Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/Notes/09


IX. MORT DE LOUVOIS.
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Saint-Simon dit qu’on sut par l’ouverture du corps de Louvois qu’il avoit été empoisonné, et il ajoute l’histoire du médecin de ce ministre qui mourut en désespéré, se déclarant coupable de la mort de son maître. Ces témoignages, qui paraissent bien positifs, ont été sérieusement discutés par M. Leroy, bibliothécaire de la ville de Versailles, qui a inséré dans l'Union de Seine-et-Oise ( 9 et 12 juillet 1856) des notes extraites d’une dissertation du chirurgien Dionis sur la mort subite (Paris, 1710) : « Dionis, dit M. Leroy, étoit chirurgien de Louvois. Il publia plusieurs ouvrages encore recherchés aujourd’hui par les observations curieuses qu’elles renferment. Dans un de ces ouvrages, intitulé : Dissertation sur la mort subite, voici comment il raconte la mort de Louvois :

« Le 16 juillet 1691, M. le marquis de Louvois, après avoir dîné chez lui et en bonne compagnie, alla au conseil. En lisant une lettre au roi, il fut obligé d’en cesser la lecture, parce qu’il se sentoit fort oppressé ; il voulut en reprendre la lecture, mais ne pouvant pas la continuer, il sortit du cabinet du roi, et s’appuyant sur le bras d’un gentilhomme à lui, il prit le chemin de la surintendance, où il étoit logé.

« En passant par la galerie qui conduit de chez le roi à son appartement, il dit à un de ses gens de me venir chercher au plus tôt. J’arrivois dans sa chambre comme on le déshabilloit j il me dit : « Saignez-moi vite, car j’étouffe. » Je lui demandai s’il sentoit de la douleur plus dans un des côtés de la poitrine que dans l’autre ; il me montra la région du cœur, me disant : « Voilà où est mon mal. » Je lui fis une grande saignée en présence de M. Séron, son médecin. Un moment après, il me dit : « Saignez-moi encore, car je ne suis point soulagé. » M. Daquin et M. Fagon arrivèrent, qui examinèrent l’état fâcheux où il étoit, le voyant souffrir avec des angoisses épouvantables ; il sentit un mouvement dans le ventre comme s’il vouloit s’ouvrir ; il demanda la chaise, et peu de temps après s’y être mis, il dit : « Je me sens évanouir. » Il se jeta en arrière, appuyé sur le bras, d’un côté de M. Séron, et de l’autre d’un de ses valets de chambre. Il eut des râlements qui durèrent quelques minutes, et il mourut.

« On voulut que je lui appliquasse des ventouses avec scarifications, ce que je fis ; on lui apporta et on lui envoya de l’eau apoplectique, des gouttes d’Angleterre, des eaux divines et générales ; on lui fit avaler de tous ces remèdes qui furent inutiles, puisqu’il étoit mort, et en peu de temps ; car il ne se passa pas une demi-heure depuis le moment qu’il fut attaqué de son mal jusqu’à sa mort.

« Le lendemain, M. Séron vint chez moi me dire que la famille souhaitoit que ce fût moi qui en fis l’ouverture. Je le fis en présence de MM. Daquin, Fagon, Duchesne et Séron.

« En faisant prendre le corps pour le porter dans l’antichambre, je vis son matelas tout baigné de sang ; il y en avoit plus d une pinte qui avoit distillé pendant vingt-quatre heures par les scarifications que je lui avois faites aux épaules ; et ce qui est de particulier, c’est qu’étant sur la table, je voulus lui ôter la bande qui étoit encore à son bras de la saignée du jour précédent, et que je fus obligé de la remettre, parce que le sang couloit ; ce qui gâtoit le drap sur lequel il était.

« Le cerveau étoit dans son état naturel et très bien disposé ; l’estomac étoit plein de tout ce qu’il avoit mangé à son dîner ; il y avoit plusieurs petites pierres dans la vésicule du fiel ; les poumons étoient gonflés et pleins de sang ; le cœur étoit gros, flétri, mollasse et semblable à du linge mouillé, n’ayant pas une goutte de sang dans ses ventricules.

« On fit une relation de tout ce qu’on avoit trouvé, qui fut portée au roi après avoir été signée par les quatre médecins que je viens de nommer, et par quatre chirurgiens, qui étoient MM. Félix, Gervois, Dutertre et moi.

«  Le jugement certain qu’on peut faire de la cause de cette mort est l’interception de la circulation du sang ; les poumons en étoient pleins, parce qu’il y étoit retenu, et il n’y en avoit point dans le cœur, parce qu’il n’y en pouvoit point entrer ; il falloit donc que ses mouvements cessassent, ne recevant point de sang pour les continuer ; c’est ce qui s’est fait aussi, et ce qui a causé une mort si subite. »