Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/14


CHAPITRE XIV.


Mort, état et caractère du comte de Nassau-Saarbrück. — Mort et singularité de Chambonas, évêque de Viviers. — Singularité étrange de Desmarets, archevêque d’Auch. — Mort du connétable de Castille. — Villena, majordome-major du roi d’Espagne, en sa place. — Chalois reconduit son cordelier prisonnier en Espagne. — Duc et duchesse de Shrewsbury à la cour. — État et nom de cet ambassadeur et de l’ambassadrice ; caractère de la duchesse, qui change entièrement les coiffures des femmes, dont le roi n’avoit pu venir à bout. — Maison du duc d’Aumont, à Londres, brûlée. — Caractère du duc d’Aumont. — L’incendie coûte cinq cent cinquante mille livres au roi. — Bout de l’an à Saint-Denis du Dauphin et de la Dauphine. — Histoire de la compagnie de Jésus, du P. Jouvency. — Scandale de ce livre, dont les jésuites se tirent à bon marché. — Abbé de Castries premier aumônier de Mme la duchesse de Berry. — Son caractère ; sa fortune. — Longepierre secrétaire des commandements de Mme la duchesse de Berry ; son caractère. — Mort de l’électeur de Brandebourg, premier roi de Prusse. — Électeurs de Cologne et de Bavière à Paris et à Suresne ; voient le roi. — Règlement en vingt-cinq articles, fait par le roi, entre les gouverneurs ou commandants généraux de Guyenne et le gouverneur de Blaye, dont je gagne vingt-quatre articles, de l’avis du duc du Maine, contre le maréchal de Montrevel. — Ténébreuse noirceur de Pontchartrain, qui me fait éclater. — La Chapelle ; quel ; je lui fais une étrange déclaration. — Conversation étrange entre le chancelier et moi. — Même conversation avec la chanceliere. — Mme de Saint-Simon vainement attaquée. — L’intimité entière subsiste entre le chancelier, la chanceliere, et Mme de Saint-Simon et moi.


Le comte de Nassau-Saarbrük mourut dans son château de Saarbrück, où il s’étoit comme retiré depuis quelques années. Il avoit toujours servi, étoit lieutenant général, et il avoit le régiment Royal-Allemand, qui est de vingt-cinq mille livres de rente. C’étoit l’homme du monde le mieux fait, du plus grand air et imposant, fort poli, fort brave, fort honnête homme, avec peu d’esprit et considéré. Il étoit aussi fort riche, mais luthérien, et point vieux. Le roi lui-même lui avoit fait diverses attaques sur sa religion avec bonté, et ne lui avoit pas laissé ignorer qu’il irait à tout en se faisant catholique, sans l’avoir pu ébranler.

Une autre mort dont je ne parlerois pas sans la singularité de l’homme, est celle de l’évèque de Viviers. Il étoit frère de Chambonas, qui étoit à M. du Maine. C’est sans doute cette protection qui le fit souffrir dix ans de suite à Paris dans un logis garni auprès de ma maison. Il écrivoit toute la nuit jusqu’à épuiser plusieurs secrétaires, et se levoit à une heure ou deux après midi. Il mandoit tous les ordinaires des nouvelles des fanatiques de Languedoc et d’autres nouvelles de la province, de Paris, où il étoit, à Bâville, intendant ou plutôt roi du Languedoc, qui étoit à Montpellier, qui ne put jamais détruire ce commerce que Viviers grossissoit de force mémoires et instructions. Avec cinquante mille livres de rente de son évêché et d’une abbaye, il laissa six cent mille livres. Cela me fait souvenir d’une singularité d’un autre genre. L’archevêque d’Auch, frère de Desmarets, passoit sa vie à Paris en hôtel garni, et en robe de chambre, sans voir personne, ni ouvrir aucune lettre qu’il reçût, qu’il laissoit s’amasser en monceaux. À la fin le roi se lassa et dit à Desmarets de le renvoyer à son église. L’embarras fut d’autant plus grand d’en entreprendre le voyage, qu’il en étoit depuis assez longtemps aux emprunts pour vivre, et aux expédients. Refusé partout où il s’adressa, et pressé sans relâche, son secrétaire s’avisa de lui proposer d’attaquer cette montagne de lettres et de paquets fermés, pour voir s’il ne s’y trouverai point quelque lettre de change ; faute de ressource, il y consentit. Le secrétaire se mit en besogne, et trouva pour cent cinquante mille livres de lettres de change de toutes sortes de dates, dans l’ignorance desquelles il mouroit de faim. Il s’en alla donc, et ne fut plus en peine de payer sa dépense.

Le connétable de Castille mourut en ce même temps dans sa prison à Bayonne. Il étoit majordome-major du roi d’Espagne, qui est la plus grande charge. Elle fut donnée sur-le-champ au marquis de Villena, qui avoit été vice-roi de Naples et pris les armes à la main à Gaëte par les Impériaux. Le choix ne pouvoit être plus digne, jusqu’à honorer le roi qui le fit. J’ai déjà parlé de ce seigneur, et j’en aurai occasion encore, et d’expliquer ce que c’est que la charge qu’il eut.

Chalois, qui avoit vu Mme des Ursins à Bagnères, et qui en étoit revenu à Paris, en repartit en ce même temps avec son cordelier prisonnier, qu’il conduisit en Espagne. Ce métier de recors ne lui réussit pas dans le monde.

