Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/15


CHAPITRE XV.


Extraction abrégée de Tallard. — Mariage de son fils avec une fille du prince de Rohan. — Fiançailles du duc de Tallard et de la fille du prince de Rohan dans le cabinet du roi, et la cause de cet honneur. — Signature du roi par lui déclarée de nul poids aux contrats de mariage hors sa famille. — Adresse, puis hardiesse des secrétaires d’État pour se décrasser de leur qualité essentielle de notaires publics et de secrétaires du roi. — Maréchal de Tallard signe partout au-dessus du prince de Rohan, et le duc de Tallard au-dessus de sa future. — Abus faux d’une galanterie du roi dont les Rohan tâchent d’abuser le monde. — Renonciations. — Réflexions sommaires. — Pairs conviés de la part du roi, chacun par le premier maître des cérémonies, de se trouver au parlement. — Embarras de M. le duc de Berry pour répondre au compliment du premier président ; comment levé. — Ducs de Berry et d’Orléans vont de Versailles au parlement. — Messe à la Sainte-Chapelle. — Marche de la Sainte-Chapelle à la grand’chambre. — Séance en bas. — Pairs séants et absents ; nombre de pairs et de pairies. — M. le duc de Berry demeure court. — Entre-deux de séance. — M. le duc de Berry et tous pairs en séance en haut. — Orgueilleuse lenteur des présidents à revenir en place, pour lesquels nul ne se lève. — Séance en haut. — Deux petites aventures risibles. — Levée de la séance et sortie. — Dîner au Palais-Royal. — Retour à Versailles. — Indiscret compliment de Mme de Montauban à M. le duc de Berry. — Désespoir et réflexions de M. le duc de Berry.


Le maréchal de Tallard avoit deux fils, dont l’aîné, qui promettoit, avoit, comme on l’a dit en son lieu, été tué à la bataille d’Hochstedt. Il ne lui en restoit plus qu’un qui avoit quitté le petit collet à la mort de son frère, et qui avoit un régiment d’infanterie, à l’établissement duquel son père n’avoit pu pourvoir pendant sa longue prison. Quoique d’assez bonne noblesse, elle n’étoit pas illustrée, et par conséquent peu connue. Point de grands fiefs, peu d’emplois et dans le plus médiocre, des mères comme eux au plus, excepté une Montchenu, une Beauffremont, une Gadagne, et tout cela en diverses branches et moderne ; la Tournon et la d’Albon toutes récentes. Le père du maréchal étoit puîné de la Tournon et fit sa branche. Il épousa, en 1646, Catherine de Bonne, fille d’Alexandre, seigneur d’Auriac et vicomte de Tallard, qui venoit d’un frère puîné du trisaïeul du connétable de Lesdiguières et de Marie de Neuville, fille du marquis d’Alincourt, gouverneur de Lyon, Lyonnois, etc., et de sa seconde femme Harlay-Sancy, sœur de père et de mère du premier maréchal de Villeroy, laquelle se remaria à Louis-Charles de Champlois, sieur de Courcelles, lieutenant d’artillerie, sous le nom duquel elle a tant fait parler d’elle, et est morte fort vieille en 1688. Par ce mariage il eut la terre de Tallard dont il porta le nom, et par le premier maréchal de Villeroy, frère de sa femme, il fut sénéchal de Lyon, et commanda dans le gouvernement du maréchal de Villeroy en son absence. De ce mariage est venu le maréchal de Tallard, qui étoit ainsi cousin germain du second maréchal de Villeroy, dont il tira toute sa protection toute sa vie. Il avoit donc grand besoin d’alliance ; et comme il étoit riche et grandement établi, surtout esclave de toute faveur, et aboyant toujours après elle, tout lui fut bon pour faire nager son fils, par conséquent lui-même, en toute sorte d’éclat. Celui des Rohan étoit lors en tout son brillant, et il crut, en s’amalgamant à eux, arriver au plus haut de la fortune.

Le prince de Rohan avoit un fils unique et trois filles, toutes trois belles. Ce fut où Tallard adressa ses vœux. Le maréchal de Villeroy étoit de tous les temps plus que l’ami intime de la duchesse de Ventadour. Son grand état, ses grands biens, la perspective de sa place dans le lointain, une grande amitié, l’unissoient avec grand poids aux Rohan. Il s’agissoit d’une de ses petites-filles. Tallard s’accommodoit de tout, pourvu qu’il en pût obtenir une ; par cette voie et à ces conditions cela lui fut bientôt accordé. Le prince de Rohan vouloit marier ses filles pour l’honneur et le crédit de leur alliance, réserver tout à son fils, substituer tout à son défaut et de ses fils, aux Guéméné, leur marier une de ses filles convenable en âge, et de donner gros à celle-là aux dépens des deux autres. Les biens, la dignité, le gouvernement de Tallard, qu’ils espérèrent faire tomber à son fils, un fils unique, l’esprit accort du père qu’ils comptoient mettre dans leur dépendance, toujours actif, occupé et plein de vues dont ils espéroient bien profiter, tout cela leur plut et le mariage fut bientôt conclu, et le maréchal se démit de son duché en faveur de son fils.

Le roi, lassé de faire dans son cabinet des fiançailles d’autres que des princes du sang, qui s’étoient hasardés quelquefois à lui en faire sentir l’indécence, ne put en refuser une encore plus marquée à la petite-fille de celle qu’il avoit tant aimée, et pour l’amour de laquelle il avoit princisé les Rohan. Cet honneur des fiançailles dans le cabinet du roi, qui est une des distinctions que les princes étrangers ont emblée, ne s’accorde régulièrement que lorsque l’époux et l’épouse sont l’un et l’autre de ce rang. Le roi passa outre en faveur de la fille du fils de Mme de Soubise, quoiqu’elle ne fût plus, mais dont la constante faveur porta sans cesse sur sa famille. Ainsi le mardi 14 mars, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi par l’évêque de Metz, premier aumônier, avec tout l’apparat possible, sur les six heures du soir ; le prince de Rohan prit pour soi, et pour sa fille, toutes les qualités de prince qu’il lui plut, que le maréchal de Tallard ne lui contesta pas dans le contrat de mariage, et il n’y eut point de difficulté pour la signature du roi, qui avoit déclaré depuis très-longtemps que sa signature aux contrats de mariage hors de sa famille, n’étoit que pour l’honneur, et qu’elle n’approuve, ne donne et ne confirme quoi que ce soit dans ces actes, et ne donne aucun poids à rien de ce qui s’y met.

