Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/Notes/07


VII. LE TELLIER ET SON FILS LOUVOIS.
Page 408.

Le maréchal de camp Saint-Hilaire, fils du général qui eut le bras emporté par le boulet qui tua Turenne, a laissé sur le règne de Louis XIV des Mémoires trop peu consultés. Ces Mémoires, qui ont été imprimés en quatre volumes, diffèrent du manuscrit conservé à la Bibliothèque impériale du Louvre. C’est d’après le manuscrit que je cite les deux portraits de Le Tellier et de son fils Louvois.

« M. Le Tellier, qui est mort chancelier de France, avoit un bon esprit, beaucoup de jugement et une grande expérience des affaires, ayant passé par tous les degrés. D’ailleurs, il alloit à ses fins avec beaucoup d’adresse et excelloit en patelinage par-dessus tous les autres. Il étoit doucereux comme le miel, et dans le fond, aussi malfaisant, dangereux et rancunier qu’un Italien. Jamais il ne se haussoit, ni ne se baissoit ; toujours le même visage, et le même air, aussi affable dans un temps que dans un autre. Ce n’est pas qu’il ne fût prompt et colère ; mais il savoit prendre son temps. Du reste, il paraissoit fort réglé dans ses mœurs et sa dépense, et la conduite qu’il a tenue lui a si bien réussi qu’il a fait une grosse maison, et s’est acquis des richesses immenses, que bien des gens ont attribuées à sa seule économie, qui tenoit beaucoup de l’avarice.

« Le caractère de M. de Louvois différoit en bien des choses de celui de son père. Son humeur, qui dominoit toujours en lui, étoit fière, brusque et hautaine, et sa férocité naturelle étoit toujours peinte sur son visage [1], et effrayoit ceux qui avoient affaire à lui. Il étoit sans ménagement pour qui que ce pût être, et traitoit toute la terre haut la main, et même les princes ; d’ailleurs avide, jaloux, rancunier et capable de tout sacrifier pour soutenir son autorité et ses intérêts. Il avoit peu d’étude et de connoissance des sciences et des arts ; dans le commencement de sa vie, il fut assez dissipé par les plaisirs ordinaires à la jeunesse vicieuse, et son esprit parut lourd et pesant. On a dit, à propos de cela, que M. Le Tellier, qui connoissoit parfaitement l’esprit du roi, eut l’adresse de l’engager à corriger la conduite de son fils, et à le former à ses manières, afin qu’il s’y attachât davantage et le retardât comme sa créature. Ses peines ne furent pas inutiles ; car, après les premières façons, l’esprit de ce jeune ministre s’ouvrit et parut excellent, et il devint si assidu, actif et laborieux, qu’il n’y eut jamais rien de tel. Le roi en fut si content qu’il eut tout crédit près de lui, et que rien ne s’y faisoit que par son moyen. À quoi j’ajouterai que le roi s’est piqué depuis, sur cet échantillon, de former ses autres ministres. »

  1. Ce sont presque les termes dont s’est servi Saint-Simon en parlant de Louvois : « c’était un homme altier, brutal, grossier dans toutes ses manières, comme sa figure le montrait bien, etc. »Voy. p. 408, note.