Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/24


CHAPITRE XXIV.


Noire invention à mon retour. — M. de la Trappe peint de mémoire. — M. de Savoie avec l’armée du roi assiège Valence. — Il lève le siège par la neutralité d’Italie. — Tout accompli avec lui et son ministre mené pour le premier des ministres étrangers à Marly. — La princesse au Pont-Beauvoisin a le rang de duchesse de Bourgogne. — Prétention étrange du comte de Brionne à l’égard de M. de Savoie. — Le roi à Montargis au-devant de la princesse. — Arrivée à Fontainebleau ; présentation. — Retour à Versailles. — Des présentations. — Grâces de la princesse qui charment le roi et Mme de Maintenon. — Mlles de Soissons ont défense de voir la princesse.


En arrivant à Paris, je trouvai la cour à Fontainebleau. Comme j’étois arrivé un peu devant les autres, je ne voulus pas que le roi le sût sans me voir, et me crût de retour en cachette. Je voulois de plus voir M. de Beauvilliers, sur le maréchal de Choiseul. Je me hâtai donc d’aller à Fontainebleau où je fus très bien reçu, et le roi, à son ordinaire de mes retours, me parla avec bonté, en me disant toutefois que j’étois revenu un peu tôt, mais ajoutant qu’il n’y avoit point de mal.

J’avois un voyage en tête à brusquer, dont je parlerai tout à l’heure, qui me pressoit de m’en retourner à Paris après mes premiers devoirs rendus, lorsqu’au sortir du lever du roi, comptant monter en chaise tout de suite, Louville me mena dans la salle de la comédie, ouverte alors et où il n’y avoit jamais personne les matins, qui étoit au bout de la salle des gardes. Là il m’avertit qu’il s’étoit répandu que lorsqu’en faisant ma révérence au roi, il m’avoit dit qu’il se réjouissoit de me voir de retour en bonne santé, quoique un peu tôt, je lui avois répondu que j’avois mieux aimé le venir voir tout en arrivant comme ma seule maîtresse, que de demeurer quelques jours relaissé à Paris, comme faisoient les jeunes gens avec les leurs. À ce récit le feu me monta au visage. Je rentrai chez le roi, où il y avoit encore beaucoup de monde, devant qui je m’exhalai sur ce qui me venoit d’être rapporté, et j’ajoutai que je donnerois volontiers bien de l’argent pour savoir qui avoit inventé et semé cette noire friponnerie, afin, quel qu’il fût, de lui en donner le démenti et force coups de bâton au bout, pour lui apprendre à calomnier d’honnêtes gens, à lui et aux faquins ses semblables. Je demeurai tout le jour à Fontainebleau cherchant le monde pour répéter ces propos, et que, si un grand coquin demeuroit assez caché pour échapper au châtiment, j’espérois du moins qu’il en apprendroit la menace, et qu’il l’entendroit peut-être lui-même assez pour en faire son profit, et laisser les gens d’honneur en repos.

Ma colère et mes discours firent la nouvelle. M. le maréchal de Lorges, qui avoit le bâton, et m’avoit coupé la parole sur mon arrivée un peu tôt, en sorte que je n’y pus rien du tout répondre au roi, quand je l’aurois voulu, bien loin d’ailleurs d’une si indigne flatterie, et beaucoup de vieux seigneurs avec lui, me blâmèrent d’avoir parlé si haut, en tels termes, dans la maison du roi et jusque dans son appartement. Je les laissai dire parce qu’ils ne m’apprenoient rien que je n’eusse bien prévu ; mais de deux maux j’avois choisi le moindre, qui étoit une réprimande du roi, ou peut-être quelques jours de Bastille, et j’avois évité le plus grand, qui étoit de laisser croire la chose vraie à mon âge, et encore peu connu de la plupart du monde, et me laisser passer pour un infâme délateur de toute la jeunesse, pour faire bassement et misérablement ma cour. Le roi n’en sut rien, ou voulut bien l’ignorer, le bruit que je fis étouffa sa cause et me fit honneur ; et je m’en allai faire mon petit voyage, dont je parlerai ici tout de suite.

