G. E. Desbarats (p. 367-400).


CHAPITRE DOUZIÈME


LA BATTURE AUX LOUPS-MARINS


Cette batture, que l’on devrait peut-être appeler l’Île aux Loups-Marins, est située à environ quarante-cinq milles plus bas que la cité de Québec, et à peu près à une distance égale des deux rives du fleuve Saint-Laurent, déjà large de vingt et un milles dans ces parages. Lorsque la marée est basse, elle laisse à découvert une lieue environ de cette plage si chère aux chasseurs ; mais lorsque l’eau est haute dans les grandes mers, elle ne laisse que deux endroits de refuge à ceux qui la fréquentent : la butte Chatigny au nord-ouest, couverte en partie de sapins, d’épinettes, de quelques cerisiers et d’un pommier plantés par les chasseurs des anciens jours ; ce vieux pommier produit des pommes douces et des pommes sures, mais on ignore la main qui l’a greffé, et si même il l’a été ; et au sud, une langue de sable d’un arpent de longueur, que j’appellerai le « refuge des chasseurs, »[1] car c’est là qu’ils ont construit de temps immémorial des cabanes sur une dune à l’extrémité est de cette langue de sable que j’ai vue souvent même submergée pendant les grandes marées du mois d’août, à l’exception de trois dunes seulement et de la butte Chatigny. Il est même de tradition que, ces derniers refuges ayant été envahis par une crue extraordinaire des eaux du fleuve qui inondèrent leurs cabanes, des chasseurs passèrent une partie de la nuit dans un canot, seul asile qui leur sauva la vie.

La grève sablonneuse sur laquelle les cabanes sont assises, est séparée de la butte Chatigny par un chenal courant nord-est et sud-ouest toute la longueur de la batture, et qui n’est guéable qu’à basse marée. La chasse au gros gibier se fait au nord du chenal et aussi sur un terrain vaseux que l’on appelle « butte de chasse ».

J’ai déjà dit que la butte Chatigny est couverte en partie de sapins, d’épinettes et de quelques pommiers et cerisiers plantés par les chasseurs des anciens jours. Un ménage de corneilles vient de temps immémorial y élever chaque année une nouvelle famille. Mais j’ignore pourquoi ce bosquet toujours vert, sur lequel croissent les seuls arbres qui devraient réjouir les regards de ceux qui fréquentent ces lieux, offre un aspect qui porte plutôt à la mélancolie qu’au soulagement de l’âme attristée à la vue des battures vaseuses du nord du chenal et des sables arides du sud qui couvrent cette île.

La butte Chatigny, couverte d’arbres, est-elle une place maudite, que les chasseurs n’y ont jamais érigé une cabane à l’abri des ardeurs du soleil pendant l’été et des tempêtes de l’automne et du printemps ? Il semble pourtant que cet îlot aurait dû avoir la préférence sur la grève aride qu’ils ont choisie de prédilection. Le gibier toujours méfiant n’aurait pas même soupçonné la présence des chasseurs dans le bosquet qui le couronne ? La voix de ces oiseaux de mauvais augure qui traversent régulièrement le fleuve chaque année pour y élire leur domicile aurait-elle attristé les joyeux chasseurs de retour à la cabane ?

J’ai souvent posé cette question à mes compagnons de chasse pendant près de quinze ans que j’ai visité cette batture. Je leur ai aussi fréquemment demandé pourquoi cet îlot avait nom butte Chatigny, et je n’en recevais que des réponses évasives. On se contentait de me répondre qu’un nommé Chatigny ayant chassé de prédilection autrefois sur cette butte lui avait donné son nom, et mes interlocuteurs changeaient brusquement de propos.

C’était dans le mois d’octobre de l’année mil huit cent trente sept, que Messieurs Louis Fournier, Pierre Fournier, François Leclerc et moi, étant dispersés vers le soir, sur la butte des chasseurs, l’un d’eux me cria qu’il était temps de déguerpir, car nous serions sans cela bien vite bouclés par la marée montante. Je répondis que j’allais les suivre ; mais je n’en tins aucun compte : le vent commençait à s’élever et j’espérais que quelques gibiers chercheraient un abri pour passer la nuit dans le chenal. J’étais là dans l’attente n’ayant pour compagnons que mon chien et un corbeau perché sur la plus haute branche d’un sapin qui couronnait la butte Chatigny. Je ne sais trop si mon voisinage lui déplaisait, mais il poussait de temps à autre son cra ! cra ! tout en se laissant balancer par la brise qui fraîchissait. Je commençai à éprouver une certaine faim, étant à mon poste depuis cinq heures, mais, comme il ne tenait rien dans son bec, pas même un fromage, je n’eus pas l’idée de le complimenter sur sa voix mélodieuse, comme fit le renard du bon LaFontaine.

