Mémoires (Saint-Simon)/Tome 14/10


CHAPITRE X.


Mariage de Mortagne avec Mlle de Guéméné. — Mariage du duc d’Olonne avec la fille unique de Vertilly. — Mariage de Seignelay avec Mlle de Walsassine. — Princes du sang pressent vivement leur jugement, que les bâtards tâchent de différer. — Requête des pairs au roi à fin de réduire les bâtards à leur rang de pairs et d’ancienneté entre eux. — Grand prieur assiste en prince du sang aux cérémonies du jeudi et vendredi saints chez le roi. — Plusieurs jeunes gens vont voir la guerre en Hongrie. — M. le prince de Conti, gouverneur du Poitou, entre au conseil de régence et en celui de la guerre. — M. le Duc prétend que, lorsque le conseil de guerre ne se tient pas au Louvre, il se doit tenir chez lui, non chez le maréchal de Villeroy. — Il est condamné par le régent. — Pelletier-Sousy entre au conseil de régence et y prend la dernière place. — Mme de Maintenon malade fort à petit bruit. — Mort, fortune et caractère d’Albergotti. — Sa dépouille. — Fin et effets de la chambre de justice. — Triple alliance signée à la Haye, qui déplaît fort à l’empereur, qui refuse d’y entrer. — Mouvements de Beretti pour empêcher un traité entre l’Espagne et la Hollande. — Conversation importante chez Duywenworde, puis avec Stanhope. — Mesures de Beretti contre l’union de la Hollande avec l’empereur, et pour celle de la république avec l’Espagne. — Motifs du traité de l’Angleterre avec la France, et du désir de l’empereur de la paix du Nord. — Divisions en Angleterre et blâme du traité avec la France. — Menées et mesures des ministres suédois et des jacobites. — Méchanceté de Bentivoglio à l’égard de la France et du régent. — Étranges pensées prises à Rome de la triple alliance. — Instruction et pouvoir d’Aldovrandi retournant de Rome en Espagne. — Manèges d’Albéroni pour avancer sa promotion. — Son pouvoir sans bornes ; dépit et jalousie des Espagnols. — Misères de Giudice. — Vanteries d’Albéroni. — Il fait de grands changements en Espagne. — Politique et mesures entre le duc d’Albe et Albéroni. — Caractère de Landi, envoyé de Parme à Paris. — Vives mesures d’Albéroni pour détourner les Hollandois de traiter avec l’empereur, et les amener à traiter avec le roi d’Espagne à Madrid. — Artificieuses impostures d’Albéroni sur la France. — Il se rend seul maître de toutes les affaires en Espagne. — Fortune de Grimaldo. — Giudice s’en va enfin à Rome. — Mesures d’Albéroni avec Rome. — Étranges impressions prises à Rome sur la triple alliance. — Conférence d’Aldovrandi avec le duc de Parme à Plaisance. — Hauteur, à son égard, de la reine d’Espagne. — L’Angleterre, alarmée des bruits d’un traité négocié par le pape entre l’empereur et l’Espagne, fait là-dessous des propositions à Albéroni. — Sa réponse à Stanhope. — Son dessein. — Son artifice auprès du roi d’Espagne pour se rendre seul maître de toute négociation. — Fort propos du roi d’Espagne à l’ambassadeur de Hollande sur les traités avec lui et l’empereur.


Mortagne, chevalier d’honneur de Madame, dont j’ai parlé quelquefois, avoit une espèce de maison de campagne dans le fond du faubourg Saint-Antoine, ou il demeuroit le plus qu’il pouvoit. M. de Guéméné, qui n’aimoit point à marier ses sœurs ni ses filles, et qui ne se corrigeoit point par l’exemple de ses sœurs qui s’étoient enfin mariées sans lui, avoit une de ses filles dans un couvent tout voisin de la maison de Mortagne, lequel avoit fait connoissance avec elle, et pris grande pitié de ses ennuis et de la voir manquer de tout. Il y suppléa par des présents, et l’amitié s’y mit de façon qu’ils eurent envie de s’épouser. Les Rohan jetèrent les hauts cris, car Mortagne, qui étoit un très galant homme, et qui avoit servi avec distinction, s’appeloit Collin, et n’étoit rien du tout du pays de Liège, comme on l’a dit ici en son lieu. Mortagne ne s’en offensa point. Il leur fit dire que ce n’étoit que par compassion du misérable état de cette fille qui manquoit de tout, qui se désespéroit d’ennui et de misère, et qui avoit trente-cinq ans, qu’il la vouloit épouser ; qu’il leur donnoit un an pour la pourvoir ; mais que s’ils ne la marioient dans l’année, il l’épouseroit aussitôt après. Ils ne la marièrent point. Ils comptèrent empêcher que Mortagne l’épousât ; il se moqua d’eux. La fille fit des sommations respectueuses, et ils se marièrent publiquement dans toutes les règles. Ils ont très bien vécu ensemble, car il étoit fort honnête homme, et sa femme se crut en paradis. Il en vint une fille, que le fils aîné de Montboissier, capitaine des mousquetaires noirs après Canillac, son cousin, a épousée.

Le duc d’Olonne épousa aussi la fille unique de Vertilly, maréchal de camp, qui avoit été major de la gendarmerie, fort honnête homme et officier de distinction, frère cadet d’Harlus, qui avoit été deux campagnes de suite brigadier de la brigade où étoit mon régiment, desquels j’ai parlé dans les temps. Cette fille étoit riche. C’étoient de bons gentilshommes de Champagne.

Seignelay, troisième fils de M. de Seignelay, ministre et secrétaire d’État, mort dès 1690, quitta le petit collet et se maria à la fille de Walsassine, officier général de la maison d’Autriche dans les Pays-Bas. Il la perdit bientôt après n’en ayant qu’une fille, que Jonsac, fils aîné de celui dont on a vu le combat avec Villette, a épousée. Seignelay se remaria à une fille de Biron avant la fortune de ce dernier.

Tout s’aigrissoit de plus en plus entre les princes du sang et les bâtards. Les premiers vouloient un jugement, et en pressoient le régent tous les jours ; les bâtards ne cherchoient qu’à gagner du temps. Les pairs, tout déplorables qu’ils fussent par leur conduite, s’étoient déjà engagés, comme on l’a vu, à se soutenir contre les entreprises sans nombre et sans exemple qu’ils en avoient essuyés sous le poids du dernier règne. Je vis le régent fort peiné de l’empressement journalier des princes du sang, et en même temps fort embarrassé à s’en défendre. Nous ne crûmes donc pas devoir différer de présenter au roi une requête précise, et sa copie au régent, dont le tissu étoit mesuré en termes, mais très fort sur la chose, et dont voici les conclusions : « A ces causes, sire, plaise à Votre Majesté en révoquant et annulant l’édit du mois de juillet 1714, et la déclaration du 5 mai 1694, en tout son contenu, ensemble l’édit du mois de mai en 1711, en ce qu’il attribue à MM. le duc du Maine et comte de Toulouse et à leurs descendants mâles le droit de représenter les anciens pairs aux sacres des rois, à l’exclusion des autres pairs de France, et qui leur permet de prêter serment au parlement à l’âge de vingt ans. » C’est-à-dire demander précisément qu’ils fussent réduits en tout et partout au rang des autres pairs de France, et parmi eux à celui de leur ancienneté d’érection et de leur première réception au parlement. Après qu’elle eut été rédigée, examinée et approuvée, elle fut signée dans une assemblée générale que nous tînmes chez l’évêque duc de Laon, en l’absence de M. de Reims, qui la signa comme d’autres absents par procuration expresse. Sitôt qu’elle fut signée, MM. de Laon et de Châlons, avec six pairs laïques, allèrent la présenter au roi, auprès duquel le maréchal de Villeroy les introduisit en arrivant ; et le roi prit civilement la requête des mains de M. de Laon, qui en deux mots lui dit de quoi il s’agissoit. Il ne répondit rien, car il ne répondit jamais aux princes du sang ni aux bâtards en recevant leurs requêtes. En même temps que ces huit pairs partirent pour se rendre aux Tuileries, l’évêque duc de Langres et les ducs de La Force, de Noailles et de Chaumes s’en allèrent au Palais-Royal, où M. le duc d’Orléans les attendoit ; et les fit entrer en arrivant dans son cabinet, où il les reçut avec ses grâces accoutumées et peu concluantes. Peu de faux frères osèrent se montrer tels en cette occasion. Le duc de Rohan, jamais d’accord avec personne ni avec lui-même, en fut un. Les ducs d’Estrées et Mazarin étoient des excréments de la nature humaine, à qui le reste des hommes ne daignoit parler. Estrées ne parut jamais parmi nous ; Mazarin fut mis par les épaules, littéralement, dehors dans une de nos assemblées chez M. de Laon, et depuis cette ignominie sans exemple qu’il mérita tout entière, il n’osa plus s’y présenter. D’Antin se trouvoit dans une situation unique, qui engagea à la considération de ne lui en point parler. Le prince de Rohan devoit trop aux amours de Louis XIV, et avoit trop d’intérêt au désordre, à l’usurpation, à l’interversion de tout ordre, de toute règle, de tout droit pour pouvoir demander à faire rendre justice et à faire compter raison et vertu. Le duc d’Aumont s’étoit si pleinement déshonoré par sa conduite dans l’affaire du bonnet, et si à découvert dans la conférence de Sceaux, comme on l’a vu dans son lieu, que presque aucun de nous ne lui parloit, et qu’il lui coûta peu de mettre, en ne signant point, la dernière évidence aux infamies qu’il avoit dès lors découvertes.