C’est, pour le dire en passant, ce qu’ont saisi les secrétaires d’État pour décrasser leur existence. Elle étoit tout en leur qualité de notaires du roi. C’est par cette qualité que leur signature est devenue nécessaire à tous les actes que le roi signe et qui la rend valide par la force que lui donne l’attestation de la leur, que cette signature du roi est de lui-même, et n’est pas fausse et supposée, ce qui opère qu’elle ne vaudroit pas seule sans celle du secrétaire d’État. Deux secrétaires d’État signoient donc toujours tous les contrats de mariage que le roi signoit, en qualité de ses notaires, et ils sont si bien notaires, que, s’ils vouloient passer des actes entre particuliers comme font les notaires et les signer d’eux, il n’y seroit pas besoin d’autres notaires. Depuis que l’avilissement et la confusion a prévalu par maxime de gouvernement, que par là les secrétaires d’État ont commencé à devenir des métis, puis des singes, des fantômes, des espèces de gens de la cour et de condition, enfin admis et associés en toute parité aux gens de qualité, et que le roi a signé les contrats de mariage de quiconque a voulu lui en présenter, jusque des personnes les plus viles, les secrétaires d’État se sont abstenus d’y signer, et ont laissé la fonction aux notaires. Restoient ceux qui étoient signés en cérémonies aux fiançailles qui se faisoient dans le cabinet du roi, où les secrétaires d’État n’avoient osé secouer leur fonction de notaires.

Les qualités des parties prétendues dans les contrats ne firent point de difficulté tant que cet honneur des fiançailles dans le cabinet du roi fut réservé aux princes qui étoient de maison souveraine ou de celle de Longueville, dont la grandeur des services, des emplois et des alliances continuelles étoit parvenue à la même égalité, même avec des avantages sur les véritables princes des maisons de Lorraine et de Savoie. Mais lorsque les Bouillon, à force de félonies et d’épouvanter le cardinal Mazarin, furent devenus princes ; que les Rohan, à force de fronde, de troubles, de manéges et d’art, eurent commencé à pointer, et que la beauté de Mme de Soubise eut achevé ce que la faveur et les intrigues de la fameuse duchesse de Chevreuse et de la princesse de Guéméné, sa belle-sœur, avoient commencé, les titres pris dans les contrats de mariage de ces princes factices, que les véritables ne leur passoient point avec eux, firent difficulté et furent longtemps sans pouvoir être admis. D’autres particuliers, excités par la facilité de prétendre et d’entreprendre, se mirent à en hasarder aussi.

Ces discussions, quoique si faciles à trancher court, fatiguèrent le roi, qui ne vouloit ni les confirmer ni les admettre, mais à qui, dans l’esprit qu’il avoit pris, les prétentions et les confusions plaisoient. C’est ce qui produisit cette déclaration qu’il fit, que sa signature n’autorisoit et ne confirmoit rien dans les contrats de mariage hors de sa famille, et qu’elle n’étoit simplement que d’honneur ; de là peu à peu les secrétaires d’État lui représentèrent l’effet confirmatif de leur signature apposée aux actes qu’il signoit. Ils se gardèrent bien de lui expliquer qu’elle n’étoit confirmative que parce qu’elle attestoit que c’étoit celle du roi, et que, par conséquent, elle ne pouvoit pas opérer plus que celle du roi. Ils lui firent peur pour la confirmation et l’autorisation de titres qu’il ne vouloit ni donner ni passer, d’un acte qui les porteroit passé devant eux et signé du roi et d’eux, et par cette industrie ils lui firent trouver bon qu’ils se dispensassent désormais de passer et de signer aucun de ces contrats de mariage comme secrétaires d’État, même ceux des vrais princes, où il n’y auroit point de difficulté pour les titres, afin de ne point marquer de différence, et de les laisser tous aux notaires dans l’ordre ordinaire, excepté ceux de sa famille. C’est ainsi que les secrétaires d’État se sont peu à peu défaits de la crasse de leur origine, et sont parvenus où on les voit. Mais ce dépouillement ne leur a pas suffi encore : ils ne pouvoient signer le nom du roi dans tout ce que leurs bureaux expédient, que par la qualité de secrétaires du roi.

Ce reste de bourgeoisie, quoique moins fâcheux que le notariat, leur a déplu. Mais de pygmées ils étoient devenus géants, et s’étoient enfin débarbouillés de l’étude de notaires ; c’en étoit assez pour un règne, quelque prodigieux qu’il eût été. Ils en attendirent un autre : tout y fut pour eux à souhait. Un roi qui ne pouvoit ni voir ni savoir, un homme de leur espèce, maître absolu et sans contradiction du roi et de l’État, et qui souffloit et protégeoit la confusion par son intérêt propre, qui monta au comble avec l’anéantissement de tout ; un chancelier à qui les exils n’avoient laissé que la terreur et une flexibilité de girouette, la conjoncture ne pouvoit pas être plus favorable pour secouer leur état essentiel de secrétaires du roi, sans que ceux-là osassent branler, ni le chancelier, leur protecteur né, ouvrir la bouche. Ils se dressèrent donc à eux-mêmes des lettres qui les autorisèrent à signer le nom du roi sans être secrétaires du roi, les présentèrent hardiment au sceau, et le chancelier les scella sans oser dire une seule parole. Dès que cela fut fait, ils vendirent leurs charges de secrétaires du roi, et ceux qui sont parvenus depuis aux charges de secrétaires d’État, et qui n’en avoient point de secrétaires du roi, se sont bien gardés d’en prendre, quoique cela fût indispensable auparavant. De cette façon, ceux qui n’étoient rien sont enfin devenus tout, jusqu’à dépouiller leur origine essentielle qui leur faisoit honte, et comme les bassins de la balance, ceux qui étoient tout et d’origine et d’essence sont tombés au néant.