Après avoir attendu longtemps sans succès, je pris le parti de retourner à la cabane ; mais je dus y renoncer : il m’eût fallu me jeter à la nage ; j’étais déjà transi de froid et l’eau glacée du mois d’octobre ne m’offrait rien d’attrayant. Je me réfugiai dans le petit bocage ; et, là, assis au pied d’une épinette, je me livrai aux tristes réflexions auxquelles j’étais souvent en proie, tandis que mon chien parcourait en quêtant tous les coins et recoins du bocage. Je passais souvent à cette époque de la gaieté la plus folle avec mes amis, aux réflexions les plus amères quand j’étais seul et livré à mes souvenirs.

La tempête éclata bien vite dans toute sa fureur avec accompagnement de voix lugubres, que je n’avais jamais ouïes même pendant les plus terribles ouragans ; et à ma tristesse succéda tout à coup une exaltation nerveuse qui me faisait entendre le vagissement de l’enfant nouveau-né, la plainte du malade sur un lit de souffrances, les lamentations de la veuve à l’aspect du corps sanglant d’un époux chéri, les cris perçants du criminel que l’on torture et les gémissements du captif dont on rive les chaînes. J’écoutais avec un profond sentiment de compassion ces cris lamentables, lorsque des voix plus puissantes, celles des bêtes féroces, couvrirent les voix humaines ; c’était le rugissement des tigres et des lions, le mugissement du taureau en fureur et les hurlements sinistres des loups. Et mon chien, qui s’était réfugié entre mes jambes, levait la tête de temps à autre en poussant des cris plaintifs ; le système nerveux de mon fidèle compagnon, plus sensible en apparence que le mien, était ébranlé par ce bruit infernal.

Et moi livré à de lugubres pensées, je comparais les tempêtes du cœur humain à celles des éléments dans leur plus grande fureur.

Que la main puissante d’un génie, m’écriai-je, transporte cet îlot bien loin, bien loin sur une mer inconnue ? Qu’elle l’entoure d’écueils et de tempêtes qui le rende inaccessible à tous les oppresseurs de l’humanité souffrante ! Que ce génie compatissant l’offre pour refuge à tous les cœurs brisés par la souffrance ! Qu’il donne à cet asile la faculté de s’étendre au fur et à mesure qu’il se peuplera, et il atteindra bien vite les proportions d’un immense continent !

J’en étais là de mes rêveries philanthropiques lorsqu’un coup de fusil tiré à peu de distance me fit sortir de ma retraite.

— Êtes-vous décidé à coucher avec les corneilles ? me cria François Leclerc de l’autre côté du chenal ; il est dix heures et vous pouvez maintenant passer sans trop vous mouiller.

— Avez-vous jamais assisté au sabbat ? dis-je à mes compagnons en arrivant à la cabane. Eh ! bien ! si vous voulez en avoir un avant-goût, allez passer trois heures ce soir sur la butte à Chatigny et vous pourrez en parler savamment. Je n’ai jamais entendu de ma vie un vacarme aussi infernal ; je crois que tous les diables de l’enfer s’y sont donné rendez-vous cette nuit ! C’étaient des cris d’enfants, des..........

— Bah ! dit M. Louis Fournier, si vous aviez fait la chasse aux loups-marins pendant quarante ans comme moi, vous sauriez que les cris de leurs petits, lorsqu’ils sont écartés de leurs mères, imitent à s’y méprendre ceux des enfants.

— Passe pour les cris de vos jeunes amphibies, repris-je, mais étaient-ce les vieux loups-marins qui pleuraient, criaient, se lamentaient comme des âmes en peine ? Étaient-ce les vieux loups-marins qui rugissaient et hurlaient comme des bêtes féroces ?

— Vous avez entendu des lamentations ? dit M. Louis Fournier d’un air inquiet.

— Ah ! oui ! et de belles ! à faire dresser les cheveux sur la tête d’un chrétien. J’étais d’ailleurs placé très à l’aise pour n’en rien perdre, à l’abri d’une grosse épinette centenaire.

— Vous étiez assis sous l’épinette à Chatigny ! s’écria M. Louis Fournier en faisant un bond ; de quel côté, je vous en prie ?

— Pardié ! du côté du sud-ouest ; je n’aurais pas été assez fou pour me réfugier du même côté d’où rage cette horrible tempête.

— Vous étiez assis au pied de l’arbre à Chatigny et encore au sud-ouest, fit M. Pierre Fournier.