Le duc et la duchesse de Shrewsbury étoient arrivés depuis quelque temps. J’ai marqué en deux mots (p. 256 ci-dessus), quel étoit cet ambassadeur d’Angleterre. On le trouvera plus expliqué dans les Pièces concernant le traité de Londres [1]. Il eut sa première audience particulière à l’ordinaire. Comme il n’y avoit ni reine ni Dauphine, la duchesse alla saluer le roi dans son cabinet entre le conseil et le dîner, menée par la duchesse d’Aumont, et accompagnée du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Le soir, la duchesse d’Aumont la mena prendre son tabouret au souper du roi. Les Anglois sont grands voyageurs. Celui-ci, qui avoit porté l’épée de l’État au couronnement de Jacques II, qui avoit eu sa confiance, et été son grand chambellan, le quitta en 1680, et passa en Hollande, où il offrit ses services au prince d’Orange. Il se promena ensuite en Italie, fut à Rome, où il épousa la fille du marquis Paleotti, Bolonois, et de Catherine Dudley, fille du duc de Northumberland, et de Marie-Madeleine Gouffier de Brazeux. Voilà bien du mélange. La religion ne contraignit point l’Italienne. Elle suivit son mari en Angleterre, où le prince d’Orange régnoit, qui le fit duc et chevalier de la Jarretière. Il fut aussi secrétaire d’État. La reine Anne le mit de son conseil privé, et le fit son grand chambellan. Il fut vice-roi d’Irlande au retour de son ambassade de France, et il mourut à Londres en 1718.

Sa femme étoit une grande créature et grosse, hommasse, sur le retour et plus, qui avoit été belle et qui prétendoit l’être encore ; toute décolletée, coiffée derrière l’oreille, pleine de rouge et de mouches, et de petites façons. Dès en arrivant elle ne douta de rien, parla haut et beaucoup en mauvais françois, et mangea dans la main à tout le monde. Toutes ses manières étoient d’une folle, mais son jeu, sa table, sa magnificence, jusqu’à sa familiarité générale la mirent à la mode. Elle trouva bientôt les coiffures des femmes ridicules, et elles l’étoient en effet. C’étoit un bâtiment de fil d’archal, de rubans, de cheveux et de toutes sortes d’affiquets de plus de deux pieds de haut qui mettoit le visage des femmes au milieu de leur corps, et les vieilles étoient de même, mais en gazes noires. Pour peu qu’elles remuassent, le bâtiment trembloit, et l’incommodité en étoit extrême. Le roi, si maître jusque des plus petites choses, ne les pouvoit souffrir. Elles duroient depuis plus de dix ans sans qu’il eût pu les changer, quoi qu’il eût dit et fait pour en venir à bout. Ce que ce monarque n’avoit pu, le goût et l’exemple d’une vieille folle étrangère l’exécuta avec la rapidité la plus surprenante. De l’extrémité du haut, les dames se jetèrent dans l’extrémité du plat, et ces coiffures plus simples, plus commodes et qui siéent bien mieux durent jusqu’à aujourd’hui. Les gens raisonnables attendent avec impatience quelque autre folle étrangère qui défasse nos dames de ces immenses rondaches de paniers, insupportables en tout à elles-mêmes et aux autres.

L’hôtel de Powis à Londres, où logeoit le duc d’Aumont, fut entièrement brûlé, et il fallut abattre une maison voisine pour empêcher que l’incendie ne se communiquât aux autres. Sa vaisselle fut sauvée. Il prétendit avoir perdu tout le reste. Il prétendit aussi avoir reçu plusieurs avis qu’on le vouloit brûler et même assassiner, et que la reine, à qui il l’avoit dit, lui avoit offert de lui donner des gardes. Le monde en jugea autrement à Londres et à Paris, et se persuada que lui-même avoit été l’incendiaire, pour gagner sur ce qu’il en tireroit du roi, et pour couvrir une contrebande monstrueuse dont les Anglois se plaignirent ouvertement dès son arrivée, et où il gagna infiniment : c’est au moins ce qui se débita publiquement dans les deux cours et dans les deux villes, et ce que presque tous en crurent.

M. d’Aumont avoit toute sa vie été un panier percé qui avoit toujours vécu d’industrie ; il avoit eu longtemps affaire à un père fort dur, et à une belle-mère qui le haïssait fort, et qui étoit une terrible dévote. Il s’étoit marié malgré eux par amour réciproque à Mlle de Piennes, dont la mère étoit Godet, comme l’évêque de Chartres qui y fit à la fin entrer Mme de Maintenon, et le roi par elle, lequel imposa enfin et obligea le père à consentir, après plusieurs années que ce mariage demeuroit accroché, et que tous deux étoient résolus à n’en jamais faire d’autre. Le duc d’Aumont étoit d’une force prodigieuse, d’une grande santé, débauché à l’avenant, d’un goût excellent, mais extrêmement cher en toutes sortes de choses, meubles, ornements, bijoux, équipages ; il jetoit à tout, et tira des monts d’or des contrôleurs généraux et de son cousin Barbezieux, avec qui, pour n’en pas tirer assez à son gré, il se brouilla outrageusement. Il prenoit à toutes mains et dépensoit de même. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, mais qui ne savoit rien, à paroles dorées, sans foi, sans âme, de peu de réputation à la guerre pour en parler sobrement, et à qui son ambassade ne réussit ni en Angleterre ni en France. Avant la mort de son père, logeant dans une maison de louage, il l’ajusta et la dora toute, boisa son écurie comme un beau cabinet, avec une corniche fort recherchée tout autour, qu’il garnit partout de pièces de porcelaine. On peut juger par là de ce qu’il dépensoit en toutes choses. Le roi donna deux cent cinquante mille livres à milord Powis, et au duc d’Aumont cent mille francs, et cinquante mille par an pendant quatre ans, tant en considération de son incendie que de la dépense de son ambassade.

