Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/22
CHAPITRE XXII.
Les princesses firent deux nouveautés : le roi à Trianon mangeoit avec les dames, et donnoit assez souvent aux princesses l’agrément d’en nommer deux chacune ; il leur avoit donné l’étrange distinction de faire manger leurs dames d’honneur ; ce qui continua toujours d’être refusé à celles des princesses du sang, c’est-à-dire de Mme la Princesse, et de Mme la princesse de Conti, sa fille. À Trianon, Mme la princesse de Conti, fille du roi, lui fit trouver bon qu’elle nommât ses deux filles d’honneur pour manger, et elles furent admises : elle étoit la seule qui en eût. L’autre nouveauté fut dans leurs signatures. Toutes trois ajoutoient à leur nom légitimée de France. Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse supprimèrent cette addition, et par là signèrent en plein comme les princesses du sang légitimes. Cet appât ne tenta point Mme la princesse de Conti. Elle ne perdoit point d’occasion de faire sentir aux deux autres princesses qu’elle avoit une mère connue et nommée, et qu’elles n’en avoient point ; elle crut que cette addition la distinguoit en cela d’autant plus que les deux autres la supprimoient, et elle voulut la conserver.
M. de Croissy, ministre et secrétaire d’État des affaires étrangères, et frère de feu M. Colbert, mourut à Versailles le 28 juillet. C’étoit un homme d’un esprit sage, mais médiocre, qu’il réparoit par beaucoup d’application et de sens, et qu’il gâtoit par l’humeur et la brutalité naturelles de sa famille. Il avoit été longtemps président à mortier, dont il avoit peu exercé la charge, et avoit été ambassadeur à la paix d’Aix-la-Chapelle et en Angleterre. Enfin, il eut la place de M. de Pomponne à sa disgrâce, et la survivance de cette place pour M. de Torcy, son fils, qui avoit celle de président à mortier.
Lorsque le roi, enfin indigné de l’abus continuel que le premier président de Novion faisoit de sa place et de la justice, voulut absolument qu’il se retirât, et fit vendre à son petit-fils de Novion la charge de président à mortier de MM. de Croissy et Torcy, M. de Pomponne, qui avoit également porté sa faveur et sa disgrâce, et à qui on n’avoit pu ôter l’estime du roi, en avoit été mandé à Pomponne, le jour même de la mort de M. de Louvois, et rentra au conseil en qualité de ministre d’État sans charge, et eut la piété et la modestie de voir M. de Croissy sans rancune et sans éloignement. Les histoires de tout cela, qui sont très-curieuses, ne sont pas matière de ces Mémoires. Ce peu suffit pour entendre ce qui va suivre.
Le roi, qui s’étoit rattaché à M. de Pomponne, et qui à la retraite de M. Pelletier, ministre d’État, lui donna la commission de la surintendance, et par conséquent le secret de la poste, avoit imaginé le mariage de sa fille avec Torcy, pour réunir ces deux familles, et pour donner un bon maître à ce jeune survivancier des affaires étrangères, dans la décadence de santé où Croissy, perdu de goutte, étoit tombé, et qui étoit encore plus nécessaire si Croissy venoit à manquer. Dès qu’il fut mort, le roi s’en expliqua à Pomponne et à Torcy d’une manière à trancher toute espèce de difficultés possibles, et il régla que ce mariage se feroit sans délai ; que Torcy conserveroit la charge de son père ; qu’il ne seroit point encore ministre, mais que, sous l’inspection et la direction de Pomponne, il feroit toutes les dépêches ; que Pomponne les rapporteroit au conseil, et diroit après à Torcy les réponses qui y auroient été résolues pour les dresser en conséquence ; que les ambassadeurs iroient désormois chez Pomponne qui leur donneroit audience en présence de Torcy ; qu’enfin celui-ci auroit la charge de grand trésorier de l’ordre, que son père avoit eue à la mort de M. de Seignelay ; et à Versailles, le beau-père et le gendre partagèrent le logement de la charge de secrétaire d’État des affaires étrangères, pour être ensemble et travailler en commun plus facilement. De part et d’autre beaucoup de vertu dans les mariés, mais peu de bien, auquel le roi pourvut peu à peu par ses grâces, et d’abord par de gros brevets de retenue. Le mariage se fit à Paris le 13 août suivant chez M. de Pomponne, et ils vécurent tous dans une grande et estimable union.
En même temps moururent deux personnes fort âgées et depuis bien longtemps hors du monde : Mme de Bouteville, mère du maréchal de Luxembourg, à quatre-vingt-onze ans, qui avoit passé toute sa vie retirée à la campagne, d’où elle avoit vu de loin la brillante fortune de son fils et des siens, avec qui elle n’avoit jamais eu grand commerce, et le marquis de Chandenier, aîné de la maison de Rochechouart, si célèbre par sa disgrâce et par la magnanimité dont il la soutint plus de quarante ans jusqu’à sa mort. Il étoit premier capitaine des gardes du corps et singulièrement considéré pour sa valeur, son esprit et son extrême probité. Il perdit sa charge avec les autres capitaines des gardes du corps, à l’affaire des Feuillants en [1648], qui n’est pas du sujet de ces Mémoires et qui se trouve dans tous ceux de ces temps-là, et il fut le seul des quatre à qui elle ne fut point rendue, quoiqu’il ne se fût distingué en rien d’avec eux. Un homme haut, plein d’honneur, d’esprit et de courage, et d’une grande naissance avec cela, étoit un homme importun au cardinal Mazarin, quoiqu’il ne l’eût jamais trouvé en la moindre faute ni ardent à demander. Le cardinal tint à grand honneur de faire son capitaine des gardes premier capitaine des gardes du corps, et il ne manqua pas cette occasion d’y placer un domestique aussi affidé que lui étoit M. de Noailles. M. de Chandenier refusa sa démission ; le cardinal fit consigner le prix qu’il avoit réglé de la charge chez un notaire, puis prêter serment à Noailles qui, sans démission de Chandenier, fût pleinement pourvu et en fonction. Chandenier étoit pauvre : on espéra que la nécessité vaincroit l’opiniâtreté. Elle lassa enfin la cour, qui envoya Chandenier prisonnier au château de Loches, au pain du roi comme un criminel, et