Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/23


CHAPITRE XXIII.


Projet des Impériaux sur le Rhin. — Maréchal de Choiseul dans le Spirebach. — Raisons de ce camp. — Dispositions du maréchal de Choiseul. — Mouvements et dispositions du prince Louis de Bade. — Retraite des Impériaux. — Précautions du maréchal de Choiseul à la cour, qui met en quartiers de fourrages et me donne congé. — Mort de M. Frémont, beau-père de M. le maréchal de Lorges. — Naissance de ma fille.


Après une longue oisiveté en ces armées et en Flandre, les vingt mille hommes de Hesse et d’autres contingents furent renvoyés au prince Louis de Bade, qui, avec ce qu’il avoit d’ailleurs, se trouva le double plus fort que le maréchal de Choiseul, et en état et en volonté d’entreprendre le siège de Philippsbourg, dont tous les amas étoient depuis l’hiver dans Mayence, et toutes les précautions prises depuis pour que rien n’y pût manquer. L’empereur pressoit l’exécution de ce dessein avec toute l’ardeur que lui inspiroit son dépit de la paix de Savoie, et son extrême désir de reculer la générale, à laquelle celle-là commençoit à donner un grand branle. Sur les avis que le maréchal de Choiseul en donna à la cour, il en reçut deux lettres fort singulières et en même temps contradictoires. Par la première, Barbezieux lui faisoit écrire par le roi de jeter huit de ses meilleurs bataillons dans Philippsbourg et quatre dans Landau, et de se retirer après en pays de sûreté contre l’invasion du prince Louis. Il faut remarquer que le maréchal n’avoit dans son armée que douze bons bataillons et que tout le reste de son infanterie étoit de nouvelles levées, ou des bataillons de salade ramassés des garnisons. En suivant cet ordre il n’avoit plus à compter sur ce qui lui seroit resté d’infanterie, et en abandonnant ces places au renfort qu’il y auroit jeté, l’exemple récent de Namur devoit persuader qu’elles n’en seroient pas moins perdues. Par l’autre lettre en réponse au maréchal, le roi lui marquoit qu’il n’étoit pas persuadé que le prince Louis pensât à passer le Rhin à Mayence, mais que, s’il songeoit à l’entreprendre, il se persuadoit que le maréchal l’empêcheroit bien d’y déboucher, c’est-à-dire empêcher un ennemi de passer sur un pont à lui, dans une place à lui, et de déboucher sur une contrescarpe à lui, dans une plaine.

Le maréchal haussa les épaules, et proposa au moins d’envoyer le marquis d’Harcourt le renforcer, qui demeuroit oisif où il étoit dans la situation présente. Harcourt, accoutumé à commander en chef, ami de Barbezieux et grand maître en souterrains à la cour, ne vouloit point tâter de cette jonction. Il proposa à la cour et au maréchal des partis téméraires, bien sûr qu’ils ne les adopteroient pas, et que l’honneur de les avoir imaginés lui en [reviendrait]. Le maréchal, aux ordres duquel il n’étoit point comme de ceux qui étoient en Flandre, ne pouvoit se soumettre à lui en donner ; et Harcourt, qui le sentoit, et qui le savoit mal de tout temps avec son ami Barbezieux, alloit à son fait de ne point joindre et se moquoit de lui. Cette conduite ouvrit les yeux au maréchal sur ses artifices ; il ne compta plus que sur soi-même, et résolut de laisser dire Harcourt et ordonner à la cour, [et] de ne suivre, à tous risques pour lui même, que le parti unique par lequel il crut sauver Philippsbourg et Landau. Il se retira donc sur son infanterie que, pour la commodité des fourrages, il avoit laissée derrière, entra dans le Spirebach, et fit une des plus belles choses qu’on eût vues depuis bien longtemps à la guerre.

Le prince Louis passa le Rhin avec sa cavalerie à Mayence, après avoir conféré avec le landgrave de Hesse, qui vint passer la Nave auprès de Mayence, qui vint après le long des montagnes et se saisit sans peine, chemin faisant, de Neu-Linange, de Kirken et d’autres postes que nous y avions, tandis que le prince Louis vint à Oppenheim, où son infanterie, son artillerie et ses bagages le joignirent par un pont de bateaux ; il en fit descendre un à Worms, tant pour tirer ce qu’ils voudroient de l’autre côté du Rhin, que pour communiquer avec le baron de Thungen, commandant de Mayence, qui avoit environ quinze mille hommes aux vallées de Ketsch et vers Fribourg, avec des bateaux pour nous donner par nos derrières l’inquiétude du siège de cette place, ou d’un passage du Rhin. La cour alors avoit changé d’avis, et auroit voulu que le maréchal de Choiseul eût combattu le prince Louis aux plaines d’Alney. Il étoit plus fort que nous du double ; et s’il avoit battu notre armée, il eût aisément pris Landau, fort méchante place alors, et eût été le maître d’emporter le fort qui couvroit le bout d’en deçà du pont de Philippsbourg, de brûler ce pont, de ravager l’Alsace, de s’établir pour l’hiver à Spire, d’empêcher M. d’Harcourt de déboucher les montagnes, puis de faire tout à son aise le siège de Philippsbourg.

