avec une sorte d’inquiétude comment j’étois avec lui. J’avois dès le matin pris mon parti dans la seule vue du bien des affaires. Je répondis qu’il pouvoit se souvenir qu’avant la mort du roi, je lui avois proposé, et souvent pressé de chasser Voysin quand il seroit le maître, et de donner les sceaux au bonhomme d’Aguesseau ; que le plaidoyer de son fils dans notre procès de préséance contre M. de Luxembourg lui avoit acquis mon cœur et mon estime ; que sans commerce par la différence de notre genre de vie, et celle de nôtre demeure, ces mêmes sentiments étoient demeurés en moi ; qu’il étoit vrai qu’ils s’étoient changés en froideur très marquée depuis l’affaire du bonnet, et ce qui s’étoit passé à l’égard du parlement ; mais que dans l’espérance que d’Aguesseau deviendroit en tout chancelier de France, et qu’il se dépouilleroit de ses premiers préjugés, je vivrois avec lui sur ce pied-là pour le bien des affaires, et que, dès ce même jour ; j’irais lui faire mes compliments. Je l’exécutai en effet ; dont M. le duc d’Orléans me parut fort soulagé et fort aise, et le nouveau chancelier infiniment touché. Sa charge de procureur général fut en même temps donnée à Joly de Fleury, premier avocat général, et le duc de Noailles, qui ne négligeoit pas les moindres choses, se fit donner l’administration des biens de la maison de Saint-Cyr comme une chose de convenance qu’avoit le chancelier Voysin, et prit pour s’en mêler directement sous lui d’Ormesson, maître des requêtes alors, frère de la nouvelle chancelière.

Un chancelier doit être un personnage, et dans une régence il ne se peut qu’il n’en soit un. Celui-là l’a été si longtemps, puisqu’il vit encore, et a été si battu de la fortune dans cette grande place qui sembleroit en être le port et l’asile, que tant de raisons m’engagent à passer sur la règle que je me suis faite de ne m’étendre point sur ceux qui sont encore au monde dans le temps que j’écris.

Il naquit le 26 novembre 1668 ; avocat général, 12 janvier 1691, à vingt-deux ans et demi ; procureur général, 19 novembre 1700 à trente-deux ans ; chancelier et garde des sceaux de France, 2 février 1717, à quarante-six ans. Le père de son père étoit maître des comptes, il est bon de n’aller pas plus loin. Ce maître des comptes maria pourtant sa fille au père de MM. d’Armentières et de Conflans, tous deux gendres de Mme de Jussac dont j’ai parlé ailleurs et du bailli de Conflans, avec la petite terre de Puyseux qu’ils en ont encore, et les sœurs du chancelier ont été mariées, longtemps avant qu’il le fût, la cadette à M. Le Guerchois, mort conseiller d’État sans enfants, l’autre à M. de Tavannes, père et mère de M. de Tavannes, lieutenant général et commandant en Bourgogne et chevalier de l’ordre, et de l’archevêque de Rouen, grand aumônier de la reine, ci-devant évêque-comte de Châlons, dont par brevet il a conservé le rang.