Pour revenir aux fiançailles, le roi, toujours galant et touché des figures aimables, plus encore du tendre souvenir de la grand’mère de la fiancée, dit au duc de Tallard qu’il le croyoit trop galant pour signer le premier et fit signer sa future ; mais il lui marqua lui-même l’endroit pour y signer, mettant le bout du doigt sur le papier, puis fit signer le duc de Tallard au-dessus d’elle, dont il lui avoit fait laisser la place. Le maréchal de Tallard alla signer immédiatement ensuite, et aussitôt après lui le prince de Rohan. Ce détail, ils n’en parlèrent pas. Ils espérèrent apparemment que la nombreuse assistance ou l’oublieroit ou pourroit ne l’avoir pas remarqué, et débitèrent la galanterie du roi comme un avantage de princerie qu’il avoit décidé pour eux. Ils firent courir partout ce mensonge qui persuada les provinces et ceux qui sont ignorants de ces sortes de choses. Les autres se moquèrent d’eux, et les Tallard, contents de la réalité et d’en avoir la preuve par le contrat de mariage même, où l’ordre des signatures démentoit la fausse vanterie, et les articles aussi où le maréchal de Tallard avoit encore signé devant le prince de Rohan, et le registre encore du curé, ne firent semblant de rien. À minuit le mariage fut célébré par le cardinal de Rohan dans la chapelle, où le roi ni aucun prince ni princesse n’allèrent. Le curé de Versailles dit la messe. Il y avoit force conviés partagés à souper en quatre lieux différents, qui furent chez Mme de Ventadour où furent les mariés, chez le maréchal de Tallard, chez le prince de Rohan et chez le cardinal de Rohan. Le lendemain elle reçut, sur le lit de la duchesse de Ventadour, les visites de toute la cour et celles que les duchesses ont accoutumé de recevoir des personnes royales.

L’affaire des renonciations étoit mûre. La paix étoit arrêtée. Le roi étoit pressé de la voir signée par son plus instant intérêt ; et la cour d’Angleterre, à qui nous la devions toute, n’en avoit pas moins de consommer ce grand ouvrage, pour jouir, avec la gloire de l’avoir imposée à toutes les puissances, du repos domestique qu’agitoit sans cesse le parti qui lui étoit opposé, et qui, excité par les ennemis de la paix du dehors, ne pouvoit cesser de donner de l’inquiétude au ministère de la reine, tant que par le délai de la signature, les vaines espérances de la troubler et de l’empêcher, subsisteroient dans les esprits. Le roi d’Espagne avoit satisfoit sur ce grand point des renonciations avec toute la solidité et la solennité qui se pouvoient désirer des lois, coutumes et usages d’Espagne : il n’y avoit plus que la France à l’imiter.

On a dit sur cette matière tout ce dont à peu près elle se trouve susceptible, et la matière est encore plus éclaircie parmi les Pièces [1]. Ce seroit donc répéter inutilement que vouloir représenter de nouveau ce que peuvent être des renonciations à la couronne de France d’un prince et d’une branche aînée en faveur de ses cadets, contre l’ordre constant, et jamais interrompu depuis Hugues Capet, sans que la France l’accepte par une loi nouvelle dérogeant à celle de tous les siècles et par une loi revêtue des formes et de la liberté qui puissent lui acquérir la force et la solidité nécessaire à un acte si important ; et la renonciation à leur droit à la couronne d’Espagne, uniquement fondée sur celle au droit à la France et sur l’accession plus prochaine par le retranchement de toute une branche en faveur de deux princes et de la leur, et des autres des princes du sang après, suivant leur aînesse, qui soumis au roi le plus absolu et le plus jaloux de l’être qui ait jamais régné, grand-père de l’un, oncle et beau-père de l’autre, grand-père encore d’une autre façon des deux princes du sang, sont forcés d’assister avec les pairs à la lecture et à l’enregistrement de ces actes, sans, qu’avec leur lecture, on ait auparavant exposé, moins encore traité la matière, ni après, que personne ait été interpellé d’opiner, ni que, si on l’avoit été, personne eût osé dire un seul mot que de simple approbation. C’est néanmoins tout ce qui fut fait, comme on le va voir, pour opérer ce grand acte destiné à régler, d’une manière jusqu’alors inouïe en France, un ordre nouveau d’y succéder à la couronne, d’en consolider un autre guère moins étrange de succéder à la monarchie d’Espagne, et assurer par là le repos à toute l’Europe, qui ne l’avoit pu trouver à l’égard de l’Espagne seule dans la solennité des renonciations du traité des Pyrénées et des contrats de mariage de Louis XIII et de Louis XIV, tous enregistrés au parlement, et le traité des Pyrénées et le contrat de mariage de Louis XIV avec ses plus expresses renonciations, faits et signés aux frontières par les deux premiers ministres de France et d’Espagne en personne, et jurés solennellement par les deux rois en présence l’un de l’autre, au milieu des deux cours.

On ne sent que trop l’extrême différence de ce qui se passa alors avec ce qui vient d’être présenté et qui va être raconté, et si lors de la paix des Pyrénées et du mariage du roi, il ne s’agissoit pas d’intervertir l’ordre de la succession à la couronne de France, et d’y en établir une dont tous les siècles n’avoient jamais ouï parler.

Ce culte suprême dont le roi étoit si jaloux pour son autorité, parce que son établissement solide avoit été le soin le plus cher et le plus suivi de toute sa longue vie, ne put donc recevoir la moindre atteinte, ni par la nouveauté du fait, ni par l’excès de son importance pour le dedans, pour le dehors, pour sa propre maison, ni par la considération de sa plus intime famille, ni par celle que cette idole à qui il sacrifioit tout alloit bientôt lui échapper à son âge, et le laisser paroître nu devant Dieu comme le dernier de ses sujets. Tout ce qu’on put obtenir pour rendre la chose plus solennelle fut l’assistance des pairs. Encore sa délicatesse fut-elle si grande, qu’il se vouloit contenter de dire en général qu’il désiroit que les pairs se trouvassent au parlement pour les renonciations. Je le sus quatre jours auparavant. Je parlai à plusieurs, et je dis à M. le duc d’Orléans que, si le roi se contentoit de s’expliquer de la sorte, il pouvoit compter qu’aucun pair n’irait au parlement, et que c’étoit à lui à voir ce qui lui convenoit là-dessus pour tirer d’une méchante paye ce qu’il seroit possible ; mais que, si les pairs n’étoient pas invités de sa part, chacun par le grand maître des cérémonies, ainsi qu’il s’est trouvé pratiqué, pas un seul ne se trouveroit au parlement. Cet avis ferme, et qui eût été suivi de l’effet, comme on a vu qu’il étoit arrivé sur le service de Monseigneur à Saint-Denis, réussit. M. le duc d’Orléans et M. le duc de Berry en parlèrent au roi, et insistèrent, de manière que Dreux alla lui-même chez tous les pairs qui logeoient au château à Versailles, et à ceux qu’il ne trouva point leur laissa le billet qui se trouvera dans les Pièces, portant que M. le duc tel est averti de la part du roi qu’il se traitera tel jour au parlement de matières très-importantes, auxquelles Sa Majesté désire qu’il assiste. Signé, Dreux, et daté. À ceux qui, étoient à Paris, il se contenta de leur envoyer le billet ; pour les princes du sang et légitimés, il fallut qu’il les trouvât, ainsi ils n’eurent point de billet. Les Anglois enfin n’ayant pu obtenir mieux, et pressés au dernier point, comme on l’a dit, de finir, voulurent bien se persuader que c’étoit tout ce qui se pouvoit faire. Voici donc enfin ce qui se fit.