Et les deux frères se regardèrent d’un air consterné.

— Vous m’en avez trop dit, Messieurs, fis-je, pour me cacher maintenant le reste ; je vous ai souvent interrogés, vous les plus anciens chasseurs de cette batture que vous fréquentez depuis plus de soixante ans, et vous avez toujours éludé mes questions sur ce Chatigny dont je vous ai si souvent parlé. Il y a un mystère que je ne puis pénétrer, mais je vois à votre air que vous me considérez comme un homme menacé de quelques grands malheurs, peut-être d’une mort prochaine. Vous me devez comme amis, comme chrétiens même, de me raconter ce que vous connaissez de l’histoire de Chatigny, afin d’être préparé à tout événement. Car on ne peut nier qu’il y ait une fatalité attachée à certains lieux. Ne craignez pas de m’effrayer : si c’est un grand malheur, je l’attends, si c’est la mort, je dois m’y préparer.

Les deux respectables vieillards se parlèrent longtemps à voix basse, et le vétéran des chasseurs de la côte du sud, M. Louis Fournier, qui à l’âge de quatre-vingts ans s’enfonçait seul dans les profondeurs de nos forêts canadiennes, où il restait des mois entiers, me fit le récit suivant.

HISTOIRE DE CHATIGNY.[2]


Vous avez remarqué que nous évitons de parler de Chatigny et de sa déplorable histoire, car l’homme est de sa nature superstitieux et les impressions de l’enfance s’effacent difficilement. Cette butte a toujours été considérée comme un endroit fatal par les anciens chasseurs qui nous ont conté l’histoire qui s’y rattache en nous conjurant de l’éviter autant que possible. Vous savez que je passe ici, seul, deux mois à faire la chasse aux loups-marins, avant l’ouverture de la chasse au petit gibier qui commence vers la mi-août. J’ai souvent entendu moi-même, pendant le silence des nuits calmes, ainsi que pendant les nuits orageuses, les lamentations dont vous avez parlé, sans en ressentir aucune frayeur ; je priais pour l’âme en peine de celui qui s’était lamenté sur cette butte pendant neuf jours et je dormais ensuite d’un sommeil paisible.

La catastrophe dont je vais vous entretenir doit être bien ancienne, puisqu’elle m’a été racontée pendant ma jeunesse par un vieillard, qui lui aussi l’avait entendu raconter pendant sa jeunesse, et vous voyez que je suis octogénaire.

Deux jeunes gens, amis d’enfance, demeuraient dans la même paroisse et presque voisins. Il est difficile de comprendre comment deux hommes de caractères si différents entretenaient un commerce d’amitié. L’un d’eux, Pierre Jean, était une espèce de bête brute aussi repoussante au physique qu’au moral. C’était un homme grand, mal bâti, noir comme un sauvage dont il descendait par sa mère, et d’une force prodigieuse dont il faisait sans cesse parade. Son langage me porterait à croire qu’il était d’origine acadienne.[3] Il est inutile de parler de ses qualités morales, il n’en possédait aucune.

Chatigny au contraire était un beau jeune homme blond, d’une taille au-dessus de la moyenne ; et dont les traits respiraient la douceur. Toujours poli, obligeant, il ne s’agissait que de le connaître pour l’aimer, tandis que Pierre Jean se faisait détester de tout le monde ; et ce n’était pas à tort comme la suite de ce récit le prouvera, car il fallait qu’il eût l’âme bien noire pour passer, tout-à-coup et sans provocation, de l’amitié qu’il avait pour Chatigny à une haine implacable.

J’ai déjà dit que Pierre Jean était très fier de sa force ; un jour donc qu’il en donnait des preuves à l’issue des vêpres, un dimanche, il cria en riant à Chatigny, dans son patois acadien, et en élevant une pierre au-dessus de sa tête :

— Si étions un homme, Chatigny, voyons cette pierre que j’allions lancer contre toi !

Chatigny se retira à une quinzaine de pieds de distance et répondit :

— Envoie, je suis prêt à la recevoir.

La pierre tomba à une dizaine de pouces de Chatigny, lequel, sans s’émouvoir, souleva la masse énorme et dit : « à ton tour maintenant, Pierre Jean ! » et sur ce, il lança le caillou avec tant de force qu’il tomba quasi aux pieds de Pierre Jean.

Cette prouesse inattendue d’un homme dont on ignorait la force prodigieuse fut accueillie aux acclamations des spectateurs.

