G. E. Desbarats (p. 434-456).


CHAPITRE QUATORZIÈME


Le lac est le confident du solitaire :
Le lac est l’emblème immobile du recueillement.
Méry.


LE PÈRE ROMAIN CHOUINARD.


Ceux qui ont connu le père Romain Chouinard, humble et paisible cultivateur, passant sur le chemin de la vie sans y imprimer la trace de ses pas, seront surpris que je m’occupe d’un individu en apparence si insignifiant. Mais pourquoi ne rendrai-je pas hommage à la vertu, si je l’ai découverte sous cette rude enveloppe ? Je l’ai connu dès ma plus tendre enfance : lui, son frère, notre voisin, et un nommé Castonguay, de la côte Deschênes, étant les faucheurs les plus redoutables de la paroisse de Saint-Jean Port-Joli, mon père les retenait une année d’avance pour la fenaison. Ils étaient d’égale force à cette besogne, et celui, suivant l’expression naïve des habitants, qui menait la planche du bord ne se la laissait pas soulever sous le nez par les deux autres.

Comme tous les enfants, j’aimais les légendes, les contes et surtout les histoires de revenants les plus effroyables, quitte à m’endormir la tête cachée sous mes couvertures. Aussi lorsqu’il m’était possible de m’emparer de Romain Chouinard à la veillée, il m’en contait quelques-uns, finissant toujours par me dire :

— Quand vous serez grand, M. Philippe, je vous conduirai au lac ; et là, dans la cabane, le soir, je vous en conterai de bien beaux.

Le père Chouinard tint parole pendant les quinze années de ma jeunesse que je rendis de fréquentes visites au lac Trois-Saumons, mais ce fut surtout lorsque je me retirai à la campagne, à l’âge de trente-sept ans, qu’il devint pour moi un compagnon de chasse et de pêche précieux pendant mes excursions à ce beau lac.

Le père Romain n’était pas naturellement gai ; généralement silencieux, il ne prenait la parole que lorsque j’engageais la conversation : j’appréciais ces qualités, car j’étais alors souvent absorbé dans des rêveries mélancoliques dont je n’aimais à me distraire que lorsque le nuage était passé.

Si le vieillard m’abandonnait le plus souvent à mes tristes réflexions, il ne laissait pas de m’en détourner quelquefois, mais de manière à ne jamais me blesser. Il y avait un sentiment inné de tact, de délicatesse, dans l’âme inculte de ce vieillard, que je souhaiterais à bien des hommes qui se piquent de savoir vivre, et d’une éducation soignée.

Je veillais seul un soir assez tard près d’un petit feu à la porte de notre cabane dans la forêt, je pensais à la mort qui met fin à tous les maux de l’humanité souffrante ; et croyant mon compagnon endormi, je me pris à répéter à haute voix quelques fragments du touchant monologue d’Hamlet « To be or not to be ; » je répétais pour la seconde, pour la troisième fois ces paroles attendrissantes dont voici la traduction :

« S’il est plus noble à l’âme de souffrir les traits poignants de l’injuste fortune, ou se révoltant contre cette multitude de maux, de s’opposer au torrent et les finir ; mourir, dormir, rien de plus, et par ce sommeil dire : nous mettons un terme aux angoisses du cœur, à cette foule de plaies et de douleurs, héritage naturel de cette masse de chair. »

Il y avait, sans doute, quelque chose de bien touchant dans le son de ma voix, car le père Romain, sans entendre la langue anglaise fut aussitôt près de moi et me dit :

— Qu’en pensez-vous, M. Philippe, il me semble que l’eau est invitante ; allons faire un tour sur le lac !

Je fus touché jusqu’aux larmes, car je pénétrais l’intention de Chouinard, que je savais à peu près aussi disposé à faire une promenade nocturne que moi de me noyer aujourd’hui.

Nous prîmes chacun un aviron ; et dès que je fus sur l’eau le calme se fit dans mon âme. Oh oui ! pensais-je en portant mes regards sur la majesté de la forêt et en les élevant vers le ciel, celui qui a créé toutes ces œuvres grandioses pour le bonheur de l’homme, rendra aussi le calme aux malheureux.

Je me mis ensuite à interroger mon compagnon pour m’assurer si les beautés de la nature impressionnaient cet homme vulgaire.

— Voyons, père Romain, lui dis-je, à quoi pensez-vous en regardant tout ce qui nous entoure cette nuit ?

— Je pense que Dieu est bien bon d’avoir creusé ce lac dans les montagnes, d’y avoir mis du poisson pour nourrir le pauvre monde.