Je ne sais dans quel esprit M. le duc d’Orléans permit une chose fort étrange qui, dans les vives circonstances où on en étoit sur les querelles de rang et les requêtes au roi là-dessus, n’étoit bonne qu’à les échauffer de plus en plus, et à tenter les princes du sang de quelque parti violent. À la connoissance que j’avois de M. le duc d’Orléans, de son humble et respectueuse déférence pour l’audace et les vices effrénés du grand prieur, il ne put lui résister, et pour s’excuser à soi-même, il voulut peut-être se faire accroire que ce trait pourroit enrayer la presse extrême que les princes du sang lui faisoient de juger, dans la défiance que cela leur feroit naître qu’il ne leur seroit pas favorable. Non content de laisser servir le grand prieur à la cène, il lui permit tacitement ce que M. de Vendôme et lui n’avoient jamais ni eu ni osé demander du temps du feu roi, qui fut d’être assis pendant le sermon de la cène avec les princes du sang, le dernier en même rang et honneurs qu’eux. Sur les plaintes qui en furent portées au régent, il montra le trouver mauvais, et promit d’y donner ordre. Il pouvoit dès lors l’empêcher, puisqu’il y était. Le lendemain, vendredi saint, le grand prieur parut à l’office du jour à la chapelle en même place et honneurs. M. le duc d’Orléans dit après qu’il l’avoit oublié, mais il ne laissa pas d’ordonner au grand maître des cérémonies de l’écrire sur son registre. Il protesta seulement que cela n’arriveroit plus, et se moqua ainsi des princes du sang, sans nécessité aucune que de complaire à l’insolence d’un audacieux qui sentoit bien à qui il avoit affaire. Je ne voulus pas seulement prendre la peine de lui en parler : c’étoit l’affaire des princes du sang encore plus que la nôtre.

La paix profonde, qui avoit toutes sortes d’apparences de durer longtemps, donna lieu à plusieurs jeunes gens qui n’avoient encore pu voir de guerre, de demander la permission de l’aller chercher en Hongrie. La maison de Lorraine, si foncièrement attachée à celle d’Autriche, en donna l’exemple par le prince de Pons et le chevalier de Lorraine, son frère, qui l’obtinrent, et partirent aussitôt. M. du Maine crut devoir écouter le désir du prince de Dombes, qui l’obtint de même. Alincourt, fort jeune, second fils du duc de Villeroy, y alla aussi, et quelques autres ; mais ce zèle des armes devint contagieux. On commença à se persuader qu’à ces âges-là on ne pouvoit se dispenser de suivre cet exemple ; ce qui obligea avec raison le régent à défendre que personne lui demandât plus d’aller en Hongrie, et qu’il fit une défense générale d’y aller. M. le prince de Conti voulut faire comme les autres. Il se laissa apaiser par de l’argent. Il acheta de La Vieuville le médiocre gouvernement de Poitou, que M le duc d’Orléans fit payer pour lui par le roi, en mettre les appointements sur le pied des grands gouvernements, et en même temps il le fit entrer au conseil de régence. Quelques jours après, il y fit entrer Pelletier de Sousi, qui n’y venoit que les jours de finance. Quoique très ancien conseiller d’État, il prit la dernière place après MM. de Troyes, Torcy et Effiat, qui ne l’étoient point, sans que les conseillers d’État en murmurassent. Ce haut et bas de leur part, je ne l’ai point compris, et sitôt après tant de bruit à l’occasion de l’entrée de l’abbé Dubois dans le conseil des affaires étrangères. M. le prince de Conti entra aussi au conseil de guerre, qui se tenoit chez le maréchal de Villars. M. le Duc, qui n’y fut point, le trouva mauvais, et prétendit que, lorsqu’il ne se tenoit point au Louvre, ce devoit être chez lui à l’hôtel de Condé. M. le duc d’Orléans se moqua de cette prétention, et, pour la rendre ridicule, il alla lui-même au conseil de guerre qui se tint chez le maréchal de Villars quelques jours après.

Mme de Maintenon, oubliée et comme morte dans sa belle et opulente retraite de Saint-Cyr, y fut considérablement malade, sans que cela fût presque su, ni que cela fît la moindre sensation sur ceux qui l’apprirent.

Albergotti fut trouvé presque mort le matin par ses valets entrant dans sa chambre, et ne vécut que peu d’heures après. Il avoit des attaques d’épilepsie qu’il cachoit avec grand soin, et il s’en joignit d’apoplexie. Il étoit neveu de Magalotti, Florentin comme lui, qui avoit été capitaine des gardes du cardinal Mazarin, et qui mourut lieutenant général et gouverneur de Valenciennes, duquel j’ai parlé en son temps. Le maréchal de Luxembourg, ami intime de Magalotti, avoit fait d’Albergotti comme de son fils, ce qui l’avoit mis dans les meilleures compagnies de la cour et de l’armée, et l’avoit fort lié avec tout ce qui l’étoit avec M. de Luxembourg, par conséquent avec M. le Duc et M. le prince de Conti, et avec toute la cabale de Meudon, car il savoit s’échafauder et aller de l’un à l’autre. Pour le faire connoître en deux mots, c’étoit un homme digne d’être confident et instrument de Catherine de Médicis. C’est montrer tout à la fois quel étoit son esprit et ses talents, quels aussi son cœur et son âme. Le maréchal de Luxembourg et ses amis, et M. le prince de Conti s’en aperçurent les premiers. Il les abandonna pour M. de Vendôme lors de son éclat avec eux. Albergotti sentit de bonne heure qu’il pointoit à tout. Ses mœurs étoient parfaitement homogènes aux siennes. Il se dévoua à lui pour la guerre, et par lui à M. du Maine, pour la cour. Ceux qu’il déserta le trouvèrent si dangereux qu’ils n’osèrent se brouiller ouvertement avec lui, mais ce fut tout. C’étoit un grand homme sec, à mine sombre, distraite et dédaigneuse, fort silencieux, les oreilles fort ouvertes et les yeux aussi. Obscur dans ses débauches, très avare et amassant beaucoup ; excellent officier général pour les vues et pour l’exécution, mais fort dangereux pour un général d’armée et pour ceux qui servoient avec lui. Sa valeur étoit froide et des plus éprouvées et reconnue, avec laquelle toutefois les affronts les plus publics et les mieux assénés ne lui coûtoient rien à rembourser et à laisser pleinement tomber en faveur de sa fortune. On a vu en son lieu celui qu’il essuya de La Feuillade après le malheur de Turin ; et on en pourroit citer d’autres aussi éclatants, sans qu’il en ait jamais fait semblant même avec eux, ni qu’il en soit un moment sorti de son air indifférent et de son silence, à propos duquel je dirai, comme une chose bien singulière, que Mlle d’Espinoy m’a conté que Mme sa mère le menant une fois de Paris à Lille, où elle alloit avec ses deux filles pour ses affaires, personne de ce qui étoit du voyage, ni elles-mêmes, lui dans leur carrosse, ne lui entendirent proférer un seul mot depuis Paris jusqu’à Lille. Il eut l’art de se mettre bien avec tous ceux de qui il pouvoit attendre, et sur un pied fort agréable avec le roi, et le plus honnêtement qu’il pouvoit avec le gros du monde, quoiqu’il n’ignorât d’être haï, et qu’on se défioit beaucoup de lui. Il devint ainsi lieutenant général commandant des corps séparés, chevalier de l’ordre et gouverneur de Sarrelouis. Il avoit outre cela douze mille livres de pension. À cette conduite on peut juger qu’il ne s’étoit jamais donné la peine de s’approcher de M. le duc d’Orléans. Pendant le dernier Marly du roi nous fûmes surpris, Mme de Saint-Simon et moi, de le voir entrer dans sa chambre. Jamais il ne nous avoit parlé. Il y revint trois ou quatre fois de suite avec un air aisé. J’entendis bien, et elle aussi, à quoi nous devions cet honneur. Nous le reçûmes honnêtement, mais de façon qu’il sentît que nous ne serions pas ses dupes. Nous ne le revîmes plus depuis. Il n’étoit point marié, et ne fut regretté de personne. Son neveu eut son régiment royal-italien, qui valoit beaucoup, et Madame fit donner le gouvernement de Sarrelouis au prince de Talmont.