D’Aguesseau, de taille médiocre, fut gros, avec un visage fort plein et agréable, jusqu’à ses dernières disgrâces, et toujours avec une physionomie sage et spirituelle, un œil pourtant bien plus petit que l’autre. Il est remarquable qu’il n’a jamais eu voix délibérative avant d’être chancelier, et qu’on se piquoit volontiers au parlement de ne pas suivre ses conclusions, par une jalousie de l’éclat de la réputation qu’il avoit acquise, qui prévaloit à l’estime et à l’amitié. Beaucoup d’esprit, d’application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité et de magistrature, d’équité, de piété et d’innocence de mœurs, firent le fonds de son caractère., On peut dire que c’étoit un bel esprit et un homme incorruptible, si on en excepte l’affaire des Bouillon, qui a été racontée ; avec cela doux, bon, humain, d’un accès facile et agréable, et dans le particulier de la gaieté et de la plaisanterie salée, mais sans jamais blesser personne ; extrêmement sobre, poli sans orgueil, et noble sans la moindre avarice, naturellement paresseux, dont il lui étoit resté de la lenteur. Qui ne croiroit qu’un magistrat orné de tant de vertus et de talents, dont la mémoire, la vaste lecture, l’éloquence à parler et à écrire, la justesse jusque dans les moindres expressions des conversations les plus communes, avec les grâces de la facilité, n’eût été le plus grand chancelier qu’on eût vu depuis plusieurs siècles ? Il est vrai qu’il auroit été un premier président sublime, il ne l’est pas moins que, devenu chancelier, il fit regretter jusqu’aux d’Aligre et aux Boucherat. Ce paradoxe est difficile à comprendre, il se voit pourtant à l’œil depuis trente ans qu’il est chancelier, et avec tant d’évidence que je pourrois m’en tenir là ; mais un fait si étrange mérite d’être développé. Un si heureux assemblage étoit gâté par divers endroits qui étoient demeurés cachés dans sa première vie, et qui éclatèrent tout à la fois sitôt qu’il fut parvenu à la seconde. La longue et unique nourriture qu’il avoit prise dans le sein du parlement l’avoit pétri de ses maximes et de toutes ses prétentions, jusqu’à le regarder avec plus d’amour, de respect et de vénération que les Anglois n’en ont pour leurs parlements ; qui n’ont de commun que le nom avec les nôtres ; et je ne dirai pas trop quand j’avancerai qu’il ne regardoit pas autrement tout ce qui émanoit de cette compagnie, qu’un fidèle bien instruit de sa religion regarde les décisions sur la foi des conciles oecuméniques. De cette sorte de culte naissoient trois extrêmes défauts qui se rencontroient très fréquemment : le premier, qui étoit toujours, pour le parlement, quoi qu’il pût entreprendre contre l’autorité royale, ou d’ailleurs au delà de la sienne, tandis que son office, qui le rendoit le supérieur et le modérateur des parlements et la bouche du roi à leur égard, l’obligeoit à les contenir quand il passoit leurs bornes, surtout à leur imposer avec fermeté, quand ils attentoient à l’autorité du roi. Son équité et ses lumières lui montroient bien l’égarement du parlement à chaque fois qu’il s’y jetoit, mais de le réprimer étoit plus fort que lui. Sa mollesse, secondée de cette sorte de culte dont il l’honoroit, étoit peinée, affligée de le voir en faute ; mais de laisser voir qu’il y fût tombé étoit un crime à ses yeux, dont il gémissoit de voir souiller les autres, et dont il ne pouvoit se souiller lui-même. Il mettoit donc tous ses talents à pallier, à couvrir, à excuser, à donner des interprétations captieuses à éblouir sur les fautes du parlement, à négocier avec lui d’une part, avec le régent d’autre, à profiter de sa timidité, de sa facilité, de sa légèreté pour tout émousser, tout énerver en lui, en sorte qu’au lieu d’avoir en ce premier magistrat un ferme soutien de l’autorité royale, et un vrai juge des justices, on en tiroit à peine quelque bégaiement forcé qui affaiblissoit encore le peu à quoi il avoit pu se résoudre à peine, et qui donnoit courage, force et hauteur au parlement ; et si quelquefois il s’est expliqué avec lui en d’autres termes, ce n’étoit qu’après un long combat, et toujours bien plus faiblement qu’il n’étoit convenu de le faire.

Un second inconvénient étoit l’extension de ce culte particulier du parlement à tout ce qui portoit robe, je dis jusqu’à des officiers de bailliages royaux. Tout homme portant robe devoit selon lui imposer le dernier respect, quoi qu’il fît ; on ne pouvoit s’en plaindre qu’avec la dernière circonspection. Les plaintes n’étoient pas écoutées sans de longues preuves juridiquement ordonnées ; avec cela même elles étoient rejetées avec grand dommage pour le plaignant, si grand qu’il fût, si elles n’étoient appuyées de la dernière évidence ; alors cela lui paraissoit bien fâcheux. Il se tournoit tout entier à sauver l’honneur de la robe, comme si la robe en général étoit déshonorée parce qu’un fripon en étoit revêtu pour son argent. Il proposoit des compositions, des accommodements, et si les plaignants étoient d’une certaine espèce, des désistements pour s’en rapporter à lui ; enfin il avoit recours à des longueurs ruineuses qui pouvoient équivaler à des dénis de justice, et toujours l’homme de robe en sortoit au meilleur marché, et surtout le plus blanc qu’il pouvoit, et le plus légèrement tancé. Dans cet esprit, il ne comprenoit pas comment on pouvoit se porter à casser un arrêt du parlement. Il employoit pour l’éviter tous les mêmes manèges, et ce n’étoit qu’après la plus belle défense qu’il souffroit que l’affaire fût portée au bureau des cassations. Ce bureau, composé par lui comme tous les autres du conseil, n’ignoroit pas son extrême répugnance. On peut croire qu’il savoit la ménager, et qu’il falloit des raisons bien claires pour les engager à porter la cassation au conseil, qui à son tour n’avoit pas moins de ménagement que le bureau. Si malgré tout cela l’évidence l’entraînoit, le chancelier, qui ne pouvoit se résoudre à prononcer le blasphème de casser, inventa le premier une autre formule, et prononçoit que l’arrêt seroit comme non avenu, encore n’étoit-ce pas sans quelque péroraison de défense, ou de gémissement ; or, on voit que cela attaque clairement la justice distributive.