— Le travail doit avoir été dur dans ce roc, répliquai-je ?

— L’affaire d’un vire-main ; fit le père Chouinard en traçant un sillon dans l’eau avec le bout de son aviron.

— Que pensez-vous, de cette belle lune qui nous éclaire ?

— C’est la lampe que le bon Dieu a faite pour éclairer les pauvres qui n’ont pas les moyens d’acheter de l’huile et de la chandelle pendant les longues soirées, fut la réponse du vieillard.

Nous côtoyions alors les bords du lac, et je lui dis :

— Voyez donc comme les arbres se mirent dans l’eau ?

— C’est le miroir que le bon Dieu leur a donné à eux qui ne sont pas orgueilleux ; et le diable qui a fait ceux dont se servent si souvent les femmes pour la perdition de leur âme.

À la vue d’un groupe d’îlots pittoresques que le mirage semblait faire surnager sur l’eau, je dis à mon compagnon :

— Ne dirait-on pas que ce sont des îlots flottants qui viennent à notre rencontre ?

— As pas peur, répliqua le père Romain ; ceux que le bon Dieu a si bien ancrés ne déraperont qu’au jour du jugement.

Sachant qu’il avait navigué pendant sa jeunesse sur le fleuve Saint-Laurent, je lui dis qu’il devait trouver le temps bien long pendant les nuits qu’il était de quart.

— Pas mal, fit mon compagnon, quand la nuit était sombre, mais quand il faisait clair de lune, je trouvais toujours mon quart trop court.

— Pourquoi ? lui dis-je.

— Parce que je voyais de loin ; et toujours quelque chose de nouveau.

Je compris alors tout ce que le vieillard avait de poésie dans l’âme, sans pouvoir s’exprimer comme l’aurait fait un Chateaubriand ou un Lamartine.

Je cherchais souvent le calme des forêts pendant les quatorze années que je passai à la campagne ; je ne rencontrais là que des amis ; et si leur silence religieux apaisait mon âme agitée de sombres pensées, le mugissement de la tempête n’ajoutait rien à ses angoisses.

Je fus témoin d’un spectacle bien grandiose dans toute son horreur : c’est la seule fois que j’ai vraiment joui de la fureur des éléments déchaînés. Un ouragan épouvantable éclata tout à coup pendant la nuit ; les arbres gémirent, se courbèrent et jonchèrent au loin de leurs débris le sol vierge de la forêt. Les eaux du lac, naguère aussi unies que la surface d’un miroir, furent bouleversées jusque dans leur profondeur. Les éclats de la foudre secouèrent les bases des montagnes pour être ensuite répétés sept fois, avec le bruit infernal d’un immense parc d’artillerie, par les sept échos des mornes situés dans le sud dont on voyait sans cesse les pitons illuminés par le fluide électrique. Et puis tout à coup, après un moment de profond silence, ces épouvantables détonations, par un phénomène d’acoustique, revenaient de nouveau, semblables à un tremblement de terre sortant des profondeurs du lac, secouer les montagnes dans lesquelles il est encaissé.

J’invoquai le génie des tempêtes et je lui dis :

— Pourquoi troubler cette solitude ? Pourquoi renverser ces arbres gigantesques qui, exempts des passions des hommes, vivent en paix en se prêtant mutuellement appui et ombrage ? Il est pourtant d’autres exploits plus dignes de ta force et de ta puissance ! Parcours l’univers où t’attendent de nombreuses victimes ! Vois dans ce salon meublé avec soin ces deux époux qui s’entretiennent de l’avenir de leur fille unique et du bonheur qu’elle leur fait goûter depuis son enfance ! Vois comme ils sont heureux ! Jamais chagrin n’a troublé leur union !

Du salon, transporte-toi à l’étage supérieur. Regarde cette belle jeune fille que ses parents viennent de bénir, c’est la même qui, la mort dans le cœur, recevait encore ce matin en souriant les visites de ses amis ! Elle marche maintenant à pas précipités dans sa chambre solitaire, les mains crispées dans sa longue chevelure en désordre ; elle se jette sur son lit, elle s’y roule en l’arrosant de ses larmes !

Entends-tu ses sanglots qui déchireraient le cœur d’un tigre ? prends-la en pitié ! elle implore la mort à grands cris ! Rien ne résiste à ta puissance, ô génie des tempêtes ! enlève-la dans un tourbillon, loin, bien loin de ses tendres parents ! car demain est le jour fatal qu’elle doit leur faire l’aveu qu’un misérable séducteur l’a abandonnée au déshonneur pour le reste de sa vie. Assouvis ta rage sur eux tous, et ils t’en remercieront dans le ciel !

