Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/13


CHAPITRE XIII.


1713. — Victoire de Steinbok sur les Danois, qui brûle Altona. — La Porte secourt le roi de Suède d’argent, et change à son gré son ministère. — Ragotzi en France. — Digression sur sa manière d’y être ; son extraction, sa famille, sa fortune et de ses proches, de Serini et Tékéli ; son traitement ; son caractère. — Trente mille livres de pension à Mlle d’Armagnac. — Trois mille livres de pension rendues à Mlle de Chausseraye. — Trois mille livres de pension à Mme de Vaugué. — Girone délivré et ravitaillé. — Berwick de retour à la cour. — Bockley brigadier. — Brancas chevalier de la Toison d’or et ambassadeur en Espagne. — Amusements multipliés chez Mme de Maintenon. — Matignon cède à son fils ses charges de Normandie. — Mariage de Maillebois avec une fille d’Alegre. — Mariage de Châteaurenauld avec une fille de la maréchale de Noailles. — Mariage de M. d’Isenghien avec Mlle de Rhodes. — Arias, Polignac, Odescalchi, Sala, expectorés cardinaux ; quels les trois étrangers ; pourquoi in petto ; pourquoi expectorés. — Polignac, seul rappelé d’Utrecht, arrive et reçoit de la main du roi sa calotte rouge. — Jacques II [1], sous le nom de chevalier de Saint-Georges, se retire pour toujours de France par la paix, et va en Lorraine. — Faiblesse du roi pour les cardinaux, qui leur marque une place à la chapelle pour le sermon. — Adoucissements sur les preuves pour entrer dans le chapitre de Strasbourg, et ses causes. — Bévue à l’égard des ducs. — Mort de la marquise de Mailly et sa conduite dans sa famille. — Mort de l’évêque de Lavaur, son fils. — Mort de Brissac, ci-devant major des gardes du corps. — Sa fortune ; son caractère. — Plaisant tour de Brissac aux dames dévotes de la cour.


La cour, dans les premiers jours de cette année, apprit la victoire de Steinbock sur les Danois, dans le pays de Mecklembourg, qui fut complète. Ce comte, à la tête de ce qu’il étoit resté de troupes suédoises depuis la défaite du roi son maître à Pultawa, s’étoit toujours soutenu, et battit enfin complètement une armée fort supérieure à la sienne. Il marcha ensuite à Altona, à qui il demanda six cent mille livres de contribution. Cette ville, qui est considérable mais sans fortifications, est vis-à-vis de Hambourg, l’Elbe entre deux. Elle eut l’imprudence de refuser de payer ; aussitôt après les Suédois y mirent le feu. Il y eut trois mille maisons brûlées, et tout ce qui peut accompagner ces sortes de malheurs. Cette ville est au roi de Danemark, dont le territoire sert de fort près Hambourg, des deux côtés de l’Elbe, et tient toujours cette ville impériale dans une grande jalousie et dans la crainte de ses prétentions. Steinbok eut cinq mille prisonniers et quantité d’officiers. Après l’exécution d’Altona, il alla tirer de grandes contributions du Holstein danois. Le roi de Suède reçut beaucoup d’argent en ce même temps de Constantinople, où il fit faire tous les changements dans le ministère que ce prince désira.

Ragotzi, échappé de son étroite prison de Neustadt à force d’argent et d’adresse, avoit gagné la Pologne, s’étoit enfin embarqué à Dantzick, et arriva à Rouen. Il avoit pris le titre de prince de Transylvanie, reconnu du pays, du Turc et de tous les mécontents hongrois, qui le vouloient faire roi de Hongrie, lorsque le prodigieux succès de la bataille d’Hochstedt changea toute la face des affaires. La France l’avoit aussi reconnu et stipendié. Des Alleurs avoit été longtemps auprès de lui, et à la fin y avoit pris caractère public d’envoyé du roi, d’où il étoit passé à l’ambassade de Constantinople. Ragotzi, qui n’avoit de ressource qu’en France, comprit bien que son titre y seroit embarrassant et l’excluroit de tout ; il prit donc le parti de l’incognito, ne voulut et ne prétendit rien, et prit le nom de comte de Saroz. M. de Luxembourg, qui étoit à Rouen, le reçut sans honneurs, mais avec les civilités les plus distinguées, le logea, le défraya et lui prêta sa maison à Paris, où il vint peu de jours après. En dernier lieu il venoit d’Angleterre, où il étoit peu resté. Ce chef si chéri des mécontents de Hongrie mérite bien une petite digression.

Son trisaïeul, Sigismond Ragotzi, fut élu prince de Transylvanie après la mort du fameux Botskay en 1606. C’étoit un homme sans ambition, tranquille et paisible, également bien avec le Grand Seigneur Achmet et l’empereur Matthias. Il ne se soucioit point de la principauté ; et dès l’an 1608 il la céda à Gabriel Bathori, que ses cruautés firent chasser par Bethlem Gabor, qui devint prince de Transylvanie.

Georges Ragotzi fut fait prince de l’empire, et fut élu prince de Transylvanie, en 1631, par la protection de la maison d’Autriche. Il épousa la fille d’Étienne, frère de Bethlem Gabor, prince de Transylvanie ; en secondes noces, Suzanne Lorantzi, dont il eut Sigismond, duc de Mongatz, qui n’eut point d’enfants d’Henriette, fille de Frédéric V, électeur palatin.