Il y avoit longtemps que l’attachement que j’avois pour M. de la Trappe, et mon admiration pour lui me faisoient désirer extrêmement de pouvoir conserver sa ressemblance après lui, comme ses ouvrages en perpétueroient l’esprit et les merveilles. Son humilité sincère ne permettoit pas qu’on pût lui demander la complaisance de se laisser peindre. On en avoit attrapé quelque chose au chœur, qui produisit quelques médailles assez ressemblantes, mais cela ne me contentoit pas. D’ailleurs, devenu extrêmement infirme, il ne sortoit presque plus de l’infirmerie, et ne se trouvoit plus en lieu où on le pût attraper. Rigault étoit alors le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable ; mais il falloit persuader à un homme aussi surchargé d’ouvrages de quitter Paris pour quelques jours, et voir encore avec lui si sa tête seroit assez forte pour rendre une ressemblance de mémoire. Cette dernière proposition, qui l’effraya d’abord, fut peut-être le véhicule de lui faire accepter l’autre. Un homme qui excelle sur tous ceux de son art est touché d’y exceller d’une manière unique ; il en voulut bien faire l’essai, et donner pour cela le temps nécessaire. L’argent, peut-être, lui plut aussi. Je me cachois fort, à mon âge, de mes voyages de la Trappe ; je voulois donc entièrement cacher aussi le voyage de Rigault, et je mis pour condition de ma part qu’il ne travailleroit que pour moi, qu’il me garderoit un secret entier, et que, s’il en faisoit une copie pour lui, comme il le vouloit absolument, il la garderoit dans une obscurité entière, jusqu’à ce qu’avec les années, je lui permisse de la laisser voir. Du mien, il voulut mille écus comptant à son retour, être défrayé de tout, aller en poste en chaise en un jour, et revenir de même. Je ne disputai rien et le pris au mot de tout. C’étoit au printemps, et je convins avec lui que ce seroit à mon retour de l’armée, et qu’il quitteroit tout pour cela. En même temps je m’étois arrangé avec le nouvel abbé, M. Maisne, secrétaire de M. de la Trappe, et retiré là depuis bien des années, et M. de Saint-Louis, ancien brigadier de cavalerie, fort estimé du roi, retiré là aussi depuis longtemps, desquels j’aurai ailleurs occasion de parler, et qui ne désiroient pas moins que moi ce portrait de M. de la Trappe.

Revenant donc de Fontainebleau, je ne couchai qu’une nuit à Paris, où en arrivant j’avois pris mes mesures avec Rigault, qui partit le lendemain de moi. J’avertis en arrivant mes complices, et je dis à M. de la Trappe qu’un officier de ma connoissance avoit une telle passion de le voir, que je le suppliois d’y vouloir bien consentir (car il ne voyoit plus presque personne) ; j’ajoutai que, sur l’espérance que je lui en avois donnée, il alloit arriver, qu’il étoit fort bègue, et ne l’importuneroit pas de discours, mais qu’il comptoit s’en dédommager par ses regards. M. de la Trappe sourit avec bonté, trouva cet officier curieux de bien peu de chose, et me promit de le voir. Rigault arrivé, le nouvel abbé, M. Maisne et moi le menâmes dès le matin dans une espèce de cabinet qui servoit le jour à l’abbé pour travailler, et où j’avois accoutumé de voir M. de la Trappe, qui y venoit de son infirmerie. Ce cabinet étoit éclairé des deux côtés, et n’avoit que des murailles blanches, avec quelques estampes de dévotion, et des sièges de paille, avec le bureau sur lequel M. de la Trappe avoit écrit tous ses ouvrages, et qui n’étoit encore changé en rien. Rigault trouva le lieu à souhait pour la lumière ; le père abbé se mit au lieu où M. de la Trappe avoit accoutumé de s’asseoir avec moi à un coin du cabinet, et heureusement Rigault le trouva tout propre à le bien regarder à son point. De là, nous le conduisîmes en un autre endroit où nous étions bien sûrs qu’il ne seroit vu ni interrompu de personne. Rigault le trouva fort à propos pour le jour et la lumière, et il y porta aussitôt tout ce qu’il lui falloit pour l’exécution.

