G. E. Desbarats (p. 401-433).


CHAPITRE TREIZIÈME


LE LAC TROIS-SAUMONS PENDANT L’HIVER.


Vous serez, sans doute, des nôtres, me dit mon ami M. Charron, marchand de la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, à l’issue de la grand-messe, au mois de décembre de l’année mil-huit-cent-vingt-cinq : je vais demain au lac Trois-Saumons, avec notre ami M. Pierre Verrault, et nous comptons sur vous.

— Je n’ai jamais rendu visite à notre beau lac pendant l’hiver, répliquai-je ; et je ne crois pas qu’il soit bien amusant de geler tout debout en attendant qu’il plaise à mesdames les truites de venir mordre à l’appât que nous leur offrirons dans une fosse pratiquée dans une couche de glace de deux à trois pieds d’épaisseur.

— Mais, dit M. Charron, nous tuerons des lièvres et des perdrix, nous tendrons des collets, et à leur aide nous ferons une meilleure chasse pendant la nuit même que pendant le jour.

— C’est bien tentant, repris-je, mais que ferons-nous, confinés dans une cabane de sept pieds carrés, depuis quatre heures et demie du soir jusqu’à huit heures du matin ?

— Nous ferons des contes, répliqua mon ami, nous ferons le récit de nos prouesses de chasseurs, nous mentirons à qui mieux mieux : ça sera charmant !

— Eh bien ! dis-je, me voilà décidé, mais à une condition : nous prendrons en passant le père Romain Chouinard ; c’est un faiseur de contes inépuisable.

— Vous comptez, mon seigneur, sans la mère Romain, fit mon ami ; si elle se met en tête de ne point laisser son mari s’absenter de chez elle, le diable même ne lui fera pas entendre raison.

— C’est mon affaire, je n’ai jamais rencontré femme si acariâtre, si féroce, que je n’aie adoucie comme un agneau, après dix minutes de conversation.

– À demain donc, fit M. Charron d’un air narquois, et je vous souhaite bonne réussite.

Je tenais beaucoup à la société du père Romain, mon guide ordinaire lorsque je visitais le lac : c’était un excellent vieillard, rempli de complaisance et d’attention pour moi. J’y tenais beaucoup ; surtout depuis qu’il m’avait raconté qu’il avait vu son frère Julien faucher son pré à deux heures de l’après-midi.

— Il n’y a rien d’extraordinaire, lui avais-je dit alors ; votre frère était mon voisin et je l’ai vu, moi, faucher plus de cent fois à toutes les heures du jour.

— Je vous crois, monsieur, répliqua le père Romain, mais c’est bien différent, car la fois dont je vous parle, il était mort depuis trois jours et j’avais assisté à son enterrement la veille !

— Diable ! ça fait une différence notable ; et ça change complètement l’affaire ; mais êtes-vous bien certain que vous l’avez reconnu ?

— Comme si l’on ne reconnaît pas toujours son frère ! fit le père Romain, il avait le capuchon de son capot d’étoffe rabattu sur le front et de grandes bottes sauvages[1] qui lui montaient jusqu’aux hanches.

— Il devait avoir bien chaud ! répliquai-je, c’est une dure besogne que de faucher pendant les grandes chaleurs de l’été ; les moissonneurs ne gardent ordinairement sur eux que leurs culottes et leurs chemises.

— Les morts ont toujours froid, me dit le père Romain en faisant le gros bec.

Comme il m’était impossible de réfuter une majeure posée avec autant d’aplomb, je me contentai de secouer la tête d’un air convaincu. Le lecteur doit voir que j’avais bien raison de tenir beaucoup à ce que le père Romain fût de la partie.

Lorsque nous arrivâmes le lendemain, vers une heure de relevée, chez le père Chouinard, nous le trouvâmes devant sa porte, occupé à fendre du bois de chauffage. Après les compliments ordinaires, monsieur Charron se hâta d’entrer dans la maison en même temps que moi et dit :

— Bonjour, la mère : est-on toujours mauvaise ?

Les nerfs du cou de la mère Romain se tendirent comme des cordes de guitare ; et pâle de colère elle répliqua :

— On est mauvaise quand il faut ! M. le marchand d’effets avariés !

J’enrageais de bon cœur : la vieille n’était guère accostable quand elle était dans ses jours de meilleure humeur : mon ami, pour me jouer pièce, en avait fait une louve furieuse. Je ne perdis pourtant pas courage ; je m’étais vanté d’adoucir les femmes les plus méchantes, et mon honneur y était engagé.

— Ne faites pas attention, ma bonne mère, lui dis-je de mon ton le plus doucereux, aux propos de M. Charron : vous savez qu’il n’a pas d’esprit et qu’il ne connaît pas les égards qu’il doit au sexe.

— Pas plus sec que vous, fit la vieille, dont les nerfs du cou recommencèrent à vibrer à se rompre : pas plus sec que vous : tout gros seigneur que vous vous croyez.

Il y avait double épigramme à mon adresse : j’étais très-corpulent alors, mais un très-maigre seigneur.

— Vous ne m’avez pas compris, répliquai-je en lui prenant une main qui tremblait de colère dans la mienne : j’ai dit qu’il n’avait pas d’égard pour le sexe, la femme ; et vous savez que je suis toujours, moi, poli envers les créatures (femmes).

La vieille était déjà assez radoucie après cette explication, sauf quelques éclairs, sortant de ses yeux d’un noir d’ébène comme ceux d’Éole après la tempête. Tout annonçait le calme, lorsque M. Charron la voyant un peu radoucie lui dit : Nous sommes venus chercher votre mari pour l’emmener au lac.

— Il n’ira pas, dit la vieille : c’est bon pour les fainéants qui n’ont rien à faire qu’à courir les bois.

Je perdais du terrain, mais je ne voulais pas m’avouer vaincu.

— La mère Romain a raison, elle aime son mari et s’ennuie pendant son absence. N’y pensons plus, la mère, et parlons d’autre chose. Comment se fait-il qu’une jolie créature comme vous étiez pendant votre jeunesse, et vous n’êtes pas encore chiffonnée, vous êtes encore une femme revenante, — comment se fait-il que vous qui aviez le choix de tous les farauds de la paroisse, car j’ai entendu dire que tous les dimanches après vêpres la maison de votre défunt père était encombrée des prétendants qui venaient vous offrir de faire un tour de voiture..................................................

La vieille commença à se dérider.