Du premier lit vint autre Georges, prince Ragotzi, prince de Transylvanie après son père, mort en 1648. Ce second Georges fut fort malmené des Turcs, et mourut à Waradin, en juin 1660, des blessures qu’il avoit reçues, un mois auparavant, en un combat qu’il perdit contre eux à Plansenberg, près d’Hermanstadt, où il fit des prodiges de valeur. Il avoit épousé Sophie, héritière de la maison Bathori, dont il laissa : Frédéric, prince Ragotzi, qui passa toute sa vie particulier. Il épousa Hélène Esdrin, fille de Pierre, comte de Serin, vice-roi ou ban de Croatie, qui fut un des principaux chefs de la révolte qui commença en 1665 contre l’empereur. Les Hongrois se plaignoient des garnisons allemandes et de l’infraction de leurs privilèges. Serin, au lieu d’exécuter les ordres de l’empereur pour les fortifications des places frontières, ne songea qu’à les traverser. Il leva des troupes en 1666 avec le comte Nadasti, président du conseil souverain de Hongrie, sous prétexte de s’opposer aux Turcs. Leur dessein étoit de se défaire de l’empereur Léopold à son passage près de Puttendorf, place de Nadasti, allant avec douze gentilshommes seulement et Lobkowitz, grand maître de sa maison, au-devant de l’infante d’Espagne, qu’il alloit épouser. Le commandant de l’embuscade devoit l’envelopper et le poignarder ; mais elle ne fut placée qu’après qu’il fut passé. Ce grand coup manqué, et Serin, irrité du refus du gouverneur de Carlstadt qui l’auroit rendu tout à fait maître de la Croatie, il résolut de soustraire la Hongrie à l’empereur. Il gagna le comte Frangipani dont il avoit épousé la sœur, le comte de Tattenbach et son propre gendre le prince Ragotzi, qui est père de celui qui donne lieu à cette digression. Tout ceci se passa en 1669.

Ces chefs sentirent qu’ils ne pouvoient se passer des Turcs ; ils leur firent des propositions. Le Grand Seigneur voulut des places de sûreté en Hongrie pour leur donner des troupes ; ils firent ce qu’ils purent pour lui en livrer. Cependant, soit que le Grand Seigneur, peu porté à la guerre, en révélât le secret, soit qu’il eût été découvert par un Grec nommé Panagiotti, qui servoit d’interprète au résident de l’empereur à Constantinople, l’empereur sut tout ce qui s’y étoit passé. En 1670, il envoya le général-major Spanckaw avec six mille hommes en Croatie, où Serin, trop foible pour résister, implora la clémence de l’empereur, et lui envoya son fils unique pour otage de sa fidélité future. Cela n’empêcha point Spanckaw d’assiéger Schackthom, où Serin et Frangipani, son beau-frère s’étoient retirés, et de s’en rendre maître, où il prit la comtesse Serin, sœur de Frangipani. Les deux beaux-frères s’étoient évadés par une porte secrète ; ils se retirèrent dans un château du comte Keri qu’ils comptoient leur ami, mais qui se saisit d’eux, et les fit conduire à Vienne, où ils furent mis en prison. Serin y éprouva le sort ordinaire des grands criminels malheureux. Frangipani, pour avoir grâce et obtenir ses charges, n’oublia rien pour le perdre. Ragotzi même livra toutes les lettres qu’il avoit reçues de lui. Le capitaine Tcholnitz, qui étoit de leur secret, et qui s’en repentit, porta à l’empereur une lettre que Serin lui avoit donnée pour Frangipani dès avant leur emprisonnement, depuis lequel Nagiferentz fut arrêté : c’étoit le secrétaire de la ligue. On trouva chez lui les pièces de la conjuration, les divers traités, et cinq cassettes pleines de lettres, d’instructions, d’actes, qu’on envoya à Vienne. Nadasti avoit déjà été arrêté. Le procès fut juridiquement instruit ; les plus grands seigneurs furent nommés juges ; les prisonniers, qui avoient été transférés à Neustadt, y eurent la tête coupée publiquement le 30 avril 1671. La comtesse Serin, sœur de Frangipani, l’eut deux ans après, 18 novembre 1673. Leur fils unique perdit le nom et les armes de sa famille ; on lui donna le nom de Gadé, et on le renferma pour toute sa vie dans le château de Rattenberg. L’irruption de l’électeur de Bavière dans le Tyrol le fit transférer en 1703 à Gratz en Styrie, où il mourut, la même année, de maladie. Sa sœur unique, veuve Ragotzi en 1681, et mère de notre Ragotzi, étoit ainsi devenue puissante héritière.

Le fameux Tékéli avoit eu envie de l’épouser lorsqu’elle étoit fille. Le comte Étienne, son père, étoit fort puissant en Hongrie, et y jouissoit de trois cent mille livres de rente. Les ministres de l’empereur furent accusés de l’avoir injustement enveloppé dans l’affaire du comte Serin, pour s’emparer de ses grands biens. Après l’exécution du comte Serin et des autres chefs, le général Sporck alla assiéger les places de Tékéli, qui, ne se trouvant pas en état de leur résister, l’amusa, et fit évader cependant son fils unique Émeric Tékéli, travesti en paysan, avec deux gentilshommes déguisés de même, qui le conduisirent heureusement en Pologne. Son père ne survécut guère. Ses biens furent confisqués. Il avoit trois filles qui furent menées à Vienne ; elles s’y firent catholiques ; l’empereur en prit soin. Deux épousèrent les princes François et Paul Esterhazy, ce dernier étoit palatin de Hongrie ; l’autre le baron Letho.