On fit à Saint-Denis le bout de l’an du Dauphin et de la Dauphine, je n’oserois dire de la France. Tout ce qui a suivi une telle perte ne le prouve que trop évidemment. Il n’y eut que leurs maisons, les princes et princesses de la maison royale, du sang et légitimés, et M. de Metz qui officia, et cela ne dura guère plus d’une heure.

Le livre du jésuite Jouvency fit alors grand bruit. C’est une histoire latine de sa compagnie depuis son origine jusqu’à nos jours. II étoit à Rome, où il la composa. Je ne m’aviserai pas ici d’en faire l’extrait. Il suffit de dire qu’il voulut plaire à Rome et aux siens, et qu’il employa la plus belle latinité, et tout l’art dans lequel les jésuites sont si grands maîtres, à flatter et à établir les prétentions les plus ultra-montaines, et à canoniser la doctrine la plus décriée des théologiens et des casuistes de son ordre. Il fit plus : il fit par ses éloges des saints du premier ordre, et des martyrs qui méritent un culte public, des jésuites les plus abhorrés pour les fureurs de la Ligue, pour la conspiration des poudres en Angleterre, et pour celles qui ont été tramées contre la vie d’Henri IV : tout cela prouvé par la supériorité du pape sur le temporel des rois, son droit d’absoudre leurs sujets du serment de fidélité, de les déposer et de disposer de leur couronne, enfin par le principe passé chez eux en dogme qu’il est permis de tuer les tyrans, c’est-à-dire les rois qui incommodent. Le public frémit à cette lecture, et le parlement voulut faire son devoir.

Le P. Tellier soutint fort et ferme un ouvrage qui portoit le nom de son auteur, qui étoit muni de l’approbation de ses supérieurs, et qui étoit si conforme à l’esprit, aux maximes, à la doctrine et à la constante conduite de la société. Il m’en vint parler plusieurs fois. Je ne lui cachai rien de ce que je pensois des énormités de ce livre, et de l’audace de le publier. J’admirai les cavillations de ses réponses et la pertinacité de son attachement à introduire ces horreurs. Je ne fus pas moins surpris de sa constance à vouloir me persuader, et de sa patience à supporter mes réponses. Quoique depuis la perte du Dauphin il n’eût plus les mêmes raisons de me cultiver, il ne s’en relâcha pourtant pas le moins du monde. Il ne pouvoit ignorer en quelle situation j’étois avec M. le duc de Berry, et surtout avec M. le duc d’Orléans. Il voyoit le roi vieillir, et un Dauphin dans la première enfance : un jésuite a tous les temps présents. Il eut meilleur marché du roi, quoique ce livre attaquât si directement la puissance, la couronne et la vie même des rois. Il se souvenoit apparemment du testament de mort du P. de La Chaise ; je veux dire de l’avis si prodigieux qu’il lui donna et qui est rapporté, t. VII, p. 49. Il aima mieux tout passer aux jésuites que de les irriter au hasard des poignards.

Il manda plusieurs fois le premier président et le parquet pour imposer à leur zèle, qui n’alloit à rien moins qu’à flétrir la personne de Jouvency et de ses approbateurs, à faire lacérer et brûler son livre par la main du bourreau, à mander et admonester les supérieurs et les gros bonnets du ressort, et leur faire abjurer à la barre du parlement en public ces détestables maximes. Le premier président vouloit faire sa cour, et se concilier les jésuites ; il ne vouloit pas aussi s’aliéner le parlement ; toute sa considération à la cour et dans le monde dépendoit de la sienne dans sa compagnie. Il nageoit donc avec art entre deux eaux, et c’est ce qui tira tant la chose en longueur. L’affaire aboutit enfin à la suppression du livre par arrêt du parlement sans lacération ni brûlure, et à mander les supérieurs des trois maisons de Paris au parlement, à qui le premier président fit une admonition légère et honnête, et qui déclarèrent à peu près ce qu’on voulut, mais en termes si généraux, et si éloignés de rien de particulier sur les maximes et sur leur P. Jouveney, que ce fut plutôt une dérision qu’autre chose, et qu’ils se ménagèrent en quantité force portes de derrière, à l’indignation du public, et au frémissement du parlement, à qui le roi mit un bâillon à la bouche. Le P. Tellier parut fort mécontent, ravi en secret d’avoir si bien fasciné le roi, et qu’il ne leur en eût pas coûté davantage.