arrêta tout son petit revenu pour le forcer à recevoir l’argent de M. de Noailles et par conséquent à lui donner sa démission. Elle se trompa ; M. de Chandenier vécut du pain du roi et de ce que, à tour de rôle, les bourgeois de Loches lui envoyoient à dîner et à souper dans une petite écuelle qui faisoit le tour de la ville. Jamais il ne se plaignit, jamais il ne demanda ni son bien ni sa liberté ; près de deux ans se passèrent ainsi. À la fin, la cour honteuse d’une violence tellement sans exemple et si peu méritée, plus encore d’être vaincue par ce courage qui ne se pouvoit dompter, relâcha ses revenus et changea sa prison en exil, où il a été bien des années, et toujours sans daigner rien demander. Il en arriva comme de sa prison, la honte fit révoquer l’exil. Il revint à Paris, où il ne voulut voir que peu d’amis. Il l’étoit fort de mon père, qui m’a mené le voir et qui lui donnoit assez souvent à dîner. Il le menoit même quelquefois à la Ferté, et ce fut lui qui fit percer une étoile régulière à mon père qui vouloit bâtir, et qui en tira son bois, et c’est une grande beauté fort près de la maison, au lieu que mon père ne songeoit qu’à abattre, sans considérer où ni comment. Depuis sa mort, j’ai vu plusieurs fois M. de Chandenier avec un vrai respect à Sainte-Geneviève, dans la plus simple mais la plus jolie retraite qu’il s’y étoit faite et où il mourut. C’étoit un homme de beaucoup de goût et d’excellente compagnie, et qui avoit beaucoup vu et lu ; il fut longtemps avant sa mort dans une grande piété. On s’en servit dans la dernière année de sa vie pour lui faire un juste scrupule sur ses créanciers qu’il ne tenoit qu’à lui de payer de l’argent de M. de Noailles en donnant sa démission, et quand on l’eut enfin vaincu sur cet article avec une extrême peine, les mêmes gens de bien entreprirent de lui faire voir M. de Noailles qui avoit sa charge après son père. L’effort de la religion le soumit encore à recevoir cette visite qui de sa part se passa froidement, mais honnêtement ; il avoit perdu sa femme et son fils depuis un grand nombre d’années, qui étoit un jeune homme, à ce que j’ai ouï dire, d’une grande espérance.
Le roi eut un anthrax au cou qui ne parut d’abord qu’un clou et qui bientôt après donna beaucoup d’inquiétudes. Il eut la fièvre et il fallut en venir à plusieurs incisions par reprises. Il affecta de se laisser voir tous les jours et de travailler dans son lit presqu’à son ordinaire. Toute l’Europe ne laissa pas d’être fort attentive à un mal qui ne fût pas sans danger : il dépêcha un courrier au duc de La Rochefoucauld en Angoumois, où il étoit allé passer un mois dans sa belle maison de Verteuil, et lui manda sa maladie et son désir de le revoir, avec beaucoup d’amitié. Il partit aussitôt, et sa faveur parut plus que jamais. Comme il ne se passoit rien en Flandre, et qu’il n’y avoit plus lieu de s’y attendre à rien, le roi manda aux maréchaux de Villeroy et de Boufflers de renvoyer les princes dès que le prince d’Orange auroit quitté l’armée, ce qui arriva peu de jours après.
Ce fut pendant le cours de cette maladie que la paix de Savoie devint publique et que le roi régla tout ce qui regardoit la princesse de Savoie et les deux otages jusqu’aux restitutions accomplies. M. de Savoie, qui n’ignoroit rien jusque des moindres choses des principales cours de l’Europe, compta que les ducs de Foix et de Choiseul ne l’embarrasseroient pas. Le premier n’avoit jamais songé qu’à son plaisir et à se divertir en bonne compagnie ; l’autre étoit accablé sous le poids de sa pauvreté et de sa mauvaise fortune, tous deux d’un esprit au-dessous du médiocre, et parfaitement ignorants de ce qui leur étoit dû, très-aisés à mener, à contenter, à amuser, tous deux sans rien qui tint à la cour et sans considération particulière, tous deux enfin de la plus haute naissance et tous deux chevaliers de l’ordre. C’étoit précisément tout l’assemblage que M. de Savoie cherchoit. Il voyoit qu’on vouloit ici lui plaire dans cette crise d’alliance ; il fit proposer au roi ces deux ducs, et le roi les nomma et leur donna à chacun douze mille livres pour leur équipage et mille écus par mois. Le comte de Brionne, chevalier de l’ordre et grand écuyer, en survivance de son père, fut nommé pour aller de la part du roi recevoir la princesse au Pont Beauvoisin, et Desgranges, un des premiers commis de Pontchartrain et maître des cérémonies, pour y aller aussi, et faire là sa charge et pendant le voyage de la princesse.
Sa maison fut plus longtemps à être déterminée. La cour étoit depuis longtemps sans reine et sans Dauphine. Toutes les dames d’une certaine portée d’état ou de faveur s’empressèrent et briguèrent, et beaucoup aux dépens les unes des autres ; les lettres anonymes mouchèrent (1), les délations, les faux rapports. Tout se passa uniquement là-dessus entre le roi et Mme de Maintenon qui ne bougeoit du chevet de son lit pendant toute sa maladie, excepté lorsqu’il se laissoit voir et qui y étoit la plupart du temps seule. Elle avoit résolu d’être la véritable gouvernante de la princesse, de l’élever à son gré et à son point, de se l’attacher en même temps assez pour en pouvoir amuser le roi, sans crainte, qu’après le temps de poupée passé, elle lui pût devenir dangereuse. Lille songeoit encore à tenir par elle Mgr le duc de Bourgogne un jour, et cette pensée l’occupoit d’autant plus que nous verrons bientôt que ses liaisons étoient déjà bien refroidies avec les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, auxquelles pour cette raison l’exclusion fut donnée de la place de dame d’honneur que l’une ou l’autre auroient si dignement et si utilement remplie, Mme de Maintenon chercha donc, pour environner la princesse, des personnes ou entièrement et sûrement à elle, ou dont l’esprit fût assez court pour n’avoir rien à appréhender ; ainsi le dimanche, 2 septembre, la maison fut nommée et déclarée :
Dangeau, chevalier d’honneur ;
La duchesse du Lude, dame d’honneur ;
La comtesse de Mailly, dame d’atours ;
Tessé, premier écuyer.