Émeric, leur frère, qui se rendit depuis si fameux, vint de Pologne, où il s’étoit retiré d’abord, en Transylvanie. Il s’y rendit si agréable au prince Abaffi, par son esprit et sa valeur, qu’il le mit à la tête de son conseil et de ses troupes, et l’envoya au secours des mécontents de Hongrie, dont il fut fait généralissime en 1778, quoiqu’il n’eût encore que vingt ans. Il se rendit si redoutable par ses conquêtes et ses progrès, que l’empereur le fit rechercher d’accommodement, dont on ne put convenir. Il le fut encore en 1680 pendant une trêve de deux mois. Il offrit de se faire catholique pour épouser la fille du comte Serin, veuve du prince Ragotzi, mère de celui qu’on vient de voir arriver à Paris. L’empereur n’y put consentir, dans la crainte de le rendre trop puissant par les grands biens de cette dame, et qu’elle ne voulût venger la mort de son père. Les états de Hongrie furent assemblés par l’empereur pour traiter ; mais Tékéli, irrité du refus de ce grand mariage, déclara qu’il ne pouvoit rien faire sans les Turcs. Tandis que l’empereur envoya le baron de Kaunitz à Constantinople, Tékéli recommença les hostilités avec des succès qui s’augmentèrent par les secours qu’il reçut de la Porte. Il fut encore question d’accommodement ; il se rompit et se renoua. Le Grand Seigneur ayant appris que Tékéli pensoit sérieusement à rentrer sous l’obéissance de l’empereur, lui envoya offrir l’assurance de la principauté de Transylvanie après Abaffi. Lui et les autres chefs promirent quatre-vingt mille écus de tribut annuel, au nom de la Hongrie, si les Turcs les vouloient assister puissamment. Cela n’empêcha pas Tékéli de convenir, en octobre 1681, d’une suspension d’armes qui devoit finir au dernier juin 1682, avec l’empereur, qui en avoit besoin pour faire couronner l’impératrice-reine de Hongrie. Tékéli, qui devoit agir incontinent après, alla cependant prendre des mesures avec le bacha de Bude, qui le reçut superbement, et à tel point qu’on prétendit qu’il l’avoit revêtu de la couronne et des autres ornements royaux de Hongrie, en présence de plusieurs autres bachas. Le secrétaire de Tékéli étoit cependant à Vienne pour obtenir la permission d’épouser la comtesse Serin. Il la dut à l’opinion qu’on eut à Vienne qu’il étoit en état de le faire, malgré le refus, et au désir extrême de le gagner. De Bude il alla donc au château de Montgatz, qui étoit à la comtesse et sa résidence ordinaire, où leur mariage fut incontinent célébré avec grande magnificence. Il y fit entrer de ses troupes et dans toutes les autres places de sa nouvelle épouse, se joignit aux Turcs au commencement d’août 1682, porta la terreur partout, et fit frapper des médailles sur lesquelles il prit le titre de prince de Hongrie. Il y eut encore des propositions d’accommodement à la diète de Cassovie, qui n’eurent aucun effet.

Tékéli, voyant approcher les Turcs, répandit un manifeste qui ouvrit aux mécontents les portes de la plupart des villes. Le siége de Vienne fut formé par les Turcs, que le fameux Jean Sobieski, roi de Pologne, fit lever par la victoire complète qu’il remporta. Il s’entremit ensuite de l’accommodement des mécontents, mais inutilement par la hauteur de la cour de Vienne. Tékéli, apprenant que ces pourparlers le rendoient suspect à la Porte, alla à Constantinople, eut l’adresse de pénétrer jusqu’au Grand Seigneur, lui dit qu’il lui apportoit sa tête. Cette hardiesse, soutenue de ce qu’il sut dire, lui réussit si bien, que le Grand Seigneur l’assura de sa protection et de ses secours. Il fut depuis constamment attaché à la Porte, et à la tête des mécontents. Cette même année elle le fit prince de Transylvanie par la mort d’Abaffi. Il y défit entièrement le général Heusler, et le prit prisonnier. Il continua depuis divers exploits, jusqu’à ce que, brouillé avec les Transylvains, et accablé de goutte, il se retira à Constantinople. Il y fut reçu et traité en grand prince, avec de grands revenus, et divers palais du Grand Seigneur pour sa demeure. Il mourut dans ce brillant état le 13 septembre 1705, n’ayant pas encore cinquante ans, et catholique. Son épouse étoit morte le 10 février 1703. Revenons maintenant à son fils du premier lit, le prince Ragotzi. Elle n’eut point d’enfants de ce fameux comte Tékéli.