L’après-dînée, je présentai mon officier à M. de la Trappe ; il s’assit avec nous dans la situation qu’il avoit remarquée le matin, et demeura environ trois quarts d’heure avec nous. Sa difficulté de parler lui fut une excuse de n’entrer guère dans la conversation, d’où il s’en alla jeter sur sa toile toute préparée les images et les idées dont il s’étoit bien rempli. M. de la Trappe, avec qui je demeurai encore longtemps, et que j’avois moins entretenu que songé à l’amuser, ne s’aperçut de rien, et plaignit seulement l’embarras de la langue de cet officier. Le lendemain, la même chose fut répétée. M. de la Trappe trouva d’abord qu’un homme qu’il ne connoissoit point, et qui pouvoit si difficilement mettre dans la conversation, l’avoit suffisamment vu, et ce ne fut que par complaisance qu’il ne voulut pas me refuser de le laisser venir. J’espérois qu’il n’en faudroit pas davantage, et ce que je vis du portrait me le confirma, tant il me parut bien pris et ressemblant ; mais Rigault voulut absolument encore une séance pour le perfectionner à son gré : il fallut donc l’obtenir de M. de la Trappe, qui s’en montra fatigué, et qui me refusa d’abord, mais je fis tant, que j’arrachai plutôt que je n’obtins de lui cette troisième visite. Il me dit que, pour voir un homme qui ne méritoit et qui ne désiroit que d’être caché, et qui ne voyoit plus personne, tant de visites étoient du temps perdu et ridicules ; que pour cette fois il cédoit à mon importunité, et à la fantaisie que je protégeois d’un homme qu’il ne pouvoit comprendre, et qui ne se connoissoient ni n’avoient rien à se dire ; mais que c’étoit au moins à condition que ce seroit la dernière fois et que je ne lui en parlerois plus. Je dis à Rigault de faire en sorte de n’avoir plus à y revenir, parce qu’il n’y avoit plus moyen de l’ espérer. Il m’assura qu’en une demi-heure il auroit tout ce qu’il s’étoit proposé, et qu’il n’auroit pas besoin de le voir davantage. En effet, il me tint parole, et ne fut pas la demi-heure entière.

Quand il fut sorti, M. de la Trappe me témoigna sa surprise d’avoir été tant et si longtemps regardé, et par une espèce de muet. Je lui dis que c’étoit l’homme du monde le plus curieux, et qui avoit toujours eu le plus grand désir de le voir, qu’il en avoit été si aise qu’il m’avoit avoué qu’il n’avoit pu ôter les yeux de dessus lui, et que de plus, étant aussi bègue qu’il l’étoit, la conversation où il ne pouvoit entrer de suite ne l’ayant point détourné, il n’avoit songé qu’à se satisfaire en le regardant tout à son aise. Je changeai de discours le plus promptement que je pus, et sous prétexte de le mettre sur des choses qui ne s’étoient pu dire devant Rigault, je cherchai à le détourner des réflexions sur des regards qui, n’étant que pour ce que je les donnai, étoient en effet si peu ordinaires, que je mourois toujours de peur que leur raison véritable ne lui vînt dans l’esprit, ou qu’au moins il n’en eût des soupçons qui eussent rendu notre dessein ou inutile ou fort embarrassant à achever. Le bonheur fut tel qu’il ne s’en douta jamais.

Rigault travailla le reste du jour et le lendemain encore sans plus voir M. de la Trappe, duquel il avoit pris congé, en se retirant d’auprès de lui la troisième fois, et fit un chef-d’œuvre aussi parfait qu’il eût pu réussir en le peignant à découvert sur lui-même. La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant de ses yeux si difficile à rendre, la finesse et tout l’esprit et le grand qu’exprimoit sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d’un homme qui possède son âme, tout étoit rendu, jusqu’aux grâces qui n’avoient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l’âge et les souffrances. Le matin je lui fis prendre en crayon le père abbé assis au bureau de M. de la Trappe pour l’attitude, les habits et le bureau même tel qu’il étoit, et il partit le lendemain avec la précieuse tête qu’il avoit si bien attrapée et si parfaitement rendue, pour l’adapter à Paris sur une toile en grand, et y joindre le corps, le bureau et tout le reste. Il fut touché jusqu’aux larmes du grand spectacle du chœur et de la communion générale de la grand’messe le jour de la Toussaint, et il ne put refuser au père abbé une copie en grand pareille à mon original. Il fut transporté de contentement d’avoir si parfaitement réussi d’une manière si nouvelle et sans exemple, et dès qu’il fut à Paris, il se mit à la copie pour lui et à celle pour la Trappe, travaillant par intervalles aux habits et au reste de ce qui devoit être dans mon original. Cela fut long, et il m’a avoué que de l’effort qu’il s’étoit fait à la Trappe, et de la répétition des mêmes images qu’il se rappeloit pour mieux exécuter les copies, il en avoit pensé perdre la tête, et s’étoit trouvé depuis dans l’impuissance pendant plusieurs mois de travailler du tout à ses portraits. La vanité l’empêcha de me tenir parole malgré les mille écus que je lui fis porter le lendemain de son arrivée à Paris. Il ne put se tenir avec le temps, c’est-à-dire trois mois après, de montrer son chef-d’œuvre avant de me le rendre, et par là de rendre mon secret public. Après la vanité vint le profit qui acheva de le séduire, et par la suite, il a gagné plus de vingt-cinq mille livres en copies, de son propre aveu, et c’est ce qui fit la publicité. Comme je vis que c’en étoit fait, je lui en commandai moi-même après lui avoir reproché son infidélité, et j’en donnai quantité.