DAMES DU PALAIS EN CET ORDRE:
Mme de Dangeau ;
La comtesse de Roucy ;
Mme de Nogaret ;
Mme d’O ;
La marquise du Châtelet ;
1. On a déjà vu ce mot plus haut (p. 185) pris ici dans le même sens. Mme de Montgon ;
Et pour première femme de chambre, Mme Camoin ; Peu après, le P. Lecomte, jésuite, pour confesseur, et dans la suite,
L’évêque de Meaux, premier aumônier ci-devant de Mme la Dauphine, et auparavant précepteur de Monseigneur ;
Et Villacerf acheta du roi la charge de premier maître d’hôtel.
Il faut voir maintenant ce qu’on sut des raisons de chacun de ces choix et de celui de Mme de Castries pour dame d’atours de Mme la duchesse de Chartres, au lieu de la comtesse de Mailly, qui se trouvera en son temps.
Pour celui du comte de Tessé, les raisons en sont visibles et j’ai suffisamment parlé de sa personne.
J’en dis autant de celui de la comtesse de Mailly ; Et pour le P. Lecomte, ce fut une affaire intérieure de jésuites, dont le P. de La Chaise fut le maître.
La duchesse du Lude étoit sœur du duc de Sully, qui fut chevalier de l’ordre en 1688, fille de la duchesse de Verneuil et petite-fille du chancelier Séguier. Elle avoit épousé en premières noces ce galant comte de Guiche, fils aîné du maréchal de Grammont qui a fait en son temps tant de bruit dans le monde, et qui fit fort peu de cas d’elle et n’en eut point d’enfants. Elle étoit encore fort belle et toujours sage, sans aucun esprit que celui que donne l’usage du grand monde et le désir de plaire à tout le monde, d’avoir des amis, des places, de la considération, et avoir été dame du palais de la reine : elle eut de tout cela, parce que c’étoit la meilleure femme du monde, riche, et qui, dans tous les temps de sa vie, tint une bonne table et une bonne maison partout, et basse et rampante sous la moindre faveur, et faveurs de toutes les sortes. Elle se remaria au duc du Lude par inclination réciproque, qui étoit grand maître de l’artillerie, extrêmement bien avec le roi, et d’ailleurs fort à la mode et qui tenoit un grand état. Ils vécurent très-bien ensemble, et elle le perdit sans en avoir eu d’enfants. Elle demeura toujours attachée à la cour, où sa bonne maison, sa politesse et sa bonté lui acquirent beaucoup d’amis, et où, sans aucun besoin, elle faisoit par nature sa cour aux ministres, et tout ce qui étoit en crédit, jusqu’aux valets. Le roi n’avoit aucun goût pour elle, ni Mme de Maintenon ; elle n’étoit presque jamais des Marlys et ne participoit à aucune des distinctions que le roi donnoit souvent à un petit nombre de dames. Telle étoit sa situation à la cour lorsqu’il fut question d’une dame d’honneur, sur qui roulât toute la confiance de l’éducation et de la conduite de la princesse que Mme de Maintenon avoit résolu de tenir immédiatement sous sa main pour en faire l’amusement intérieur du roi.
Le samedi matin, veille de la déclaration de la maison, le roi, qui gardoit le lit pour son anthrax, causoit, entre midi et une heure, avec Monsieur qui étoit seul avec lui. Monsieur, toujours curieux, tâchoit de faire parler le roi sur le choix d’une dame d’honneur que tout le monde voyoit qui ne pouvoit plus être différé ; et comme ils en parloient, Monsieur vit à travers la chambre, par la fenêtre, la duchesse du Lude dans sa chaise avec sa livrée qui traversoit le bas de la grande cour, qui revenoit de la messe : « En voilà une qui passe, dit-il au roi, qui en a bonne envie, et qui n’en donne pas sa part, » et lui nomme la duchesse du Lude. « Bon, dit le roi, voilà le meilleur choix du monde pour apprendre à la princesse à bien mettre du rouge et des mouches, » et ajouta des propos d’aigreur et d’éloignement. C’est qu’il étoit alors plus dévot qu’il ne l’a été depuis, et que ces choses le choquoient davantage. Monsieur, qui ne se soucioit point de la duchesse du Lude, et qui n’en avoit parlé que par ce hasard et par curiosité, laissa dire le roi et s’en alla dîner, bien persuadé que la duchesse du Lude étoit hors de toute portée, et n’en dit mot. Le lendemain presque à pareille heure, Monsieur étoit seul dans son cabinet ; il vit entrer l’huissier qui étoit en dehors, et qui lui dix que la duchesse du Lude étoit nommée. Monsieur se mit à rire, et répondit qu’il lui en contoit de belles ; l’autre insiste, croyant que Monsieur se moquoit de lui, sortit et ferma la porte. Peu de moments après entre M. de Châtillon, le chevalier de l’ordre, avec la même nouvelle, et Monsieur encore à s’en moquer. Châtillon lui demande pourquoi il n’en veut rien croire, en louant le choix et protestant qu’il n’y a rien de si vrai. Comme ils en étoient sur cette dispute, vinrent d’autres gens qui le confirmèrent, de façon qu’il n’y eut pas moyen d’en douter. Alors Monsieur parut dans une telle surprise, qu’elle étonna la compagnie qui le pressa d’en dire la raison. Le secret n’étoit pas le fort de Monsieur ; il leur conta ce que le roi lui avoit dit vingt-quatre heures auparavant, et à son tour les combla de surprise. L’aventure se sut et donna tant de curiosité, qu’on apprit enfin la cause d’un changement si subit.
La duchesse du Lude n’ignoroit pas qu’outre le nombre des prétendantes, il y en avoit une entre autres sur qui elle ne pouvoit espérer la préférence ; elle eut recours à un souterrain. Mme de Maintenon avoit conservé auprès d’elle une vieille servante qui, du temps de sa misère et qu’elle étoit veuve de Scarron, à la charité de sa paroisse de Saint-Eustache, étoit son unique domestique ; et cette servante, qu’elle appeloit encore fanon comme autrefois, étoit pour les autres Mlle Balbien, et fort considérée par l’amitié et la confiance de Mme de Maintenon pour elle. Nanon se rendoit aussi rare que sa maîtresse, se coiffoit et s’habilloit comme elle, imitoit son précieux, son langage, sa dévotion, ses manières. C’étoit une demi-fée à qui les princesses se trouvoient heureuses quand elles avoient occasion de parler et de l’embrasser, toutes filles du roi qu’elles fussent, et à qui les ministres qui travailloient chez Mme de Maintenon faisoient la révérence bien bas. Tout inaccessible qu’elle fût, il lui restoit pourtant quelques anciennes amies de l’ancien temps, avec qui elle s’humanisoit, quoique rarement ; et heureusement pour la duchesse du Lude, elle avoit une vieille mie qui l’avoit élevée, qu’elle avoit toujours gardée, et qui l’aimoit passionnément, qui étoit de l’ancienne connoissance de Nanon, et qu’elle voyoit quelquefois en privance. La duchesse du Lude la lui détacha, et finalement vingt mille écus comptant firent son affaire, le soir même du samedi que le roi avoit parlé à Monsieur le matin avec tant d’éloignement pour elle ; et voilà les cours ! Une Nanon qui en vend les plus importants et les plus brillants emplois, et une femme riche, duchesse, de grande naissance par soi et par ses maris, sans enfants, sans liens, sans affaires, libre, indépendante, a la folie d’acheter chèrement sa servitude ! Sa joie fut extrême, mais elle sut la contenir, et sa façon de vivre et le nombre d’amis et de connoissances particulières qu’elle avoit su toute sa vie se faire et s’entretenir à la ville et à la cour entraînèrent le gros du monde à l’applaudissement de ce choix.