La séance devoit commencer par un compliment du premier président de Mesmes à M. le duc de Berry, qui devoit lui répondre. Il en fut fort en peine. Mme de Saint-Simon à qui il s’en ouvrit, trouva moyen par un subalterne d’avoir le discours du premier président, et le donna à M. le duc de Berry pour y régler sa réponse. Cet ouvrage lui sembla trop fort : il l’avoua à Mme de Saint-Simon, et qu’il ne savoit comment faire. Elle lui proposa de m’en charger, et il fut ravi de l’expédient. Je fis donc une réponse d’une page et demie de papier à lettre commun et d’écriture ordinaire. M. le duc de Berry la trouva fort bien, mais trop longue pour l’apprendre ; je l’abrégeai ; il la voulut encore plus courte, tellement qu’elle n’avoit au plus que les trois quarts d’une page. Le voilà donc à l’apprendre par cœur ; il en vint à bout, et la récita dans son cabinet seul à Mme de Saint-Simon la veille de la séance, qui l’encouragea du mieux qu’elle put.

Le mercredi 15 mars, je me rendis à six heures du matin chez M. le duc de Berry en habit de parlement, et peu après M. le duc d’Orléans y vint aussi en même équipage avec une grande suite. Vers six heures et demie ces deux princes montèrent dans le carrosse de M. le duc de Berry ; le duc de Saint-Aignan et moi nous mîmes au devant. Il étoit aussi en habit de parlement, et il étoit premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry ; à la portière, de son côté, son capitaine des gardes avec le bâton ; à l’autre, le premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans. Plusieurs carrosses des deux princes suivirent remplis de leur suite, et force gardes de M. le duc de Berry avec leurs officiers autour de son carrosse. Il fut fort silencieux en chemin. J’étois vis-à-vis de lui, et il me parut fort occupé de tout ce qu’il alloit trouver et dire. M. le duc d’Orléans, au contraire, fut fort gai, et fit des contes de sa jeunesse et de ses courses nocturnes à pied dans Paris qui lui en avoient appris les rues, auxquels M. le duc de Berry ne prit aucune part. On arriva assez légèrement à la porte de la Conférence, c’est-à-dire, aujourd’hui qu’elle est abattue, au bout de la terrasse et du quai du jardin des Tuileries.

On trouva là les trompettes et les timbales des gardes de M. le duc de Berry qui firent grand bruit tout le reste de la marche, qui ne fut plus qu’au pas jusqu’au palais, où on alla droit à l’escalier de la Sainte-Chapelle, à l’entrée de laquelle l’abbé de Champigny, trésorier, les reçut comme ils ont accoutumé de recevoir les fils de France. L’appui des deux stalles du chœur les plus proches de l’autel, du côté de l’épître, étoit couvert d’un drap de pied avec des carreaux où les deux princes se placèrent. Je laissai la troisième stalle vide, et je retirai le carreau qu’on y avoit mis à la quatrième. M. de Saint-Aignan se mit sur le sien à la cinquième. Il n’y eut point d’autres carreaux, et personne que nous ne monta dans les hautes stalles, d’un côté ni d’autre. Les officiers principaux des deux princes se mirent dans les stalles basses des deux côtés vers l’autel, laissant vides les deux stalles qui étoient au-dessous de celles où étoient les deux princes. La Sainte-Chapelle étoit assez remplie de monde, parmi lequel il y avoit des gens de qualité venus pour les accompagner, mais non dans leurs carrosses, de Versailles, où il n’y eut que leur suite.

La messe basse étant finie au grand autel, on sortit de la chapelle, à la porte de laquelle se trouvèrent deux présidents à mortier et deux conseillers de la grand’chambre députés du parlement pour venir recevoir M. le duc de Berry. Le court compliment reçu et rendu, on se mit en marche, les deux présidents aux deux côtés de M. le duc de Berry, derrière lequel étoit le capitaine de ses gardes avec le bâton. Il étoit précédé de M. le duc d’Orléans entre les deux conseillers ; je marchois immédiatement seul devant ce prince, et le duc de Saint-Aignan seul aussi immédiatement devant moi. Les officiers principaux des deux princes et beaucoup de gens de qualité marchoient confusément devant et derrière, et les gardes de M. le duc de Berry, le mousquet sur l’épaule avec leurs officiers, côtoyoient la marche des deux côtés et avoient grand’peine à faire faire place.

La foule du peuple, depuis la Sainte-Chapelle jusqu’à la grand’chambre, étoit telle, qu’une épingle ne seroit pas tombée à terre, et des gens grimpés de tous les côtés où ils purent. La séance étoit entière lorsque M. le duc de Berry y arriva, c’est-à-dire les princes du sang et légitimés, tous les autres pairs, tout le parlement. Tournelle, enquêtes et requêtes étoient en place avec la grand’chambre, les conseillers d’honneur, les honoraires et quatre anciens maîtres des requêtes ; toute la séance étoit en bas, et en haut et derrière la séance sur des bancs fleurdelisés pour tout ce qui avoit séance, mais qui ne pouvoit tenir dans le carré ordinaire, où il n’y eut presque de place que pour les pairs. On étoit en bas parce que ce qu’on alloit faire étoit supposé à huis clos, mais toute la grand’chambre étoit pleine en confusion de toutes sortes de personnes debout en foule. On fit asseoir sur les derniers bancs de derrière tout ce qu’on put de gens de la cour et de personnes de qualité. Les deux princes, suivis des deux présidents à mortier, traversèrent le parquet pour aller prendre leurs places ; le duc de Saint-Aignan et moi prîmes les nôtres, et entrâmes en séance immédiatement avant eux ; les deux conseillers, qui à l’entrée de la séance étoient demeurés en arrière, gagnèrent les leurs comme ils purent. Toute la séance se leva et se découvrit à l’approche des princes dès l’entrée de la séance, avant que nous y entrassions, et ne se rassit et se couvrit que lorsqu’ils s’assirent et se couvrirent. Le duc de Shrewsbury, accompagné de l’introducteur des ambassadeurs et de quelques Anglois de sa suite, étoit en haut dans la lanterne, du côté de la cheminée, qu’on avoit préparée pour lui, comme témoin nécessaire de cet acte de la part de l’Angleterre. Je marquerai ici les pairs qui étoient en séance, et à côté ceux qui ne s’y trouvèrent pas, parmi lesquels la plupart n’avoient pas l’âge porté par l’édit de 1711 pour être reçus au parlement. On verra ainsi tout ce qui existoit alors de ducs et pairs en France.