Ces mêmes raisons détournèrent le maréchal de croire ceux qui lui proposoient de se mettre à Durckheim : cette petite ville ruinée et non tenable étoit bien au pied des montagnes, mais entre elles et l’endroit où les montagnes s’escarpent et se couvrent, il y avoit un grand espace de terrain à passer plusieurs colonnes de front ; d’ailleurs, le marais qui auroit couvert l’armée étoit en figure de T dont la queue la séparoit. Il auroit donc fallu force ponts de communication sur cette queue, et on laisse à penser de quelles ressources sont de telles communications à une armée attaquée par le double d’elle. Le marquis d’Huxelles proposa de se mettre le cul au Rhin et le nez à la montagne. Ce parti conservoit Spire et nous en appuyoit, mais il abandonnoit Neustadt, le livroit au prince Louis pour un entrepôt très commode pour ses vivres, et un passage assuré derrière Landau pour passer en Alsace et la ruiner, sans crainte que nous osassions nous déplacer ; il nous ôtait en même temps en fort peu de jours toute subsistance, parce que nous ne pouvions tirer de fourrages que de l’Alsace, et bientôt les vivres, que Thungen ne nous auroit pas même laissé descendre aisément par le Rhin. D’autres proposèrent la position contraire, le cul à Landau et la tête au Rhin. Celui-là tenoit Landau et Neustadt, mais il laissoit tout le chemin de l’Alsace libre aux ennemis, l’important poste de Spire, d’où, une fois établis, ils pouvoient brûler le pont de Philippsbourg, s’en épargner la circonvallation de ce côté-ci, et en faire le siège de l’autre côté tout à leur aise. D’ailleurs bien établis à Spire, ils mettoient l’Alsace en contribution, minoient Landau et renvoyoient nos armées s’assembler bien loin. Se mettre derrière la petite rivière de Landau, laissoit tout en proie Neustadt, Spire, le pont de Philippsbourg, le passage en Alsace, Landau même. Tous ces partis, quelque mauvais qu’ils fussent, avoient leurs partisans considérables.

Le maréchal de Choiseul, bien résolu de n’aller qu’au meilleur, dans une conjoncture si importante, laissa écrire la cour et discourir qui voulut, et prit de soi tout seul l’unique parti qui sauvoit tous ces inconvénients. Il les avoit de longue main pourpensés, et s’y étoit préparé, autant qu’il l’avoit pu, dans la prévoyance de ce que les ennemis pourroient entreprendre. C’étoit de barrer la plaine derrière le Spirebach, de la montagne au Rhin, et de mettre par là Neustadt, Spire, Landau, Philippsbourg et l’Alsace à couvert. Lorsqu’il s’étoit avancé avec sa cavalerie, pour la commodité des fourrages, dans les plaines de Mayence, tandis qu’il n’étoit encore question de rien, et qu’il avoit laissé son infanterie en arrière, il avoit chargé le marquis d’Huxelles avec sa seconde ligne d’infanterie d’accommoder le Spirebach, et, quand il s’y vint mettre, il trouva cette besogne achevée et parfaitement bien faite, avec des redoutes d’espace en espace et tous les bords retranchés. Il avoit cependant obtenu la jonction du marquis d’Harcourt qui se fit fort attendre, et qui manda à la cour qu’il avoit joint deux jours plus tôt qu’il n’avoit fait. Comme il arrivoit par la montagne, il fut chargé de Neustadt et de tous ces postes-là. De la montagne aux bois il y avoit une bonne demi-lieue. Cet espace étoit fermé par les deux branches du Spirebach réduites en une par une retenue de distance en distance au dedans et au-dessus de Neustadt, qui formoit une inondation et un marais qui ne se pouvoient passer.