Léopold-François, prince Ragotzi, avoit apporté en naissant plus qu’il ne falloit pour être suspect à la cour de Vienne. Ses liaisons et ses droits ne le rendirent pas innocent. Il fut arrêté en avril 1701, et conduit à Neustadt, accusé d’avoir tenté de soulever la Hongrie. Il vendit tout ce qu’il put avoir à Neustadt, gagna avec cinq cents ducats d’or Leheman, capitaine au régiment de Castelli, qui lui fournit un habit de dragon, se familiarisa avec ses gardes, officiers et soldats, les régala, les enivra, se sauva dans un faubourg, le 7 novembre de la même année 1701, où il trouva trois chevaux qu’on lui tenoit tout prêts, et gagna Raab et la Pologne, d’où il alla joindre le comte Berzini, l’un des chefs des mécontents de Hongrie, On détacha tout ce qu’on put après lui dès qu’on s’aperçut de son évasion. On afficha dans Vienne des placards de proscription, où sa tête fut mise à prix. Sa femme, qui étoit à Vienne, fut enfermée dans un couvent. On exécuta à mort le capitaine qui avoit fourni l’habit de dragon, et tous ceux qu’on crut avoir favorisé sa fuite. En avril 1703, il fut condamné à Vienne d’avoir la tête coupée. Sa femme eut permission en 1705 de se retirer en Bohême. Elle y fut arrêtée en 1707, mais elle trouva bientôt après moyen de se sauver en Saxe, d’où elle se retira à Dantzick. Ses deux fils furent mis à la garde du maître d’hôtel de l’évêque de Raab. En 1704 Ragotzi fut proclamé prince de Transylvanie. Il le fut de nouveau en 1707. On a vu en divers endroits de ces Mémoires plusieurs de ses exploits, et qu’il fit trembler l’empereur dans Vienne, dont la campagne fut plus d’une fois ravagée, et le feu des villages vu des fenêtres du palais. La malheureuse bataille d’Hochstedt arrêta tous ses progrès ; les mécontents se dissipèrent. Leurs chefs pour la plupart firent leur accommodement l’un après l’autre. Lui, qui n’y pouvoit espérer ni honneur ni sûreté, se retira en Pologne, et vint en France, qui lui avoit fourni des subsides, et tenu un ministre près de lui avec caractère public.

Il avoit épousé, en septembre 1694, Charlotte-Amélie, fille de Charles landgrave de Hesse-Rinfels, Wanfried, et d’Alexandrine-Julie, comtesse de Linange. Ce landgrave étoit frère puîné du landgrave Guillaume de Hesse-Rinfels, mari d’une sœur de Mme de Dangeau, et père du landgrave de Hesse-Rinfels, dont trois filles ont épousé le roi de Sardaigne M. le Duc dont elle a laissé M. le prince de Condé, et le jeune prince de Carignan d’aujourd’hui. Ragotzi étoit donc gendre du beau-frère de Mme de Dangeau. Elle étoit tout Allemande et fort attachée à sa parenté. Cette alliance de Ragotzi étoit fort proche, quoique sans parenté effective, mais elle fit sur elle la même impression. Elle étoit favorite de Mme de Main-tenon, fort bien avec le roi, et de toutes leurs parties et particuliers. Dangeau, répandu de toute sa vie dans le plus grand monde et dans la meilleure compagnie de la cour, en étoit enivré. Il se miroit dans tout ce à quoi il étoit parvenu. Il nageoit dans la grandeur de la proche parenté de sa femme. Tous deux firent leur propre chose de Ragotzi, qui ne connoissoit personne ici, et qui eut le bon esprit de se jeter à eux. Ils le conduisirent très-bien. Non-seulement il ne prétendit rien, mais il n’affecta quoi que ce soit : et par là il se concilia tout le monde en le mettant à son aise avec lui, et soi avec tous. On lui en sut gré dans un pays si fort en prise aux prétentions, et il en reçut cent fois plus de considération et de distinction.

Dangeau, qui tenoit chez lui une grande et bonne table, et qui vivoit avec le plus distingué et le plus choisi, mit peu à peu, mais promptement, Ragotzi dans la bonne compagnie. Il prit avec elle, et bientôt il fut de toutes les parties, et de tout avec tout ce qu’il y avoit de meilleur à la cour, et sans mélange. Mme de Dangeau lui gagna entièrement Mme de Maintenon, et par elle M. du Maine. Le goût à la mode de la chasse, avec quelque soin, lui familiarisa M. le comte de Toulouse jusqu’à devenir peu à peu son ami particulier. Il vint ainsi à bout de faire de ces deux frères son conseil pour sa conduite auprès du roi, et les canaux pour tout ce qu’il en put désirer de privances, et de ces sortes de distinctions de familiarité personnelle et de distinctions d’égards qui sont indépendantes de rang. Avec ces secours, et qui ne tardèrent pas, il fut de toutes les chasses, de toutes les parties, de tous les voyages de Marly, mais demandant comme les autres courtisans, ne sortit presque point de la cour, y voyoit le roi assidûment, mais sans contrainte aux heures publiques, et très-rarement sans que le roi cherchât à lui parler, et seul dans son cabinet dès qu’il en désiroit des audiences, mais sur quoi il étoit fort discret. Ragotzi étoit d’une très-haute taille, sans rien de trop, bien fournie sans être gros, très-proportionné et fort bien fait, l’air fort, robuste et très-noble jusqu’à être imposant sans rien de rude ; le visage assez agréable, et toute la physionomie tartare. C’étoit un homme sage, modeste, mesuré, de fort peu d’esprit ; mais tout tourné au bon et au sensé ; d’une grande politesse, mais assez distingué selon les personnes ; d’une grande aisance avec tout le monde, et en même temps, ce qui est rare ensemble, avec beaucoup de dignité sans nulle chose dans ses manières qui sentît le glorieux. Il ne parloit pas beaucoup, fournissoit pourtant à la conversation, et rendoit très-bien ce qu’il avoit vu sans jamais parler de soi. Un fort honnête homme, droit, vrai, extrêmement brave, fort craignant Dieu sans le montrer, sans le cacher aussi, avec beaucoup de simplicité. En secret il donnoit beaucoup aux pauvres, des temps considérables à la prière, eut bientôt une nombreuse maison qu’il tint pour les mœurs, la dépense et l’exactitude du payement dans la dernière règle, et tout cela avec douceur. C’étoit un très-bon homme et fort aimable et commode pour le commerce, mais après l’avoir vu de près on demeuroit dans l’étonnement qu’il eût été chef d’un grand parti, et qu’il eût fait tant de bruit dans le monde. En arrivant à Versailles il descendit chez Dangeau, où se trouva le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs qui devoit le mener chez le roi. Breteuil se retira sans entrer dans le cabinet où Torcy étoit, et demeura seul en tiers. Il vit Madame ensuite sans y être mené, et dîna chez Torcy qui le traita magnifiquement. Il ne vit aucun prince ni princesse du sang en cérémonie. Il ne les fréquenta que selon que la familiarité s’en présenta. Mme la Duchesse fut celle avec qui il en eut davantage, un peu aussi avec Mme la princesse de Conti. Le roi lui donna six cent mille livres sur l’hôtel de ville, et lui paya d’ailleurs six mille livres par mois et l’Espagne trente mille livres par an. Cela lui fit autour de cent mille livres de rente. Sa maison étoit à Paris uniquement pour son domestique, lui toujours à la cour, sans y donner jamais à manger. Le roi lui faisoit toujours meubler un bel appartement à Fontainebleau. Il portoit la Toison que le roi d’Espagne lui avoit envoyée lorsqu’il étoit encore à la tête des mécontents.