Enfin, quelques jours avant la semaine sainte, le chancelier alla le matin à la chambre de justice la remercier et la finir. Elle avoit duré un an et quelques jours, et coûta onze cent mille francs. Lamoignon s’y déshonora pleinement, et Portail y acquit tout l’honneur possible. Cette chambre fit beaucoup de mal et ne produisit aucun bien. Le mal fut les friponneries insignes, les recelés, les fuites, et le total discrédit des gens d’affaires à quoi elle donna lieu ; le peu ou point de bien par la prodigalité des remises qui furent faites sur les taxes, et les pernicieux manèges pour les obtenir. Je ne puis m’empêcher de répéter que je voulois, comme on l’a vu en son lieu, qu’on fît en secret ces taxes par estime fort au-dessous de ce à quoi elles pouvoient monter ; les signifier aux taxes en secret, les uns après les autres ; les leur faire payer à l’insu de tout le monde et à l’insu les uns des autres, mais en tenir des registres bien sûrs et bien exacts ; leur faire croire que, par considération pour eux, on ne vouloit pas les peiner, encore moins les décrier, en leur faisant des taxes publiques ; mais qu’il falloit aussi que, en conservant leur honneur et leur crédit, le roi fût aidé. Par cette voie, on le leur auroit laissé tout entier, puni leurs rapines, perçu pour le roi tout ce qui auroit été payé, et ôté toute occasion de frais et de modération de taxes, et de dons sur leur produit, parce que les taxes mêmes auroient été ignorées, par où il se seroit trouvé qu’en taxant, sans proportion, moins qu’on ne fit et sans frais, il en seroit entré infiniment plus dans les coffres du roi qu’il n’y en entra par la chambre de justice. Je voulois en même temps que de ces taxes on payât de la main à la main tous les brevets de retenue existant, quels qu’ils fussent, avec bien ferme résolution de n’en accorder jamais ; en payer tous les régiments et toutes les charges militaires, et les principales charges de la cour, même les charges de présidents à mortier, et d’avocats et procureur général du parlement de Paris ; rendre toutes ces charges libres n’en plus laisser vendre aucune ni un seul régiment, et les réserver à toujours en la disposition gratuite du roi, à mesure de leurs vacances. J’y comprenois aussi les gouverneurs généraux et particuliers, et leurs lieutenances. Je parlois sans intérêt, je n’avois ni charge, ni régiment, ni gouvernement de province, ni brevet de retenue. Aussi M. le duc d’Orléans goûta-t-il beaucoup cette proposition ; mais le duc de Noailles, se voyant à la tête des finances, en voulut tout le pouvoir et le profit, flatter la robe, et, par un mélange utile à ses affaires de terreur et de débonnaireté, devenir l’effroi, l’espérance ou l’amour de la gent financière qui a des branches fort étendues dans tous les trois états du royaume. Ainsi il lui fallut tout l’appareil d’une chambre de justice, après quoi il ne fut plus question d’un emploi si utile. La facilité inconcevable du régent avoit déjà donné les survivances et les brevets de retenue à pleines mains, sans choix ni distinction quelconque, et voulut continuer cette aveugle prodigalité, comptant ne donner rien et s’attacher tout le monde. Il se trouva qu’il en donna tant que personne de cette multitude ne lui sut aucun gré d’avoir eu ce que tant d’autres en obtenoient sans peine, et que, honteux luimême de n’avoir rien laissé à disposer au roi, il eut l’imprudence d’autoriser l’ingratitude, en disant qu’il seroit le premier à lui conseiller de ne laisser subsister aucune de ces grâces. On le craignit un temps ; mais la rumeur devint si grande, par la multitude des intéressés, qu’on n’osa enfin y toucher.

Enfin, après bien des négociations et des délais, les États généraux se déterminèrent à accéder au traité fait entre la France et l’Angleterre, et le firent signer pour eux à la Haye, le 4 janvier : c’est ce qu’on nomma la triple alliance défensive. Beretti pressoit toujours le pensionnaire Heinsius d’une ligue particulière avec l’Espagne. Heinsius le remettoit jusqu’à ce qu’on vît finir de façon ou d’autre la négociation avec la France, et Beretti attribuoit ces remises à la crainte de déplaire à l’empereur. Cependant, de concert avec le Pensionnaire, il s’adressa au président de semaine, qui lui promit de porter sa proposition à l’assemblée des États généraux, et lui fit espérer qu’elle y seroit bien reçue. Beretti comptoit mal à propos sur l’opposition de la France, quoiqu’il fût certain que l’intérêt et le dessein de cette couronne fussent de faciliter l’alliance de l’Espagne avec les Provinces-Unies, et qu’il n’y eût de puissance en Europe que l’empereur à qui elle pût déplaire. Il ne s’en cachoit pas, ni de son chagrin de la triple alliance. L’Angleterre et la hollande le pressoient d’y entrer. Il rejeta la proposition des Hollandois avec tant de mépris, que Heinsius, si passionné autrichien toute sa vie, ne pût s’empêcher d’en montrer son dépit à Beretti. À Stanion, chargé des affaires d’Angleterre à Vienne, le prince Eugène répondit qu’il ne voyoit pas l’utilité dont il seroit à l’empereur d’entrer dans un traité qui ne tendoit qu’à confirmer Philippe V sur le trône d’Espagne. La conséquence en étoit si visible que Beretti changea d’avis, et se persuada enfin que la France désiroit que le roi d’Espagne entrât au plus tôt en alliance avec l’Angleterre et la Hollande, non dans la vue des intérêts de l’Espagne, mais de ceux de M. le duc d’Orléans.

Beretti, faute d’instructions de Madrid, n’avoit osé donner au président de semaine un mémoire, selon la coutume, et s’étoit contenté de lui parler. Nonobstant ce défaut de forme, sa proposition avoit été envoyée aux Provinces, et Beretti cherchoit à découvrir les sentiments des personnages principaux. Un jour qu’il alla voir le baron de Duywenworde, il y rencontra le comte de Sunderland, qui venoit d’Hanovre, où le roi d’Angleterre étoit encore. Beretti n’osoit parler devant ce tiers. Duywenworde le tira bientôt de peine. Il dit à Sunderland que le roi d’Espagne proposoit une ligue à sa république ; qu’il ne doutoit pas que ce ne fût conjointement avec l’Angleterre, par la liaison qui devoit toujours unir ces deux puissances ; et il déclara qu’à cette condition il y concourroit de tout son pouvoir. Beretti répondit que si l’alliance étoit faite avec ces deux puissances, elle en seroit d’autant plus agréable au roi son maître. On s’expliqua de part et d’autre sur l’objet qu’elle devoit avoir. Sunderland et Duywenworde dirent tous deux que le traité avec la France en devoit être le modèle, et la tranquillité de l’Europe le but. Ils ajoutèrent, sans que Beretti s’y attendît, que la garantie s’étendroit seulement sur les États que l’empereur possédoit actuellement ; que leurs maîtres avoient pris une ferme résolution de ne pas souffrir que ce prince, déjà trop puissant, s’étendît davantage, qu’il seroit temps qu’il abandonnât ses chimères, et qu’il fît la paix avec le roi d’Espagne ; que le bruit couroit qu’elle se négocioit par l’entremise du pape. Là-dessus Sunderland décria fort la faiblesse de cette entremise, l’attachement des parents du pape pour l’empereur ; et soutint que, quand même le pape auroit agi en médiateur équitable, l’empereur seroit toujours maître de lui manquer de parole, et qu’il n’en seroit pas de même à l’égard de l’Angleterre et de la Hollande, dont la médiation seroit beaucoup plus sûre et plus juste ; que leur intention étoit de mettre l’Europe en repos ; et que le roi d’Espagne en feroit l’épreuve, s’il vouloit se fier à ces deux puissances.