PAIRS EN SÉANCE.

M. le duc de Berry.

M. le duc d’Orléans.

MM. les

Duc de Bourbon.

Prince de Conti.

Duc du Maine.

Comte de Toulouse..

Archevêque-duc de Reims, Mailly, depuis cardinal.

PAIRS ABSENTS,

MM. les

Cardinal de Janson évêquecomte de Beauvais.

Il se mouroit, et de plus, les cardinaux-pairs ne vont point au parlement, parce qu’ils n’y seyent qu’au rang de leur pairie.

Duc d’Uzès, étoit en Languedoc.

346 PAIRS SÉANTS ET ABSENTS. [itldl

PAIRS EN SÉANCE.

MM. les

Évéque-duc de Laon, ClermontChattes.

Êvéque-duc de Langres, Clermont-Tonnerre.

Évèque-comte deChâlpns, Noailles.ñ ̃̃̃̃̃̃̃ Évêque-comte de Noyon Château neuf-Boehebonne.

Duc de La Trémoille.: Duo de Sully.

Duc de Richelieu.

Duc de Saint-Simon.

Duo de La Force,

Duc de Rohan-Ghabot Duc d’Estrées.

Duc de La Meilleraye et Mazarin A. Duc de Tilleroy.

C. Duc de Saint-Àignan.

Duo de Fois. r-"––

Duc de Tresmes.

Ducde Coislin, évêque de Metz. D. Duc de Gharoat.

Duc de Vfflars maréchal de France.

Duc de Berwick. maréchal de France. Duc d’Antin.

Duc de Chauines. 1 I

(

I

I

PAIRS ABSENTS.

MM. les

Duc d’Elbœuf.

Dua de Ventadour.

Tous deux n’iivoient jamais

voulu prendre la peine de se faire recevoir au paiement.

Duc de Alontbazou malade.

Duc de Lu y nés.

Duc de Dr issue.

Duc de Froiiiac.

Tous trois n’avoient pas l’âge

d’être reçus.

Duc (JeLaRochefoucauld. aveugle. Duc de Valentinois, à Monaco. Duc de Bouillon malade.

Duc d’Albret, non reçu.

Duc de I, Ti(?mÎJOi : i-g, en son «ouycrnement du Normandie.

A. Duc de Villeroy, maréchal de France, démis.

B. Duc de Grammont.

B. Duc de Guiche.

Démis l’un et l’autre.

B. Duc de Louvigny, non reçu. Duo de Mortemart non reçu. C. Duc de Beauvilliers, démis. Duc de Noailles, ea quartier de capitaine des gardes.

Duc d’Aumont, ambassadeur en Angleterre.

D. Duc de Béthune, démis.

Cardinal de Noailles, archevêque de Paris. ̃’̃ ̃ ̃̃ v : ’̃

Ducde Boufflers, non reç«.

Duc d’Harcourt maréchal de France, était chez 1er incommodé en Normandie.

1. Les lettres marquent les pères [dénlîs|et § s ffls qui ont les démissions.: {Wote de Saint-S-iimn.) La séance étoit ainsi d’un fils de France, d’un petit-fils de France, de deux princes du sang, de deux bâtards, de cinq pairs ecclésiastiques et de dix-huit pairs laïques : les absents étoient deux princes du sang enfants, deux pairs ecclésiastiques cardinaux, dix pairs absents ou malades, neuf non reçus, la plupart trop jeunes, et six qui, ayant donné leur démission à leur fils ou frère, n’entroient plus au parlement. Cela faisoit alors sept pairies ecclésiastiques, et sept archevêques ou évêques-pairs, trente-sept duchés-pairies laïques, et par les démissions quarante-deux ducs et pairs, sans compter les bâtards. Ils étoient donc vingt-cinq absents par diverses causes, et M. le duc de Berry compris, nous étions vingt-neuf en séance. Elle auroit bien valu la peine que le chancelier fût venu la tenir : il n’aimoit pas les cérémonies ; il n’étoit jamais venu au parlement depuis qu’il étoit chancelier : ce qui se devoit passer sembloit peu dans les règles. Le roi, qui n’avoit consenti qu’à peine à tout ce qui passoit la solennité d’un enregistrement ordinaire, ne lui proposa point d’y aller, et lui étoit encore plus éloigné de se le faire dire, et d’avoir envie de s’y trouver.

M. le duc de Berry en place, on eut assez de peine à faire faire silence. Sitôt qu’on put s’entendre, le premier président fit son compliment à M. le duc de Berry. Lorsqu’il fut achevé, ce fut à ce prince à répondre. Il ôta à demi son chapeau, le remit tout de suite, regarda le premier président, et dit : « Monsieur… » Après un moment de pause, il répéta : « Monsieur… » II regarda la compagnie, et puis dit encore : « Monsieur… » Il se tourna à M. le duc d’Orléans, plus rouges tous deux que le feu, puis au premier président, et finalement demeura court sans qu’autre chose que « Monsieur » lui pût sortir de la bouche. J’étois vis-à-vis du quatrième président à mortier, et je voyois en plein le désarroi de ce prince : j’en suais, mais il n’y avoit plus de remède. Il se tourna encore à M. le duc d’Orléans qui baissoit la tête. Tous deux étoient éperdus. Enfin, le président, voyant qu’il n’y avoit plus de ressource, finit cette cruelle scène en ôtant son bonnet à M. le duc de Berry, et s’inclinant fort bas comme si la réponse étoit finie, et tout de suite dit aux gens du roi de parler. On peut juger quel fut l’embarras de tout ce qui étoit là de la cour, et la surprise de toute la magistrature. Les gens du roi exposèrent donc de quoi il s’agissoit, et en firent après une longue pièce d’éloquence : c’étoit de retirer des registres du parlement des lettres patentes qui conservoient le droit à la couronne de France au roi d’Espagne et à sa branche, quoique absents et non regnicoles, quand il s’en alla en Espagne, et de faire la lecture de sa renonciation pour lui et pour toute sa branche à la couronne de France, et celles de M. le duc de Berry et de M. le duc d’Orléans à la couronne d’Espagne, pour eux et pour leur postérité, et d’enregistrer toutes ces trois renonciations. Le premier président expliqua les intentions du roi. L’avocat Joly de Fleury porta la parole et fit la réquisition ; les conclusions du procureur général furent lues ; on opina du bonnet : tout cela fut fort long.