 Vois ce vieillard dans ce caveau éclairé par une faible lumière ; vois avec quelle jouissance il palpe l’or qui ruisselle dans ses mains desséchées ; c’est un avare usurier ; il est impossible de s’y méprendre : son teint même a contracté la couleur du métal qu’il adore. Laissons-le à ses jouissances et pénétrons dans cette maison de lugubre apparence ; ces deux hommes assis dans cette antichambre près d’une table où ils s’amusent à boire sont deux records, gardiens d’effets saisis et qui seront vendus demain. Laissons-les à leurs plaisirs et voyons ce qui se passe dans cette chambre dans laquelle tout est en désordre. Quel est cet homme, déjà sur le retour, dont le cœur se brise ? C’est un marchand jouissant naguère d’un grand crédit ; des événements qu’il ne pouvait contrôler lui ont fait perdre des sommes considérables, la dent acerbe de l’usurier a complété sa ruine. Vois comme sa femme à genoux l’enlace de ses bras, le priant pour l’amour de ses enfants de prendre courage : vaines prières ! le noble cœur de son mari aura demain brisé sa poitrine, et elle et ses enfants seront agenouillés près d’un cadavre dans un réduit obscur, tandis que la voix éclatante d’un huissier fera l’adjudication de leurs meubles. Rien ne résiste à ta puissance, ô génie destructeur ! bouleverse cette maison jusque dans ses fondements, et avec ses débris comble la voûte dans laquelle l’usurier compte ses richesses ; tu auras alors accompli une digne mission de vengeance !

Que fait cette femme dans ce taudis, à un cinquième étage d’une maison délabrée ? Écoute, ô génie ! et prépare tes foudres !

— Maman ! maman ! du pain ! disent sept pauvres enfants à demi-nus en sortant la tête de la paille dans laquelle ils sont enfouis.

— Prenez patience, pauvres petits : votre père va bientôt revenir et vous aurez à souper.

Un pas lourd se fait entendre sur les marches de l’escalier, et la porte est à peine assez grande pour livrer passage à un homme ivre. Les enfants sortent en chancelant de leur grabat, et demandent à grands cris : Du pain ! du pain ! mon cher papa !

Un sanglot déchirant s’échappe de la poitrine de la malheureuse mère ; un coup de bâton la renverse sans connaissance sur le plancher, et les enfants se cachent dans leur paille fétide.

Frappe, ô génie destructeur ! mets fin à leurs horribles tortures ! mais frappe aussi sur les riches qui laissent mourir le pauvre de faim : tu n’auras que le choix des victimes, si tu parcours cette île fameuse si encombrée de richesses qu’elle pourrait acheter l’univers ![1]

Une main posée légèrement sur mon épaule mit fin à mon exaltation.

— Croyez-vous, M. Philippe, me dit le père Romain, qu’un petit bout de prière vous ferait du mal ?

— En effet, dis-je, nous l’avons échappé belle ; il est heureux que vous ayez eu la précaution de construire votre cabane dans ce petit bocage de jeunes sapins ; car cette vieille épinette que le vent vient de déraciner nous aurait écrasés sous ses débris ; sa tête brisée n’est tombée qu’à dix pieds de l’endroit où nous sommes.

— J’y ai songé quand j’ai construit ma cabane, reprit le père Chouinard, car il ne faut pas tenter le bon Dieu ; mais croyez-vous que s’il eût voulu nous faire mourir, il n’aurait pas ordonné au vent de souffler plus fort ?

Le philosophe se sentit humilié en présence de cet homme qui reportait tout à Dieu.

— Oui ; rentrons, père Chouinard, faisons la prière en commun, vous êtes le plus vieux ; c’est à vous à la réciter.

— Non, M. Philippe : vous avez fait vos études pour être prêtre, et si vous n’avez pas pris la robe, c’est que ça ne vous le disait pas ; vous devez donc en savoir, vous, de belle prières.

Ô vanité de l’homme de peu de foi ! je crus l’étonner en prononçant, avec l’accent de la douleur, les paroles suivantes :

« L’homme, né de la femme, vit peu de temps, et il est plein de misère ; il éclôt comme la fleur des champs, il est brisé comme elle, et il disparaît comme une ombre. »

Mon compagnon gardait le silence. Je continuais mes lamentations :

« Périsse le jour où je suis né et la nuit où il fut dit : un homme a été conçu ! Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein de ma mère, ou n’ai-je pas péri en en sortant ! Pourquoi m’a-t-elle reçu sur ses genoux, et allaité de ses mamelles ! Maintenant je dormirais en silence, et je reposerais dans mon sommeil. »

Je m’attendais à des éloges ; je reçus un tendre reproche.