Stanhope, venant d’Hanovre à la Haye, précéda de peu de jours le passage du roi d’Angleterre ; il tint à Beretti le même propos. Il s’étendit sur la nécessité de l’union de l’Espagne avec l’Angleterre, sur les malheurs de la dernière guerre qui avoit désolé l’Espagne, dans laquelle il s’étoit trouvé ; sur l’ancienne maxime des Espagnols de paix avec l’Angleterre ; sur les sentiments du roi d’Angleterre, qui répondoient à ceux du roi d’Espagne ; enfin jusqu’à trouver dans ces deux princes une conformité de caractère, et il parla comme Sunderland sur la prétendue négociation du pape. Il promit que, si le roi d’Espagne avoit confiance en lui, il travailleroit de manière qu’il en seroit satisfoit ; que l’Angleterre forceroit l’empereur à convenir de ce qui seroit juste, ensuite à tenir les conventions faites ; que la succession de Parme et de Plaisance seroit assurée à la reine d’Espagne et à don Carlos à l’infini ; que les droits du roi d’Espagne sur Sienne seroient maintenus ; qu’elle empêcheroit la maison d’Autriche de s’emparer de la Toscane. Enfin Stanhope promit tout ce qui pouvoit plaire le plus au roi et à la reine d’Espagne, ou Beretti embellit et augmenta le compte qu’il en rendit. Beretti soupçonna que les ambassadeurs de France, qui étoient à la Haye, n’eussent part à la façon dont Stanhope s’étoit expliqué sur la succession de Parme qui touchoit si personnellement et si sensiblement la reine d’Espagne, pour l’engager, par cet intérêt, à faire entrer le roi son mari dans la triple alliance, par conséquent à confirmer encore plus, en faveur des renonciations, les dispositions faites par le traité d’Utrecht. Il crut voir, par des traits échappés dans la conversation à Stanhope, que l’union entre la France et l’Angleterre n’étoit pas aussi sincère ni aussi étroite de la part des Anglois que le monde se la figuroit. Il étoit confirmé dans cette pensée sur ce que Stanhope s’étoit particulièrement attaché à lui montrer qu’il faisoit une extrême différence, pour la solidité des alliances, entre celle de la France et celle que l’Angleterre contracteroit avec l’Espagne ; et que, pour lui faire sentir l’importance de cette confidence, il lui avoit demandé un secret sans réserve à l’égard de tout François, Hollandois et Anglois, et il lui offroit d’entretenir avec lui une correspondance régulière après son retour en Angleterre, d’où il le remit à lui répondre sur la permission qu’il demanda pour le roi d’Espagne de lever trois mille Irlandois.

Beretti, avec ces notions et ces mesures prises, se mit à travailler du côté d’Amsterdam à empêcher les États généraux de presser l’empereur d’entrer dans la ligue. Il les savoit disposés à lui garantir les droits et les États qu’il possédoit en Italie, ce qui étoit fort contraire aux intérêts du roi d’Espagne. Il sut qu’Amsterdam vouloit éloigner cette garantie ; c’en étoit assez pour éloigner l’empereur d’entrer dans le traité, et il étoit de l’intérêt du roi d’Espagne de profiter de cette conjoncture pour presser la république de se déterminer sur la proposition qu’il lui avoit faite, qui d’ailleurs étoit mécontente de l’infidélité des Impériaux sur l’exécution du traité de la Barrière. Mais il lui fallut essuyer les longueurs ordinaires du gouvernement de ce pays. L’Angleterre étoit toujours menacée de forts mouvements.

Le nombre des jacobites y étoit toujours grand, nonobstant l’abattement de ce parti ; c’est ce qui pressa Georges de se rendre à Londres, sans s’arrêter en Hollande, et ce qui lui lit conclure son traité avec la France, bien persuadé que sa tranquillité au dedans dépendoit de cette couronne, et de la retraite du Prétendant au delà des Alpes. Penterrieder avoit été dépêché de Vienne à Hanovre pour le traverser. Il n’en étoit plus temps à son arrivée. Il fallut se contenter de l’assurance positive qu’il ne contenoit aucun article contraire aux intérêts de la maison d’Autriche, et d’écouter l’applaudissement que se donnoit le roi d’Angleterre des avantages, tant personnels que nationaux, qu’il en tiroit. Penterrieder avoit ordre aussi de travailler à la paix du Nord. L’empereur s’intéressoit à sa conclusion pour tirer facilement des troupes qui étoient employées à cette guerre, pour en grossir les siennes en Hongrie, où il n’étoit plus question que d’ouvrir la campagne de bonne heure.

Le roi d’Angleterre protesta de son désir, en représentant les difficultés infinies qui naissoient des intérêts et des jalousies des confédérés, et sur ce qu’il ignoroit encore ce que les ministres de Suède lui préparoient en Angleterre. La division y étoit grande, non seulement entre les deux partis toujours opposés, mais dans le dominant, mais entre les ministres, mais dans la famille royale. Le gros blâmoit le traité avec la France, qui désunissoit l’Angleterre, contre son véritable intérêt, d’avec l’empereur. Il le trouvoit inutile, parce [que], ne leur pouvant être bon que par des conditions avantageuses pour le commerce, il n’y en étoit pas dit un mot. La considération du repos de leur royaume ne les touchoit point. Ils disoient que l’Angleterre ne pouvoit demeurer unie qu’autant qu’on lui présenteroit un objet qui lui fît craindre la désunion ; que le prétendant étoit cet objet qui, disparaissant, dissiperoit les craintes, dont la fin donneroit lieu aux passions particulières de faire plus de mal que les guerres du dehors. Ainsi ils trouvoient mauvais qu’il y eût une stipulation de secours de la France si l’Angleterre en avoit besoin, parce que, si c’étoit en troupes, la nation n’en vouloit point chez elle d’étrangères ; si en argent, le royaume n’en manque pas, et il lui étoit honteux d’en recevoir d’un autre. C’est qu’encore que le parti dominant, qui étoit les whigs, eût toujours été déclaré pour la maison d’Autriche, il s’étoit laissé gagner par le roi Georges et par ses ministres allemands uniquement occupés de la grandeur de la maison d’Hanovre en Allemagne : changement d’autant plus étonnant que le ministère whig souhaitoit peu auparavant que le roi d’Espagne voulût revenir contre ses renonciations, et que l’esprit du parti fût encore le même. Ses adversaires, ravis de les voir divisés, demeuroient spectateurs tranquilles des scènes qui se préparoient à l’ouverture, et pendant les séances du parlement, et dressoient cependant leurs batteries pour déconcerter celles de la cour qui vouloit conserver ses troupes dans la paix la plus profonde, que les torys vouloient faire réformer comme contraires à la liberté de l’Angleterre et fort à charge par la dépense. Ces dispositions achevoient de persuader Georges de l’utilité de son traité avec la France, et de la nécessité de cultiver et de fortifier tant qu’il pourroit cette alliance. Stairs eut ordre de dire que son maître la regardoit comme un prélude à des affaires bien plus importantes et bien plus étendues. Stairs eut ordre aussi d’observer infiniment les démarches du baron de Goertz, qui étoit alors à Paris, que le roi d’Angleterre regardoit comme un de ses plus grands ennemis, dont il commençoit à découvrir les intrigues et celles des autres ministres de Suède.