L’arrêt d’enregistrement prononcé, les présidents se levèrent avec toute la magistrature ; ils firent une révérence profonde à M. le duc de Berry, qui se découvrit sans se lever ; les présidents s’en allèrent à la buvette, et toute la magistrature les y suivit. M. le duc d’Orléans ne se leva point du tout non plus, ni au salut, ni lorsqu’ils se retirèrent. Sur cet exemple, les deux princes du sang et les deux bâtards, qui se lèvent toujours pour les présidents à mortier, parce qu’ils se lèvent pour eux, ne se levèrent point du tout ; et les pairs, qui jamais ne se lèvent pour les présidents à mortier ni pour le premier président, parce qu’ils ne se lèvent pas pour eux, demeurèrent pareillement assis. On se tint donc en place pendant que la robe vidoit tous ses bancs, puis chacun s’approcha des princes et les uns des autres, et les personnes de qualité et de la cour quittèrent leurs places, et entrèrent dans le parquet, où les princes et tout le monde étoient debout, pêle-mêle, à causer les uns avec les autres. Au bout d’un quart d’heure, M. le duc d’Orléans me fit appeler parmi tout ce monde, et me demanda s’il ne falloit pas se mettre en place avant l’arrivée des présidents et de la magistrature. Je lui dis que cela se pouvoit, mais qu’il suffisoit aussi d’être avertis à temps pour se placer un instant auparavant, ou même arriver tous en place en même temps qu’eux. Il jugea qu’ils alloient revenir, parce qu’il ne s’agissoit que de prendre leurs grandes robes rouges, avec leurs épitoges, et leur mortier à la main, et qu’ils ne voudroient pas faire attendre M. le duc de Berry. Ainsi il me dit de faire avertir les pairs que M. le duc de Berry et lui alloient monter aux hauts siéges, et s’y mettre en place. Cela s’exécuta un moment après, et le parquet se vida. Chacun alla rechercher à s’asseoir en lieu de voir et d’entendre. Les gens du parlement avoient cependant redoublé un banc aux hauts siéges, à droite, couvert d’un tapis fleurdelisé, pour les pairs qui ne pourroient avoir place sur le banc fixe ordinaire, adossé à la muraille, moyennant quoi il y eut place pour tous.

Je ne sais ce qui se passa entre les princes après qu’ils furent en place, car, bien que je fusse sur le banc adossé à la muraille, j’étois loin d’eux et le quinzième, parce que les pairs ecclésiastiques, qui joignent le coin du roi aux hauts siéges, à gauche, aux lits de justice, se mettent à droite quand ce n’est que parlement comme ce jour-là. Peu de temps après que nous fûmes tous en séance, attendant le parlement à revenir, je m’entendis appeler de main en main par les pairs d’au-dessus de moi, qui me dirent d’aller parler à M. le duc de Berry et à M. le duc d’Orléans, qui me demandoient. Je ne sais si M. le Duc, qui s’étoit peut-être trouvé embarrassé de se lever à son ordinaire, ou de ne se point lever, à l’exemple des deux premiers princes, à la sortie des présidents, ne les avoit point tentés de se lever à leur rentrée. J’allai donc les trouver joignant le coin du roi, et comme il n’y avoit personne que nous en place, ni eux, ni les pairs, devant qui je passai et repassai, ne se levèrent point ; car autrement, lorsqu’on est en véritable séance, les fils de France, princes du sang et autres pairs, se lèvent tout debout pour un pair qui arrive, et ne se rassoient qu’en même temps que lui. M. le duc d’Orléans me mit donc debout entre lui et M. le duc de Berry, assis et tourné à eux, et là ils me demandèrent s’ils se lèveroient lorsque le premier président, suivi des autres, rentreroit par la lanterne de la buvette, et couleroit le long de leur banc jusque près d’eux. Je leur dis que non ; qu’ils devoient demeurer découverts, pour l’être lorsque les présidents paroîtroient ; les laisser arriver tons à leurs places, et leur rendre une légère inclination de corps, sans bouger d’ailleurs, lorsque, avant de s’asseoir, ils leur feroient la révérence, et cette inclination unique pour tous, en passant leurs yeux sur eux le long de leur banc. Ils s’en tinrent là sans ajouter rien davantage. M. le Duc, qui en entendit quelque chose, m’arrêta comme je passois devant lui pour me retirer à ma place, et me demanda s’il se lèveroit. Je souris, et je lui dis que j’ignorois ce qu’il vouloit bien accorder à ces messieurs-là ; mais que M. le duc de Berry ni M. le duc d’Orléans ne se lèveroient, ni n’en feroient pas le moindre semblant, parce qu’ils ne le devoient pas, ni les pairs ne s’en remueroient pas, et je regagnai ma place.

La morgue présidentale n’avoit garde de manquer une si belle occasion de s’exercer sur des fils de France. Ils prolongèrent leur toilette plus de trois gros quarts d’heure, et ils excitèrent les murmures tout haut, que nous entendions de nos places. Enfin ils arrivèrent, et je remarquai que la rougeur monta bien forte au visage du premier président, et des deux ou trois premiers qui le suivoient, lorsqu’ils virent M. le duc de Berry et M. le duc d’Orléans ne branler pas à leur arrivée, les deux princes du sang et les deux bâtards ne remuer pas davantage, et qu’ils n’eurent de tous, ainsi que des pairs, qu’ils saluèrent aussi tournés vers eux, et regardant le long de leurs bancs, que la légère inclination que j’avois proposée. En même temps, les siéges bas et les bancs fleurdelisés qu’on avoit ajoutés derrière se garnirent de toute la magistrature. Elle fut quelque temps à se placer, et les huissiers après à faire faire silence.

Comme c’étoit jouer à la Madame en haut, comme on avoit fait en bas, ou, en présence de tout ce que la grand’chambre avoit pu contenir de spectateurs, on avoit fait semblant d’être seuls à huis clos, et comme s’il ne s’agissoit, en cette nouvelle séance, que de la promulgation de ce qui s’étoit fait en la précédente, le premier président cria qu’on ouvrît les portes et qu’on fit entrer. C’étoit pour la forme ; elles n’avoient pas été fermées un moment de toute cette longue matinée, et tout étoit tellement rempli qu’il n’y put entrer personne au delà de ce qui y étoit et y avoit toujours été. Quand ce premier vacarme des huissiers fut passé, qu’ils eurent après crié silence, et que le bruit fut un peu apaisé, on recommença à lire et à débiter, mais en autres termes, pour varier l’éloquence des gens du roi, les mêmes choses qui s’étoient lues et plaidées en la séance d’en bas, en sorte que la longueur en fut excessive.