Je fus très-fâché du bruit que cela fit dans le monde, mais je me consolai par m’être conservé pour toujours une ressemblance si chère et si illustre, et avoir fait passer à la postérité le portrait d’un homme si grand, si accompli et si célèbre. Je n’osai jamais lui avouer mon larcin ; mais, en partant de la Trappe, je lui en laissai tout le récit dans une lettre par laquelle je lui en demandois pardon. Il en fut peiné à l’excès, touché et affligé ; toutefois il ne put me garder de colère. Il me récrivit que je n’ignorois pas qu’un empereur romain disoit : qu’il aimoit la trahison, mais qu’il n’aimoit pas les traîtres ; que pour lui il pensoit tout autrement, qu’il aimoit le traître, mais qu’il ne pouvoit que haïr sa trahison. Je fis présent à la Trappe de la copie en grand, d’une en petit, et de deux en petit, c’est-à-dire en buste, à M. de Saint-Louis et à M. Maisne, que j’envoyai tout à la fois. M. de la Trappe avoit depuis quelques années la main droite ouverte, et ne s’en pouvoit servir. Dès que j’eus mon original où il est peint, la plume à la main, assis à son bureau, je fis écrire cette circonstance derrière la toile, pour qu’à l’avenir elle ne fît point erreur, et surtout la manière dont il fut peint de mémoire, pour qu’il ne fût pas soupçonné de la complaisance de s’y être prêté. J’arrivai à Paris la veille que le roi devoit arriver de Montargis à Fontainebleau avec la princesse, et je m’y trouvai à la descente de son carrosse. J’avois espéré de cacher ainsi parfaitement mon petit voyage.

Avant de parler de la princesse de Savoie, il faut dire un mot de ce qui se passoit en Italie. M. de Savoie, tout à fait déclaré et enhardi en même temps par une manière de défaite assez considérable des Impériaux en Hongrie par le Grand Seigneur en personne, parla plus haut sur la neutralité. Leganez, gouverneur du Milanois, se laissoit entendre qu’il avoit les pleins pouvoirs d’Espagne ; Mansfeld, commissaire général de l’empereur en Italie, s’y opposoit toujours de sa part. On comprit ce manège, et pour le mettre au net, M. de Savoie s’alla mettre le 15 septembre à la tête de l’armée du maréchal Catinat, pour entrer dans le Milanois, et fit le siège de Valence. Sur quoi les alliés, qui n’avoient rien voulu conclure avec le marquis de Saint-Thomas que M. de Savoie leur avoit envoyé à Milan, lui déclarèrent la guerre dans toutes les formes ; et, pour la faire compter comme bien certaine, envoyèrent en même temps le cartel pour l’échange des prisonniers qui se feroient de part et d’autre. Ce n’étoit qu’une dernière tentative. Ils se rendirent bientôt traitables, et dans le 10 octobre la neutralité d’Italie fut signée de part et d’autre, telle que M. de Savoie l’avoit proposée, qui en même temps leva le siège de Valence ; et le maréchal Catinat ne songea plus qu’à faire repasser les monts à son armée. Les restitutions stipulées avec M. de Savoie lui furent faites ; les ducs de Foix et de Choiseul eurent liberté de revenir, et Gouvon, envoyé extraordinaire de M. de Savoie, vint en remercier le roi, et, en attendant un ambassadeur, se trouver à l’arrivée de la princesse. C’étoit un homme habile, de beaucoup d’esprit et de politesse, fort fait aux cours, et qui plut extrêmement à tout le monde. Le roi prit du goût [pour lui] et le distingua jusqu’à le mener à Marly, familiarité que jusqu’à lui aucun ministre étranger n’avoit obtenue, et qui ne fut communiquée à aucun.