L’abbé de Castries, frère du chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, fut en ce temps-ci premier aumônier de Mme la duchesse de Berry ; il l’étoit ordinaire de Mme la Dauphine, pour avoir un titre d’habiter la cour avec son frère, où il étoit dans la meilleure compagnie. Il avoit été jeune et bien fait ; il étoit de ces abbés que le roi s’étoit promis de ne faire jamais évêques. C’étoit un homme doux, mais salé, avec de l’esprit, et fait pour la société. Il vit encore dans un grand âge, confiné dans son archevêché d’Alby, où il est fort aimé, commandeur de l’ordre, et ayant refusé Toulouse et Narbonne. Mme la duchesse de Berry prit en même temps Longepierre pour secrétaire de ses commandements, manière de bel esprit de travers, et de fripon d’intrigue, dont on a déjà parlé et dont on pourra parler encore.

Frédéric III, électeur de Brandebourg, né en 1657, mourut le 25 février de cette année. Celui d’aujourd’hui est son petit-fils. Il suivit les traces de l’électeur son père dans son opposition à la France et dans son attachement à la maison d’Autriche. Il servit puissamment l’empereur en toutes occasions, et aux guerres de Hongrie et du Rhin. Il se trouva le plus puissant des électeurs et celui que l’empereur avoit le plus à ménager. Cela lui fit imaginer de se déclarer lui-même roi de Prusse, comme on l’a dit en son temps, après s’être assuré de l’esprit et de la reconnoissance de l’empereur en cette qualité, et de plusieurs princes de l’empire, et se déclara roi lui-même le 18 janvier à Kœnigsberg, capitale de la Prusse ducale, en un festin qu’il y donna à ses premiers généraux et à ses ministres, et aux principaux seigneurs de cette Prusse et de ses autres États. De trois femmes qu’il épousa, il eut son successeur, père de celui d’aujourd’hui, d’une Nassau, tante paternelle du prince d’Orange devenu depuis roi d’Angleterre, à la succession duquel les électeurs de Brandebourg ont prétendu par là. Frédéric n’eut pas la joie d’être reconnu roi de Prusse par la France et l’Espagne ; il mourut avant la paix de ces deux couronnes avec l’empereur et l’empire, qui ne fut conclue qu’un an après, et par laquelle son fils fut reconnu partout roi de Prusse.

Les électeurs de Cologne et de Bavière arrivèrent : le premier à Paris, dans une maison du quartier de Richelieu que son envoyé lui avoit meublée ; l’autre, dans une petite maison à Suresne, dans leur incognito ordinaire. Peu de jours après, l’électeur de Cologne vit le roi fort courtement, mené dans son cabinet par le petit escalier de derrière, après le sermon, par Torcy ; deux jours après, le roi reçut l’électeur de Bavière en même lieu et à même heure et de la même façon ; mais l’électeur demeura longtemps avec lui. Ils ne couchèrent ni l’un ni l’autre à Versailles.

Il est temps maintenant de parler d’un règlement que j’obtins en ce temps-ci, pour le gouvernement de Blaye, et qui seroit peu intéressant ici sans les suites étrangères qu’il causa. On a vu ailleurs que les usurpations du maréchal de Montrevel et ses procédés là-dessus n’avoient pu être arrêtés par tout ce que j’y mis du mien, et comment il ne voulut plus de l’arbitrage de Chamillart dès qu’il fut tombé, et refusa ensuite au maréchal de Boufflers de s’en mêler. On a vu aussi que cela m’avoit empêché d’aller en Guyenne, quand, après l’étrange effet du parti de Lille, je voulus me retirer tout à fait de la cour. Lassé des impertinences continuelles d’un fou, qui l’étoit au point de dire dans Bordeaux qu’il ne m’y donneroit pas la main, et de se faire moquer de lui là-dessus par l’archevêque, le premier président, l’intendant et par tout le monde, je songeai, à la mort du duc de Chevreuse, à rendre mon gouvernement indépendant de celui de Guyenne. La Vrillière se chargea de le proposer au roi, qui reçut si bien la chose, que j’eus tout lieu de l’espérer. Mais lorsque bientôt après je vis le gouvernement de Guyenne donné au second fils de M. du Maine, je compris qu’il ne pouvoit plus s’en parler ; mais je voulois sortir d’affaires et savoir à quoi m’en tenir. Je pris donc le parti d’aller à M. du Maine, de lui parler en deux mots des entreprises continuelles du maréchal de Montrevel, de lui dire à quoi pour cela j’avois pensé et fait parler au roi à la mort de M. de Chevreuse, que je cessois d’y penser dès que M. d’Eu avoit la Guyenne, mais que je le priois de trouver bon que je lui apportasse un mémoire de l’état des questions de mon droit, raisons et usages ; qu’il voulût bien en demander autant au maréchal de Montrevel des siennes, que je savois qui alloit arriver à Paris, de juger lui-même les questions et les prétentions entre M. son fils et moi, puisque Montrevel n’en tenoit que la place, de demander après au roi de tourner au règlement perpétuel ce qu’il auroit jugé, afin que je m’ôtasse de la tête ce qui me seroit ôté, et qu’une fois pour toutes aussi je demeurasse certain et paisible dans ce qui me seroit laissé.