— Ce n’est pas beau, M. Philippe, de vous lamenter de la sorte ; c’est comme si vous faisiez un reproche au bon Dieu des croix qu’il vous envoie. Allez, le bon Dieu sait mieux ce qu’il nous faut que l’homme ; et s’il nous châtie, c’est que nous l’avons mérité. En attendant voici ma prière : elle sera bien courte, car il m’a paru que vous n’usiez pas de longues prières ; et comme j’ai déjà dit les miennes et mon chapelet par-dessus le marché, nous pourrons nous en contenter tous deux. Et le père Chouinard récita tout haut le Pater en français. Il me dit ensuite avec beaucoup d’humilité : Je crois, M. Philippe, que cette prière vaut bien la vôtre ; et si vous m’en croyez, couchons-nous tranquillement par-dessus.

Cinq minutes après, le vieillard était plongé dans un profond sommeil ; et moi je m’endormis en méditant chaque phrase de cette excellente prière qui renferme tout ce que l’homme peut dire de plus touchant à son Créateur.

J’aimais ce bon vieillard qui reportait vers Dieu les incidents les plus ordinaires de notre vie de chasseurs. Le père Romain comptait trois piôles par jour, lorsque nous étions au lac, savoir : trois époques de la journée favorables à la pêche : le matin au lever du soleil, le midi et le soir au soleil couchant. Un jour que j’étais au lac avec quelques jeunes amis de mon âge, de Québec, un d’eux, à la piôle du midi, sort de la cabane en chantant un couplet de chanson peu propre à édifier les oreilles chastes. Le père Romain retira aussitôt sa ligne de l’eau et la roula autour de la perche qu’il tenait en main.

— Est-ce que vous avez fini de pêcher ? lui dis-je.

— Oui, dit le père Chouinard : et si vous m’en croyez, faites-en autant : la piôle du midi ne donnera pas après la chanson que monsieur vient de chanter.

Cette sortie fut accueillie avec des grands éclats de rire.

— Riez tant que vous voudrez, dit Chouinard, qui était alors dans toute la vigueur de l’âge mûr, mais le bon Dieu n’en rit pas.

Je lui dis un jour : vous êtes très-âgé, père Romain ; comment se fait-il que vous n’ayez rien perdu de la force et de la vigueur de la jeunesse ? Vous n’avez eu, je suppose, ni de grands chagrins ni de grands malheurs ?

— J’ai eu mes chagrins comme les autres, fit le père Chouinard : j’ai bien pleuré, allez, quand j’ai perdu mon père et ma mère. Mais c’était la volonté du bon Dieu ; et chacun son tour, comme vous savez. Quant au reste, j’ai toujours roulé mon petit train sans me mêler des affaires des autres ; et sans être ni trop riche, ni trop pauvre, j’avais toujours du pain dans ma huche et du lard dans mon salois (saloir) et capable en tout temps de rendre une honnêteté à un ami qui venait me voir.

— Est-ce que vous n’avez jamais plaidé, père Romain ?

— Je n’ai jamais été à l’auguyence (audience) qu’une fois dans ma vie ; et c’était encore pour obéir au Roi, qui m’ordonnait de paraître comme témoin ; et j’y ai eu du mal, allez. Imaginez-vous qu’il s’élève une dispute entre Toussaint et Gagnon. Toussaint était prompt comme la poudre, et Gagnon doux et patient ; mais je ne sais sur quelle herbe Gagnon avait pilé ce jour-là, (on a de mauvais moments dans la vie,) ne voilà-t-il pas qu’il commence à dire des pauvretés (injures) à Toussaint, et qu’il lui flanque ensuite un coup de poing dans l’estomac. Les voilà pris ; et le pauvre Gagnon se fit accommoder d’importance. Pas trop fier de la rinssarde qu’il avait reçue, il pousse (poursuit) Toussaint devant la justice.

L’auguyence commence et l’on appelle Romain Chouinard. Je salue poliment et je présente mon assination, comme preuve que je ne marchais que par l’ordre du Roi. Le greffier me jette le papier par le nez, ce qui n’était guère poli, et me fait jurer sur le book[2] anglais de dire la vérité. Ma frine (foi), je conte ce que j’avais vu, sans m’occuper d’un grand efflanqué de praticien (avocat) qui me criait : Rappelez-vous que vous êtes sous serment ! comment, vous osez dire ceci ! vous osez dire cela à la face de la cour !