Un autre mal sorti de la même source, c’étoit un attachement aux formes, et jusqu’aux plus petites, si littérale, si précise, si servile que toute autre considération, même de la plus évidente justice, disparaissoit à ses yeux devant la plus petite formalité. Il y étoit tellement attaché, comme à l’âme et à la perpétuité des procès qui sont la source de l’autorité et des biens de la robe, qu’il ne tint pas à lui qu’il ne les introduisit au conseil des dépêches, où jamais on n’en avoit ouï parler, bien loin de s’y arrêter. L’absurdité étoit manifeste. Ce conseil n’est établi que pour juger des différends qui ne peuvent rouler sur des formes, ou des procès qu’il plaît au roi d’évoquer à sa personne, et qu’il juge lui tout seul, parce que là ceux qui en sont n’ont que voix consultative. Il faudroit donc que le roi fût instruit de la forme comme un procureur, ou qu’il jugeât à l’aveugle sur celle des gens qui la sauroient. Or ces gens-là l’ignorent comme nous l’ignorions tous, ou l’ont oubliée comme les secrétaires d’État qui y rapportent, ou du moins qui y opinent quand il y entre un autre rapporteur, et qui n’ont ni le temps ni la volonté de les rapprendre. Le chancelier fit en deux ou trois occasions la tentative d’alléguer les formes au conseil des dépêches ; quoique bien avec lui, je l’interrompis autant de fois, je combattis sa tentative, et à chaque fois elle demeura inutile avec un grand regret de sa part qu’il montra fort franchement.

Le long usage du parquet lui avoit gâté l’esprit. Il étoit étendu et lumineux, et orné d’une grande lecture et d’un profond savoir. L’état du parquet est de ramasser, d’examiner, de peser et de comparer les raisons des deux et des différentes parties, car il y en a souvent plusieurs au même procès, et d’étaler cette espèce de bilan, pour m’exprimer ainsi, avec toutes les grâces et les fleurs de l’éloquence devant les juges, avec tant d’art et d’exactitude qu’il ne soit rien oublié d’aucune part, et qu’aucun des nombreux auditeurs ne puisse augurer de quel avis l’avocat général sera avant qu’il ait commencé à conclure. Quoique le procureur général, qui ne donne ses conclusions que par écrit, ne soit pas exposé au même étalage, il est obligé au même examen, à la même comparaison, au même bilan, dans son cabinet, avant de se déterminer à conclure. Cette continuelle habitude pendant vingt-quatre années à un esprit scrupuleux en équité et en formes, fécond en vues, savant en droit, en arrêts, en différentes coutumes, l’avoit formé à une incertitude dont il ne pouvoit sortir, et qui, lorsqu’il n’étoit point nécessairement pressé par quelque limite fixe, prolongeoit les affaires à l’infini. Il en souffroit le premier ; c’étoit pour lui un accouchement que se déterminer ; mais malheur à qui étoit dans le cas de l’attendre. S’il étoit pressé, par exemple, par un conseil de régence où une affaire se devoit juger à jour pris, il flottoit errant jusqu’au moment d’opiner, étant de la meilleure foi jusque-là tantôt d’un avis, tantôt de ravis contraire, et opinoit après, quand son tour arrivoit, comme il lui venoit en cet instant. J’en rapporterai en son lieu un exemple singulier entré mille autres.