Comment se fait-il que vous, une si belle créature, vous ayez choisi de préférence Romain Chouinard pour époux ? car vous conviendrez qu’il n’est pas beau, le père Romain ; il est noir comme un sauvage et vous êtes blanche comme un bassin.

— La vieille montra les deux seules dents canines qui lui restaient et dit : il fallait que je fusse ensorcelée.

Le père Romain se détournait pour rire, et M. Charron marmottait : il en viendra à ses fins.

— Mais ce qui me surprend le plus, continuai-je, c’est que vous fassiez si bon ménage avec un homme si peu accostable que votre mari ?

— Quand on met tout d’un côté et rien de l’autre, dit la vieille en ricanant de satisfaction, ce n’est pas bien difficile.

— C’est donc le père Romain qui s’arme de patience, dit M. Charron.

— Vous, monsieur le marchand de guenilles, dit la mère Chouinard, vous feriez mieux de vous taire et de laisser parler les gens d’esprit ; et les yeux de la vieille devinrent tout à coup noirs comme l’Érèbe.

— Honte à vous, M. Charron, dis-je, de tourmenter une si bonne femme ! Vous ne voyez pas qu’elle est souffrante, qu’elle a la tête entourée d’un ruban !

En l’absence de docteur dont le plus près demeurait à dix-huit milles, je distribuais force julep, sel et rhubarbe, et je dis d’un air doctoral, après avoir tâté le pouls de la vieille :

— Pourquoi n’avez-vous pas envoyé chez moi ; je vous aurais donné une purgade qui vous aurait soulagée.

— Ah ! M. Philippe, fit la vieille, c’est trop de bonté ; les remèdes vous coûtent de l’argent…

— Quand ils me coûteraient davantage, me croyez-vous l’âme assez dure pour vous voir souffrir, vous ma meilleure amie, lorsque je puis vous soulager ? Mais, tenez, le mal peut se réparer ; j’aurais été heureux, il est vrai, d’emmener votre mari au lac, mais il serait cruel de vous priver de ses soins. Qu’il aille chez ma femme et elle vous enverra une bonne médecine.

— Va te gréer, (préparer) Romain, dit la vieille ; puisque M. Philippe[2] te fait l’honneur de t’emmener avec lui. J’enverrai mon petit gas, qui est plus fin que toi, chercher la purgade qu’il a la bonté de me donner.

J’emmenai le père Chouinard en triomphe, et deux heures après, nous étions sur les bords du lac qui offrait, malgré la rigueur de la saison, un aspect encore très-pittoresque. Sa surface, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, était couverte d’une glace vive et transparente comme le plus beau miroir. Il n’y avait rien d’attristant à contempler les cèdres, sapins et épinettes qui faisaient l’ornement des îlots et qui bordaient ce beau lac dans toute son étendue. Les branches touffues des vieux arbres couvertes de neige me rappelaient nos vieux gentilshommes la tête toujours poudrée à blanc, pour cacher les ravages que les années avaient fait subir à leur chevelure. Et les jeunes arbres, avec leurs branches ornées de givre, me rappelèrent aussi mon entrée dans le monde, vingt ans auparavant, lorsque l’étiquette exigeait de nous la même parure de tête que les vieillards. Une bouffée de vent s’éleva tout à coup ; toutes les têtes frémirent, et je crus un instant, dans mon imagination quelquefois poétique, que tous ces arbres, s’animant au son de cet orchestre éolien, allaient nous souhaiter la bienvenue par un bal forestier.

Je fus tiré de ma rêverie par M. Charron : Votre seigneurie, me dit-il, est naturellement assez paresseuse, elle a les mains tendres comme une jeune fille ; qu’elle se rende à la cabane avec le père Romain, où elle ne manquera pas d’occupation, tandis que mon ami M. Verrault et moi, nous ferons ici le plus dur de la besogne. C’est en effet un ouvrage assez fatigant que de pratiquer une fosse dans la glace, qui a souvent trois à quatre pieds d’épaisseur ; on n’y réussit, après avoir commencé la besogne avec une hache, qu’à l’aide de tranches de fer.

Arrivés, après avoir traversé le lac, à la cabane située à l’anse à Toussaint, mon compagnon allume le poële avec le bois dont le dernier occupant laisse toujours une provision suffisante pour une nuit. De mon côté, je cassai des branches pour renouveler le lit de sapin qui fait les délices des forestiers ; et nous tendîmes ensuite des collets pour prendre des lièvres et des perdrix. La méthode en est bien simple : il ne s’agit que de faire une haie avec des branches de sapin d’environ un pied de hauteur plantées dans la neige ; laquelle haie coupe à angle droit la piste, ou chemin principal des lièvres. Le lièvre, naturellement timide, ne sort de son gîte que la nuit pour chercher sa nourriture. Il court tout le long de la haie improvisée qu’il n’a point l’instinct de franchir d’un saut, jusqu’à ce qu’il trouve une ouverture assez grande pour lui livrer passage ; mais cette ouverture, malheureusement, est le piège où il trouve la mort : une mort honteuse, celle des grands criminels, lui qui cependant a mené une vie si pure et si innocente sans nuire à son prochain.

L’attrape dont il est la victime est de la plus grande simplicité : le chasseur plante une fourche dans la neige, dans cette fourche est une longue perche accrochée à une entaille que l’on fait à un arbre à environ un pied du sol ; l’extrémité de la perche est munie d’un fil de laiton très flexible dont on fait un cercle d’un diamètre proportionné à l’ouverture pratiquée dans la haie, où le pauvre lièvre, trop confiant, passe la tête jusqu’aux épaules ; les efforts qu’il fait pour se dégager font glisser l’extrémité de la perche, et il se trouve pendu à quatre pieds du sol.

Il est facile, par là, de voir que deux hommes peuvent, en peu de temps, tendre plusieurs collets ; aussi lorsque nos compagnons nous rejoignirent à la cabane, à la nuit tombée, avec le produit de leur pêche, nous pouvions espérer une ample provision de gibier, pour le lendemain au matin.

La perdrix passe la nuit dans un trou qu’elle fait dans la neige ; il est à supposer qu’en cherchant un gîte propre à cet effet, elle suit le même procédé que le lièvre en longeant la haie sans la franchir, mais comme elle n’a pas assez de force pour détendre le piège en tirant le fil qu’elle a autour du cou, on la trouve ordinairement morte sur la neige ; et quelquefois à demi-mangée par les martres et autres petites bêtes carnassières ; tandis que les lièvres sont hors de leur atteinte.