La duchesse d’Arpajon et la maréchale de Rochefort furent outrées ; celle-ci fit les hauts cris, et se plaignit sans nul ménagement qu’on manquoit à la parole qu’on lui avoit donnée, sur laquelle seule elle avoit consenti à être dame d’honneur de Mme la duchesse de Chartres. Elle confondoit adroitement les deux places de dame d’honneur et de dame d’atours pour se relever et crier plus fort. C’étoit la dernière qu’elle avoit chez Mme la Dauphine, et qui lui avoit été promise. Mme de Maintenon, qui la méprisoit, en fut piquée, parce qu’elle l’avoit fait donner à Mme de Mailly. Elle prit le tour d’accuser la maréchale d’être elle-même cause de ce dégoût qu’on ne lui vouloit pas donner, par avoir tellement soutenu sa fille, que par considération pour elle on ne l’avoit pas chassée. La maréchale en fut la dupe, et bien qu’en conservant tout son dépit et que la place fût donnée, elle abandonna sa fille, de rage, qui fut renvoyée à Paris avec défense de paroître à la cour. Cette fille étoit mère de Nangis en premières noces, qui avoit plus que mal vécu avec ce premier mari, et qui ruina son fils sans paroître, qui étoit très-riche, qui devint grosse de Blansac qu’on fit revenir de l’armée pour l’épouser, et elle accoucha de Mme de Tonnerre la nuit même qu’elle fut mariée.
On ne pouvoit avoir plus d’esprit, plus d’intrigue, plus de douceur, d’insinuation, de tour et de grâce dans l’esprit, une plaisanterie plus fine et plus salée, ni être plus maîtresse de son langage pour le mesurer à ceux avec qui elle étoit. C’étoit en même temps de tous les esprits le plus méchant, le plus noir, le plus dangereux, le plus artificieux, d’une fausseté parfaite, à qui les histoires entières couloient de source avec un air de vérité, de simplicité qui étoit prêt à persuader ceux même qui savoient, à n’en pouvoir douter, qu’il n’y avoit pas un mot de vrai ; avec tout cela une sirène enchanteresse dont on ne se pouvoit défendre qu’en la fuyant, quoiqu’on la connût parfaitement. Sa conversation étoit charmante, et personne n’assénoit si plaisamment ni si cruellement les ridicules, même où il n’y en avoit point, et comme n’y touchant pas ; au demeurant plus que très-galante tant que sa figure lui avoit fait trouver avec qui, fort commode ensuite, et depuis se ruina pour les plus bas valets. Malgré de tels vices, et dont la plupart étoient si destructifs de la société, c’étoit la fleur des pois à la cour et à la ville ; sa chambre ne désemplissoit pas de ce qui y étoit de plus brillant et de la meilleure compagnie ou par crainte ou par enchantement, et avoit en outre des amis et des amies considérables ; elle étoit fort recherchée des trois filles du roi. C’étoit à qui l’auroit, mais la convenance de sa mère l’avoit attachée à Mme la duchesse de Chartres plus qu’aux autres. Elle la gouvernoit absolument. Les jalousies et les tracasseries qui en naquirent l’éloignèrent de Monsieur et de M. le duc de Chartres jusqu’à l’aversion : elle en fut chassée. À force de temps, de pleurs et de souplesses de Mme la duchesse de Chartres, elle fut rappelée. Elle retourna à Marly ; elle fut admise à quelques parties particulières avec le roi. Elle le divertit avec tant d’esprit qu’il ne parla d’autre chose à Mme de Maintenon ; elle en eut peur, et ne chercha plus qu’à l’éloigner du roi (elle le fit avec soin et adresse), puis à la chasser de nouveau pour plus grande sûreté, et elle saisit l’occasion d’en venir à bout. On se moqua bien de la mère, d’y avoir consenti si inutilement pour la place qu’elle ne pouvoit plus avoir, et par une sotte et folle colère d’honneur et de duperie ; mais la fille demeura à Paris pour longtemps.
La duchesse d’Arpajon, mariée belle et jeune à un vieillard qui ne sortoit plus de Rouergue et de son château de Séverac, s’étoit vue noyée d’affaires et de procès, depuis qu’elle fut veuve, au parlement de Toulouse, pour ses reprises et pour sa fille unique, dont des incidents importants l’amenèrent à Paris pour y plaider au conseil. C’étoit une personne d’une grande vertu, d’une excellente conduite, qui avoit grande mine et des restes de beauté. On ne l’avoit presque jamais vue à la cour ni à Paris, et on l’y appeloit la duchesse des bruyères. Elle ne l’étoit qu’à brevet. Mme de Richelieu mourut fort tôt après son arrivée, et la surprise fut extrême de voir la duchesse d’Arpajon tout à coup nommée dame d’honneur de Mme la Dauphine en sa place. Elle-même le fut plus que personne ; jamais elle n’y avoit pensé, ni M. de Beuvron son frère ; ce fut pourtant lui qui la fit sans le savoir. Il avoit autrefois été plus que bien avec Mme Scarron ; celle-ci n’oublia point ses anciens amis de ce genre, elle compta sur l’attachement de sa sœur par lui, par reconnoissance et par se trouver parfaitement isolée au milieu de la cour. On ne pouvoit avoir moins d’esprit, mais ce qu’elle en avoit étoit fort sage, et elle avoit beaucoup de sens, de conduite et de dignité ; et il est impossible de faire mieux sa charge qu’elle la fit, avec plus de considération et plus au gré de tout le monde. Elle espéra donc être choisie ; elle le demanda ; le monde le crut et le souhaita, mais les vingt mille écus que Mme Barbisi, la vieille mie de la duchesse du Lude, fit accepter à la vieille servante de Mme de Maintenon, décidèrent contre Mme d’Arpajon. Le roi voulut la consoler, et Mme de Maintenon aussi, et firent la comtesse de Roucy, sa fille, dame du palais. La mère ne prit point le change, elle demeura outrée ; le transport de joie de sa fille l’affligea encore plus, et leur séparation entière qu’elle envisageoit, l’accabla ; elle aimoit fort sa fille, que cette place attachoit en un lieu où la mère ne pouvoit plus paroître que fort rarement avec bienséance, et elle se voyoit tombée en solitude. Elle ne la put porter : peu de mois après elle eut une apoplexie dont elle mourût quelque temps après.