M. du Maine qui, de sa vie, quoi que j’eusse fait, n’avoit cessé de me rechercher, me combla de politesse et de remercîments d’un tel procédé, et accepta ce que je lui proposois. Montrevel arriva ; il n’osa éviter le règlement, et d’en passer par où M. du Maine jugeroit à propos ; mais il fut si fâché de se voir au pied du mur sur des usurpations sans fondement, que je m’aperçus qu’il me saluoit fort négligemment avec une affectation marquée lorsque je le rencontrois, et à Marly où il vint cela étoit continuel, tellement que je me mis à le regarder entre deux yeux, et à lui refuser le salut tout net. Au bout de quelques jours de cette affectation de ma part, voilà un homme hors des gonds, qui va trouver M. du Maine, qui dit que je l’insulte, et qui se met aux plaintes les plus vives. J’allai peu après chez M. du Maine pour mon affaire. À la fin de la conversation, il me parla de celle que le maréchal avoit eue avec lui, et me demanda ce que c’étoit que cela. Je le lui dis et j’ajoutai que je ne craignois pas, depuis que je vivois dans le monde, d’être accusé de manquer de politesse avec qui que ce fût, mais que je n’étois pas accoutumé aussi que qui que ce fût s’avisât de prendre des airs avec moi ; que ceux de Montrevel m’avoient engagé à lui marquer que je méprisois les fats et les matamores, et que je ne le faisois que pour qu’il le sentît. M. du Maine me voulut arraisonner sur le lieu où nous étions, sur ce qui pouvoit résulter d’être ainsi sur le pied gauche avec un homme qu’on rencontroit à tous moments, et qu’il y avoit des sottises dont il ne falloit pas s’apercevoir ou en rire. Je répondis que j’en riais aussi, mais que de laisser faire des sottises à mon égard, je n’y étois pas accoutumé, et que le maréchal m’y accoutumeroit moins qu’homme du monde ; que je comprenois fort bien, le connoissant aussi fou qu’il étoit, qu’il étoit capable d’une incartade, mais que je me croyois bon aussi pour la lui faire rentrer au corps, et le roi trop juste pour ne s’en pas prendre à qui la feroit, non à qui l’essuieroit et la repousseroit, et qu’en deux paroles Montrevel pouvoit compter que je ne changerois pas de manières avec lui qu’il n’en changeât et totalement le premier avec moi ; qu’au demeurant s’il n’étoit pas content il n’avoit qu’à prendre des cartes. Je me séparai là-dessus d’avec M. du Maine, qui ne trouva point mauvais ce que je lui dis, mais qui auroit désiré autre chose.

Je n’ai point su ce qu’il dit à Montrevel, mais à deux jours de là, je fus surpris de voir Montrevel qui m’évitoit souvent, et qui pouvoit alors le faire aisément, m’attendre à sa portée, et me faire devant beaucoup de monde dans le salon la révérence du monde la plus profonde, la plus marquée, la plus polie. Je la lui rendis honnête, et depuis ce moment là la politesse qu’on se doit les uns aux autres demeura rétablie entre nous. Je pressois M. du Maine, le maréchal tiroit de longue. Il se fiait pourtant à ce goût bizarre et constamment soutenu que le roi avoit eu pour lui toute sa vie, en la protection secrète du maréchal de Villeroy, qui étoit son ami de fatuité et de vieille galanterie, mais qui ne vouloit pas se montrer contre moi, enfin dans l’intérêt du comte d’Eu qu’il soutenoit devant son père, parce qu’il faisoit toutes les fonctions de gouverneur de Guyenne. Nous étions, lui et moi, fort éloignés de compte ; il prétendoit beaucoup plus qu’aucun gouverneur de province sur aucun gouverneur particulier dont le gouvernement étoit entièrement assujetti au gouvernement général de la province. Moi, au contraire, je ne lui voulois passer aucune autorité sur moi, ni de se mêler en aucune sorte de quoi que ce pût être de civil ni de militaire dans toute l’étendue de mon petit gouvernement, qui étoit beaucoup moins que les gouverneurs de province n’en avoient eu sur les gouverneurs et les gouvernements de leur dépendance, laquelle toutefois je reconnoissois, mais en gros. Les choses s’étoient toujours passées ainsi entre M. le prince de Conti, M. d’Épernon, et tous les gouverneurs et commandants de Guyenne et mon père, et j’avois preuves écrites et par lettres de ces gouverneurs ou commandants de la province et par des décisions et des ordres du roi, de tout ce que je prétendois.

Montrevel, au contraire, n’en pouvoit fournir aucune, mais il comptoit que ses cris, la musique de son discours, dont la singulière harmonie suppléoit à son avis au sens commun qu’il n’avoit guère, son mérite, ses dignités militaires, l’usage de tous les autres gouverneurs ou commandants généraux des provinces, sa faveur, son importance, la considération de l’engagement où il s’étoit mis, lui feroit emporter le tout, sinon la plus grande partie de ses usurpations. La chose m’étoit encore plus importante qu’à tout autre gouverneur dépendant ; il n’y a que les princes du sang qui, sans être dans leurs gouvernements, y donnent leurs ordres sans lesquels il ne s’y fait rien, à qui ceux qui ont le commandement en leur absence rendent compte de tout, et qui y commandent absents comme présents. Mon père étoit dans ce même usage, le roi l’y avoit mis et maintenu dans le souvenir de l’important service qu’il lui avoit rendu par ce gouvernement pendant les troubles, dont j’ai parlé au commencement de ces Mémoires. Après lui je m’y étois maintenu contre diverses attaques, où le roi avoit imposé en ma faveur, et par des ordres écrits par le secrétaire d’État, tellement que j’avois toute la raison, le droit et l’intérêt de ne pas subir le joug audacieux et nouveau de ce vieux bellâtre. M. du Maine eut avec lui des conversations fréquentes, La Vrillière, secrétaire d’État de la province, pareillement, et l’un et l’autre tant qu’il voulut ; mais après tout il fallut finir.