Gyllembourg, envoyé de Suède en Angleterre, qui voyoit de près le mécontentement et les mouvements qui y étoient, persuadé qu’il étoit de l’intérêt de son maître de profiter de ces divisions, suivit avec chaleur les projets qu’il avoit formés pour exciter des troubles en Angleterre, et procurer par là une diversion, la plus favorable que le roi de Suède pût espérer. Il négocioit donc en même temps deux affaires, dont la première, qu’il ne cachoit point, pouvoit contribuer au succès de l’autre, qui devoit être secrète. La première étoit un traité qu’il vouloit faire avec des négociants anglois, pour leur faire porter des blés en Suède et y prendre du fer en échange. Il communiquoit cette affaire à Goertz, et tout ce qu’il faisoit aussi pour la seconde, qui étoient les mesures qu’il prenoit avec les jacobites ; mais il craignoit, pour le secret d’une affaire si importante, la pénétration de la Hollande, où on savoit jusqu’aux moindres démarches des ministres étrangers. Il étoit averti par ses amis des mesures qu’il falloit prendre et du temps à transporter des troupes suédoises et de l’artillerie sur les côtes d’Écosse ou d’Angleterre. Ils demandoient dix vaisseaux de guerre pour escorter les bâtiments de transport. Il étoit impossible de tenter d’en acheter en Angleterre sans s’exposer à être découvert ; et pour les bâtiments de transport, le danger n’en étoit pas moindre, si on en tiroit un trop grand nombre d’Angleterre en Hollande. L’expédient pour ces derniers fut d’avertir que le roi de Suède feroit vendre dans un certain temps les prises faites par ses sujets dans la mer Baltique, d’engager sous ce prétexte plusieurs négociants de se rendre à Gottembourg, qui y feroit ces emplettes en même temps que leur échange de blé pour du fer. Quelques officiers de marine, qui entroient dans le projet, croyoient, par les raisons de leur métier, que le mois de janvier seroit le plus favorable pour ce transport, et supputoient qu’un bâtiment de trois cents tonneaux pouvoit porter trois cents hommes, et les chevaux à proportion ; mais ils représentoient la nécessité d’appeler en Suède quelques officiers Anglois qui connussent les côtes, pour conduire l’expédition. On étoit alors au mois de janvier. On a vu que le roi, étant à Hanovre, avoit ordonné à l’escadre Anglaise qui étoit à Copenhague d’y demeurer. L’amirauté d’Angleterre, piquée que cela eût été fait sans elle, avoit fait des représentations sur ce séjour, comme contraire au bien de la nation, et avoit en même temps fait disposer des lieux pour y faire hiverner vingt-cinq des plus grands navires d’Angleterre ; par conséquent nulle apparence que de quelques mois cette couronne eût aucun navire en mer.

La difficulté de l’argent étoit la principale. Mais celui qui dirigeoit le projet de la part des Anglois, étant revenu à Londres vers le 15 janvier, dit à Gyllembourg que, sur un ordre du comte de Marr, il avoit fait délivrer en France à la reine douairière d’Angleterre vingt mille pièces pour les Suédois, qu’il avoit fait demander au même comte en quel endroit il feroit payer le reste de la somme que les amis étoient fort inquiets du bruit qui couroit de la mésintelligence entre le baron Spaar et Goertz, et qu’ils avoient appris avec plaisir que Gyllembourg devoit passer en Hollande pour conférer avec Goertz. Le compte de ce qui avoit été payé montoit lors à vingt-cinq mille pièces. Gyllembourg en demanda dix mille avant son départ, et une lettre du frère du médecin du czar, pour s’en servir en cas de besoin. On lui promit une bonne somme lorsqu’il passeroit en Hollande ; mais Gyllembourg et ceux de l’entreprise étoient également inquiets de l’ordre reçu de remettre l’argent à la reine d’Angleterre en France, au lieu de le remettre à Gyllembourg ; suivant le premier plan, et de tirer une quittance signée de lui. Ils craignoient surtout la France, et l’étroite intelligence qui étoit entre le roi d’Angleterre et le régent, qui lui donneroit non seulement tous les secours promis dans les cas stipulés, mais tous les avis de tout ce qu’il pourroit découvrir pour sa conservation sur le trône.

Bentivoglio, toujours porté au pis sur le régent, et à tout brouiller en France, prétendoit que la fin secrète du traité avec l’Angleterre étoit de former et fortifier en Allemagne le parti protestant contre le parti catholique, et qu’il ne s’agissoit pas seulement de détruire en Angleterre la religion catholique, qu’on devoit regarder désormais comme bannie de ce royaume, mais d’enlever à la maison d’Autriche la couronne impériale, et de la mettre sur la tête d’un protestant. Il menaçoit déjà Rome de suivre le sort des catholiques de l’empire, et de devenir la proie des protestants. Après avoir ainsi intimidé le papa, il l’exhortoit à s’unir plus étroitement que jamais à l’empereur dont l’intérêt devenoit celui de la religion, et, pour avoir lui-même part à ce grand ouvrage, il entretenoit souvent le baron d’Hohendorff, fourbe plus habile que le nonce, et qui lui faisoit accroire que, touché de ses lumières, de son zèle et de ses projets, il envoyoit exactement à Vienne tous les papiers qu’il lui communiquoit. Cette ressource d’union à l’empereur étoit encore la seule que Bentivoglio faisoit envisager à Rome pour soutenir en France l’autorité apostolique, et pour engager le pape aux violences, dont par lui-même Sa Sainteté étoit éloignée. Il l’assuroit que les liaisons seules qu’il pourroit prétendre [étoient] avec les princes catholiques, dans une conjoncture où tous les remèdes palliatifs qu’on n’avoit cessé d’employer malgré ses instances, s’étoient tous tournés en poison contre la saine doctrine et l’autorité de la cour de Rome [1]. Ceux qui la gouvernoient étoient persuadés que sa seule ressource pour sauver son pouvoir, et suivant son langage la religion en France, étoit une liaison parfaite entre le pape et le roi d’Espagne, et le seul moyen d’y conserver la saine doctrine, et la loi de nature. Aubenton étoit exactement instruit de ces sentiments, sur le fidèle et entier dévouement duquel le pape comptoit entièrement. Ce jésuite et Albéroni étoient en même temps avertis par Rome que la triple alliance qui venoit d’être signée ne tendoit qu’au préjudice du roi d’Espagne, et à maintenir la couronne de France dans la ligne d’Orléans ; et l’engagement réciproque de maintenir aussi la couronne d’Angleterre dans la ligne protestante étoit traité d’infâme, dont la conclusion étoit que le roi d’Espagne agiroit prudemment de prendre des liaisons avec les Allemands. Telles étoient les dispositions de Rome quand Aldovrandi en partit pour retourner en Espagne. Il eut ordre de passer à Plaisance pour y faciliter le succès de sa négociation par les avis et le crédit du duc de Parme.

L’instruction d’Aldovrandi étoit fort singulière il emportoit des brefs qui accordoient au roi d’Espagne une imposition annuelle de deux cent mille écus sur les biens ecclésiastiques d’Espagne et des Indes, avec pouvoir d’augmentation suivant le besoin, à proportion de ce que ces mêmes biens payoient déjà pour le tribut appelé sussidio y excusado. Les ecclésiastiques d’Espagne s’y opposoient au point de tenir à Rome pour cela un chanoine de Tolède appelé Melchior Guttierez, qui pesoit fort au cardinal Acquaviva. Le grand objet du pape étoit d’obtenir l’ouverture de la nonciature à Madrid, depuis si longtemps fermée, et de faire admettre Aldovrandi en qualité de nonce. Il lui enjoignit donc de garder précieusement les brefs d’imposition sur les biens ecclésiastiques, et de ne les délivrer qu’après son admission à l’audience en qualité de nonce, et lui permit en même temps de les délivrer avant de prendre le caractère de nonce, si on insistoit là-dessus. Acquaviva, qui le découvrit, on avertit le roi d’Espagne, et dans la connoissance qu’il avoit du peu de stabilité des résolutions du pape, conseilla de commencer par se faire remettre ces brefs. La promotion d’Albéroni en étoit un autre article que les défiances mutuelles rendoient difficile. Le pape, de peur qu’on ne se moquât de lui après la promotion faite, n’y vouloit procéder qu’après l’accommodement conclu. Albéroni, qui avoit la même opinion du pape, ne vouloit rien finir avant d’être fait cardinal. Pour sortir de cet embarras, Aldovrandi fut chargé de déclarer que, lorsque, le pape sauroit, par un courrier qu’il dépêcheroit en arrivant, que les ordres dont il étoit porteur étoient du goût du roi d’Espagne, il feroit aussitôt la promotion d’Albéroni, avant même d’en savoir davantage, ni l’effet de la parole que le roi d’Espagne auroit donnée. Aldovrandi, quelque bien qu’il fût avec Albéroni et Aubenton, y désira des précautions contre ses ennemis ; Acquaviva, qui avoit le même intérêt, y manda d’être en garde contre tout ce qui viendroit des François, sur le compte de ce nonce, qu’ils haïssaient comme trop attaché, à leur gré, au parti du roi d’Espagne, à l’égard des événements qui pouvoient arriver en France, avec force broderies, pour appuyer cet avis.