L’orgueil de M. le Grand ne put supporter longtemps la distinction unique d’une pension de trente mille livres donnée à la duchesse de Chevreuse. Il se fit porter chez le roi, car il ne pouvoit presque plus se soutenir depuis longtemps par l’accablement de la goutte, et là en diminutif de M. de La Rochefoucauld, il se mit à parler de ses maux, de sa fin prochaine, de l’état de ses affaires, de la façon la plus touchante, qu’il finit par demander une grâce sans l’expliquer, avec toute l’instance possible. Le roi, de longue main accoutumé à ne lui refuser rien, lui demanda ce qu’il vouloit. Alors il étala le mérite de Mlle d’Armagnac, sa tendresse pour elle, et sa désolation de se voir sur le point de la laisser sans pain. Avec ses prosopopées, il eut pour elle une pension de trente mille livres.

Mlle de Chausseraye rattrapa en même temps une pension de mille écus, qu’elle avoit perdue moyennant une grosse affaire de finance, que le roi lui avoit permis de faire. Elle prétendit n’en avoir rien tiré, et raccrocha sa pension. On peut voir, t. VIII, p. 57 et suiv., quelle étoit cette maîtresse poulette, de laquelle il sera encore parlé. Le maréchal de Villars obtint aussi une pareille pension pour sa sœur, Mme de Vaugué, dont il avoit fait la duègne et l’Argus de sa femme. Il la logeoit et la nourrissoit pour cela ; mais d’ailleurs il ne donnoit pas un sou à elle ni à ses enfants qui mouroient de faim. C’étoient de petits gentilshommes tout au plus de Dauphiné, et des plus minces, dont on n’avoit jamais ouï parler.

Bockley, frère de la duchesse de Berwick, apporta au roi, le 12 janvier, la nouvelle de la retraite de Staremberg, le 3 au soir, vers Ostalric, qui avoit levé le blocus de Girone, voyant arriver le duc de Berwick avec ses troupes. Berwick envoya aussitôt relever la garnison, et tout le pays s’empressa d’y porter toutes sortes de vivres. On y mit aussi force munitions et des vivres pour un an. Berwick observa les ennemis jusqu’à ce que tout fût entré dans Girone, et qu’ils fussent retirés à demeure ; il revint aussitôt après à la cour, où il fut parfaitement bien reçu. Brancas en eut la Toison, et fort peu après fut nommé ambassadeur en Espagne, où on l’envoya sans le laisser revenir à Paris. Bockley en fut brigadier.

Les parties particulières devinrent de plus en plus fréquentes chez Mme de Maintenon. Dîners, musiques, scènes de comédies, actes d’opéra, loteries toutes en billets noirs, mêmes dîners à Marly, quelquefois à Trianon, et toujours le même très-petit nombre et les mêmes dames, toujours le maréchal de Villeroy aux musiques et aux pièces ; très-rarement M. le comte de Toulouse qui aimoit la musique, presque jamais M. du Maine, et nul autre homme sans aucune exception, que des moments le capitaine des gardes en quartier, quand il venoit dire au roi que son souper étoit servi, et que la musique n’étoit pas achevée.

Matignon obtint la permission de se démettre en faveur de son fils de ses charges de Normandie, en retenant le commandement et les appointements toute sa vie. C’étoit un masque en usage depuis quelque temps pour suppléer aux survivances en les déguisant si grossièrement ainsi.

D’Alègre, mort longtemps depuis maréchal de France, point du tout corrigé de l’alliance des ministres par toutes les indignités qu’il avoit essuyées de celle de Barbezieux, maria sa fille à Maillebois, avec sa lieutenance générale de Languedoc de vingt mille livres de rente. Le roi donna deux cent mille livres, Desmarets peu de chose : la noce fut magnifique à Paris.