Les sueurs m’abîmaient ; mais je ne pus toujours dire que ce que j’avais vu. Voici maintenant une autre paire de manches : trois autres témoins, des braves et honnêtes gens de la paroisse, s’en viennent jurer que c’était Toussaint qui avait commencé à invitimer Gagnon, et qui l’avait frappé le premier.

Je ne pouvais en croire mes deux oreilles : j’avais tout vu et entendu comme je vous vois, car j’étais arras (près) d’eux. J’en conclus donc que c’était le méchant esprit qui m’avait troublé la vision, et je regardais tout le monde d’un air hébété, quand le juge me dit : Je ne sais ce qui me tient de vous envoyer en prison pour parjure.

Je tremblais comme une feuille, mais heureusement que le défunt monsieur (M. de Gaspé, père) parla tout bas au juge. Ça le radoucit tout à coup : il me regarda fixement, regarda les trois autres témoins et me dit : allez-vous-en. « Je ne me le fis pas dire deux fois, comme vous pensez.

— Mon père, fis-je, m’a tout raconté : il dit à son ami, le juge DeBonne, que vous étiez un des hommes les plus honnêtes qu’il connût et qu’il était certain que vous aviez dit la vérité. Et il me dit à moi que si les trois témoins qui avaient rendu un témoignage contraire au vôtre, eussent été fêtés, aussi souvent chez Toussaint qui est pauvre, que chez le riche Gagnon qui tenait table ouverte et chez lequel ils avaient déjeuné, ils auraient peut-être vu les choses différemment.

— Quant à Gagnon, dit le père Chouinard, c’était un homme sans réplique (ayant toutes les qualités) : ça vous mettait à la cave chaque printemps une tonne de jean mari (jamaïque) ; et riches comme pauvres pouvaient en donner des nouvelles. Mais n’allez pas croire que parce qu’un homme vous a fait des politesses, on aille mentir devant la justice pour faire tort à son prochain. Non, non ; soyez sûr qu’il y avait du micmac (sortilège) ce jour-là quelque part. On peut bien faire des petites menteries qui ne font mal à personne ; autant en emporte le vent : les farceurs de la paroisse disent-ils pas que le père Romain Chouinard ment comme un arracheur de dents.

— Pourriez-vous me dire, père Romain, d’où vient ce proverbe : il ment comme un arracheur de dents ?

— Je crois l’avoir deviné, fit le père Romain : j’ai la malchance d’avoir des dents comme une marêche (requin) et enracinées comme un vieux chêne, si bien que tous les chirurgiens branchés (brevetés) y avaient perdu leur latin. Un jour que je souffrais comme un damné, ma femme me dit : va trouver le petit Bram (Abraham) il en sait plus long que tous ces beaux messieurs.

Vous connaissez le petit Bram ; c’est un petit homme, comme son nom l’enseigne, mais dame ! ça vous a des épaules et des poignets deux fois aussi larges que les vôtres.

— Tiens, te voilà, qu’il me dit en sortant de sa boutique, tu fais des grimaces de sorcier.

— On en ferait à moins, que je lui dis : j’ai un mal de dent à me briser la tête contre les cailloux.

Là-dessus il va chercher son pénican (pélican, instrument des dentistes), et il me dit : assis-toi sur le plancher, et je vais te soulager dans un vire-main.

— Ça me fera-t-il bien mal ? que je lui dis.

— Comme une piqûre d’épingle, qu’il répondit.

S’il avait eu, continua le père Chouinard, de ces amusettes d’instruments dont se servent les chirurgiens branchés, je me serais méfié de lui ; mais figurez-vous, M. Philippe, qu’il tenait en main un pénican d’un pied et demi de longueur qu’on aurait pu prendre pour des tenailles de forgeron. Je pensai que crac, un tour de poignet ; et que tout serait fini. Il fourra son pénican, j’en avais plein la gueule, la dent résista et il commença à me faire sauter au bout de son bras comme une lavette. J’éventais (inventais) les cris, je beuglais comme un taureau. J’avais déjà fait deux fois le tour de la chambre, la mâchoire serrée dans le pénican, lorsqu’il cria à son voisin qui était accouru à la fête : viens m’aider Coulombe, grimpe-lui sur le dos. Celui-ci, qui était praticien dans ces sortes d’affaires, se met à califourchon sur mes épaules, m’empoigne le front à deux mains et se met à crier en riant : hardi, petit Bram ! — As pas peur, cria le petit Bram : j’en aurai pas le démenti.