Cette consolation prétendue donnée à Mme d’Arpajon, et cette différence des deux belles-sœurs, la comtesse de Roucy, faite dame du palais, et Mme de Blansac, chassée, combla la douleur de la maréchale de Rochefort. Elle étoit cousine germaine de la duchesse du Lude, filles des deux sœurs, et vivoit fort avec elle, autre crève-cœur. À peine la voulut elle voir, et ne reçut qu’avec aigreur toutes ses avances. Enfin, après avoir longtemps gémi, elle fut apaisée par une place nouvelle de menin de Monseigneur donnée au marquis de Rochefort son fils, sans qu’elle l’eût demandée.
Dangeau étoit un gentilhomme de Beauce, tout uni, et huguenot dans sa première jeunesse ; toute sa famille l’étoit qui ne tenoit à personne. Il ne manquoit pas d’un certain esprit, surtout de celui du monde, et de conduite. Il avoit beaucoup d’honneur et de probité. Le jeu, par lequel il se fourra à la cour, qui étoit alors toute d’amour et de fêtes, incontinent après la mort de la reine mère, le mit dans les meilleures compagnies. Il y gagna tout son bien ; il eut le bonheur de n’être jamais soupçonné ; il prêta obligeamment ; il se fit des amis, et la sûreté de son commerce lui en acquit d’utiles et de véritables. Il fit sa cour aux maîtresses du roi ; le jeu le mit de leurs parties avec lui ; elles le traitèrent avec familiarité, et lui procurèrent celle du roi. Il faisoit des vers, étoit bien fait, de bonne mine et galant ; le voilà de tout à la cour, mais toujours subalterne. Jouant un jour avec le roi et Mme de Montespan dans les commencements des grandes augmentations de Versailles, le roi, qui avoit été importuné d’un logement pour lui et qui avoit bien d’autres gens qui en demandoient, se mit à le plaisanter sur sa facilité à faire des vers, qui, à la vérité, étoient rarement bons, et tout d’un coup lui proposa des rimes fort sauvages, et lui promit un logement s’il les remplissoit sur-le-champ. Dangeau accepta, n’y pensa qu’un moment, les remplit toutes, et eut ainsi un logement.
De là il acheta une chargé de lecteur du roi qui n’avoit point de fonctions, mais qui donnoit les entrées du petit coucher, etc. Son assiduité lui mérita le régiment du roi infanterie, qu’il ne garda pas longtemps, puis fut envoyé en Angleterre où il demeura peu, et à son retour acheta le gouvernement de Touraine. Son bonheur voulut que M. de Richelieu fit de si grosses pertes au jeu qu’il en vendit sa charge de chevalier d’honneur de Mme la Dauphine, au mariage de laquelle il l’avoit eue pour rien, et que son ancienne amie, Mme de Maintenon, lui fit permettre de la vendre tant qu’il pourroit et à qui il voudroit. Dangeau ne manqua pas une si bonne affaire ; il en donna cinq cent mille livres, et se revêtit d’une charge qui faisoit de lui une espèce de seigneur, et qui lui assura l’ordre, qu’il eut bientôt après en 1688. Il perdit sa charge à la mort de Mme la Dauphine, mais il avoit eu une place de menin de Monseigneur, et tenoit ainsi partout.
Mme la Dauphine avoit une fille d’honneur d’un chapitre d’Allemagne, jolie comme le jour, et faite comme une nymphe, avec toutes les grâces de l’esprit et du corps. L’esprit étoit fort médiocre, mais fort juste, sage et sensée, et avec cela une vertu sans soupçon. Elle étoit fille d’un comte de Lovestein et d’une sœur du cardinal de Furstemberg qui a tant fait de bruit dans le monde, et qui étoit dans la plus haute considération à la cour. Ces Lovestein étoient de la maison palatine, mais d’une branche mésalliée par un mariage qu’ils appellent de la main gauche, mais qui n’en est pas moins légitime. L’inégalité de la mère fait que ce qui en sort n’hérite point, mais a un gros partage, et tombe du rang de prince à celui de comte. Le cardinal de Furstemberg, qui aimoit fort cette nièce, cherchoit à la marier. Elle plaisoit fort au roi et à Mme de Maintenon qui se prenoient fort aux figures. Elle n’avoit rien vaillant, comme toutes les Allemandes. Dangeau, veuf depuis longtemps d’une sœur de la maréchale d’Estrées, fille de Morin le Juif, et qui n’en avoit qu’une fille dont le grand bien qu’on lui croyoit l’avoit mariée au duc de Montfort, se présenta pour une si grande alliance pour lui, et aussi agréable. Mlle de Lovestein, avec la hauteur de son pays, vit le tuf à travers tous les ornements qui le couvroient, et dit qu’elle n’en vouloit point. Le roi s’en mêla, Mme de Maintenon, Mme la Dauphine ; le cardinal son oncle le voulut et la fit consentir. Le maréchal et la maréchale de Villeroy en firent la noce, et Dangeau se crut électeur palatin.
C’étoit le meilleur homme du monde, mais à qui la tête avoit tourné d’être seigneur ; cela l’avoit chamarré de ridicules, et Mme de Montespan avoit fort plaisamment, mais très-véritablement dit de lui : qu’on ne pouvoit s’empêcher de l’aimer ni de s’en moquer. Ce fut bien pis après sa charge et ce mariage. Sa fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courtisan et recrépie de l’orgueil du seigneur postiche, fit un composé que combla la grande maîtrise de l’ordre de Saint-Lazare que le roi lui donna comme l’avoit Nerestang, mais dont il tira tout le parti qu’il put, et se fit le singe du roi, dans les promotions qu’il fit de cet ordre où toute la cour accouroit pour rire avec scandale, tandis qu’il s’en croyoit admiré. Il fut de l’Académie française et conseiller d’État d’épée, et sa femme, la première des dames du palais, comme femme du chevalier d’honneur, et n’y en ayant point de titrées. Mme de Maintenon l’avoit goûtée ; sa naissance, sa vertu, sa figure, un mariage du goût du roi et peu du sien, dans lequel elle vécut comme un ange, la considération de son oncle et de la charge de son mari, tout cela la porta, et ce choix fut approuvé de tout le monde.