La maréchale de Noailles avoit encore une fille à marier, fort laide, qui commençoit à monter en graine, et que pour cette raison ils appeloient la douairière. Elle obtint, pour la marier au fils du maréchal de Châteaurenauld bien plus jeune qu’elle, la lieutenance générale de Bretagne qu’avoit le maréchal, et lui donna d’ailleurs fort peu de chose. Châteaurenauld étoit fort riche, et n’avoit que ce fils qu’il mit ainsi dans une grande alliance dont il avoit grand besoin.

M. d’Isenghien épousa peu après Mlle de Rhodes, malgré Mme de Rhodes. La fille étoit en âge, et ses parents la soutinrent. Elle étoit riche, et je crois la dernière Pot, qui étoit une bonne, illustre et très-ancienne maison. Quelque temps après, Vieuxpont, officier général, veuf d’une fille de la princesse de Montauban et de Rannes, son premier mari, tué colonel général des dragons, épousa une fille de Beringhen, premier écuyer.

Le pape avoit réservé quatre chapeaux in petto dans la promotion qu’il avoit faite en 1712, pour les couronnes : il les déclara au commencement de cette année. Ce furent don Manuel Arias, archevêque de Séville, l’abbé de Polignac, Benoît Sala, bénédictin, évêque de Barcelone, et Benoît Erba, archevêque de Milan, à qui son oncle don Livio Odescalchi, neveu d’Innocent XI, qui n’avoit plus personne de son nom, l’avoit fait prendre avec l’assurance d’une partie de ses grands biens, et qui s’appela le cardinal Odescalchi. Arias, avancé dans l’ordre de Malte, et avec le caractère public de sa religion auprès du feu roi d’Espagne, étoit une des meilleures têtes et un des plus vertueux hommes d’Espagne. Il étoit entré dans les conseils, et il eut une part principale au testament. Il fut après gouverneur du conseil de Castille ; et, lorsque Mme des Ursins se sentit en force d’écarter tous ceux qui avoient le plus contribué à faire appeler Philippe V à la couronne et qui avoient le plus de part au gouvernement, elle éloigna celui-ci par l’archevêché de Séville, et la nomination du roi d’Espagne au cardinalat. Je ne fais que rappeler ces choses, parce que j’ai parlé d’Arias avec étendue à l’occasion et au temps du testament de Charles II.

L’archiduc, reconnu par force à Rome, comme on l’a vu du temps que le marquis de Prié et le maréchal de Tessé y étoient ambassadeurs, s’opposoit à ce que Philippe V eût un chapeau. Il avoit nommé Sala comme roi d’Espagne, et avoit employé les menaces pour s’assurer de son chapeau. La nonciature étoit fermée en Espagne depuis cette reconnoissance de l’archiduc. Philippe V insistoit pour le chapeau de sa nomination, et protestoit d’injure contre celui de Sala comme étant, lui, roi d’Espagne de droit et d’effet, et non pas l’archiduc, et par le personnel de Sala à son égard. Ce moine étoit de la lie du peuple, cocher en son jeune temps, puis bénédictin pour avoir du pain et devenir quelque chose. C’étoit un drôle d’esprit et d’entreprise, qui excita le peuple puis les magistrats de Barcelone contre le roi d’Espagne, et qui figura assez parmi eux pour avoir eu grande part à la révolte de la Catalogne, et être regardé comme l’âme du parti de l’archiduc, lequel en récompense le fit évéque de Barcelone. Avec ce caractère, Sala se signala de plus en plus et mérita enfin la nomination de l’archiduc. Ces oppositions réciproques firent garder in petto le chapeau de la nomination d’Espagne à la promotion des couronnes. Polignac, qui avoit celle du roi Jacques, n’essuyoit point de contradiction ; mais la fonction d’Utrecht, incompatible avec le chapeau, fit que le roi désira qu’il fût réservé in petto, mais il le sut, et fut ainsi assuré de l’avoir dès que la paix seroit conclue. Erba, j’ignore quelle raison le retint dans ce purgatoire.

La paix sur le point d’être conclue par toutes les puissances, excepté l’empereur, ce prince, qui l’étoit élu et couronné, mais qu’on ne traitoit encore que d’archiduc en France et en Espagne, voulut que Sala fût cardinal sans plus attendre, et le roi d’Espagne ne pressa pas moins pour que sa nomination fût remplie. Le pape ainsi tourmenté des deux côtés, et qui voyoit qu’à la fin l’Italie demeureroit à l’empereur, n’osa l’amuser plus longtemps, et se flatta de faire passer Sala au roi d’Espagne, en déclarant Arias en même temps. Il fit donc avertir le roi qu’il alloit expectorer Polignac avec les autres, et que cela ne se pouvoit plus différer. Il ne restoit plus que des bagatelles à ajuster à Utrecht, et l’espérance de finir alors avec l’empereur étoit perdue : le roi consentit donc à l’expectoration, et dépêcha en même temps un courrier à Polignac, pour le faire revenir sur-le-champ. Il laissa donc ce qui restoit à achever et la paix à signer au maréchal d’Huxelles et à Ménager, et accourut à sa barrette. Le courrier chargé de sa calotte le trouva à mi-chemin. Il la mit dans sa poche et continua son voyage. Il arriva le 22 février à Paris, et le jeudi 23, il alla l’après-midi à Marly chez Torcy, qui, entre la fin de la musique et le souper, le mena chez Mme de Maintenon.