Après avoir soupé avec un appétit aiguisé par l’exercice, nous allumâmes nos pipes, remplîmes nos verres d’un punch ardent d’excellent rhum de la Jamaïque, et ainsi munis de toutes nos pièces, nous nous préparâmes à passer une joyeuse veillée. Je commençai l’attaque.

— Vous, père Romain Chouinard, lui dis-je, vous qui avez tant voyagé autrefois, devez avoir vu la chasse-galerie ?

— Une seule fois, dit le père Romain, en faisant le gros bec pour affirmer ce qu’il disait.

— C’est peu, fit Pierre Verrault, pour un homme de votre âge.

— C’est bien peu, reprirent ensemble Charron et de Gaspé.

— Il ne faut pas mentir, dit le père Romain, il est bien vrai que ce n’est qu’un péché véniel, et qu’il en faut autant pour faire un péché mortel qu’il faudrait de pelletées de neige pour chauffer un four, mais c’est toujours très-mal.

Le père Chouinard avait le mensonge en horreur.

— Je vous dirai donc, pour ne pas mentir, que j’ai bien entendu, deux ou trois fois pendant la nuit, des gémissements (bruits, frémissements) dans les airs au-dessus de ma tête, mais je ne puis jurer que ce fût la chasse-galerie ; ça en avait ben l’air, mais il ne faut pas mentir : c’est vilain.

Nous donnâmes tous de grandes louanges au vieillard sur sa délicatesse de conscience en le priant de nous conter ce qu’il avait vraiment vu et entendu.

— Il est bon de vous dire, fit le père Romain, que c’était bien, bien loin d’ici : j’étais alors au service des bourgeois de la baie d’Hudson, et je m’en retournais à l’un des postes, après une longue absence, avec le produit de ma chasse. J’avais bien hâte d’arriver mais j’étais si chargé que je n’avançais guère.

Le père Chouinard avait certainement raison, car, après l’énumération qu’il nous fit de ce qu’il portait sur son dos, outre sa hache, son fusil et son chaudron, mes amis estimèrent qu’il devait être chargé d’environ quatre cents livres.

— Il y avait beaucoup de neige, continua le narrateur ; j’enfonçais à chaque pas au moins huit pouces au-dessus de mes raquettes, et la neige continuait toujours à tomber. J’entends tout à coup un frémissement au-dessus de ma tête ; je crus d’abord que c’était un jibou (hibou), mais ça haltait (soufflait) comme un petit animal très-fatigué. C’est drôle, que je me dis, que les oiseaux du nord haltent comme des bêtes à quatre pattes. Je fus bien vite tiré de mon embarras quand j’entendis des bruits de chaînes, et des chiens japper comme des enragés, et puis une voix d’homme qui criait : pille ! pille ! chouquece ! chouquece ! et tout passa dans le ciel comme une vision. Les cheveux me vinrent à pic sur la tête, et avant que j’eusse rattrapé mon bonnet, il était tombé dans mon capuchon. C’est bien vrai ce que je vous dis là.

— Je vous crois, père Romain, m’écriai-je, car, moi aussi, je vois bien que j’ai entendu la chasse-galerie : je sortis le soir à la porte, étant enfant, et j’entendis des bruits de chaînes qui s’entrechoquaient ; j’entrai tout effrayé dans la maison et je dis que je venais d’entendre la chasse-galerie. Mais mon père me dit que j’étais un sot, que c’était le bruit des entraves de fer, que votre frère Julien mettait à un de ses chevaux, que j’avais entendu.

— Ah ! dam ! ce que vous me dites du défunt monsieur, ne me surprend pas ; je lui contai un jour que j’avais rencontré un loup-garou qui avait une queue longue d’au moins trois quarts de lieue et il me rit au nez en me disant : tu es un imbécile mon pauvre Romain.

— C’était pourtant une queue d’une belle dimension, et que mon père aurait traiter avec plus de respect ; mais, de grâce, contez-nous votre rencontre avec ce loup-garou orné d’une queue si formidable.

— Écoutez, M. Philippe, vous verrez que si je mens quant à la longueur de la queue, c’est la faute de votre ancien meunier de Trois Saumons : et vous savez que c’était un homme en règle (comme il faut). Un homme escrupuleux dans tout ce qu’il disait et faisait :

Je sortais de chez notre curé, le défunt M. Faucher ; s’il était encore vivant il vous le dirait lui-même, — pour lui recommander le service de l’enterrement de mon voisin Pierriche Moreau qui venait de mourir. Il pouvait être huit heures, et quoique la lune ne fût pas levée, il faisait joliment clair. J’avais à peine laissé le terrain de l’église qu’un homme marchant à grands pas passe auprès de moi : tiens, dis-je en moi-même, voilà une heureuse rencontre : quand on a veillé un mort on est toujours frissonneux seul pendant la nuit, un compagnon de route n’est pas alors de refus. J’avais près de deux lieues à faire pour me rendre chez moi et j’étais à pied : ma guevalle (cavalle) était estropiée et mon jack (cheval américain) était à moitié rendu à force de travail.

— Bonsoir, l’ami, que je lui criai : vous passez bien fier.

Motus ; point de réponse. Je crus qu’il était sourd et je donne après lui, mais il marchait comme si le diable l’eût emporté. J’ai pourtant couru l’orignal, comme vous savez, mais les orignaux n’étaient que des sots auprès de l’homme habillé en gris.

Un petit bout de temps après, je sens quelque chose qui frétillait contre mes jambes, je me baisse et j’aperçois une queue d’animal qui défilait, défilait comme de la laine dans un dévidoir. Il en passait, et il en restait toujours. C’est un loup-garou ! que je me dis ; et c’est le devoir d’un créquien (chrétien) de le délivrer en lui halant du sang. Je prends mon courage à deux mains, je tire mon couteau et j’essaye de darder l’insécrable queue, mais elle frétillait comme une anguille et tous mes coups portaient à faux. Ma frine (foi) quand je vis ça, j’abandonnai l’entreprise et je hâtai le pas.

Comme j’avais affaire au moulin de Trois-Saumons pour savoir si mon grain était moulu, car il avait de la presse, je demandai au meunier s’il avait vu passer un homme habillé en gris.

— Je puis vous en donner des nouvelles, me dit-il, j’aidais Quénon (Étienne) Francœur à mettre ses poches dans sa traîne, quand il est passé à huit heures un quart, car Quénon venait de me demander l’heure.

— Eh bien ! M. Philippe, fit le père Chouinard, étais-je un menteur quand j’ai parlé à votre défunt père de la queue du loup-garou ? À peine j’étais rendu chez Baptiste Godrault, qu’il arrivait aux Trois-Saumons, et il y a plus de trois quarts de lieue de chez lui à votre moulin.

