Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/Notes/08


VIII. JALOUSIE DE LOUVOIS CONTRE SEIGNELAY.
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Les documents contemporains confirment pleinement ce que dit Saint-Simon de la jalousie de Louvois contre Seignelay, jalousie qui écrasa la marine. On retranchoit des fonds à la marine pour les prodiguer dans des fêtes que dirigeoit Louvois. La révocation de l’édit de Nantes enleva un grand nombre de soldats à la flotte, « et des meilleurs[1]. » Louvois s’opposoit aux expéditions qui pouvoient élever la gloire de son rival[2] ; il alla jusqu’à faire raser des places et citadelles situées sur les côtes de l’Océan :

« En 1688, dit Foucault[3], le roi avoit fait travailler à la citadelle de Cherbourg par M. de Vauban ; elle étoit fort avancée, lorsque M. de Louvois, pour donner du chagrin à M. de Seignelay plutôt que pour le bien de la place, obtint du roi un ordre pour la faire démolir, aussi bien que le châtelet de Valognes, sous prétexte que le prince d’Orange, ayant formé le dessein de faire une descente en Normandie, se saisiroit de cette place. Il étoit mal informé ; car le prince d’Orange pensoit à détrôner son beau-frère et à descendre en Angleterre. La démolition de Cherbourg étoit achevée, lorsque je suis venu en basse Normandie, et il ne m’a resté qu’à régler les comptes des entrepreneurs de la démolition. »

Foucault ajoute un peu plus loin : « J’ai été retenu à Cherbourg, où je n’ai trouvé qu’un chaos de débris de tours, de bastions et de murailles renversées. Il y avoit autrefois un château ; M. de Vauban, ayant cru le poste important, le fit enceindre de fortifications régulières, et la dépense fut considérable ; mais à peine furent-elles au cordon que M. de Louvois, ennemi juré de M. de Seignelay, secrétaire d’État de la marine, fit comprendre au roi que cette place étoit commandée par des hauteurs ; que si les Anglois faisoient une descente à la Hougue, ils se rendroient aisément maîtres de cette place ; que le prince d’Orange en avoit formé le dessein et devoit être incessamment sur cette côte, en sorte qu’il obtint du roi que les fortifications seroient entièrement démolies. On envoya M. d’Artagnan, major des gardes, avec une compagnie de mousquetaires et d’autres troupes, pour s’opposer à la descente du prince d’Orange, qui ne songeoit pas à nous visiter, mais à passer en Angleterre, où il étoit appelé, et où il fut déclaré roi. »

Foucault insiste sur le projet de creuser un port à la Hogue ou la Hougue (département de la Manche), et, comme Saint-Simon, accuse Louvois de l’avoir fait échouer :

« Au mois d’octobre 1690, on a proposé au roi de faire un port à la Hougue, qui est l’endroit le plus propre des côtes de Normandie pour y tenir un grand nombre de vaisseaux commodément et en sûreté. M. de Combes, ingénieur, a été commis pour examiner la commodité ou incommodité, et il a trouvé que c’étoit l’ouvrage le plus facile et le plus nécessaire que le roi pût faire pour le salut de ses vaisseaux de la Manche ; mais l’avis n’a pas été agréable à M. de Louvois. »

  1. « Nos matelots n’étaient pas en grand nombre ; la religion en avait fait évader une infinité des meilleurs. » (Mémoires de Mme de La Fayette, année 1689 ; édit. Petitot, p. 90.)
  2. « M. de Louvois, ministre de la guerre qui par son opposition à M. de Seignelay, ministre de la marine, était contraire en tout au roi d’Angleterre, s’opposa si fortement à ce projet (d’une invasion en Angleterre) que le roi très chrétien persuadé par ses raisons n’y voulut pas consentir. » (Mémoires de Berwick ; édit. Petilot, p. 353.)
  3. Foucault était alors intendant de Caen. Son journal inédit est conservé à la Bibliothèque Impériale. Saint-Simon parle plusieurs fois de ce Nicolas Foucault et en fait l’éloge.