Les choses les plus sérieuses, quelquefois même les plus tristes, sont assez souvent mêlées d’aventures plaisantes, dont le contraste surprend le rire des plus graves. Je ne puis m’empêcher d’en rapporter deux dont je fus le témoin bien près en cette cérémonie, et fort en peine de ce qui m’en arriveroit à la première. Mon rang à la séance des bas siéges me plaça entre les ducs de Richelieu et de La Force. Il y avoit déjà assez longtemps qu’ils étoient en séance en attendant M. le duc de Berry. Peu après son arrivée, je sentis frétiller le bonhomme Richelieu, qui bientôt après me demanda si cela seroit long. Je lui dis que je le croyois, par les lectures et par la parade de discours des gens du roi. Le voilà à grommeler et à trouver cela fort mauvais. Il ne fut pas longtemps en repos sans en revenir aux questions et aux frétillages, et à me dire enfin qu’il se mouroit d’envie d’aller à la garde-robe, et qu’il falloit donc qu’il sortît. Je lui représentai l’indécence de sortir d’une séance où il étoit vu de tout ce qui y étoit depuis les pieds jusqu’à la tête, et où il n’y avoit devant lui que le vide du carré du parquet de la séance. Cela ne le contenta point, et j’eus bientôt une nouvelle recharge. Je connoissois l’homme par expérience, que, pour sa rareté, je n’ai pas omise ci-dessus (t. I, p. 162). Je savois qu’il prenoit presque tous les soirs de la casse, souvent un lavement le matin, avec lequel il sortoit, et le promenoit trois ou quatre heures, et le rendoit chez qui il se trouvoit. La frayeur me saisit pour ses chausses, et par conséquent pour mon nez. Je me mis donc à regarder comment je pourrois me défaire d’un si dangereux voisin, et je vis avec douleur que la chose étoit impossible, par l’excès de l’entassement de la foule. Pour le faire court, les bouffées de sortir, les menaces de ne pouvoir plus se retenir continuèrent toute la séance, et redoublèrent tellement sur la fin, que je me crus perdu plus d’une fois. Lorsqu’elle finit, je priai l’abbé Robert, conseiller-clerc de la grand’chambre, qui se trouva assis précisément derrière nous, et qui avoit entendu tout ce colloque, de tâcher à faire sortir M. de Richelieu. On y eut toutes les peines du monde, à force de soins de l’abbé Robert et d’huissiers qu’il appela à son secours. Il ne revint point pour la séance des hauts siéges.

La scène qui m’y amusa n’eut rien de menaçant. M. de Metz s’y trouva placé le dos à mes genoux sur ce banc redoublé dans la largeur en long des hauts siéges, au bas de la banquette qui règne au bas du banc fixe ordinaire qui est adossé à la muraille, sur lequel j’étois. Bientôt après qu’on eut commencé, voilà M. de Metz à s’impatienter, à gloser sur l’inutilité de ce qui se débitoit, à demander si ces gens-là avoient résolu de nous faire coucher au palais, à frétiller, et finalement à dire qu’il crevoit d’envie de pisser. Il étoit plaisant, même avec un naturel comique qui perçoit jusque dans les choses les plus sérieuses. Je lui proposai de pisser devant lui sur les oreilles des conseillers qui se trouvoient au-dessous de lui aux bas siéges. Il secouoit la tête, parloit tout haut, apostrophoit l’avocat général entre ses dents, et se trémoussoit de manière que les ducs de Tresmes et de Charost, entre qui il étoit, lui disoient à tous moments de se tenir, comme ils auroient fait à un enfant, et que nous mourions de rire. Il vouloit sortir tout de bon, il voyoit la chose impossible, il juroit qu’on ne le rattraperoit jamais à pareille fête ; quelquefois il protestoit qu’il alloit se soulager aux dépens de lui et de qui il appartiendroit ; enfin il nous divertit toute la séance. Je ne vis jamais homme si aise que lui quand elle finit.

Il étoit fort tard quand tout fut achevé. La séance se leva ; les princes descendirent par le petit degré du coin du roi. Les deux présidents et les deux conseillers qui avoient reçu M. le duc de Berry à la Sainte-Chapelle se trouvèrent dans le débouché du parquet, marchèrent comme ils avoient fait en venant, et le conduisirent au même degré de la Sainte-Chapelle. Pendant que les princes descendoient des siéges hauts par ce petit degré du coin du roi, les pairs et les présidents qui étoient debout se saluèrent, et reployèrent en même temps chacun le long du banc où il étoit assis, les plus anciens les premiers ; les présidents sortirent par la lanterne de la buvette, les pairs par celle de la cheminée, comme on étoit entré, et les pairs sortirent ensemble, deux à deux, précédés d’un huissier à l’ordinaire. M. de Saint-Aignan et moi les quittâmes au sortir de la grand’chambre, pour rejoindre M. le duc de Berry et M. le duc d’Orléans, et monter en carrosse avec eux. Ils allèrent droit au Palais-Royal, au pas, avec la même pompe qu’ils étoient arrivés au palais. La conversation en chemin fut fort sobre ; M. le duc de Berry paraissoit consterné, embarrassé, mais aussi dépité. En arrivant au Palais-Royal, ils reprirent tous deux leur habit ordinaire, et M. de Saint-Aignan et moi les nôtres.