La maison de la princesse s’étoit arrêtée près de trois semaines à Lyon, en attendant qu’elle fût à portée du Pont Beauvoisin, où elle la fut recevoir. Elle y arriva de bonne heure, le mardi 16 octobre, accompagnée de la princesse de La Cisterne et de Mme de Noyers. Le marquis de Dronero étoit chargé de toute la conduite, auquel, ainsi qu’aux officiers et aux femmes de sa suite, il fut distribué beaucoup de beaux présents de la part du roi. Elle se reposa dans une maison qui lui avoit été préparée du côté de Savoie et s’y para. Elle vint ensuite au pont, qui tout entier est de France, à l’entrée duquel elle fut reçue par sa nouvelle maison et conduite au logis du côté de France qui lui avoit été préparé. Elle y coucha, et le surlendemain elle se sépara de toute sa maison italienne sans verser une larme, et ne fut suivie d’aucun que d’une seule femme de chambre et d’un médecin qui ne devoit pas demeurer en France, et qui en effet furent bientôt renvoyés.

Avant de passer outre, il ne faut pas oublier deux choses qui arrivèrent en ce lieu, dont l’une fut cause du séjour que la princesse y fit. Le comte de Brionne, chargé au nom du roi de recevoir la princesse du marquis de Dronero qui la livroit au nom de M. de Savoie, prétendit être traité d’Altesse dans l’instrument de la remise où le duc de Savoie étoit traité d’Altesse royale ; et il s’y opiniâtra si bien, quoi qu’on pût lui dire des deux côtés, que le marquis de Dronero, pour ne point arrêter plus longtemps la princesse, ôta l’Altesse des deux côtés en évitant de faire mention expresse de M. le duc de Savoie. Ce prince fut extrêmement offensé quand il apprit la difficulté du comte de Brionne, et le roi le trouva aussi fort mauvais, mais la chose étoit faite et terminée, et il ne s’en parla plus.

L’autre chose qui y arriva fut par un courrier du roi par lequel il arriva un ordre de traiter la princesse en tout comme fille de France, et comme ayant déjà épousé Mgr le duc de Bourgogne. L’embarras de son rang avec tout le monde engagea Monsieur à en prier le roi, les princes et princesses du sang à le désirer, et le roi à le faire. Ce courrier arriva sur le point de l’arrivée de la princesse, de manière qu’elle ne baisa que la duchesse du Lude et le comte de Brionne, et qu’il n’y eut que la duchesse du Lude assise devant elle. Par toutes les villes où elle passa, elle fut reçue comme duchesse de Bourgogne, et aux jours de séjour aux grandes villes, elle dîna en public servie par la duchesse du Lude ; excepté les repas de séjour, ses dames mangèrent toujours avec elle. Elle marcha à petites journées.

Le dimanche 4 novembre, le roi, Monseigneur et Monsieur allèrent séparément à Montargis au-devant de la princesse, qui y arriva à six heures du soir, et fut reçue par le roi à la portière de son carrosse. Il la mena dans l’appartement qui lui étoit destiné dans la même maison de la ville où le roi étoit logé, puis lui présenta Monseigneur, Monsieur et M. le duc de Chartres. Tout ce qui fut rapporté des gentillesses et des flatteries pleines d’esprit, et du peu d’embarras, et avec cela de l’air mesuré et des manières respectueuses de la princesse, surprit infiniment tout le monde et charma le roi dès l’abord. Il la loua sans cesse et la caressa continuellement. Il se hâta d’envoyer un courrier à Mme de Maintenon[1], pour lui mander sa joie et les louanges de la princesse. Il soupa ensuite avec les dames du voyage, et fit mettre la princesse entre lui et Monseigneur.