La comtesse de Roucy, j’en ai rapporté la raison en parlant de la duchesse d’Arpajon sa mère. C’étoit une personne extrêmement laide, qui avoit de l’esprit, fort glorieuse, pleine d’ambition, folle des moindres distinctions, engouée à l’excès de la cour, basse à proportion de la faveur et des besoins, qui cherchoit à faire des affaires à toutes mains, aigre à l’oreille jusqu’aux injures et fréquemment en querelle avec quelqu’un, toujours occupée de ses affaires que son opiniâtreté, son humeur et sa malhabileté perdoient, et qui vivoit noyée de biens, d’affaires et de créanciers, envieuse, haineuse, par conséquent peu aimée, et qui, pour couronner tout cela, ne manquoit point de grand’messes à la paroisse et rarement à communier tous les huit jours. Son mari n’avoit qu’une belle mais forte figure ; glorieux et bas plus qu’elle, panier percé qui jouoit tout et perdoit tout, toujours en course et à la chasse, dont la sottise lui avoit tourné à mérite, parce qu’il ne faisoit jalousie à personne, et dont la familiarité avec les valets le faisoit aimer. Il avoit aussi les dames pour lui, parce qu’il étoit leur fait, et avec toute sa bêtise un entregent de cour que l’usage du grand monde lui avoit donné. Il étoit de tout avec Monseigneur, et le roi le traitoit bien à cause de M. de La Rochefoucauld et des maréchaux de Duras et de Lorges, frères de sa mère, qui tous trois avoient fait de lui et de ses frères comme de leurs enfants, depuis que la révocation de l’édit de Nantes avoit fait sortir du royaume le comte et la comtesse de Roye ses père et mère. Son grand mérite étoit ses inepties qu’on répétoit et qui néanmoins se trouvoient quelquefois exprimer quelque chose.
Mme de Nogaret, veuve d’un Cauvisson à qui le roi l’avoit mariée lorsqu’il cassa la chambre des filles de Mme la Dauphine dont elle étoit, avec sa sieur Mme d’Urfé, dame d’honneur de Mme la princesse de Conti fille du roi, avoit perdu son mari tué à Fleurus, qui n’étoit connu que sous le nom de son impertinence. Il avoit assez mal vécu avec elle et l’avoit laissée pauvre et sans enfants. Elle étoit sœur de Biron, et la maréchale de Villeroy et elle étoient enfants du frère et de la sœur, et en grande liaison. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit, de finesse et de délicatesse, sous un air simple et naturel, de la meilleure compagnie du monde, et qui, n’aimant rien, ne laissoit pas d’avoir des amis. Elle n’avoit ni feu, ni lieu, ni autre être que la cour, et presque point de subsistance. Laide, grosse, avec une physionomie qui réparoit tout, d’anciennes raisons de commodité l’avoient fort bien mise avec Monseigneur qui aimoit sa sœur et elle particulièrement ; et tout cela ensemble la fit dame du palais. Elle n’étoit point méchante, et avoit tout ce qu’il falloit pour l’être et pour se faire fort craindre. Mais, avec un très-bon esprit, elle aima mieux se faire aimer.
Mme d’O étoit une autre espèce. Guilleragues, son père, n’étoit rien qu’un Gascon, gourmand, plaisant, de beaucoup d’esprit, d’excellente compagnie, qui avoit des amis, et qui vivoit à leurs dépens parce qu’il avoit tout fricassé, et encore étoit-ce à qui l’auroit. Il avoit été ami intime de Mme Scarron, qui ne l’oublia pas dans sa fortune et qui lui procura l’ambassade de Constantinople pour se remplumer ; mais il y trouva, comme ailleurs, moyen de tout manger. Il y mourut et ne laissa que cette fille unique qui avoit de la beauté. Villers, lieutenant de vaisseau et fort bien fait, fut de ceux qui portèrent le successeur à Constantinople, et qui en ramenèrent la veuve et la fille du prédécesseur. Avant partir de Turquie et chemin faisant, Villers fit l’amour à Mlle de Guilleragues et lui plut, et tant fut procédé, que sans biens de part ni d’autre, la mère consentit à leur mariage. Les vaisseaux relâchèrent quelques jours sur les bords de l’Asie Mineure, vers les ruines de Troie. Le lieu étoit trop romanesque pour y résister ; ils mirent pied à terre et s’épousèrent. Arrivés avec les vaisseaux en Provence, Mme de Guilleragues amena sa fille et son gendre à Paris et à Versailles et les présenta à Mme de Maintenon. Ses aventures lui donnèrent compassion des leurs.
Villers se prétendit bientôt de la maison d’O et en prit le nom et les armes. Rien n’étoit si intrigant que le mari et la femme, ni rien aussi de plus gueux. Ils firent si bien auprès de Mme de Maintenon, que M. d’O fut mis auprès de M. le comte de Toulouse avec le titre de gouverneur et d’administrateur de sa maison. Cela lui donna un être, une grosse subsistance, un rapport continuel avec le roi, et des privances et des entrées à toutes heures, qui n’avoient aucun usage par devant, c’est-à-dire comme celles des premiers gentilshommes de la chambre, mais qui étoient bien plus grandes et plus libres, pouvant entrer par les derrières dans les cabinets du roi presqu’à toutes heures, ce que n’avoient pas les premiers gentilshommes de la chambre, ni pas une autre sorte d’entrée, outre qu’il suivoit son pupille chez le roi et y demeuroit avec lui à toutes sortes d’heures et de temps, tant qu’il y étoit. Sa femme fut logée avec lui dans l’appartement de M. le comte de Toulouse, qui lui entretint soir et matin une table fort considérable. Ils n’avoient pas négligé Mme de Montespan, et l’eurent favorable pour cette place et tant qu’elle demeura à la cour. Ils la cultivèrent toujours depuis, parce que M. le comte de Toulouse l’aimoit fort.