Je convins que mon père l’avait calomnié et je lui en fis des excuses.

J’étais assez disposé à faire jaser encore le père Romain, lorsque Charron me dit : Si vous continuez à le faire mentir, il ne lui restera pas demain au matin une dent vaillante dans la bouche pour prendre son déjeûner.

Nous passâmes la journée du lendemain à pêcher, à chasser et à tendre des collets. Le soir, après avoir fait honneur à une excellente soupe au lièvre, lard et perdrix, que le père Romain avait fait cuire pour notre souper, plat que je recommande spécialement aux chasseurs après beaucoup d’exercice, le soir donc nous reprîmes nos armes de la soirée précédente ; bien décidés à passer encore une agréable veillée. Un hibou perché sur un arbre voisin et le patriarche des nycticorax, autant qu’on pouvait en juger à sa voix lugubre, poussa son hou ! hou ! à plusieurs reprises. Nos habitudes sociales étaient, en apparence, peu goûtées du vénérable solitaire de nos forêts.

— Quand ces nations-là, dit le père Romain, font tant de vacarme, ça n’annonce rien de bon : à telles enseignes que la nuit que mon défunt père est mort, un de ces sorciers poussa trois cris en passant au-dessus de notre maison et dix minutes après, huit orphelins pleuraient près du corps du meilleur des pères.

Les cris lugubres du solitaire de nos forêts, les paroles touchantes du vieillard avaient jeté dans mon âme une teinte de mélancolie que je ne cherchais qu’à augmenter : il y a même un charme dans des sombres rêveries ; et je demandai au père Chouinard de nous conter une bonne histoire de revenants.

— Ce n’est pas de refus, fit le père Romain ; mais au moment où il allait commencer, le hibou poussa deux fois son hou ! hou ! lamentable ; le vieillard regarda derrière lui d’un air inquiet et me dit : Je suis bien fatigué ; j’ai pour l’habitude de faire un somme après mon souper, faites excuse pour ce soir, je vais me coucher, bon soir.

J’étais contrarié ; mais une idée lumineuse vint à mon secours.

— Attendez un instant, père, lui dis-je, je connais un excellent remède pour vous guérir de votre fatigue.

Et je préparai, aussitôt un gobelet de punch brûlant, à double charge de rhum, de sucre et de muscade : breuvage capable d’emporter la peau de la langue et du palais des mâchoires les mieux ferrées. Mais le père Chouinard avait la peau de cet organe dure comme un requin : il avala deux gorgées de la composition infernale sans sourciller, et déclara, en se faisant claquer la langue, qu’il n’y avait personne au monde capable d’apprêter un sangris comme M. Philippe ; et que pour l’en remercier, il allait lui conter une belle histoire de revenant.


LÉGENDE DU PÈRE ROMAIN CHOUINARD.


Rendez-moi mon bonnet carré.


Comme l’on fait son lit on se couche, dit sentencieusement le père Chouinard. Si Josephine Lalande eût été mieux élevée, morigénée par ses parents, quand elle était petite, elle ne leur aurait pas causé tant de chagrin, ainsi qu’à elle-même.

La Fine, comme tout le monde l’appelait, était fille unique ; et ses parents en étaient affolés, n’ayant point d’autres enfants qu’elle ; elle fut en conséquence élevée à tous ses caprices : si le papa la grondait un peu, la mère prenait la part de sa fille ; et si la maman la reprenait, le papa disait : pourquoi fais-tu de la peine à l’enfant ? Ce qui n’empêcha pas Joséphine d’être à seize ans la plus belle fille de la paroisse de Sainte-Anne ; et si avenante (polie, gracieuse) avec tout le monde, surtout avec les garçons, que la maison des bonnes gens ne vidait jamais. C’était à qui se ferait aimer de la belle et riche héritière ; mais si La Fine jouait et folâtrait avec eux tous, si elle les amusait chacun leur tour, c’était pour accaparer tous les farauds (cavaliers) de la paroisse, s’attirer des compliments et faire enrager les autres jeunes filles ; car, voyez-vous, elle avait déjà porté ses amitiés sur un jeune homme, son voisin, qui avait été quasi élevé avec elle.

Si Joséphine était la plus belle créature (fille) de Sainte-Anne, Hippolite Lamonde, alors âgé de vingt-huit ans, en était le plus beau garçon, mais aussi doux, aussi patient qu’il était brave et vigoureux. La jeune fille et lui s’étaient fiancés en cachette depuis longtemps : ce qui n’empêchait pas Lamonde de souffrir en la voyant folâtrer avec tous les garçons qui l’accostaient : mais il mangeait son avoine sans souffler mot : il était trop fier pour se plaindre.

Hippolite aurait déjà fait la grande demande, mais son orgueil l’en empêchait, car il avait, un jour, entendu le père Lalande dire qu’il ne donnerait sa fille en mariage qu’à un jeune homme à son aise ; et qu’il n’entendait pas la donner à un quêteux.

Ça lui avait pris au nez comme de la fine moutarde, car sans être un quêteux, il n’avait presque rien devant lui. Son père chargé d’une nombreuse famille n’était pas riche, et quant à lui il ne faisait que commencer à vivre proprement de son métier ; il était adroit comme un singe, bon constructeur et fin menuisier.

Sur ces entrefaites, il reçut une lettre d’un de ses oncles qui demeurait dans le Haut-Canada, l’invitant à venir le trouver ; la lettre mandait qu’il y avait de l’ouvrage à gouêche (en quantité) dans ce pays-là, peu d’ouvriers et qu’il lui donnerait une part dans une entreprise de bâtisses qu’il avait faite pour le gouvernement, laquelle entreprise lui ferait gagner beaucoup d’argent dans l’espace de trois années.

Il fit part de cette bonne nouvelle à sa fiancée ; elle pleura d’abord beaucoup, mais il lui donna de si bonnes raisons, qu’elle consentit à le laisser partir, en lui promettant de lui garder sa foi.

La Fine fut bien triste pendant quelques jours après le départ de son fiancé, mais le sexe est pas mal casuel, (volage) comme vous savez, et peu de temps après, elle recommença son train de vie ordinaire ; ni plus, ni moins.

Elle revenait un soir d’une veillée sur les minuits avec une bande de jeunesses, riant, sautant, dansant, poussant celui-ci, donnant une tape à celui-là, et faisant à elle seule plus de tintamarre que tous les autres ensemble.