Eh bien ! M. Philippe, le petit Bram nous souleva tous les deux trois fois de terre, si bien que quand je retombais sur le plancher, les reins et, sous votre respect, toutes leurs dépendances me craquaient comme du verglas. Au quatrième coup, la dent dérapit, je me crus le péricrâne éclaté. Quant au petit Bram, il était plein de joie et tenant son pénican élevé au-dessus de sa tête, il criait : la voilà ! la voilà ! je savais bien qu’elle ne me ferait pas d’affronts !

— Il me semble, père Romain, lui dis-je, qu’un homme de votre taille et de votre force aurait dû bien vite se soustraire au martyre que le petit Bram vous faisait endurer ?

— J’aurais bien voulu vous y voir, dit le père Chouinard, vous qui passez pour être homme, avec gros comme mon poing de fer dans la gueule ; et je serais curieux de savoir comment vous vous en seriez retiré.

Une dizaine de personnes échappées aux tenailles du petit Bram, sans avoir perdu une partie de le mâchoire, m’ont fait des récits semblables à celui du père Chouinard.

Abraham C*** vivait à l’aise de son métier ; il était menuisier et n’exerçait son art que pour soulager l’humanité souffrante et sans exiger aucune rémunération ; ce qui faisait qu’il ne manquait pas de patients. Il était fier de sa science ; et se vantait que jamais dent n’avait résisté à la force de son poignet et à la trempe de ses tenailles.

J’étais un jour chez un jeune docteur de mes amis, lorsque j’entends des beuglements épouvantables sortant de l’étage inférieur de la maison.

— Qu’est-ce ? dis-je ; assassine-t-on quelqu’un en bas sans que tu y mettes les mains ; c’est empiéter sur ton privilége de médecin.

— C’est, fit-il, un habitant qui se fait arracher une dent à prix réduit : je charge un écu ; et comme ils trouvent toujours que c’est trop cher, je leur dis : voici mon apprenti qui les extrait pour trente sol ; et je lui en laisse le profit.

Je puis t’assurer qu’il est beaucoup plus en vogue que moi, mais si gauche qu’il n’est guère plus habile aujourd’hui qu’il l’était il y a dix-huit mois quand il a débuté : tu comprends qu’il ne lui manque que la pratique. Et il finira par s’en tirer avec honneur.

Mais revenons à mon vieil ami.

— Vous venez de me dire, père Chouinard, que vous avez toujours roulé votre petit train sans vous mêler des affaires d’autrui ; est-ce que vous n’avez jamais eu de différends avec les curés de la paroisse ?

— Jamais, dit le père Romain, j’en aurais pourtant eu souvent sujet avec celui d’aujourd’hui. Vous savez, M. Philippe, que j’ai une bonne femme, douce comme un agneau : eh bien ! chaque fois que le curé la rencontre, le premier bon jour qu’il lui donne est de lui dire : « est-on toujours mauvaise, la mère Chouinard ; » ça lui pique le nez comme un papier d’aiguilles, et elle vous le revire d’importance. J’ai quelquefois des démangeaisons de m’en irriter, mais comme le curé rit tout le temps à s’en tenir les côtes, ça me casse les bras.

— Vous faites très bien, fis-je, de laisser la mère Romain se défendre elle-même ; n’a-t-elle pas dit qu’elle est mauvaise quand il le faut.

— Il y a bien des bavards, fit le père Chouinard, qui prétendent qu’elle est mauvaise plus qu’à son tour, mais moi je ne m’en suis jamais aperçu.

Et c’était vrai : il faisait un excellent ménage avec sa femme. Chaque fois que nous partions pour la pêche, il l’embrassait tendrement, et elle découvrait alors deux dents canines : c’était sa manière la plus expressive de lui montrer qu’elle était sensible à cette caresse.

La première et constante victime d’une méchante femme est généralement son mari, et c’est sur lui que de préférence elle exerce sa malice ; j’ai pourtant vu plusieurs exemples du contraire. Je n’en citerai qu’un seul.