La Vrillière dressa donc un projet de règlement avec M. du Maine pour le rapporter au roi en vingt-cinq articles, parce que j’avois demandé que tout fût bien distinct et expliqué pour ne m’exposer pas à des queues et à de nouvelles contestations. Outre que mon droit étoit clair et prouvé, et l’usage constant et constaté jusqu’aux entreprises de Montrevel contre lesquelles, dès la première, j’avois toujours réclamé, La Vrillière étoit mon ami, et de père en fils intime, et M. du Maine avoit grand désir de m’obliger en chose qu’il me voyoit fort sensible, et dont il jugeoit que son fils n’useroit jamais que par procureur, et il n’étoit pas fâché d’une occasion à se montrer équitable contre son propre fils, et de ne négliger rien pour émousser l’envie que ce nouveau présent avoit ranimée. Enfin le dimanche 19 mars, après le sermon, le règlement fut décidé par le roi dans son cabinet avec M. du Maine et La Vrillière seuls, et des vingt-cinq articles j’en gagnai vingt-quatre à pur et à plein. L’unique que je perdis fut que le gouverneur ou le commandant général de Guyenne, venant dans Blaye même, ville et citadelle, en absence et en la présence du gouverneur de Blaye, y seroit accompagné de ses gardes en bandoulières et en casaques. J’avois voulu pourvoir à la folie de la main que Montrevel avoit débitée qu’il ne me donneroit pas chez lui, mais je n’avois pas cru devoir permettre que cette impertinence parût dans le règlement avoir été imaginée. Cet article porta donc que les gouverneurs ou commandants généraux de Guyenne et le gouverneur de Blaye, se trouvant ensemble dans la province, et étant tous deux officiers de la couronne, vivroient ensemble suivant le rang de leurs offices de la couronne.

Par cette décision, non-seulement le maréchal de Montrevel ne put plus me contester la main dans sa maison, mais il fut mis hors d’état d’oser me contester la préséance sur lui partout, hors dans la mienne, comme je le prétendois bien aussi. Il fut enragé, outré, et ne put se tenir les deux premiers jours. Je ne sais qui lui fit sentir sa folie, et combien il déplairoit au roi et à M. du Maine, et me donneroit lieu de me moquer de lui : cela le fit passer d’une extrémité à l’autre. Il débita qu’il avoit obtenu tout ce qu’il désiroit, fit la meilleure mine qu’il put, mais il ne sut durer vis-à-vis de moi, et au bout de huit jours il s’en retourna brusquement en Guyenne. Ce règlement portoit qu’il seroit enregistré dans l’hôtel de ville de Blaye ; je n’y perdis pas de temps, et le maréchal en arrivant à Bordeaux en trouva partout des copies répandues qui le comblèrent de rage et de fureur. Ce fut pourtant une rage mue [2], car je fis diverses punitions, et même emprisonner des bourgeois de Blaye, et longtemps, pour lui avoir porté des plaintes, leur faisant dire publiquement que c’étoit précisément pour cela, et je le fis publier. Le maréchal avala la pilule et n’osa ni branler ni se plaindre. Oncques depuis il ne se mêla de quoi que ce pût être du gouvernement de Blaye, et nous n’avons pas ouï parler l’un de l’autre.

J’aurois été infiniment content sans l’incroyable noirceur de Pontchartrain. On a vu qu’ayant les plus fortes raisons de contribuer à sa perte, et ayant tout à fait rompu avec lui, bien loin de lui nuire je l’avois sauvé ; que de là j’avois fait le raccommodement et la réunion sincère de son père avec le duc de Beauvilliers malgré ce dernier lors tout-puissant, et que de là j’étois rentré dans les termes ordinaires avec Pontchartrain, qui, à l’exemple de son père, n’avoit pu se dispenser de me combler de remercîments et de protestations de reconnoissance éternelle. Cette reconnoissance néanmoins n’avoit pas encore été jusqu’alors à ôter ce qui avoit été entre nous la pierre de scandale. Il ne me parloit point des milices de Blaye, ni de ses officiers gardes-côtes, et moi je ne lui en voulois rien dire, et j’attendois toujours, C’étoit à Marly que j’avois vu assez souvent M. du Maine ; je n’avois pas accoutumé d’aller chez lui qu’aux occasions de compliments de tout le monde. Marly est fait de façon que chacun voit où on va, surtout aux pavillons et à la Perspective où M. du Maine avoit son appartement fixe. Pontchartrain étoit grand fureteur, même des choses les plus indifférentes : il sut ces visites redoublées ; il en fut d’autant plus surpris que j’avois trop vécu avec lui pour qu’il ignorât mon sentiment sur les bâtards. Il m’en parla, je répondis simplement que j’allois quelquefois voir M. du Maine. La réponse excita encore sa curiosité. Il sut, je n’ai jamais su comment, de quoi il s’agissoit. Il prévint le roi sur ses gardes-côtes, tellement que le règlement fait et décidé, et les milices de Blaye décidées de tous points appartenir à la nomination et à l’administration du gouverneur de Blaye, le roi de lui-même ajouta : « sans préjudice à l’entier effet de l’édit de création des capitaines gardes-côtes, » moyennant quoi ayant gagné tout ce que je prétendois sur les milices de Blaye contre les gouverneurs et commandants généraux de Guyenne, je le perdois en plein contre Pontchartrain et ses capitaines gardes-côtes. C’étoit à Versailles où le règlement fut fait, et où j’appris en même temps ce tour de Pontchartrain. Il est aisé de comprendre à qui a vu ce qui s’étoit passé là-dessus, et depuis, à quel point j’en fus indigné.