Arrivés près de l’église, ils aperçurent, debout sur le perron de la grande porte, un homme portant un surplis et un bonnet carré : cet homme avait la tête penchée et les deux bras étendus vers eux. Tout le monde eut une souleur ; mais Joséphine se remit bien vite et leur dit :

— C’est Ambroise le fils du bedeau qui s’est accoûtré comme ça pour nous faire peur ; je vais bien l’attraper, je vais emporter son bonnet carré, et il faudra bien qu’il vienne le chercher avant la messe.

Ce qui fut dit fut fait : elle monte à la course le perron de l’église, s’empare du bonnet carré, et se met à sauter et à danser au milieu des autres en faisant toutes sortes de farces.

Les bonnes gens dormaient quand elle arriva à son logis ; elle rentra à la sourdine, mit le bonnet carré dans un coffre à moitié vide qui était dans sa chambre à coucher, le ferma avec soin avec une clef qu’elle mit dans sa poche, et dit en elle-même : Quand Ambroise viendra demain au matin, je m’en divertirai un bon bout de temps en lui disant que j’ai perdu le bonnet carré dans la grande anse de Sainte-Anne, et qu’il le cherche.

Elle allait s’endormir, lorsqu’elle entendit du bruit à la fenêtre du nord de sa chambre ; elle ouvre les yeux et voit le même individu qu’elle avait vu sur les marches de l’église, qui se tenait encore le corps en avant et les lèvres collées sur une des vitres du châssis, et elle entendit distinctement ces paroles : « rendez-moi mon bonnet carré ! » Un bruit qu’elle entendit aussitôt dans le coffre la fit frissonner. La lune était alors levée et elle vit qu’au lieu d’Ambroise, c’était un grand jeune homme pâle comme un mort qui ne cessait de crier : « rendez-moi mon bonnet carré ! » Et à chacune de ces paroles, elle entendait frapper en dedans du coffre comme si un petit animal prisonnier voulait en sortir. La peur la prit tout de bon, et elle se couvrit la tête avec ses couvertures pour ne rien voir ni rien entendre ; elle passa une triste nuit, tantôt assoupie, et tantôt se réveillant en sursaut. Quand elle voulut se lever le lendemain au matin, elle entendit encore du bruit dans le coffre, elle ne fit qu’un saut, prit ses hardes et alla s’habiller dans la chambre voisine.

Lorsque ses parents la virent si changée, (elle l’était, en effet, et elle avait déjà un bouillon de fièvre ;) ils la grondèrent d’avoir veillé si tard ; mais voyant qu’elle avait les larmes aux yeux, ils l’embrassèrent en lui disant de ne pas se chagriner, et qu’ils étaient fâchés de lui avoir fait de la peine.

Josephine passa la journée tant bien que mal ; elle frissonnait au moindre bruit et se tint constamment auprès de sa mère et de sa tante. Elle leur dit vers le soir qu’elle avait peur de coucher seule et qu’elle les priait de lui faire un lit auprès de sa tante dans la mansarde. On lui accorda sa demande.

Elle était à peine couchée, le soir, que sa tante s’endormit ; mais la pauvre Josephine, elle, qui ne pouvait dormir, aperçut aussitôt vis-à-vis de la fenêtre une ombre qui lui fit lever les yeux, et elle vit le même fantôme qu’elle avait vu la veille et qui, suspendu dans les airs, et dans la même attitude, lui cria : « rendez-moi mon bonnet carré ! ». Elle poussa un cri lamentable et perdit connaissance.

À cette partie du récit du père Chouinard, le nycticorax quitta sa demeure solitaire. Nous entendîmes le bruit de ses ailes au-dessus de la cabane, d’où sortaient des étincelles par le tuyau du poêle, et le hibou poussa par trois fois son cri sinistre. Le père Romain fit un bond qui fit tomber son calumet dont le tube était pourtant intercalé solidement entre les deux seules dents qui lui restaient à la mâchoire inférieure ; et il s’écria :

— Satané animal bête, tu m’as quasiment fait passer une souleur ; mais je ne te crains pas, j’en ai vu d’autres dans les postes du nord.

Le père Romain avait un fond de bravoure, grâce à la chopine de punch à triple charge qu’il venait d’avaler, et il continua son récit.

Toute la famille fut aussitôt sur pied, mais ce fut avec bien de la peine qu’on lui fit reprendre connaissance. Elle passa le reste de la nuit sans dormir, la tête appuyée sur le sein de sa mère et tenant serrées dans les siennes les mains de son père et de sa tante. Comme elle était plus acalmée (calme) le matin, on lui proposa d’aller chercher le plus fin chirurgien de la paroisse, mais elle s’obstina à faire venir le curé.

Quand le curé fut venu, elle lui raconta en secret toute son aventure. Il fit son possible pour la rassurer, il lui donna des bons conseils et lui dit qu’il ne pouvait faire autre chose, pour le moment, que de lui envoyer des saintes reliques, mais que le lendemain au matin il avait l’espoir de la délivrer de cette apparition qui l’avait mise dans l’état de souffrance où elle était.

Les bonnes gens lui firent un lit dans leur chambre, dont ils fermèrent les contrevents à sa demande, et passèrent encore la nuit auprès d’elle : ce qui fit qu’elle dormit assez bien et qu’elle se trouva mieux le lendemain au matin, quand le curé vint la voir, comme il lui avait promis.

Vous savez, messieurs, continua le père Chouinard, que tous les curés ont le Petit-Albert pour faire venir le diable quand ils en ont besoin.

Nous baissâmes tous la tête en signe d’assentiment, à une sentence si incontestable.

Quand il fut nuit, le curé tira le Petit-Albert qu’il tenait avec précaution sous clef, et lut le chapitre nécessaire en pareilles circonstances. Un grand bruit se fit entendre dans les airs, comme fait un violent coup de vent, et le mauvais esprit lui apparut. Comme c’était la première fois qu’il le voyait, il ne lui trouva pas la mine trop avenate (avenante) et il croisa son étole sur son estomac en cas d’avarie.

Le diable s’était pourtant mis en frais de toilette pour l’occasion : habit, vestes, et culottes de velours noir, chapeau de général orné de plumes, bottes fines et gants de soie ; rien n’y manquait. Et si ce n’est qu’il était pas mal brun, qu’il avait les pieds et les mains pas mal longs, il aurait pu passer proprement parmi le monde. Le curé lui reprocha amèrement ce qui était arrivé à la pauvre jeune fille, l’accusant de lui être apparu pour la faire mourir.