Là se trouvoit une commanderie ruinée, qui fut très-bien accommodée, où on jeta quatre bataillons avec Condrieu, très-bon brigadier d’infanterie. De lui jusqu’au bois, des demi-lunes bien ajustées, toutes flanquées de deux pièces de canon de chaque côté, avec chacune un bataillon derrière pour s’y jeter à propos, et un espace entre chacune pour y recevoir un escadron ; avec cela Neustadt remparé et fortifié au mieux avec de l’artillerie, et Saint-Frémont, maréchal de camp, pour y commander sous Harcourt, et la plaine de Musbach, par où seulement les ennemis pouvoient venir, entièrement découverte et de toutes parts fouettée des batteries disposées pour cela. Le petit château de Hart, à mi-côte de la montagne, fut occupé et bien retranché, bien muni avec ce qu’il put tenir de monde choisi. C’étoit un petit castel blanc qui se voyoit de partout, un peu à côté et plus avancé au delà de Neustadt. Les bois devinrent bientôt un fonds de marais artificiel, par les retenues d’espace en espace du Spirebach qui y couloit. On y fit de grands abatis d’arbres, et tout du long semés de petits postes pour avertir seulement. En un endroit plus clair et au bord d’une petite plaine où il y avoit en deçà du ruisseau un moulin appelé Freymülh, dont on se servit avantageusement pour s’aider de l’eau à retenir et à inonder, on fit camper quatre bataillons appuyés de la cavalerie de notre droite, parce que la ligne s’étendoit jusque-là, et le quartier du marquis de Renti, lieutenant général fort bon et beau-frère du maréchal, n’en étoit pas éloigné. On mit un peu plus loin au village ruiné de Spirebach la brigade de cavalerie de Bissy avec de l’infanterie divisée par pelotons jusqu’à Spire où finissoient les bois. À Spire force de canons et beaucoup d’infanterie dans les retranchements, avec, pour cavalerie, la brigade du colonel général ; le marquis d’Huxelles et le duc de La Ferté, lieutenants généraux, y commandoient, et sous eux Hautefort et Lalande, maréchaux de camp. De Spire au Rhin il n’y avoit pas l’espace pour un escadron. Le maréchal de Choiseul prit son quartier général au village de Lackheim, vis-à-vis du commencement des bois, vers le centre de la cavalerie. Notre gauche de cavalerie joignoit la droite de celle du marquis d’Harcourt, mais un peu plus reculée ; et lui se mit dans un petit village tout à fait dans la montagne, près de Neustadt, en deçà.

Les choses disposées de la sorte, on continua à perfectionner les retranchements partout où on crut qu’il en étoit besoin ; et on attendit avec une tranquillité très-vigilante ce que les ennemis pourroient ou voudroient entreprendre. On montoit tous les soirs un gros bivouac à la tête des camps, avec le maréchal de camp de jour à la droite et le brigadier de piquet à la gauche. Le mestre de camp de piquet se promenoit toute la nuit d’un bout à l’autre pour voir si tout étoit bien en état. J’étois encore cette campagne de la brigade qui formoit la seconde ligne de la gauche avec le bonhomme Lugny pour brigadier, très-galant homme, de qui je reçus mille honnêtetés, mais qui n’avoit ni l’esprit ni le monde qu’avoit Harlus, qui servoit, cette année, sur les côtes, avec le maréchal de Joyeuse. Le chevalier de Conflans étoit l’autre mestre de camp avec nous. C’étoit un très-bon officier, gaillard et de bonne compagnie, plaisant en liberté, avec de l’esprit, qui savoit fort vivre et dont je m’accommodai fort. Il étoit cadet du marquis de Conflans, mestre de camp général en Catalogne pour le roi d’Espagne, qui lui avoit donné la Toison d’or, et qui le fit, l’année suivante, vice-roi de Navarre et grand d’Espagne de la troisième classe, dont la grandesse périt avec eux comme nos ducs à brevet. Ils étoient ou petits-fils ou fort proches, et de même nom, de ce baron de Batteville ou Vatteville, qui, étant ambassadeur d’Espagne en Angleterre, fit cette insulte pour la préséance au maréchal d’Estrades, ambassadeur de France, qui fit tant de fracas et qui fut suivie de la déclaration solennelle que l’ambassadeur d’Espagne en France eut ordre de faire au roi, de ne plus prétendre en nul lieu de compétence avec lui.