D’O peu à peu avoit changé de forme, et lui et sa femme tendoient à leur fortune par des voies entièrement opposées, mais entre eux parfaitement de concert. Le mari étoit un grand homme, froid, sans autre esprit que du manége, 364 D'O ET MADAME D'O (1696)
et d’imposer aux sots par un silence dédaigneux, une mine et une contenance grave et austère, tout le maintien important, dévot de profession ouverte, assidu aux offices de la chapelle, où dans d’autres temps on le voyoit encore en prières, et de commerce qu’avec des gens en faveur ou en place dont il espéroit tirer parti, et qui, de leur côté, le ménageoient à cause de ses accès. Il sut peu à peu gagner l’amitié de son pupille, pour demeurer dans sa confiance quand il n’auroit plus la ressource de son titre et de ses fonctions auprès de lui. Sa femme lui aida fort en cela, et ils y réussirent si bien que, leur temps fini par l’âge de M. le comte de Toulouse, ils demeurèrent tous deux chez lui comme ils y avoient été, avec toute sa confiance et l’autorité entière sur toute administration chez lui. Mme d’O vivoit d’une autre sorte. Elle avoit beaucoup d’esprit, plaisante, complaisante, toute à tous et amusante ; son esprit étoit tout tourné au romanesque et à la galanterie, tant pour elle que pour autrui. Sa table rassembloit du monde chez elle, et cette humeur y étoit commode à beaucoup de gens, mais avec choix et dont elle pouvoit faire usage pour sa fortune et dans les premiers temps où M. le comte de Toulouse commença à être hors de page et à se sentir, elle lui plut fort par ses facilités. Elle devint ainsi amie intime de vieilles et de jeunes par des intrigues et par des vues de différentes espèces, et comme elle faisoit mieux ses affaires de chez elle que de dehors, elle sortoit peu, et toujours avec des vues. Cet alliage de dévotion et de retraite d’une part, de tout l’opposé de l’autre, mais avec jugement et prudence, étoit quelque chose de fort étrange dans ce couple si uni et si concerté. Mme d’O se donnoit pour aimer le monde, le plaisir, la bonne chère ; et pour le mari on l’auroit si bien pris pour un pharisien, il en avoit tant l’air, l’austérité, les manières, que j’étois toujours tenté de lui couper son habit en franges par derrière ; bref, tous ces manèges firent Mme d’O dame du palais. Si son mari, qui étoit (1695) DIFFERENCE DES PRINCIPAUX DOMESTIQUES 365
demeuré avec le titre de gentilhomme de la chambre de M. le comte de Toulouse et toutes ses entrées par derrière, l’eût été d’un prince du sang, c’eût été une exclusion sûre ; mais le roi avoit donné à ses enfants naturels cet avantage sur eux, de faire manger, entrer dans les carrosses, aller à Marly, et sans demander, leurs principaux domestiques, sans que M. le Duc, quoique gendre du roi, eût pu y atteindre pour les siens.
Il arriva, depuis son mariage, que Monseigneur revenant de courre le loup, qui l’avoit mené fort loin, manqua son carrosse et s’en revenoit avec Sainte- Maure et d’Urfé. En chemin il trouva un carrosse de M. le Duc, dans lequel étoient Saintrailles qui étoit à lui, et le chevalier de Sillery qui étoit à M. le prince de Conti, et frère de Puysieux qui fut depuis chevalier de l’ordre. Ils s’étoient mis dans ce carrosse qu’ils avoient rencontré, et y attendoient si M. le Duc ou M. le prince de Conti ne viendroit point. Monseigneur monta dans ce carrosse pour achever la retraite, qui étoit encore longue jusqu’à Versailles, y fit monter avec lui Sainte-Maure et d’Urfé, laissa Saintrailles et Sillery à terre, quoiqu’il y eût place de reste encore pour eux, et ne leur offrit point de monter. Cela ne laissa pas de faire quelque peine à Monseigneur, par bonté ; et le soir, pour sonder ce que le roi penseroit, il lui conta son aventure et ajouta qu’il n’avoit osé faire monter ces messieurs avec lui. « Je le crois bien, lui répondit le roi en prenant un ton élevé, un carrosse où vous êtes devient le vôtre, et ce n’est pas à des domestiques de prince du sang à y entrer. » Mme de Langeron en a été un exemple singulier. Elle fut d’abord à Mme la Princesse, et tant qu’elle y fut, elle n’entra point dans les carrosses, ni ne mangea à table. Elle passa à Mme de Guise, petite-fille de France, et, de ce moment, elle mangea avec le roi, Mme la Dauphine et Madame, car la reine étoit morte avec qui elle auroit mangé aussi, et entra dans les carrosses sans aucune difficulté. La même Mme de 361 MARQUISE DU CHATELET (1696)
Langeron quitta Mme de Guise et rentra à Mme la Princesse, et dès lors il ne fut plus question pour elle de plus entrer dans les carrosses ni de manger. Cette exclusion dura le reste de sa longue vie, et elle est morte chez Mme la Princesse.
La marquise du Châtelet étoit fille du feu maréchal de Bellefonds, et, comme Mme de Nogaret, avoit été fille de Mme la Dauphine. Elle avoit épousé le marquis du Châtelet, c’est-à-dire un seigneur de la première qualité, de l’ancienne chevalerie de Lorraine. Cette maison prétend être de la maison de Lorraine, et l’antiquité de l’une et de l’autre ôte les preuves du pour et du contre. Elle y a eu toujours les emplois les plus distingués et porte les armes pleines de Lorraine, avec trois fleurs de lis d’argent sur la bande, au lieu des trois alérions de Lorraine, et, depuis quelque temps, ont pris le manteau ducal, de ces manteaux qui ne donnent rien, et que M. le prince de Conti appeloit plaisamment des robes de chambre. De rang ni d’honneur ils n’en ont jamais eu ni prétendu. M. du Châtelet étoit un homme de fort peu d’esprit et difficile, mais plein d’honneur, de bonté, de valeur, avec très-peu de bien et de santé, et fort bon officier et distingué. Sa femme étoit la vertu même et la piété même, dans tous les temps de sa vie, bonne, douce, gaie, sans jamais ni contraindre ni trouver à redire à rien, aimée et désirée partout. Elle vivoit retirée avec son mari et sa mère à Vincennes, dont le petit Bellefonds son neveu étoit gouverneur. Ils venoient peu à la cour, n’avoient pas de quoi être à Paris, et cependant M. du Châtelet vivoit fort noblement à l’armée. Ils ne pensoient à rien moins. Le roi avoit toujours aimé le maréchal de Bellefonds et l’avoit pourtant laissé à peu près mourir de faim. Sa considération, quoique mort, la vertu et la douceur de sa fille la firent dame du palais dans Vincennes, où elle n’y avoit seulement pas songé, et ce choix fut fort applaudi.