— M. le curé, dit le diable, sous (sauf) le respect que je dois à votre tonsure, vous me croyez donc bien niais pour m’être servi de tels moyens, tandis que j’étais sûr de ma proie en flattant sa vanité et sa coquetterie, et que tôt ou tard j’aurais mis la griffe sur son âme ; tandis qu’à présent la voilà guérie pour le reste de ses jours et qu’elle va se jeter à la dévotion. Allons donc, pour un curé d’esprit, j’aurais cru que vous connaissiez mieux le cœur humain.

Vous voyez, messieurs, ajouta le père Romain, que le diable parlait poliment et qu’il donnait de bonnes raisons. Ah ! dam ! je ne lui aurais pas conseillé de se regimber contre un prêtre : il aurait trouvé à qui parler. Il vous l’aurait débarbouillé avec son étole qu’il en aurait hurlé comme un chien sauvage. Il paraît que le curé goûta ses bonnes raisons, car il coupa l’air en forme de croix ; la terre trembla et le méchant esprit disparut.

Quand le curé vit que le diable s’en était retiré les mains nettes, il prit dans sa bibliothèque le plus gros livre latin qu’il put trouver et se mit à lire ; et il lut si longtemps qu’il s’endormit la tête sur le livre. Il eut un songe pendant son sommeil : je ne puis dire quel était ce songe, mais il paraît qu’il avait trouvé son affaire. Il dit la messe à l’intention de la pauvre Josephine et se transporta ensuite chez elle, où il la trouva tant soit mieux.

— Ma chère fille, lui dit le bon curé, vous avez commis une grande faute, mais vous avez pêché par ignorance, je ne vous en fais pas de reproche. Le fantôme que vous avez vu est une pauvre âme du purgatoire qui accomplissait une grande pénitence que vous avez interrompue et qu’il ne peut achever maintenant sans son bonnet carré ; il faut donc vous résoudre à le lui remettre cette nuit sur la tête.

— Je n’en aurai jamais le courage, dit la malheureuse fille en pleurant, je tomberais morte à ses pieds.

— Il le faut pourtant, dit le prêtre, car sans cela vous n’aurez jamais de repos ni dans ce monde, ni dans l’autre : le spectre s’attachera sans cesse à vos pas. Vous n’avez, d’ailleurs, rien à craindre : vous serez en état de grâce, je serai là avec votre père et votre mère, (auquel nous allons tout raconter,) pour vous soutenir et vous protéger au besoin.

La pauvre Josephine après bien des façons y consentit. Grande fut la douleur des bonnes gens,[3] quand ils surent la vérité, mais ils firent leur possible pour consoler leur malheureuse enfant. Ils passèrent tous la soirée au presbytère et prièrent avec ferveur jusqu’au coup de minuit qu’ils se rendirent à la porte de l’église, où ils trouvèrent le spectre sur les marches, et dans la même attitude. LaFine tremblait comme une feuille malgré l’étole que le curé lui avait passée dans le cou et les exhortations qu’il lui faisait. Elle fait, cependant, un effort désespéré et elle monte les marches ; mais au moment qu’elle allait poser le bonnet sur la tête du fantôme, il fit un mouvement comme s’il voulait l’enlacer de ses bras et elle tomba évanouie dans ceux de son père. Le prêtre profitant de l’occasion voulut se saisir du bonnet pour le restituer à son propriétaire, mais elle le tenait si serré dans sa main qu’il aurait fallu lui couper les doigts.

LaFine fut bien vite réduite à un état qui faisait compassion : elle croyait entendre souvent la voix du spectre ; elle tremblait au moindre bruit et ne pouvait rester seule pendant un instant. Dans cette vie de misère, ses belles joues aussi rouges que des pommes de calvine (calville) devinrent pâles comme une rose blanche flétrie ; ses cheveux blonds et bouclés de naissance, dont elle était si fière, lui pendirent en mèches comme de la filasse humide le long des joues et sur les épaules ; ses beaux yeux bleus prirent la couleur de la vitre et tout son corps fut si amaigri que ça tirait les larmes rien qu’à la regarder ; elle avait tous les fantômes (symptômes) de la mort sur la figure. Les plus fins chirurgiens dirent qu’elle était poumonique (pulmonique) mais qu’elle pouvait traîner encore longtemps.

Que faisait pendant ce temps-là Hippolite Lamonde ? Il y avait trois ans qu’il était parti et personne n’en avait eu ni vent ni nouvelle. Il revenait pourtant au pays le cœur joyeux, car il avait fait de bonnes affaires, et il pouvait se présenter proprement devant le père de Joséphine, sans crainte de recevoir un affront. Il arriva pendant la nuit, et la première chose qu’il fit après avoir embrassé ses parents fut de demander des nouvelles de LaFine. On lui raconta toutes ses traverses et il s’arracha les cheveux de désespoir.

— Quoi ! s’écria-t-il, de tous ces fendants qui paraissaient tant l’aimer, il ne s’en est pas trouvé un seul assez brave pour la secourir ! Lâches ! Tas de lâches !

Après avoir passé la nuit blanche en marchant de long en large, en parlant tout seul comme un homme qui aurait perdu la trémontade, il était, à sept heures du matin en présence de sa fiancée. Elle était assise dans un fauteuil entourée d’oreillers, les pieds sur un petit banc couvert d’une peau d’ours, le corps entouré d’une épaisse couverte de laine, et malgré cela les dents lui claquaient dans la bouche. Elle parut se ranimer en voyant Hippolite, elle allongea les bras de son côté et lui dit d’une voix faible et tremblante :

Mon cher Polithe, il ne faut plus penser aux amitiés de ce bas monde, quand on se meurt, on ne doit penser qu’au ciel. C’est une grande consolation pour moi de te voir avant de mourir : tu pleureras sur mon cercueil avec mes bons parents et tu feras ensuite ton possible pour les consoler : promets-le à celle que tu as si longtemps aimée. Je n’ai qu’un regret en mourant, c’est de m’être si mal comportée envers toi et de ne pouvoir réparer mes torts en te rendant heureux.

Les larmes aveuglèrent le pauvre Lamonde et il lui dit : Chasse, chasse, ma chère Fifine, ces vilaines doutences (pressentiments) : Hippolite est devant toi et tu vivras.