Albéroni avoit déclaré que non seulement le neveu du pape, mais que qui que ce fût qu’il voulût envoyer à Madrid, y pouvoit être sûr d’une réception agréable, et du succès des ordres dont il seroit chargé, si sa promotion étoit faite ; mais que, s’il arrivoit les mains vides, il n’auroit qu’à s’en retourner aussitôt, et qu’Aldovrandi même n’y seroit pas souffert, quand bien il se réduiroit à demeurer comme un simple particulier sans aucun caractère. Il disoit et il écrivoit qu’il n’y avoit pas moyen d’adoucir une reine irritée par tant de délais trompeurs, qu’il rappeloit tous ; il insistoit, comme sur un mépris et un manque de parole insupportables, sur la promotion du seul Borromée, que le pape vouloit faire, et qui étoit dévoué et dépendant de la maison d’Autriche ; qu’il donneroit la moitié de son sang, et qu’il n’eût jamais été parlé de sa promotion, tant il prévoyoit de malheurs de cette source ; qu’Aubenton étoit exclu d’ouvrir la bouche sur quoi que ce fût qui regardât Rome ; qu’il prévoyoit qu’il recevroit incessamment la même défense. Il se prévaloit ainsi de la timidité du pape pour en arracher par effroi ce qu’il désiroit avec tant d’ardeur, et protestoit en même temps de sa reconnoissance, de sa résignation parfaite aux volontés du pape, on y mêlant toujours la crainte des ressentiments d’une princesse vive, dont il tournoit toujours les éloges à faire valoir la confiance dont elle l’honoroit, et son crédit supérieur à toutes les attaques. Sa faveur, en effet, étoit au plus haut point. Il avoit dissipé, anéanti, absorbé tous les conseils ; lui seul donnoit tous les ordres, et c’étoit à lui seul que ceux qui servoient au dedans et au dehors les demandoient, et les recevoient. La jalousie étoit extrême de la part des Espagnols qui, grands et petits, se voyoient exclus de tout, et voyoient tous les emplois entre les mains d’étrangers, qui ne tenoient en rien à l’Espagne, et qui n’étoient attachés qu’à la reine et à Albéroni, pour leur fortune et leur conservation.

Giudice ne pouvoit se résoudre à quitter la partie, et quoique accablé des plus grands dégoûts, il ne pouvoit renoncer à l’espérance de se rétablir auprès du roi d’Espagne ; il se vouloit persuader et encore plus au pape, qu’il sacrifioit les peines de sa demeure à Madrid à Sa Sainteté et à sa religion, et lui mandoit sans ménagements de termes tout ce qu’il pouvoit de pis contre Albéroni, Aubenton et Aldovrandi qu’il lui reprochoit de croire plutôt que de consulter le clergé séculier et régulier d’Espagne sur ce qu’il pensoit d’eux, lequel étoit pourtant le véritable appui de l’autorité pontificale dans la monarchie. À la fin ne pouvant plus tenir avec quelque honneur, il résolut de partir, et prit en partant des mesures pour se procurer la faveur du roi de Sicile, et une conférence avec lui en passant.

Albéroni se moquoit de lui publiquement. Il vantoit la forme nouvelle du gouvernement, et les merveilles qu’il avoit déjà opérées dans les finances et dans la marine. Campo Florido, que si longtemps après nous avons vu ici ambassadeur d’Espagne et chevalier du Saint-Esprit, fut fait président des finances ; don André de Paëz, président du conseil des Indes, qui fut fort diminué, et dont encore tous les créoles furent chassés. Le comte de Frigilliana, grand d’Espagne, père d’Aguilar, desquels j’ai parlé plus d’une fois, fut démis de la présidence du conseil d’État, mais on en laissa les appointements à sa vieillesse. Le conseil des Indes, sans la signature duquel colle du roi ne servoit à rien aux Indes, reçut défense de plus rien signer, et celle du roi seul y fut substituée. Le conseil de guerre, dont la présidence fut laissée au marquis de Bedmar, grand d’Espagne et chevalier du Saint-Esprit, de qui j’ai aussi parlé, sans autorité, et le conseil réduit à quatre membres de robe qui ne s’y pouvoient mêler que des choses judiciaires. S’il s’agissoit de faire le procès à des officiers généraux, ils furent réservés au roi d’Espagne ou aux officiers généraux qu’il y commettroit. Les appointements des grands emplois furent fort réduits. Par exemple ceux du président du conseil de Castille ou du gouverneur, qui étoient de vingt-deux mille écus, furent fixés à quinze mille. Les secrétaires du despacho [2] furent réduits de dix-huit mille à douze mille écus, et eux exclus de toutes places de conseillers dans les conseils ; le nombre des commis fort réduit, et eux uniquement fixés à leur emploi dans leur bureau. Il joignit en une les doux places de secrétaire de la police et des finances, fit d’autres changements dans les subalternes et abolit l’abus introduit par le conseil de Castille dans les provinces et dans les villes qui lui payoient quatre pour cent de toutes les sommes qu’elles étoient obligées d’emprunter jusqu’au remboursement de ces sommes.

Albéroni faisoit beaucoup valoir la sagesse et l’utilité de tout ce qu’il faisoit dans l’administration du gouvernement. Il n’en laissoit rien ignorer au duc de Parme, même fort peu des affaires. Quoiqu’il se sentit plus en état de protéger son ancien maître qu’en besoin d’en être protégé, son nom et cotte liaison ne lui étoient pas inutiles auprès de la reine d’Espagne. Pour les affaires de Rome, il ne lui en cachoit aucune. Les deux points que cette cour désiroit le plus d’obtenir de l’Espagne étoient que l’escadre promise contre les Turcs se rendit dans le 15 avril, au plus tard, dans les mers de Corfou, et qu’Aldovrandi en arrivant en Espagne y rouvrit la nonciature avec toutes les prérogatives de ses prédécesseurs. Le duc de Parme, intéressé particulièrement à lui plaire, pressoit Albéroni de tout faciliter sur ces deux articles, et pour lui marquer l’intérêt qu’il prenoit en lui, il lui donnoit en ami des conseils pour éviter de nouvelles plaintes du régent. Sa pensée étoit qu’il y avoit des gens auprès de ce prince qui pour leur intérêt particulier cherchoient à le brouiller avec l’Espagne. Enfin, pour aider de tout son pouvoir Albéroni à Paris, il en rappela son envoyé Pichotti qui s’étoit déchaîné contre ce premier ministre, et y envoya l’abbé Landi qui étoit si bien dans son esprit qu’il auroit été précepteur du prince des Asturies sans les réflexions personnelles que la reine fit sur ce choix.

Landi étoit doux et insinuant. Il avoit de l’esprit et des lettres. Il étoit mesuré et de bonne compagnie, mais il avoit été bibliothécaire du cardinal Imperiali, qui étoit une école à devenir aussi passionné autrichien que mauvais françois. Albéroni encore alors ministre public du duc de Parme à Madrid, quoique premier ministre d’Espagne, étoit le confident secret de la reine à l’égard de sa maison, comme sur le gouvernement de l’État, et des chagrins réciproques. Elle et la duchesse sa mère étoient aisées à s’offenser, et le duc de Parme, plus liant et plus doux, étoit souvent embarrassé entre l’une et l’autre, pour des bagatelles domestiques, dont Albéroni l’aidoit à se tirer. Tous deux avoient intérêt à vivre ensemble dans une étroite amitié, et Albéroni avoit soin de lui rendre compte des affaires dont il étoit occupé, et souvent encore des projets qu’il formoit.