Polignac, qui avoit reçu en passant les compliments et les empressements du salon, présenta au roi sa calotte, qui la lui mit sur la tête, et lui donna une chambre à Marly. Ce fut une chose assez étrange qu’un cardinal in petto de la nomination du roi Jacques traitât et conclût à Utrecht la consommation dernière des malheurs de ce prince et son expulsion de France, avec tout ce qu’il plut aux Anglois de prescrire à cet égard. Sa visite de remercîment à Saint-Germain et de retour dut être bien embarrassante, mais quand on est cardinal rien n’embarrasse plus : au moins ne le put-il être que de la reine d’Angleterre. En conséquence de ce qui avoit été arrêté avec les Anglois, le roi d’Angleterre étoit déjà parti avec une petite suite sous le nom de chevalier de Saint-Georges, pour se retirer à Bar, dont M. de Lorraine avoit fait meubler le château, et l’y vint voir. Il alla aussi à Lunéville voir M. et Mme de Lorraine, et s’arrêta à Bar, à Commercy, chez M. de Vaudémont, et dans tous ces environs assez longtemps.

Le roi, qui n’avoit jamais pu se défaire du respect que le cardinal Mazarin lui avoit imprimé pour les cardinaux, régla avec les cardinaux de Rohan et de Polignac la place que les cardinaux occuperoient au sermon à la chapelle, et avec tant d’égards qu’il prit la peine de la dessiner sur du papier devant eux et à leur gré. Il n’y avoit jusqu’alors rien de marqué là-dessus. Les places des cardinaux de Bouillon et de Coislin étoient fixes par leurs charges ; le cardinal de Janson n’avoit presque point demeuré à la cour cardinal que depuis qu’il fut grand aumônier ; Bonzi l’étoit de la reine, et depuis sa mort presque toujours en Languedoc ; Le Camus ne vit jamais Paris ni la cour depuis sa promotion ; Estrées, souvent à Rome, puis en Espagne, ne s’étoit point soucié de place réglée au sermon ; Furstemberg encore moins, qui ne s’y trouvoit presque jamais. Le roi entretint après le cardinal de Polignac des matières d’Utrecht près de deux heures tête à tête.

On a vu en son lieu par quel tour de passe-passe, aidé de tout l’art et de l’or de Mme de Soubise, secondée de toute l’autorité du roi, le cardinal de Rohan avoit été reçu chanoine de Strasbourg, et en étoit devenu coadjuteur et enfin évêque. La multiplicité et l’excès des mésalliances que la longue suite du même esprit de gouvernement a forcé toute la noblesse du royaume de contracter pour vivre, l’excluoit toute d’entrer dans le chapitre de Strasbourg, à commencer par les princes du sang, et à continuer par tout ce qu’il y a de plus grand et de plus illustre. Il n’y en avoit plus dès lors qui en pussent faire les preuves que MM. d’Uzès qui y mirent bientôt obstacle par leurs mariages, M. de Duras et le comte de Roucy, dont le fils en déchut. On considéra cependant qu’il étoit de l’intérêt très-essentiel du roi que des François y pussent être admis, parce qu’il en étoit que l’évêque fût François et qu’il n’est élu que par le chapitre et tiré du chapitre. Le roi chercha donc à apporter quelque tempérament là-dessus. Le cardinal de Rohan l’y servit, mais, comme il n’étoit là question que du chapitre, ce ne fut qu’avec le chapitre qu’on négocia. Il députa au roi pour cette affaire le comte de Lœwenstein, frère de Mme de Dangeau, grand doyen de Strasbourg, chanoine de Cologne et d’autres grandes églises, que nous verrons bientôt évêque de Tournai, sans être dans les ordres. Ce comte eut une longue audience du roi, tête à tête. Le chapitre consentit par degrés à des adoucissements sur les mères, même pour les Allemands, et peu à peu enfin à recevoir les François sans preuves, qui auroient trois ascendants masculins ducs. Ces trois ascendants furent une fort mauvaise idée, c’étoit la date qu’il falloit fixer. Je suis par exemple duc et pair trente ans avant M. d’Aumont, pour ne citer que celui-là et en laisser beaucoup d’autres ; je ne suis pourtant que le second, car c’est mon père qui le fut fait, et qui fut enregistré, reçu le 1 février 1635. M. d’Aumont est le cinquième ; son grand-père pourroit donc, s’il vivoit, mettre de ses enfants dans le chapitre de Strasbourg, tandis que je n’y ferois pas recevoir les miens, et le maréchal d’Aumont n’est duc et pair que de la fin de décembre 1665.

La vieille Mailly mourut à quatre-vingt-cinq ou six ans, aussi entière de tête et de santé qu’à quarante. C’est celle que la longueur de son visage étroit et la singularité de son nez faisoit nommer la Bécasse. Elle étoit Montcavrel, et longtemps depuis son mariage elle devint héritière de sa maison qu’elle rendit très-puissante en biens, de très-pauvres qu’étoient son mari et elle, à force de travail, d’assiduité, d’art et de procès. J’ai parlé en son lieu de la substitution qu’ils firent. Elle traita toute sa vie ses enfants à la baguette, en jeta un à Saint-Victor dont il se seroit bien passé. Il en devint pourtant prieur, puis évêque de Lavaur, et fut homme de bien. Il étoit mort à Montpellier un mois ou deux avant elle. Elle força un autre de ses fils à se faire prêtre, dont il ne pouvoit se consoler, et le laissa les coudes percés pourrir à Saint-Victor sans y être religieux, jusqu’à ce que le mariage de son autre fils avec la nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, qui fut dame d’atours de la Dauphine, fit cet abbé de Mailly archevêque d’Arles, puis de Reims, que nous verrons cardinal. Ses deux filles, l’une s’échappa et se maria malgré elle à l’aîné des Mailly ; l’autre, elle la fit religieuse, qui, de nécessité vertu, la devint bonne, et a été une excellente abbesse de Poissy, adorée et respectée au dernier point dans cette communauté si grande et si jalouse de l’élection qu’elle a perdue. On n’a pas vu que Dieu ait béni cette conduite dans tout ce qui est arrivé depuis de toute cette famille.