Le prince Louis, supérieur au maréchal de Choiseul et au marquis d’Harcourt joints, de plus de vingt-deux mille hommes, campa deux jours après notre arrivée à une demi-lieue de nous derrière le village de Musbach, à la vue de nos montagnes, et se mit à ouvrir des chemins dans les leurs. On les vit se donner de grands mouvements pendant plusieurs jours sans qu’on en pût deviner la cause, lorsque après avoir longé notre front bien des fois, et s’en être approchés tant qu’ils purent pour reconnoître, et avoir cherché inutilement par où pouvoir attaquer, on s’aperçut qu’ils avoient établi des batteries sur des montagnes qui sembloient inaccessibles, d’où ils firent grand bruit de canon. C’étoient trois batteries de gros canon à diverses hauteurs, dont une sur la crête tout au haut, et on distinguoit très-clairement les tentes de trois bataillons qui campoient auprès. Ils occupèrent diverses maisons éparses le long de la montagne, auprès de ce petit château de Hart, le canonnèrent, et firent remuer quelque cavalerie du marquis d’Harcourt incommodée de cette artillerie. Ce petit castel les mit en colère, dont ils ne touchoient que le haut des toits. Ils baissèrent donc une batterie avec laquelle ils y firent une grande brèche ; ils y donnèrent quelques assauts sans succès, jusqu’à ce que le brave officier qui y commandoit, se voyant ouvert de toutes parts et sans nulle espérance de pouvoir être secouru, prit le temps d’un assaut plus grand que les précédents pour faire retirer sa garnison par un trou qu’il avoit pratiqué, et sortit le dernier de sa place qu’il avoit bravement défendue six jours durant à la vue des deux armées, et se retira avec ses gens à Neustadt, avec une jambe qu’il se cassa en sortant. Il fut loué et caressé de toute l’armée ; le maréchal lui donna le peu qu’il avoit d’argent, et lui procura une gratification. Il avoit laissé une traînée de poudre où il mit le feu, qui fut fatale aux premiers qui se jetèrent dans leur conquête. Cet exploit achevé, les Impériaux changèrent et augmentèrent leurs batteries et en battirent la porte de Neustadt de notre côté par-dessus la ville, ce qui n’eut d’autre effet que de faire hâter le pas à ceux qui entroient ou sortoient.

Au bout d’un mois ils s’aperçurent si bien de l’inutilité de leur canonnade et de l’impossibilité d’attaquer nos retranchements avec le moindre succès, qu’ils se tournèrent à d’autres moyens pour nous obliger à les abandonner ; ils envoyèrent donc faire des courses sur la Sarre jusque vers Metz, et ils ordonnèrent à Thungen de ne rien oublier pour passer diligemment en Alsace. Sur les avis qu’on en eut, Gobert, excellent brigadier de dragons, fut envoyé avec un gros détachement sur la Sarre, et le marquis d’Huxelles sur le haut Rhin joindre Puysieux avec un régiment de cavalerie, des dragons et de l’infanterie, et Chamilly fut mis à Spire à la place d’Huxelles. Puysieux, lieutenant général et gouverneur d’Huningue, n’avoit presque point d’autres troupes pour la garde du haut Rhin que des compagnies franches du Rhin, un ramas de garnisons et des paysans. Thungen, outre ses ordres, mouroit d’envie de passer et de faire du pis qu’il pourroit, de dépit d’avoir été enlevé tout au commencement de la campagne par un parti d’infanterie qui s’étoit glissé tout contre Mayence, d’où il l’avoit mené à Philippsbourg. Il avoit fallu payer pour en sortir libre, et cela joint à l’affront l’avoit mis fort en colère ; mais il fut observé de si près qu’il ne put jamais tenter le passage. Sur la Sarre, Gobert ne leur donna pas loisir de courir ni de piller, tellement que les Impériaux, sentant enfin qu’une plus longue opiniâtreté ne feroit qu’augmenter leur honte, résolurent de se retirer. Je m’aperçus étant de piquet, et me promenant la nuit le long de nos bivouacs, d’une diminution dans leurs feux ordinaires, qui avec les nôtres faisoient dans ces montagnes et au bas un effet singulier et tout à fait beau, et le matin nous n’entendîmes point leur canon. Dès qu’il fit un peu clair, j’allai vers nos demi-lunes trouver le maréchal de Choiseul qui s’y promenoit déjà, et nous vîmes qu’ils n’avoient plus ni canon, ni camp, ni personne sur leurs montagnes. Un gros brouillard, qui nous en ôta incontinent la vue, tomba sur les neuf ou dix heures du matin, et nous laissa apercevoir à découvert leur retraite. Ils marchoient en bataille derrière la plaine de Musbach, où ils avoient laissé divers petits pelotons de cavalerie épars, pour nous observer et escarmoucher s’ils étoient suivis. Harcourt vint trouver le maréchal à une batterie élevée où nous étions, et chacun fut fort aise d’être délivré d’un ennemi si peu à craindre dans le poste où nous étions, mais d’ailleurs si importun par la vigilance que demandoit un si proche voisinage. Saint-Frémont qui se trouvoit de jour, étoit sorti avec quelques gardes ordinaires à la tête du village de Weintzingen sous Neustadt ; il eut envie de se faire valoir à bon marché, et envoya à plusieurs reprises demander quelques troupes au maréchal pour pousser ce qui étoit dans la plaine, dont à la fin, ce dernier s’impatienta.