J’allai trouver La Chapelle, un des premiers commis de Pontchartrain et son affidé, et à son père qui s’étoit en dernier lieu mêlé de cette affaire entre nous, et qui savoit ce que j’avois fait pour Pontchartrain avec M. de Beauvilliers, et le raccommodement de ce duc avec son père. Je contai à La Chapelle ce qui venoit de m’arriver, et tout de suite j’ajoutai que je savois parfaitement toute la disproportion de crédit et de puissance qu’il y avoit entre un secrétaire d’État et moi, mais que je savois aussi qu’on réussissoit quelquefois dans un objet quand on y postposoit toutes choses, et que bien fermement je sacrifierois tout et ma propre fortune, grandeur, faveur, biens et tout ce qui pourroit me flatter en ma vie, à la ruine et à la perte radicale de Pontchartrain, sans que rien me pût jamais détourner d’y travailler sans cesse, et d’y mettre tout ce qui seroit en moi, sans qu’il y eût considération quelconque qui m’en pût détourner un seul instant, et qu’avec cette suite et ce travail infatigable, quelquefois on parvenoit à réussir dans un temps ou dans un autre. La Chapelle eut beau chercher à m’apaiser et des expédients sur la chose, je lui dis que je n’en voulois ouïr parler de ma vie ; que Pontchartrain jouiroit de mes milices en pleine tranquillité, et moi de l’espérance et du plaisir de travailler de tout mon esprit et de tout ce qui seroit en moi et sans relâche à le perdre et à le culbuter ; et je sortis de sa chambre, qui étoit tout en haut chez Pontchartrain au château. La Chapelle, dans l’effroi de la fureur avec laquelle je lui avois fait une déclaration si nette, descendit sur-le-champ chez le chancelier, à qui il conta tout. Il n’y avoit pas une demi-heure que je m’étois renfermé dans ma chambre qu’un valet de chambre du chancelier vint me prier instamment de sa part de vouloir bien aller sur-le-champ chez lui. Je m’y rendis.

Je le trouvai qui se promenoit seul dans son cabinet fort triste, et l’air fort en peine. Dès qu’il me vit : « Monsieur, me dit-il, qu’est-ce que La Chapelle vient de me conter ? cela peut-il être possible ? — Et de quoi s’est-il avisé, monsieur, répondis-je, de vous l’aller conter ? » Le chancelier me redit mot pour mot ce que j’avois dit à La Chapelle ; je convins qu’il n’y avoit pas un mot de changé, et j’ajoutai que c’étoit ma résolution bien ferme et bien arrêtée dont rien dans le monde ne m’ébranleroit ; que j’étois fâché que La Chapelle eût été indiscret ; mais que, puisqu’il l’avoit été jusqu’à la lui dire, j’étois trop vrai pour la lui dissimuler. Il n’y eut rien que le chancelier ne me dît et n’employât pour me toucher. Je lui remis le fait de Marly, et celui de Fontainebleau, et ce qui s’étoit passé auparavant entre son fils et moi qui m’avoit publiquement brouillé avec lui et fait cesser de le voir, et je lui paraphrasai l’ingratitude dont il payoit de l’avoir empêché d’être chassé et remis en selle.

Le chancelier convint de l’infamie, mais toujours cherchant à me toucher sur lui-même, sur la chancelière, sur la mémoire de sa belle-fille, sur ses petits-fils ; moi à lui répondre que tout cela n’empêchoit pas que son fils ne fût un monstre également détestable et détesté, et qui m’avoit mis au point de tenter tout pour en avoir justice, et pour le perdre si radicalement qu’il n’en pût jamais revenir ; que je connoissois en plein l’inégalité infinie des forces, mais que je savois aussi que, quand on étoit bien déterminé à ne rien craindre et à tout tenter, à ne se rebuter ni de la longueur ni des obstacles, quelquefois les cirons parvenoient à renverser des colosses, et que c’étoit à quoi je sacrifierois biens, repos, fortune, sans que nulle considération quelconque m’en pût ralentir un instant. Je ne voulus tâter d’aucun expédient dont il me rendit le maître sur l’affaire qui m’irritoit. Je lui dis que je me confessois vaincu, et son fils, avec ses gardes-côtes, maître de mes milices ; qu’il pouvoit jouir en plein de sa victoire, que je n’y mettrois pas le plus léger obstacle ; mais de les recevoir de sa bonté, de sa grâce, de l’honneur de sa protection, après me les avoir arrachées en dol et en scélératesse, que j’aimerois mieux perdre mon gouvernement avec elles, que de lui devoir quoi que ce fût, parce que tout ce que je lui voulois devoir, et l’en payer comptant autant qu’il me seroit jamais et dans tous les temps possible, c’étoit haine mortelle et complète éradication.