Mme de Montgon n’y pensoit pas davantage, et se trouvoit (1696) MESDAMES DE MONTGON ET D'HEUDICOURT 367
alors chez son mari en Auvergne, et lui à l’armée ; mais elle avoit une mère qui y songeoit pour elle, et qui ne bougeoit de la cour et d’avec Mme de Maintenon : c’étoit Mme d’Heudicourt, qu’il faut reprendre de plus loin. Le maréchal d’Albret, des bâtards de cette grande maison dès lors éteinte, avoit une grand’mère Pons, mère de son père, fille du chevalier du Saint-Esprit de la première promotion, sœur de la fameuse Mme de Guiercheville, dame d’honneur de Marie de Médicis qui introduisit la première le cardinal de Richelieu auprès d’elle, et qui fut mère en secondes noces du duc de Liancourt. Le maréchal d’Albret, qui eut son bâton pour avoir conduit M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville à Vincennes avec les chevau-légers, fut toute sa vie dans une grande considération, et tenoit un grand état partout. Il étoit chevalier de l’ordre et gouverneur de Guyenne. Il avoit chez lui, à Paris, la meilleure compagnie, et Mlles de Pons n’en bougeoient, qui n’avoient rien, et qu’il regardoit comme ses nièces. Il fit épouser l’aînée à son frère, qui n’eut point d’enfants, et est morte en 1614(1) ; elle s’appeloit Mme de Miossens et faisoit peur par la longueur de sa personne. La cadette, belle comme le jour, plaisoit extrêmement au maréchal et à bien d’autres.
Mme Scarron, belle, jeune, galante, veuve et dans la misère, fut introduite par ses amis à l’hôtel d’Albret, où elle plut infiniment au maréchal et à tous ses commensaux par ses grâces, son esprit, ses manières douces et respectueuses, et son attention à plaire à tout le monde et surtout à faire sa cour à tout ce qui tenoit au maréchal ; ce fut là où elle fut connue de la duchesse de Richelieu, veuve en premières noces du frère aîné du maréchal d’Albret, qui de plus avoient marié ensemble leur fils et leur fille unique ; et la
1. La date de 1614 est dans le manuscrit, mais il faut lire 1714. En effet, Élisabeth de Pons, veuve du comte de Miossens (François-Amanieu) Mourut le 23 février 1714. 368 MADAME D'HEUDICOURT (1696)
duchesse, quoique remariée, étoit demeurée dans la plus intime liaison avec le maréchal. Lui et Mme de Montespan étoient enfants du frère et de la sœur. M. et Mme de Montespan ne bougeoient de chez lui, et ce fut où elle connut Mme Scarron et qu’elle prit amitié pour elle. Devenue maîtresse du roi, le maréchal n’eut garde de se brouiller avec elle pour son cousin : en bon courtisan il prit son parti et devint son meilleur ami et son conseil. C’est ce qui fit la fortune de Mme Scarron, qui fut mise gouvernante des enfants qu’elle eut du roi, dès leur naissance. Le maréchal, qui ne savoit que faire de Mlle de Pons, trouva un Sublet, de la même famille du secrétaire d’État des Noyers, qui avoit du bien et qui, ébloui de la beauté et de la grande naissance de cette fille, l’épousa pour l’alliance et la protection du maréchal d’Albret, qui, pour lui donner un état, lui obtint, en considération de ce mariage, l’agrément de la charge de grand louvetier dont le marquis de Saint-Herem se défaisoit pour acheter le gouvernement de Fontainebleau. Ce nouveau grand louvetier s’appeloit M. d’Heudicourt et eut une fille à peu près de l’âge de M. du Maine, quelques années de plus. Mme Scarron fit trouver bon à Mme de Montespan qu’elle prit cette enfant pour faire jouer les siens, et l’éleva avec eux dans les ténèbres et le secret qui les couvroient alors. Quand ils parurent chez Mme de Montespan, la petite Heudicourt étoit toujours à leur suite, et après qu’ils furent manifestés à la cour, elle y demeura de même. Mme Scarron, devenue Mme de Maintenon, n’oublia jamais le berceau de sa fortune et ses anciens amis de l’hôtel d’Albret.
C’est ce qui fit si longtemps après Mme de Richelieu dame d’honneur de la reine, puis, par confiance, de Mme la Dauphine, à son mariage ; M. de Richelieu, chevalier d’honneur pour rien, et ce qui fit toute la fortune de Dangeau par la permission qu’eut le duc de vendre sa charge à qui et si cher qu’il voudroit. Par même cause, Mme de Maintenon aima et protégea toujours ouvertement Mme d’Heudicourt et sa fille qu’elle avoit élevée et qu’elle aima particulièrement. Elle entra dans son mariage avec Montgon que cette faveur lui fit faire. C’étoit un très-médiocre gentilhomme d’Auvergne, du nom de Cordebœuf, dont l’esprit réparoit tant qu’il pouvoit la valeur, et qui toutefois s’étoit attaché au service. Il étoit à l’armée du Rhin brigadier de cavalerie et inspecteur, et sa femme dans ses terres en Auvergne lorsqu’elle fut nommée dame du palais, au scandale extrême de toute la cour. C’étoit une femme laide, qui brilloit d’esprit, de grâce, de gentillesse ; plaisante et amusante au possible, méchante à l’avenant, et qui, sur l’exemple de sa mère, divertit Mme de Maintenon et le roi dans les suites, aux dépens de chacun, avec beaucoup de sel et d’enjouement. Toute cette petite troupe partit au-devant de la princesse. Mme de Mailly étoit grosse et ne fut point du voyage. Mme du Châtelet s’en dispensa pour donner à la maréchale de Bellefonds tout ce temps-là encore à demeurer auprès d’elle. On ne le trouva pas trop bon, et, au lieu de la troisième place qui lui étoit destinée avec grande raison, elle n’eut que la cinquième. L’éloignement de Mme de Montgon en Auvergne ne lui permit pas d’être du voyage. Laissons-les aller et publier la paix à Paris et à Turin, où le maréchal Catinat fut reçu avec de grands honneurs, et y donna chez lui à dîner à M. de Savoie, et retournons sur le Rhin.