— Comment espérer de vivre, répondit-elle, quand je suis dans des craintes continuelles ! Quand je tremble au moindre bruit que j’entends ! Quand la lumière du jour m’épouvante autant que la noirceur de la nuit ! Quand j’entends sans cesse à mon oreille le souffle d’une âme en peine qui me reproche ma cruauté ! Je n’ose demander la mort pour mettre fin à mes souffrances, car le spectre est toujours là qui me dit : Tu n’auras de repos ni dans ce monde ni dans l’autre. Oh ! c’est pitoyable ! pitoyable ! et la malheureuse fille se tordait les mains de désespoir.

— Joséphine ! ma chère Fifine ! prends courage pour l’amour de tes parents ; pour l’amour de moi aussi, prends courage ! J’irai, moi-même, restituer ce soir au revenant le vol que tu lui as fait et tu en seras délivrée.

— Tu n’iras pas ! s’écria la pauvre Josephine ; laisse-moi mourir seule : je suis déjà assez malheureuse sans avoir à me reprocher ta mort !

— Qu’ai-je à craindre, répliqua Lamonde, je n’ai jamais fait aucun tort à une personne morte ou vivante ; pourquoi ce fantôme me voudrait-il du mal ? Crois-tu que si tu eusses tombé dans un précipice, j’aurais hésité un instant à voler à ton secours, certain même d’y périr avec toi ! car, vois-tu, Fifine, je me ferais hacher cent fois par morceau pour t’épargner une égratignure. Ce qui me reste à faire n’est qu’un jeu d’enfant, et je serai aussi calme que je le suis maintenant.

Josephine eut beau le prier, le conjurer de ne point s’exposer pour elle, si indigne de tant d’amitié, il n’en fut que plus déterminé dans la résolution qu’il avait prise.

À onze heures du soir, il demanda la clef du coffre dans lequel le bonnet carré était enfermé ; et il l’avait à peine ouvert que le bonnet carré lui tomba dans la main.

La nuit était bien sombre lorsqu’il arriva près de l’église : la lampe qui brûle dans le sanctuaire jetait seule une petite lueur, au loin de l’édifice. Il se promena de long en large en priant jusqu’à ce que le spectre parut. À minuit sonnant, il se trouva en sa présence, il monta d’un pied ferme les marches du perron où le spectre se tenait dans son attitude ordinaire, et il lui remit sans trembler son bonnet carré sur la tête.

Le fantôme lui fit signe de le suivre, et Lamonde obéit ; la porte du cimetière s’ouvrit d’elle-même et se referma quand ils furent entrés.

Le fantôme s’assit sur un tertre couvert de gazon, et fit signe à Hippolite de s’asseoir auprès de lui.

Il prit alors la parole pour la première fois, et dit :

— Faites excuse, bon jeune homme, si je ne puis vous offrir un siège plus convenable : on vit sans façon dans un lieu où tout le monde est égal : qu’il arrive un seigneur, un notaire, un docteur, on n’en met pas plus grand pot au feu.

— Vous voyez, fit le père Romain, que c’était un fantôme poli et qu’il donnait de bonnes raisons.

— J’en suis d’autant plus surpris, père Romain, répliquai-je, après le vacarme infernal qu’il a fait pour son misérable bonnet carré.

— Quand un homme fait une forte pénitence, fit le père Chouinard, il n’a pas toujours l’humeur égale, mais quand il l’a achevée, ça le ragaillardit.

Comme je n’avais rien à répliquer à une réponse si sensée, le père Romain continua.

— Bon jeune homme, dit le revenant, c’est à quatre pieds sous la terre, à l’endroit où nous sommes assis, que j’ai résidé pendant trente ans : cette demeure vous paraît bien triste à vous ; eh ! bien ! c’était toujours en soupirant que j’en sortais, la nuit, quand mon âme venait chercher mon pauvre corps pour lui faire faire sa pénitence ; une pénitence que j’avais bien méritée.

J’étais gai pendant ma jeunesse et fou de plaisir : j’étais le bouffon de la paroisse, et il ne se donnait pas une noce, un festin, une danse sans que j’y fusse invité. Si je veillais dans quelques maisons, tous les voisins accouraient pour entendre mes farces.

Passant un jour près de notre église, je vis les enfants rassemblés pour le catéchisme et le curé qui partait pour un malade. Je leur dis d’entrer, et que le curé m’avait chargé de leur faire l’instruction en attendant son retour. Je mets un surplis, je prends un bonnet carré, je monte en chaire et je leur fais tant de farces que tous les enfants riaient comme des fous. En un mot, je fis toutes sortes de profanations dans le sanctuaire même.

Huit jours après, pendant une promenade que je faisais seul dans ma chaloupe sur le fleuve, par un temps assez calme, une rafale de vent si subite s’abattit sur mes voiles qu’elle les déchira en lambeaux et que ma berge chavira. Je réussis à monter sur la quille où j’eus le temps de faire bien des réflexions et de me recommander à la miséricorde du bon Dieu. Les forces me manquèrent ensuite, et une lame rejeta mon corps mort sur le rivage.

Je fus condamné à faire mon piregatoire, pendant trente ans, sur les lieux mêmes que j’avais profanés. Au coup de minuit, mon âme rentrait dans mon corps et le traînait sur les marches de l’église.

Lamonde se recula jusqu’au bout du tertre, il croyait n’avoir affaire qu’à une âme, et il se trouvait en présence du corps par dessus le marché. Il commença à s’apercevoir qu’il avait l’haleine forte. Le revenant n’y fit pas attention, et continua : Vous ne comprendrez jamais, bon jeune homme, ce que l’on endure d’affronts et de misères lorsque l’on sort de son lieu de repos. Les nuits les plus noires nous paraissent aussi claires que si la lune était au ciel. Comme on entend rien à quatre pieds sous la terre, le moindre bruit nous fait trembler. Les lumières dans les maisons des veilleux (veilleurs) nous offusquent et nous brûlent la vue. Le bruit des voitures qui passent, les éclats de rire des voyageurs, nous font l’effet du roulement du tonnerre.

Mais c’était là la moindre de mes misères ; ce que j’avais à endurer l’automne, le printemps à la pluie battante et pendant les grands froids de l’hiver, est capable de faire hérisser les cheveux sur la tête à un homme au cœur de caillou. Car, voyez-vous, j’étais un volontaire, [4] et on m’avait enterré sans cérémonie et vêtu légèrement. Un drap qu’une âme charitable avait donné pour m’ensevelir, était tout ce que j’avais sur le corps quand on me cloua dans mon cercueil. On aura peine à croire que pendant les grands froids du mois de janvier, mes pauvres os éclataient souvent comme du verre.