Jamais je ne vis homme si profondément touché, ni si totalement confondu. Ce qu’avoit fait son fils, ce que, malgré son forfait, j’avois fait pour lui, et la scélératesse dont il payoit cet extrême service, accabloit le père, qui ne trouvoit rien à y opposer. Il me connoissoit jusque dans les moelles. Il sentoit que je tiendrois exactement parole, et que, quel que fût le puissant établissement de son fils, un ennemi nerveux, implacable, qui se donne pour tel, qui met le tout pour le tout, et qui est incapable de lâcher prise, est toujours fort dangereux contre un homme aussi haïssable et aussi universellement haï qu’il savoit qu’étoit son fils. Il étoit de tout temps mon ami le plus intime après le duc de Beauvilliers ; il voyoit le roi vieillir ; il n’ignoroit pas à quoi j’en étois avec M. le duc de Berry et ce que je pouvois auprès de M. le duc d’Orléans par l’amitié d’enfance et les services que je lui avois rendus en tous genres de la plus extrême importance, et le seul homme qui, vis-à-vis du roi, de Monseigneur, de Mme de Maintenon et de la plus affreuse cabale, n’avoit jamais rougi de lui. Le chancelier en trembloit pour son fils, et ne savoit que dire ni que faire. Un silence assez long succéda à une conversation si forte. De temps en temps ses yeux tournés sur moi me parloient avec honte et tendresse, et nous nous promenions par ce cabinet. Je lui dis que je le croyois trop juste pour cesser de m’aimer pour avoir été poignardé par son traître de fils, et d’une façon bien pire que gratuite ; que je le plaignois bien de l’avoir engendré ; mais que je redoublerois pour lui d’attachement et de respect, de tendresse, pour lui faire oublier, s’il étoit possible, les justes et invariables dispositions qu’il venoit de me forcer de lui montrer. Il m’embrassa ; il me dit que, quand il voudroit ne me plus aimer, cela ne lui seroit pas possible ; que j’étois trop en colère pour me parler davantage, mais qu’il ne vouloit point cesser d’espérer de mon amitié pour lui, de mes réflexions, du bénéfice du temps. Nous nous embrassâmes encore, moi sans rien répondre, et nous nous séparâmes ainsi.

J’eus le lendemain la même scène avec la chancelière. Je ne fus avec elle ni moins franc, ni moins ferme, ni plus mesuré. Le père et la mère connoissoient également leur fils ; mais la mère, quoique traitée par lui avec moins d’égards encore que le père, avoit pour lui un foible et une tendresse que le père n’avoit pas. Elle ne put néanmoins ne pas convenir du guet-apens, et des précédents torts de son fils avec moi, et de l’excès de son ingratitude ; mais elle revenoit toujours au pardon et aux expédients. Je me tirai d’avec elle par tous les respects et les amitiés personnelles, mais sans faiblir le moins du monde. Mme de Saint-Simon eut incontinent son tour ; sa piété, sa douceur, sa sagesse la rendirent modérée en expressions, mais n’altérèrent point ce qu’elle se devoit à elle-même, et elle ne fit que s’affliger avec eux. Ils me firent parler par le premier écuyer, qui n’y gagna pas plus qu’eux. Je cessai de voir Pontchartrain, même de l’approcher et de lui parler en lieux publics, comme chez le roi et à Marly, et à peine le saluai-je ; lui, d’un embarras le plus grand du monde sitôt qu’il m’apercevoit, et force révérences.

Je redoublai de voir le chancelier et la chancelière ; je demeurai avec eux tout comme j’y étois devant, ils espéroient par là m’apaiser peu à peu à la longue ; et les choses en demeurèrent ainsi. Je ne fis pas semblant dans le monde de cette restriction du règlement ; je remerciai le roi de la justice qu’il m’avoit faite, mais je dis mon avis sur Pontchartrain à M. du Maine, en le remerciant, qui se montra à moi fort choqué de la réserve sur les gardes-côtes, et ne connoître pas moins et n’aimer pas mieux Pontchartrain que moi. La Vrillière, qui savoit l’affaire dès son origine, et tout ce qui s’y étoit passé, et comment j’avois sauvé Pontchartrain dans le temps même que j’avois le plus lieu de m’en plaindre, fut indigné de ce dernier trait, et ne me cacha rien de ce qu’il pensoit de son perfide cousin, que d’ailleurs il n’aimoit pas, et dont il étoit traité avec la hauteur de grand et important ministre, quoique secrétaire d’État comme lui. La vérité étoit que les deux charges étoient fort inégales. On verra dans la suite ce que ce forfait de Pontchartrain lui coûta.


  1. On a déjà dit que ces Pièces n’avaient pas été remises à M. le duc de Saint-Simon en même temps que les Mémoires dont elles sont le complément.
  2. On appelle rage mue celle où l’animal atteint de cette maladie écume sans mordre.