Un père avait une fille unique aussi belle qu’elle était méchante : elle le faisait endiabler sans cesse. Son ennemi capital en devint passionnément amoureux, et se hasarda, en tremblant, à lui demander la main de son aimable fille. À sa grande surprise, ainsi qu’à celle de tout le monde, il reçoit une réponse favorable. Le mariage a lieu, et le père dit à ses amis en montrant son cher gendre après la messe :

— Je n’ai jamais pu souffrir cet animal-là ; il y a longtemps que je cherche à m’en venger sans en trouver l’occasion : ma fille est une diablesse de malice qui m’a fait enrager depuis sa naissance, j’espère bien qu’elle ne lui donnera de repos ni jour ni nuit.

Ô calculs et prévisions des hommes que vous êtes trompeurs ! cet aimable beau-père a eu la douleur, pendant l’espace de vingt ans au moins, qu’il a survécu à ce mariage, d’être témoin du bonheur de son plus cruel ennemi. Quand on parlait à Québec d’une union heureuse, d’une tendre épouse, d’une bonne mère, on citait ce digne couple. Mais gare à l’étranger qui tombait sous la griffe de cette excellente femme.

Il y a des gens, dit le père Chouinard, qui ont pourtant plus d’esprit que moi, qui prétendent qu’on ne doit point écouter les curés quand ils nous parlent d’autre chose que de leur ministère ; ils assurent qu’ils s’entendent avec les gros pour ruiner l’habitant. Ça me parait drôle tout de même : il me semble que quand l’habitant est riche, le curé s’en ressent aussi : on paie plus aisément la dîme, on fait chanter plus souvent des grand’s messes, et puis il y a moins de pauvres à charge au curé puisqu’ils trouvent plus d’ouvrage quand l’habitant est à son aise.

Vous savez que la pluie fait souvent germer le blé étendu sur le champ pour le faire sécher, et que pas plus tard que l’année dernière le dommage a été considérable : le curé en a parlé cet été en chaire et a dit que si les habitants mettaient leur blé en biseau en le coupant, il serait ensuite hors de toute atteinte de la pluie et aussi en sûreté que s’il était dans la grange, et d’une bien meilleure qualité. Savez-vous ce que plusieurs habitants ont dit en sortant de l’église ?

— Oui ; père Chouinard ; au sortir de l’église j’en ai entendu plusieurs dire : M. le curé ferait mieux de s’occuper de ses affaires : on voit bien qu’il a peur de manger du blé germé.

— Ça m’a paru si drôle, continua le père Romain, que je n’ai pu m’empêcher de leur dire : Ça ne sera toujours pas le curé qui sera le plus à plaindre : il n’en mangera qu’un seul minot sur vingt-six que l’habitant récolte ; et il est même probable qu’il n’en mangera pas du tout, car comme tout le blé d’une paroisse ne peut germer dans le même automne, il mettra de côté pour sa provision celui qui n’aura pas eu d’avarie, vendra celui qui est endommagé et nous laissera manger notre blé germé, puisque nous y tenons. Là dessus ils m’ont dit : que je n’entendais rien aux affaires et que tout ce bavardage était pour flatter le curé.

— Maintenant, dis-je, parlons des élections.

— J’ai hoté (voté) pour le défunt monsieur, les deux fois qu’il s’est présenté ; et s’il n’a pas réussi, ce n’est pas la faute de notre paroisse qui a voté en masse pour lui ; mais comme le comté en renfermait cinq, nous y avons cassé notre pipe.

— Il me semble, père Romain, qu’un bon nombre de ses censitaires ont voté contre lui.

— Un tracas (petit nombre), monsieur Philippe, tout au plus une quinzaine, toujours ceux qui sont à la rebours du bon sens. D*** vint me trouver et me dit : si nous votons pour le seigneur, nous sommes tous des gens ruinés. — Pourquoi, que je lui dis ? — Parce que les seigneurs ne cherchent qu’à manger l’habitant.

— Vous savez, ajouta le père Chouinard, que je suis un homme pacifique, mais est-ce que la colère ne me surmonte pas ? Et j’allais quasiment me mettre dans les frais (s’exposer à une poursuite), quand ma femme vint à mon secours et vous l’écardit d’importance.

— Ce n’est toujours pas toi, animal, qu’elle lui dit, que le seigneur a cherché à ruiner : il y a douze ans que tu as acheté ta terre et tu n’as encore payé ni rentes ni zoléventes (lods et ventes). Ta femme, qui est aussi chétive que toi, s’en va beurrer le seigneur, et il lui dit : c’est bon, pauvre femme, à une autre année. Et penser, durçon (mauvaise paie), que tu as mis sur le corps de ton cheval un harnais argenté que tu as payé trente belles piastres argent comptant.

Et comme il vit que ma femme visait le manche à balai, il se glissa comme une loutre au travers de la porte.