Un de ceux qu’il avoit le plus à cœur étoit d’empêcher les Hollandois de faire avec l’empereur une alliance défensive, et de les amener à en conclure une avec le roi d’Espagne, que, pour sa vanité, il vouloit traiter lui-même à Madrid. Il se réjouissoit d’espérer que la triple alliance brouilleroit l’Europe, principalement si elle étoit suivie d’une ligue avec l’empereur. Il ordonnoit à Beretti de déclarer nettement que l’Espagne prendroit ses mesures, si les Provinces-Unies traitoient effectivement avec l’empereur. Quelque médiocre cas qu’il fît de Riperda ; il le ménageoit par l’intérêt commun d’attirer la négociation à Madrid, lequel de son côté exagéroit les plaintes de l’Espagne, comme si elle eût cru le traité avec l’empereur entamé, et il se répandit avec ses maîtres en reproches, en avis et en menaces sur leur conduite avec l’Espagne, qui, comptant sur leur amitié, n’avoit pris des mesures avec aucune puissance, et avoit envoyé quatre vaisseaux à la mer du Sud pour en chasser les François. Beretti eut ordre en même temps de protester contre l’alliance que les États généraux feroient avec l’empereur, et de prendre d’eux son audience de congé dans le moment que la négociation seroit commencée. Albéroni y mêloit ses plaintes particulières ; il disoit que le roi d’Espagne auroit raison de lui reprocher la partialité qu’il avoit toujours témoignée pour la Hollande, et les conseils qu’il lui avoit toujours donnés de préférer son alliance à toute autre. Il ajoutoit que leur conduite alloit confirmer des bruits fâcheux répandus contre les principaux du gouvernement, accusés de s’être laissé gagner par trois millions distribués entre eux par la France, pour traiter avec elle, comme elle avoit fait pour acheter la paix d’Utrecht. Il demandoit pourquoi des ministres infidèles n’étoient pas punis, et c’étoit pour éviter un tel inconvénient que le roi d’Espagne vouloit traiter à Madrid, comme quelques particuliers de Hollande, dans la vue de se procurer les mêmes avantages, vouloient traiter à la Haye ; que toute idée de négociation s’évanouiroit si la république traitoit avec l’empereur.

Beretti eut ordre de s’expliquer dans les termes les plus forts, et de bien faire entendre que le silence que le roi d’Espagne avoit gardé sur la triple alliance, c’étoit qu’il n’avoit aucun sujet de s’opposer à des traités entre des puissances amies ; mais que de leur en voir faire un avec le seul ennemi qu’il eût, ce traité ne pouvoit avoir d’objet que le préjudice et le dommage de la couronne d’Espagne. Il étoit pourtant vrai que cette prétendue tranquillité d’Albéroni sur la triple alliance n’étoit que feinte. Il disoit que les vues et les agitations du régent étoient trop publiques pour être ignorées ; qu’en son particulier, il n’avoit qu’à se louer des nouvelles assurances de l’amitié et de la confiance la plus intime, que le régent lui avoit données par le marquis d’Effiat et par le P. du Trévoux, avec les plus fortes protestations de la parfaite opinion de sa probité ; mais qu’elles ne le rassuroient pas contre les brouillons dont il étoit environné, quelque attention qu’il voulût prendre pour le rendre content de sa conduite. Telles étoient les impostures et les artificieuses vanteries d’Albéroni.

Toujours inquiet de tous les avis qui pouvoient venir au roi d’Espagne, il fit donner un ordre positif à tous ses ministres au dehors de ne plus écrire par la voie du conseil d’État, mais d’adresser à Grimaldo toutes les dépêches. Encore les voulut-il sèches, et que le véritable compte des affaires lui fût adressé par dos lettres particulières à lui-même. Grimaldo avoit été présenté au duc de Berwick, en Espagne, pour être son secrétaire espagnol. Il ne le prit pas, parce que lui-même ne savoit pas un mot d’espagnol alors. Orry, qui savoit la langue, le prit, et s’en accommoda fort, par conséquent la princesse des Ursins. Ce fut où Albéroni le connut du temps qu’il étoit en Espagne valet du duc de Vendôme, et après qu’il l’eut perdu, résident, puis envoyé de Parme. Mme des Ursins chassée, Grimaldo demeura obscur dans les bureaux, d’où il fut tiré par Albéroni, à mesure qu’il crût en puissance. Il en fit son principal secrétaire confident pour les affaires. Ce fut lui avec qui je traitai en Espagne, et que j’y trouvai le seul ministre avec qui le roi dépêchoit. Il n’avoit point pris de corruption de ses deux maîtres. Si je parviens jusqu’au temps d’écrire mon ambassade, j’aurai beaucoup d’occasion de parler de lui.

Enfin le cardinal del Giudice, ne pouvant plus tenir en Espagne, on partit le 22 janvier sans avoir pu obtenir la permission de prendre congé du roi et de la reine. Il alla par la Catalogne s’embarquer à Marseille, pour se rendre à Rome par la Toscane.

Le délai opiniâtre de la promotion d’Albéroni excita les plaintes les plus amères du roi et de la reine d’Espagne, et les avis les plus fâcheux à Aldovrandi en chemin vers l’Espagne. Les agents qu’il y avoit laissés désespéroient qu’on l’y laissât rentrer, et du départ de l’escadre. Le premier ministre vouloit intimider le pape comme le plus sûr moyen d’accélérer sa promotion, mais il n’avoit garde de se brouiller avec celui dont il attendoit uniquement toute sa solide grandeur, qu’il ne se pouvoit procurer par aucun autre. Il sentoit aussi que le roi d’Espagne avoit besoin de ménager les favorables dispositions du pape pour lui, qui disoit souvent à Acquaviva qu’il le regardoit comme l’unique soutien de la religion prête à périr en France, uniquement pour l’intérêt particulier du régent, contradictoire à celui du roi d’Espagne, tant il étoit bien informé par Bentivoglio et ses croupiers.

Acquaviva ne cessoit donc d’exhorter le roi d’Espagne de former une liaison étroite avec le pape pour le bien de la religion. Il disoit que les François n’avoient pas souffert moins impatiemment que les Allemands le long séjour d’Aldovrandi à Rome, dans le désir pour l’intérêt personnel du régent, que la discorde eût duré entre les cours de Rome et de Madrid ; qu’on voyoit enfin à découvert que la triple alliance étoit moins contraire à l’empereur qu’au roi d’Espagne ; que le pape en avoit fait porter ses plaintes au régent, et chargé son nonce d’engager les cardinaux de Rohan et de Bissy et les évêques qui avoient le plus de crédit d’appuyer ses remontrances, même les admonitions que Sa Sainteté étoit obligée de lui faire. Elle ne se contenta point de ce que le cardinal de La Trémoille lui put dire sur la triple alliance. Elle vouloit rassembler plusieurs sujets de plaintes. L’abandon du Prétendant en eût été un, en forme si elle n’eût pas compris tous les princes catholiques de l’Europe. Le pape se réduisit à la compassion, et à faire assurer la reine sa mère qu’il ne l’abandonneroit point, que ses États lui seroient ouverts, et qu’il souhaitoit de l’y pouvoir recevoir et traiter d’une manière qui répondît à son rang et à sa condition. Rome étoit généralement persuadée que la triple alliance avoit pour premier objet de priver le roi d’Espagne de ses droits ; on y disoit tout haut que trois rois y étoient sacrifiés pour deux injustes successions, l’une contre la loi divine, l’autre contre la loi de nature. Le pape on étoit persuadé. Il déploroit l’état de la religion en France, car la religion à Rome, l’infaillibilité du pape et toutes les prétentions de cette même cour n’y sont qu’une seule et même chose. Le pape disoit souvent à Acquaviva qu’il ne voyoit d’appui pour elle que le roi d’Espagne, et qu’il espéroit aussi que ce seroit par la même main que Dieu la rétabliroit en France dans sa pureté avec les droits de la nature. Aldovrandi avoit ordre de s’expliquer plus clairement sur cette matière importante lorsqu’il seroit arrivé à la cour d’Espagne. Il avoit reçu les instructions et les pouvoirs nécessaires pour terminer les différends des doux cours à leur satisfaction commune. Le pape, désireux de lier une étroite union avec le roi d’Espagne, et persuadé que le grand point dos différends étoit les biens patrimoniaux mis sous le nom d’ecclésiastiques pour les affranchir de tout par l’immunité ecclésiastique et les contributions du clergé des Indes, avoit laissé pouvoir à Aldovrandi d’étendre les facultés qu’il lui avoit données, et de se relâcher autant qu’il le verroit nécessaire pour la satisfaction de la cour d’Espagne, et de se bien concerter avec le duc de Parme, en passant à Plaisance pour assurer le succès de sa commission.