M. le duc d’Orléans avoit convié entre les deux séances beaucoup de pairs et de gens de qualité à dîner au Palais-Royal avec M. le duc de Berry. Il m’avoit chargé aussi de prier des pairs et ceux des personnes de qualité qu’il me nomma que je trouverois sous ma main entre les deux séances, qu’il ne trouveroit peut-être pas sous la sienne, et ses principaux officiers d’en prier beaucoup de sa part, ce qui leur étoit plus aisé, parce qu’ils étoient répandus avec eux hors la séance. On pirouetta quelque peu de temps dans ce grand appartement du Palais-Royal que M. le duc d’Orléans avoit magnifiquement accommodé et augmenté, jusqu’à ce que les conviés pussent être arrivés du palais. On servit une table de prodigieuse grandeur, qui fut également splendide et délicate, sans aucun plat gras. M. le duc de Berry se mit au milieu dans un fauteuil, reçut la serviette que lui présenta M. le duc d’Orléans, et eut seul une soucoupe pour boire et une serviette sous son couvert, mais point de cadenas [2]. M. le duc d’Orléans se mit sans intervalle à sa droite, sur un siége tout pareil à ceux de toute la compagnie, MM. de Reims et de Laon se mirent auprès d’eux à droite et à gauche, et les autres ducs ensuite. M. de Poix se mit vis-à-vis d’eux au milieu. Leurs principaux officiers étoient à table et beaucoup des gens de qualité. Ceux de M. le duc d’Orléans s’y dispersèrent pour en faire les honneurs ; M. le duc d’Orléans les fit aussi lui-même avec beaucoup de grâce et de liberté, mais avec dignité et mesure. On y fut longtemps, parce que le repas fut grand et bon, et que chacun mouroit de faim. La multitude des voyeurs, le nombre de ceux qui étoient à table, ni la quantité des plats et des services, n’empêchèrent pas la promptitude de les relever quand il étoit temps avec tout l’ordre possible, et que chacun ne fût servi comme à une table de cinq ou six couverts. L’extrême sérieux de M. le duc de Berry, et son silence devant et pendant le repas, en ôta la gaieté. Chacun causoit avec ses voisins, et la faim et la bonne chère empêchèrent qu’on ne s’ennuyât. Avant, pendant et après, M. le duc d’Orléans fut d’une politesse infinie et très-attentif pour tout le monde. Les deux princes du sang et les deux légitimés qui s’étoient trouvés au parlement ne furent point invités au Palais-Royal, ni l’ambassadeur d’Angleterre.

Les deux princes partirent bientôt après qu’ils furent sortis de table, et furent au pas jusqu’à la porte Saint-Honoré, avec la pompe qu’ils étoient entrés le matin dans Paris. Ils parurent l’un et l’autre fort scandalisés de plusieurs choses qu’ils avoient remarquées au parlement, les unes à l’égard des pairs seulement, les autres qu’ils avoient partagées avec eux. Je les supprime ici, parce qu’il y aura lieu d’en parler dans la suite. Du reste, M. le duc de Berry, qui ne se rasséréna point pendant tout le chemin, tint le carrosse dans le sérieux et la réserve. Ils mirent pied à terre à Versailles, dans la cour des Princes, apparemment parce que les gardes de M. le duc de Berry ne l’auroient pu suivre dans la grande cour. Ils trouvèrent à leur portière un message qui les attendoit. La duchesse de Tallard avoit, comme on l’a dit, été fiancée la veille, mariée la nuit, et recevoit ce jour-là ses visites sur le lit de la duchesse de Ventadour. Elle envoya donc attendre les deux princes, et les prier de vouloir bien venir chez sa petite-fille avant d’entrer chez eux, s’ils vouloient lui faire l’honneur de l’aller voir, parce que les visites étoient finies, et qu’elle n’attendoit plus qu’eux pour sortir de dessus ce lit. Ils y allèrent tout droit.

Ils furent reçus, entre autres, par la princesse de Montauban, qui, avec sa flatterie ordinaire, et sans savoir un mot de ce qui s’étoit passé, se mit à crier, dès qu’elle aperçut M. le duc de Berry, qu’elle étoit charmée de la grâce et de la digne éloquence avec laquelle il avoit parlé au parlement, et paraphrasa ce thème de toutes les louanges dont il étoit susceptible. M. le duc de Berry rougit de dépit, sans dire une parole, et marchant toujours pour gagner le lit ; elle de redoubler, d’admirer sa modestie, qui le faisoit rougir et ne point répondre, et ne cessa point qu’ils ne fussent arrivés auprès de la mariée. M. le duc de Berry n’y demeura que quelques moments debout et s’en alla. Il fut reconduit comme il avoit été reçu, et toujours poursuivi par cette vieille sur les merveilles qu’il avoit faites, et les applaudissements qu’il s’étoit attirés du parlement et de tout Paris. Délivré d’elle à la fin par le terme de la conduite, il s’en alla chez Mme la duchesse de Berry, où il trouva du monde, n’y dit mot à personne, à peine à Mme la duchesse de Berry, prit Mme de Saint-Simon, et s’en alla chez lui seul avec elle, où il s’enferma dans son cabinet.

Il s’y jeta dans un fauteuil, s’écria qu’il étoit déshonoré, et le voilà aux hauts cris et à pleurer à chaudes larmes. Il raconta à Mme de Saint-Simon, à travers les sanglots, comment il étoit demeuré court au parlement sans pouvoir proférer une parole ; à appuyer sur l’affront que cela lui faisoit devant une telle assistance, qui se sauroit partout, et qui le feroit passer pour un sot et pour un imbécile ; puis tomba sur les compliments qu’il avoit reçus de Mme de Montauban, qui, dit-il, s’étoit moquée de lui et l’avoit insulté, et qui savoit bien sûrement ce qui lui étoit arrivé ; et de là à l’appeler par toutes sortes de noms dans la dernière fureur contre elle. Mme de Saint-Simon n’oublia rien pour l’adoucir et sur son aventure et sur celle de Mme de Montauban, en l’assurant qu’elle ne pouvoit pas savoir ce qui s’étoit passé au parlement, dont personne encore n’étoit informé à Versailles, et que la flatterie lui avoit fait dire tout ce qu’elle ne faisoit que se figurer. Rien ne prit : les plaintes et le silence se succédèrent toujours parmi les larmes. Puis tout à coup se prenant au duc de Beauvilliers et au roi, et accusant son éducation : « Ils n’ont songé, s’écria-t-il, qu’à m’abêtir et à étouffer tout ce que je pouvois être. J’étois cadet, je tenois tête à mon frère, ils ont eu peur des suites, ils m’ont anéanti ; on ne m’a rien appris qu’à jouer et à chasser, et ils ont réussi à faire de moi un sot et une bête, incapable de tout, et qui ne sera jamais propre à rien, et qui sera le mépris et la risée du monde. » Mme de Saint-Simon en mouroit de compassion, et n’oublia rien pour lui remettre l’esprit. Cet étrange tête-à-tête dura près de deux heures qu’il étoit à peu près temps d’aller au souper du roi. Il recommença le lendemain avec moins de violence. Peu à peu Mme de Saint-Simon le consola quoique imparfaitement. Mme la duchesse de Berry n’osoit guère lui en rien dire, M. le duc d’Orléans beaucoup moins ; mais personne n’a osé depuis parler, non-seulement à lui, mais devant lui de cette séance du parlement, ni de rien de tout ce voyage à Paris. Le même jour, au sortir du parlement, le duc de Shrewsbury dépêcha des courriers en Angleterre et à Utrecht qui hâtèrent très-promptement la signature de la paix entre toutes les puissances, excepté l’empereur.




  1. Voir les Pièces. (Note de Saint-Simon.)
  2. Voy., t. Ier, p. 32, note.