Sa lenteur et son irrésolution s’accordoient merveilleusement à ne rien finir. Un autre défaut y contribuoit encore, c’est qu’il étoit le père des difficultés. Tant de choses diverses se présentoient à son esprit, qu’elles l’arrêtoient. Je l’ai dit du duc de Chevreuse, je le répète ici de ce chancelier ; il coupoit un cheveu en quatre. Aussi étoient-ils fort amis. Ce n’étoit pas qu’il n’eût l’esprit fort juste, mais la moindre difficulté l’embarrassoit, et il en cherchoit partout avec le même soin que d’autres en mettent à les lever. Ses meilleurs amis, les affaires qu’il affectionnoit, n’en étoient pas plus exempts que les autres, et ce goût des difficultés devint une plaie pour tout ce qui avoit à passer par ses mains. La vieille duchesse d’Estrées-Vaubrun, qui brilloit d’esprit et qui étoit intimement de ses amies, fut un jour pressée de lui parler pour quelqu’un. Elle s’en défendoit par la connoissance qu’elle avoit de ce terrain si raboteux. « Mais, madame, lui dit ce client, il est votre ami intime. — Il est vrai, répondit-elle ; il faut donc vous dire quel est M. le chancelier : c’est un ami travesti en ennemi. » La définition étoit fort juste. À tant de défauts essentiels, qui pourtant ne venoient pour la plupart que de trop de lumières et de vues, de trop d’habitude du parquet, de la nourriture qu’il avoit uniquement prise dans le parlement, et qui bien [loin] d’attaquer l’honneur et la probité n’étoient grossis que par la délicatesse de conscience, il s’en joignit d’autres qui ne venoient que de sa lenteur naturelle et de trop d’attachement à bien faire il ne pouvoit finir à tourner une déclaration, un règlement, une lettre d’affaires tant soit peu importante. Il les limoit et les retouchoit sans cesse. Il étoit esclave de la plus exacte pureté de diction, et ne s’apercevoit pas que cette servitude le rendoit très souvent obscur, et quelquefois inintelligible. Son goût pour les sciences couronnoit tous ces inconvénients. Il aimoit les langues, surtout les savantes, et il se plaisoit infiniment à toutes les parties de la physique et de la mathématique. Il ne laissoit pas encore d’être métaphysicien. Il avoit pour toutes ces sciences beaucoup d’ouverture et de talent ; il aimoit à les creuser, et à faire chez lui à huis clos des exercices sur ces différentes sciences avec ses enfants et quelques savants obscurs. Ils y prenoient des points de recherches pour l’exercice suivant, et cette sorte d’étude lui faisoit perdre un temps infini, et désespéroit ceux qui avoient affaire à lui, qui alloient dix fois chez lui sans pouvoir le joindre à travers les fonctions de son office et les amusements de son goût. C’étoit précisément pour les sciences qu’il étoit né. Il est vrai qu’il eût été un excellent premier président, mais à quoi il eût été le plus propre, c’eût été d’être uniquement à la tête de toute la littérature, des Académies, de l’observatoire, du Collège royal, de la librairie, et c’est où il auroit excellé. Sa lenteur sans incommoder personne, et ses faciles difficultés n’auroient servi qu’à éclaircir les matières, et son incertitude, indépendante alors de la conscience, n’eût tendu qu’à la même fin. Il n’auroit eu affaire qu’à des gens de lettres et point au monde, qu’il ne connut jamais, et dont, à la politesse près, il n’avoit nul usage. Il seroit demeuré éloigné du gouvernement et des matières d’État, où il fut toujours étranger jusqu’à surprendre par une ineptie si peu compatible avec tant d’esprit et de lumières.

En voilà beaucoup, mais encore un coup de pinceau. Le duc de Grammont l’aîné, qui avoit beaucoup d’esprit, m’a conté que se trouvant un matin dans le cabinet du roi à Versailles, tandis que le roi étoit à la messe, et tête-à-tête avec le chancelier, [il] lui demanda dans la conversation si depuis qu’il étoit chancelier, avec le grand usage qu’il avoit des chicanes et de la longueur des procès, il n’avoit jamais pensé à faire un règlement là-dessus qui les abrégeât et en arrêtât les friponneries. Le chancelier lui répondit qu’il y avoit si bien pensé qu’il avoit commencé à en jeter un règlement sur le papier, mais qu’en avançant il avoit réfléchi au grand nombre d’avocats, de procureurs, d’huissiers que ce règlement ruineroit, et que la compassion qu’il en avoit eue lui avoit fait tomber la plume de la main. Par la même raison il ne faudroit ni prévôts ni archers qui arrêtent les voleurs, et qui les mettent en chemin certain du supplice, dont par cette raison la compassion étoit encore plus grande. En deux mots, c’est que la durée et le nombre des procès fait toute la richesse et l’autorité de la robe, et que par conséquent il les faut laisser pulluler et s’éterniser. Voilà un long article ; mais je l’ai cru d’autant plus curieux qu’il fait mieux connoître comment un homme de tant de droiture, de talents et de réputation, est peu à peu parvenu, par être sorti de son centre, à rendre sa droiture équivoque, ses talents pires qu’inutiles, à perdre toute sa réputation, et à devenir le jouet de la fortune.