Le vieux Brissac mourut aussi à pareil âge, retiré chez lui depuis plusieurs années. Il étoit lieutenant général et gouverneur de Guise, et avoit été longtemps major des gardes du corps. C’étoit un très-petit gentilhomme qui avoit percé tous les grades des gardes du-corps, qui avoit plu au roi par son application, par ses détails, par son assiduité, par ne compter que le roi et ne ménager personne. Il en avoit tellement acquis la familiarité et la confiance sur ce qui regardoit les gardes du corps, que les capitaines des gardes, tout grands seigneurs et généraux d’armée qu’ils étoient, le ménageoient et avoient à compter avec lui, à plus forte raison tous les officiers des gardes. Il étoit rustre, brutal, d’ailleurs fort désagréable et gâté à l’excès par le roi, mais homme d’honneur et de vertu, de valeur et de probité, et estimé tel quoique haï de beaucoup de gens, et redouté de tout ce qui avoit affaire à lui, même de toute la cour et des plus importants, tant il étoit dangereux. Il n’y avoit que lui qui osât attaquer Fagon sur la médecine. Il lui donnoit des bourrades devant le roi qui mettoient Fagon en véritable furie, et qui faisoient rire le roi et les assistants de tout leur cœur. Fagon, aussi avec bien de l’esprit, mais avec fougue, lui en lâchoit de bonnes qui ne divertissoient pas moins, mais en tout temps Fagon ne le pouvoit voir ni en ouïr parler de sang-froid.

Un trait de ce major des gardes donnera un petit crayon de la cour. Il y avoit une prière publique tous les soirs dans la chapelle de Versailles à la fin de la journée, qui étoit suivie d’un salut avec la bénédiction du saint sacrement tous les dimanches et les jeudis. L’hiver, le salut étoit à six heures ; l’été, à cinq, pour pouvoir s’aller promener après. Le roi n’y manquoit point les dimanches et très-rarement les jeudis en hiver. À la fin de la prière, un garçon bleu en attente dans la tribune couroit avertir le roi, qui arrivoit toujours un moment avant le salut ; mais qu’il dût venir ou non, jamais le salut ne l’attendoit. Les officiers des gardes du corps postoient les gardes d’avance dans la tribune, d’où le roi l’entendoit toujours. Les dames étoient soigneuses d’y garnir les travées des tribunes, et, l’hiver, de s’y faire remarquer par de petites bougies qu’elles avoient pour lire dans leurs livres et qui donnoient à plein sur leur visage. La régularité étoit un mérite, et chacune, vieille et souvent jeune, tâchoit de se l’acquérir auprès du roi et de Mme de Maintenon. Brissac, fatigué d’y voir des femmes qui n’avoient pas le bruit de se soucier beaucoup d’entendre le salut, donna le mot un jour aux officiers qui postoient ; et pendant la prière il arrive dans la travée du roi, frappe dessus de son bâton, et se met à crier d’un ton d’autorité : Gardes du roi, retirez-vous ; le, roi ne vient point au salut. À cet ordre tout obéit, les gardes s’en vont, et Brissae se colle derrière un pilier. Grand murmure dans les travées, qui étoient pleines ; et un moment après chaque femme souffle sa bougie, et s’en va tant et si bien qu’il n’y demeura en tout que Mme de Dangeau et deux autres assez du commun.

C’étoit dans l’ancienne chapelle. Les officiers, qui étoient avertis, avoient arrêté les gardes dans l’escalier de Bloin et dans les paliers où ils étoient bien cachés, et quand Brissac eut donné tout loisir aux dames de s’éloigner et de ne pouvoir entendre le retour des gardes, il les fit reposter. Tout cela fut ménagé si juste que le roi arriva un moment après, et que le salut commença. Le roi, qui faisoit toujours des yeux le tour des tribunes et qui les trouvoit toujours pleines et pressées, fut dans la plus grande surprise du monde de n’y trouver en tout et pour tout que Mme de Dangeau et ces deux autres femmes. Il en parla, dès en sortant de sa travée, avec un grand étonnement. Brissac, qui marchoit toujours près de lui, se mit à rire et lui conta le tour qu’il avoit fait à ces bonnes dévotes de cour, dont il s’étoit lassé de voir le roi la dupe. Le roi en rit beaucoup, et encore plus le courtisan. On sut à peu près qui étoient celles qui avoient soufflé leurs bougies et pris leur parti sur ce que le roi ne viendroit point, et il y en eut de furieuses qui vouloient dévisager Brissac, qui ne le méritoit pas mal par tous les propos qu’il tint sur elles[2].




  1. Saint-Simon veut parler de Jacques III, fils de Jacques II, et prétendant au trône d'Angleterre.
  2. Cette anecdote a déjà été racontée par Saint-Simon, t. VI, p. 205-206 ; mais les variantes des deux récits sont nombreuses, et nous n’avons pas cru devoir supprimer ce passage, comme l’ont fait les précédents éditeurs.