J’étais donc tout joyeux ; j’achevais ma dernière nuit de pénitence quand une folle jeune fille………

— Sans trop vous interboliser, monsieur le squelette, dit Lamonde, allons doucement s’il vous plaît : je vous ai suivi sans me faire prier dans ce cimetière, qui n’a rien d’invitant pendant le jour et encore bien moins pendant la nuit ; j’avouerai que j’y avais un petit intérêt, j’étais curieux de savoir si les morts mentent autant que les vivants, et je voulais aussi savoir quelque chose qui me tient bien au cœur, allez : je n’en ai pas de regret ; vous m’avez reçu poliment jusqu’ici, mais halte là ! je n’entends point qu’on dise du mal de Fifine : vous êtes content comme un fantôme qui a fini sa pénitence ; c’est tout naturel, et je voudrais en dire autant, car, moi, je commence la mienne ; je mange mon ronge et je mordrais sur le fer. Ainsi, si vous n’avez pas de meilleures raisons à me chanter, brisons là ; séparons-nous sans rancune ; bon soir.

— Bon jeune homme, dit le revenant, je vous ai trop d’obligation pour chercher à vous faire de la peine, je finirai donc en vous disant que j’achevais ma dernière nuit de pénitence, quand mademoiselle Lalande l’a interrompue. Elle est maintenant terminée grâce à votre courage, et je vous en remercie ; je ne voudrais pas m’en tenir, s’il était possible, aux remercîments, mais vous prouver ma reconnaissance d’une manière plus solide. Je désirerais connaître quelques trésors pour vous les enseigner, mais je n’en connais aucun.

— Je n’ai pas besoin de vos trésors, dit Lamonde : il n’en est qu’un pour moi : c’est ma fiancée ; et si vous m’avez de l’obligation, rendez-lui la vie.

— Dieu seul, bon jeune homme, est le maître de la mort et de la vie.

— Il ne faut pas revenir de l’autre monde, reprit Hippolite, pour savoir ça ; mais dites-moi au moins, si la pauvre Joséphine est véritablement poumonique, et si les docteurs ont raison quand ils disent qu’elle ne peut en réchapper.

— Bon jeune homme, dit le fantôme, si Josephine reprenait la santé, vous seriez donc encore disposé à en faire votre femme ? Vous méritez pourtant un meilleur sort que d’épouser une jeune fille qui peut vous rendre malheureux le reste de vos jours !

— M. le fantôme, reprit Lamonde, chacun son goût : j’aime mieux être malheureux avec elle qu’heureux avec une autre. Je n’aime guère, voyez-vous, qu’on se fourre le nez dans mon ménage : si vous n’avez pas d’autres consolations à me donner, bonne nuit donc.

Et il se leva pour partir, mais le fantôme lui fit signe de se rassir et il obéit.

Après un petit bout de temps, le spectre reprit la parole :

— Les chirurgiens ont dit que Joséphine était pulmonique et ils ne se sont pas trompés. Ils ont déclaré que c’était une maladie mortelle et n’ont pas dit la vérité ; car si avec tout le savoir dont ils se vantent, ils n’ont jamais pu découvrir de remède pour la guérir, il y en a pourtant un. Et la mort sert souvent la vie. Emportez une poignée de cette herbe sur laquelle vous pillez, pour la reconnaître demain ; faites lui en boire des infusions, et dans un mois elle sera convalescente. Adieu ; la barre du jour va paraître, je n’ai que le temps de vous dire que votre fiancée est tranquille maintenant, je lui ai soufflé à l’oreille que vous m’aviez délivré.

Et le fantôme avait disparu. Lamonde tout joyeux mit une poignée d’herbe dans sa poche, sauta par dessus le mur du cimetière et un quart d’heure après, il entrait chez LaFine. Elle lui tendit les bras de tant loin qu’elle le vit, et ils pleurèrent longtemps sans pouvoir dire motte (mot).

— Les gens de l’autre monde ne se trompent guère, remarqua le père Romain ; et tout arriva comme le revenant l’avait prédit. Trois mois après, Lamonde conduisait à l’autel la plus belle créature de la paroisse.

— C’est très-bien finir jusque là, dis-je, mais quelle sorte de ménage firent-ils ensemble ?

Le père Chouinard garda pendant quelque temps le silence et dit ensuite :

— Un ménage en règle. La créature, comme vous savez tous, est pas mal casuelle : LaFine voulut, d’abord, recommencer un peu son train-train, elle n’avait pas tout à fait oublié, malgré ses traverses, son ancien métier de coquette tout en aimant son mari comme les yeux de la tête. Mais Lamonde y mit bien vite ordre ; il déclara un jour à la porte de l’église qu’il n’était pas jaloux, que ça lui plairait même de voir sa femme entourée de farauds, mais que par rapport aux mauvaises langues, il briserait les reins au premier freluquet qui s’aviserait de lui en conter. Et il ajouta que, pour n’être point pris au dépourvu, il avait déjà coupé un rondin d’érable prêt à lui rendre ce service.

Comme il était fort comme un taureau anglais, chacun pensa à son reintier ; et se le tint pour dit.

Je conseille, moi, reprit le père Romain, le même remède à ceux qui ont des femmes scabreuses (volages). Je ne parle pas, Dieu merci, pour la mienne : un guerdin (gredin) voulut un jour lui faire une niche et elle vous lui appliqua les dix commandements sur le front avec ses ongles, et lui déchira la peau jusqu’à la mâchoire ; et c’est pourtant une bonne femme ! comme vous savez.

Quand à LaFine, quand elle vit que personne ne s’occupait d’elle, elle se mit bravement à élever ses enfants et à ne faire le beau bec que pour son mari.

Nous étions tous, le lendemain, de retour à nos domiciles avec une ample provision de truites, lièvres et perdrix.

Le père Romain Chouinard m’a fait passer des moments si agréables que je ne puis me défendre de lui consacrer le chapitre suivant.

  1. Les Canadiens appellent bottes et souliers sauvages des chaussures sans semelles comme celles des Indiens, pour les distinguer de ce qu’ils appellent souliers français qu’ils achètent dans les boutiques.
  2. Les habitants de Saint-Jean Port-Joli, disaient toujours Monsieur ou Madame, tout court, en parlant du Seigneur et de la Seigneuresse : moi j’étais M. Philippe ; et les anciens m’appellent encore ainsi.
  3. Bonnes gens signifie père et mère dans le langage naïf des habitants.
  4. On appelle volontaire dans les campagnes ceux qui n’ont ni feu, ni lieu.