Il m’est impossible de me rendre compte de cette méfiance qu’ont les habitants de leurs seigneurs et de leurs curés, qui sont pourtant leurs amis les plus sincères, ne serait-ce que pour leur intérêt personnel. La proportion des hommes qui ont le gros sens commun serait-elle encore moindre que je le suppose ? Je ne puis me refuser à l’évidence.

De tous les cultivateurs sans aucune éducation qui ont été, depuis plus de soixante ans, membres de notre Parlement Provincial, deux seulement ont eu assez de bon sens pour s’en retirer aussitôt que possible.

— Quelles nouvelles de la chambre, dit mon père à l’un d’eux qui retournait chez lui ?

— La nouvelle est qu’il fallait que j’eusse perdu la tête quand j’ai été assez bête pour aller me fourrer où je n’avais que faire. Des discours sans fin de gros messieurs qui parlaient dans les termes (parler en langage élevé) et auxquels je ne voyais goutte ! Obligé d’engager à tout bout de champ ma conscience en donnant ma voix sur des questions que je n’avais pas comprises. Si le diable m’y rattrape quand mon temps sera fini, il sera fin.

L’autre était une espèce de géant efflanqué, d’au moins six pieds quatre pouces français de hauteur, qui nous amusait beaucoup lorsqu’il venait rendre visite à l’un de ses parents au séminaire de Québec pendant nos récréations. Il était farceur et ne manquait pas d’esprit naturel. Après avoir tenu à peu près le même langage que celui que je viens de citer, il ajoutait : je meurs de honte quand je suis dans l’enceinte du parlement ; j’ai beau faire mon possible pour me dérober aux regards des assistants, j’ai beau me faire petit, ma bigre de tête domine toujours l’assemblée.

Ce brave législateur disait la vérité : c’était un de nos amusements, lorsque nous allions le jeudi au parlement, que de voir les efforts qu’il faisait pour se dérober à nos regards moqueurs : les enfants sont cruels !

Mais je reviens au père Romain Chouinard, auquel je vais faire mes adieux.

Repose en paix, bon vieillard ! Repose en paix ! Non parmi les grands et les puissants de la terre, mais sous l’humble gazon qui couvre la tombe de l’homme vertueux ! S’il était permis aux morts de ce lugubre enclos de se lever pendant une nuit orageuse pour recommencer les luttes qui les ont agités de leur vivant, s’ils te conviaient à ressaisir, comme eux, une vie qu’ils ont laissée avec des regrets si amers, tu refuserais de sortir d’une demeure, semblable par son silence à la vie douce et paisible que tu as passée sur la terre.

Dors en paix, chrétien humble et sincère ! Si la tempête a renversé la modeste croix plantée sur ta fosse, si l’action du temps l’a détruite, présente-toi avec confiance au tribunal de ton juge suprême ! Ne l’as-tu pas portée cette croix toute la vie dans ton cœur et gravée sur ton front ?

Le caractère de Romain Chouinard est le type d’un grand nombre de nos paisibles habitants que j’ai connus pendant le cours de mon long pèlerinage sur cette terre, où tant de personnes sont les architectes de leur propre malheur.

  1. Mon dessein n’est pas de reprocher aux Anglais les cris de la misère sordide qui s’échappent de leur puissant royaume, mais ils ne devraient pas du moins jeter la pierre aux autres nations. Un de mes amis anglais, de retour d’un voyage sur le continent, me faisait un tableau bien lamentable des misères du peuple italien, et ne manquait pas d’en jeter l’odieux sur le Pape et le Roi de Naples.

    — Mais, lui dis-je, la misère de la classe d’Angleterre est beaucoup plus affreuse ?

    — Vous voulez, me dit-il, parler de l’Irlande ?

    — Non, non, lui dis-je, je fais allusion à la vieille angleterre. Avez-vous visité les caves de Liverpool, les pauvres de Spitfield, de Saint-Gilles, Saffran-Hill à Londres ?

    — Non, non, répliquat-il, je n’ai point visité les quartiers auxquels vous faites allusion.

    Singulière manie qu’ont les Anglais de trouver tout en bien chez eux, et de blâmer les autres nations ! Et, mon ami est un homme éminent et très-instruit.

  2. Beaucoup de Canadiens ignorants ne croyaient pas autrefois faire un faux serment quand ils juraient sur le book angais. On y a remédié il y a cinquante ans en posant un crucifix sur le couvert de l’Évangile. L’erreur venait de la prononciation du mot book, semblable au mot français bouc, animal méprisé par les Canadiens.