Comme son projet avoit été d’arrêter les ennemis et non d’aller à eux pour les combattre, mais de rompre tous leurs desseins en barrant de la montagne au Rhin, nos inondations étoient faites en sorte qu’il n’y avoit que deux ouvertures par lesquelles on ne pouvoit sortir qu’un à un. La raison du maréchal fut donc que s’il n’y avoit dans la plaine que ces petits pelotons que nous voyions, ce n’étoit pas la peine d’aller à eux pour leur faire doubler le pas ; que si, au contraire, il y avoit des troupes derrière les haies et ce qui bornoit notre vue, il ne falloit pas exposer Saint-Frémont à être battu sous nos yeux sans pouvoir être secouru et faire ainsi, sans raison, une mauvaise affaire et honteuse, d’une bonne, puisque les ennemis se retiroient sans avoir pu exécuter quoi que ce soit. Saint-Frémont, qui avoit aussi ses souterrains et qui étoit ami du marquis d’Harcourt, ne laissa pas d’être accusé d’avoir écrit : qu’il n’avoit tenu qu’au maréchal de Choiseul de battre l’arrière-garde des ennemis, sans qu’il eût pu le lui persuader. Les ennemis avoient retiré leurs postes le long du ruisseau et des inondations qui n’étoient qu’à une portée de carabine des nôtres, toute la nuit précédente en grand silence, et y avoient laissé leurs feux tant qu’ils avoient pu durer, et en même temps retiré tout ce qu’ils avoient de canons en batteries ; et l’artillerie qui n’y étoit pas et leurs bagages, [ils] les avoient fait passer à Worms avec quelque peu de troupes sur leur pont de bateaux qu’ils défirent aussitôt après. Leur armée marcha fort vite à Mayence où elle repassa le Rhin, dédaigna de prendre Eberbourg et Kirn, deux bons châteaux qu’il ne tenoit qu’à eux de prendre, et se mit aussitôt après en quartiers de fourrage, non sans force querelles entre les généraux, enragés d’avoir tant éclaté en menaces et en grands projets et de n’avoir pu rien exécuter. Cela fut uniquement dû à la capacité et à la fermeté tout ensemble du maréchal de Choiseul, qui laissa tonner la cour, crier ses premiers officiers généraux, intriguer M. d’Harcourt, sans s’ébranler en aucune sorte.

Le lendemain de cette retraite, nous fûmes voir leurs camps et leurs travaux, et nous admirâmes les peines qu’ils eurent sans doute à guinder leur canon si haut, et le reste de leurs ouvrages qui nous parurent prodigieux. Les fourrages leur manquoient, ils tiroient de fort loin leurs vivres, tout enfin les avoit obligés à la retraite. Le maréchal avoit gardé toutes les lettres du marquis d’Harcourt et la copie de ses réponses. Il avoit mis un petit commentaire concis et fort, en marge, vis-à-vis des endroits qui le demandoient et avoit envoyé tout cela au roi dans un grand cahier.

N’y ayant plus rien à faire et les troupes allant dans leurs quartiers de fourrage, je voulus m’en aller à Paris. Le mois d’octobre étoit fort avancé, Mme de Saint-Simon avoit perdu M. Frémont, père de Mme la maréchale de Lorges, et elle étoit en même temps heureusement accouchée de ma fille le 8 septembre. Le maréchal me le permit ; il m’avoit traité avec tant de politesse et d’attention que je m’attachai à lui, et qu’il me donna enfin sa confiance, dont à mon âge je me sentis fort honoré. Je savois tout ce qui s’étoit passé entre le marquis d’Harcourt et lui, et il m’avoit montré ce cahier qu’il avoit envoyé au roi. Il me pria de conter tous ces détails au duc de Beauvilliers en arrivant, et de l’engager à le servir, ce que j’exécutai tout à fait à la satisfaction du maréchal.