Le lendemain le roi l’alla prendre, la mena à la messe, et dîna ensuite comme il avoit soupé la veille, et aussitôt après montèrent en carrosse, le roi et Monsieur au derrière, Monseigneur et la princesse au devant, de son côté à la portière la duchesse du Lude. Mgr le duc de Bourgogne les rencontra à Nemours, le roi le fit monter à l’autre portière, et sur les cinq heures du soir arrivèrent à Fontainebleau, dans la cour du Cheval-Blanc. Toute la cour étoit sur le fer à cheval, qui faisoit un très-beau spectacle avec la foule qui étoit en bas. Le roi menoit la princesse qui sembloit sortir de sa poche, et la conduisit fort lentement à la tribune un moment, puis au grand appartement de la reine mère qui lui étoit destiné, où Madame avec toutes les dames de la cour l’attendoient. Le roi lui nomma les premiers d’entre les princes et princesses du sang, puis dit à Monsieur de lui nommer tout le monde, et de prendre garde à lui faire saluer toutes les personnes qui le devoient faire, et qu’il alloit se reposer. Monseigneur s’en alla aussi, l’un chez Mme de Maintenon, l’autre chez Mme la princesse de Conti, qui ne s’habilloit pas encore, d’une loupe qu’elle s’étoit fait ôter de dessus un œil et qu’elle en avoit pensé perdre. Monsieur demeura donc à côté de la princesse tous deux debout, lui nommant tout ce qui, hommes et dames, lui venoient baiser le bas de la robe, et lui disoit de baiser les personnes qu’elle devoit, c’est-à-dire princes et princesses du sang, ducs et duchesses et autres tabourets, les maréchaux de France et leurs femmes. Cela dura deux bonnes heures, puis la princesse soupa seule dans son appartement, où Mme de Maintenon et Mme la princesse de Conti ensuite, la virent en particulier. Le lendemain elle fut voir Monsieur et Madame chez eux, et Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, et reçut force bijoux et pierrerie ; et le roi envoya toutes les pierreries de la couronne à Mme de Mailly pour en parer la princesse tant qu’elle voudroit.

Le roi régla qu’on la nommeroit tout court la princesse, qu’elle mangeroit seule, servie par la duchesse du Lude, qu’elle ne verroit que ses dames et celles à qui le roi en donneroit expressément la permission, qu’elle ne tiendroit point encore de cour, que Mgr le duc de Bourgogne n’irait chez elle qu’une fois tous les quinze jours, et MM. ses frères une fois le mois. Toute la cour retourna le 8 novembre à Versailles, où la princesse eut l’appartement de la reine, et de Mme la Dauphine ensuite, et où, en arrivant, tout ce qui étoit demeuré à Paris de considérable se trouva et lui fut présenté tout de suite comme à Fontainebleau. Le roi et Mme de Maintenon firent leur poupée de la princesse, dont l’esprit flatteur, insinuant, attentif leur plut infiniment, et qui peu à peu usurpa avec eux une liberté que n’avoit jamais osé tenter pas un des enfants du roi, et qui les charma. Il parut que M. de Savoie étoit bien informé à fond de notre cour, et qu’il avoit bien instruit sa fille ; mais ce qui fut vraiment étonnant, c’est combien elle en sut profiter, et avec quelle grâce elle sut tout faire. Rien n’est pareil aux cajoleries dont elle sut bientôt ensorceler Mme de Maintenon, qu’elle n’appela jamais que ma tante, et avec qui elle en usa avec plus de dépendance et de respect qu’elle n’eût pu faire pour une mère et pour une reine, et avec cela une familiarité et une liberté apparentes qui la ravissoient et le roi avec elle.

Mlles de Soissons, qui tenoient dans Paris une conduite fort étrange et qui ne venoient point à la cour, eurent défense de voir la princesse. Elles étoient sœurs du comte de Soissons et du prince Eugène de Savoie : celui-ci au service de l’empereur et parvenu aux premiers grades militaires, l’autre sorti de France depuis un an ou deux, où il avoit toujours demeuré, et rôdant l’Europe sans obtenir d’emploi nulle part.




  1. Voy., à la fin du volume, la lettre que Louis XIV écrivit de Montargis à Mme de Maintenon.