Ce nonce exposa donc ses instructions au duc de Parme ; ils convinrent que, puisque le pape ne vouloit point accorder l’imposition perpétuelle sur le clergé, le roi d’Espagne devoit se contenter d’une imposition à temps, fondé sur l’exemple des premières de cette sorte, qui peu à peu s’étoient augmentées, et étoient enfin doyennes perpétuelles, comme ces nouvelles seroient conduites par même voie à même fin ; surtout d’éviter que cette affaire fût remise à une junte, toujours plus occupée de durer et de former des difficultés que de les aplanir, et de se tirer de l’exemple des congrégations par dire que le pape n’en avoit fait une là-dessus que pour s’autoriser contre l’opinion de plusieurs qui ne vouloient point d’accommodement. À l’égard du principal moyen, qui étoit de choses secrètes que le nonce se réservoit à lui-même, et qui très vraisemblablement regardoit la succession possible de France, il est incertain si Aldovrandi les confia au duc de Parme, mais on sut certainement que ce prince n’oublia rien pour convaincre Albéroni de la nécessité de répondre aux bonnes dispositions du pape, de former avec lui des liaisons stables et perpétuelles, et qu’on général il y avoit lieu d’espérer encore plus pour l’avenir.

Le personnel d’Albéroni ne fut pas oublié dans ces conférences. Aldovrandi proposa au duc de Parme de commettre quelque personne d’autorité à Rome pour y solliciter la promotion d’Albéroni, qui ne dépendoit, suivant les assurances du nonce, que du succès de l’accommodement ; et s’il pouvoit en arrivant à Madrid promettre positivement au pape la conclusion des différends entre les deux cours, la promotion se feroit à l’arrivée du courrier qu’il dépêcheroit à Rome. Ensuite le duc de Parme pensa à soi ; il étoit fort inquiet d’une prétendue négociation qu’on disoit que le pape conduisoit entre l’Espagne et l’empereur. Un petit prince tel que lui avoit fort à se ménager pour ne pas irriter une puissance telle que celle de l’empereur, et ne pas perdre sa considération en Italie en perdant son crédit en Espagne. Il avoit recours aux conseils d’Albéroni pour se conduire dans une conjoncture si délicate. Il comptoit également sur son appui et sur celui de la reine d’Espagne, dont il craignit les bizarreries et la facilité à se fâcher, qu’elle faisoit souvent sentir au duc et même à la duchesse de Parme qui de son côté n’étoit pas moins impérieuse que la reine sa fille. Son prodigieux mariage, qui lui avoit fait oublier sa double bâtardise du pape Innocent III [3] et de l’empereur CharlesQuint, lui fit trouver fort étrange que le duc de Parme eût osé sans sa participation écouter des propositions de mariage pour le prince Antoine son frère avec une fille du prince de Liechtenstein et deux millions de florins de dot. Le duc de Parme eut beaucoup de peine à l’apaiser et n’osa achever ce mariage.

Les ministres d’Angleterre étoient alarmés aussi de ces bruits d’un traité ménagé par le pape entre l’empereur et le roi d’Espagne. Le roi d’Angleterre vouloit conserver son crédit en Espagne, pour s’autoriser en Angleterre. Stanhope écrivit confidemment à Albéroni que les ambassadeurs de Franco lui avoient parlé à la Haye des bruits de ce traité ; il lui mandoit quo si le roi d’Espagne désiroit effectivement de faire la paix avec l’empereur, l’Angleterre et la Hollande lui offriroient non seulement leur médiation, mais encore leur garantie du traité, engagement que la faiblesse, le caractère et l’éloignement du pape ne lui pouvoient laisser prendre, et que les deux nations exécuteroient aisément. Il offroit encore les mesures nécessaires pour empêcher l’empereur de s’emparer des États du grand duc. Albéroni répondit que le roi d’Espagne étoit très sensible à ces propositions, qu’il ne croyoit pas que le pape eût entamé rien à Vienne, que Sa Majesté Catholique ne s’éloigneroit jamais de contribuer à mettre l’équilibre dans l’Europe, et qu’en toutes occasions elle donneroit des marques de sa modération.

Albéroni vouloit voir de quelle manière Stanhope s’expliqueroit sur cette réponse générale. Beretti avoit déjà donné le même avis du prétendu traité par le pape, mais sans parler des ambassadeurs de France, circonstance essentielle en toute affaire où l’Espagne prenoit quelque intérêt. Albéroni disoit que le principal embarras pour le roi d’Espagne étoit à l’égard des futurs contingents, véritable centre où tendoient toutes les lignes qu’on tiroit de tous les côtés, qu’il ne se mettoit point en peine des alliances, parce que Riperda l’assuroit que les Hollandois n’en feroient point avec l’empereur ; que le roi d’Espagne savoit que les Anglois vouloient s’allier avec lui, et que, comme il savoit aussi qu’il n’y avoit rien de la prétendue négociation du pape à Vienne, il vouloit mûrement examiner les conditions et les engagements à prendre et à demander dans les traités à conclure avec l’Angleterre et la Hollande. Beretti étoit lors celui de tous ceux quo l’Espagne employoit au dehors qui avoit le plus la confiance d’Albéroni ; il en eut ordre de dresser un projet le plus convenable qu’il jugeroit pour servir de règle à la négociation quo l’Espagne vouloit faire avec la Hollande et l’Angleterre. Albéroni y vouloit un grand secret et la diriger lui-même. Il avoit persuadé à Leurs Majestés Catholiques que cette négociation ayant une liaison nécessaire avec les événements qui pouvoient arriver en France, il n’y avoit que lui seul qui dût en avoir la confiance ; qu’il falloit se défier de tout Espagnol, qui tous auroient des motifs particuliers de se conduire contre les intentions et l’intérêt du roi d’Espagne.

Ce prince ennuyé de la lenteur des États généraux à se déterminer sur l’alliance qu’il leur avoit fait proposer et des bruits qui couroient de leur dessein de traiter avec l’empereur, dit à leur ambassadeur qui le suivoit à sa promenade dans les jardins du Retiro, qu’il ne pouvoit comprendre l’empressement que ses maîtres témoignoient de s’allier avec le seul ennemi qu’il eût, sans se souvenir de toutes les démarches qu’il avoit faites pour les convaincre de son amitié, jusqu’à se porter aveuglément à tout ce qu’ils avoient voulu ; et comme les expressions latines lui étoient familières, il ajouta celles-ci : Patientia fit tandem furor. Riperda venoit alors de recevoir des ordres de sa république qui protestoit de son intention d’entretenir une vraie bonne intelligence avec le roi d’Espagne, et de lui donner en toutes occasions des témoignages de leur respect. Il s’en servit dans sa réponse qui apaisa le roi d’Espagne.


  1. Cette phrase a été changée et en partie supprimée dans les éditions précédentes.
  2. On a déjà vu plus haut que ce mot désignait la secrétairerie d’État.
  3. Le manuscrit de Saint-Simon porte Innocent III, mais c’est une erreur évidente pour Paul III. En effet, Pierre-Louis Farnèse, premier duc de Parme et Plaisance était fils naturel du pape Paul III. Octave Farnèse, fils et héritier de Pierre-Louis, épousa Marguerite, fille naturelle de Charles-Quint. Ainsi s’explique la double bâtardise dont parle Saint-Simon.