Pierre Jean fut piqué jusqu’au vif ; mais, avec la dissimulation de ceux qui ont du sang indien dans les veines, il feignit d’être content du succès de son ami, et l’en complimenta comme les autres ; on crut, néanmoins, s’apercevoir ensuite qu’il avait l’air encore plus sombre et plus sournois qu’auparavant ; mais personne ne s’en occupa.

Les deux amis continuèrent, après cette scène, à vivre, à ce qu’il paraissait, en aussi bonne intelligence que par le passé, et partirent un jour pour la batture aux loups-marins ; mais Pierre Jean revint seul. Je ne sais ce qu’il raconta pour expliquer l’absence de Chatigny, mais on s’en contenta, jusqu’à ce que quelques paroles échappées à Pierre Jean, neuf jours après son retour de la batture, éveillèrent les soupçons.

Il dit un soir en soupant :

— Si Chatigny avions de cette bouillie, en mangions furieusement ce soir !

Ces paroles, prononcées d’un air moitié sombre, moitié railleur, et la longue absence de Chatigny commencèrent à inquiéter les parents, dont deux partirent le lendemain pour la batture, où un triste spectacle les attendait. Ils trouvèrent le malheureux, couché sous une épinette, mais donnant à peine signe de vie. Cependant, après lui avoir fait avaler un peu d’eau-de-vie, il prononça ces paroles : Si Pierre-Jean eût entendu mes lamentations, il n’aurait jamais eu le cœur de me laisser, moi, son ami d’enfance, mourir de faim. Ô mon Dieu ! quel fut mon désespoir quand, à mon retour de la chasse, je vis qu’il avait mis seul à flot une chaloupe que nos forces réunies avaient eu peine à monter sur la plage, et qu’il était parti. Je pénétrai alors son cruel dessein ; mais dites-lui que je lui pardonne.

Et il expira.

Voilà pourquoi cette butte a nom Chatigny, et pourquoi nous évitons ce lieu funeste.

— Maintenant, M. Fournier, lui dis-je, il y a quelques circonstances que je ne puis concilier dans cette triste histoire. Comment se fait-il que Chatigny soit mort de faim muni d’un fusil sur une batture si giboyeuse, et comment expliquer, aussi, qu’il n’ait pas fait les signaux de détresse qui sont connus de tous les Canadiens ?

— J’ai souvent fait, me répondit monsieur Fournier, les mêmes réflexions, mais je ne puis vous dire que ce que les anciens m’ont raconté. J’ai pensé, à part moi que c’était probablement une promenade qu’ils étaient venus faire sur cette batture dans un temps où il n’y avait pas un bec :[4] disons depuis la fin de la chasse du printemps jusqu’à celle du milieu d’août. Mais si Chatigny manquait de vivres, n’avait-il pas la ressource de faire le soir les signaux de détresse dont vous avez parlé ? Je ne puis répondre autrement qu’en supposant que le malheureux avait épuisé sa poudre et que, s’il avait tué précédemment du gibier, Pierre Jean l’avait emporté ? Reste maintenant la ressource du tondre et du batte-feu, mais il arrive quelquefois que sur deux chasseurs un seul en est muni, et on peut aussi supposer que Chatigny ne fumant pas, n’était pas dans l’habitude de s’en servir.


LÉGENDE SUR CHATIGNY.


Après vous avoir fait, continua M. Fournier, le récit d’une aventure qui me paraît véritable dans toutes ses circonstances, je n’ai pas la même foi dans celle que je vais vous raconter, car mon auteur n’était pas l’homme le plus véridique du monde ; c’était un farceur qui nous faisait toutes sortes de contes.

Vous avez sans doute connu Carrier, ajouta le narrateur : Carrier que l’on appelait l’homme des bois ; on aurait pu également le nommer l’homme des grèves, car il passait comme moi la plus grande partie de sa vie à faire la chasse. Vous devez certainement l’avoir connu dans votre enfance, car c’est lui qui fournissait l’automne, la provision de lièvres et de perdrix à votre famille.

— Le seul Carrier dont je me souviens, dis-je, était Carrier la patte de castor.

Ce Carrier, par un jeu assez bizarre de la nature, avait au lieu de la main gauche une vraie patte de castor à l’extrémité d’un moignon de bras de six à huit pouces de longueur, ce qui ne l’empêchait pas de faire du bras droit, et aidé d’une corde attachée à cette patte, tous les ouvrages qu’exige le métier de cultivateur, si ce n’est celui de vanner. Je crois devoir ajouter comme preuve des heureux effets du travail, de la persévérance et de l’énergie, que de pauvre qu’il était lorsqu’il abattit le premier arbre d’une terre que mon grand-père lui concéda dans sa seigneurie, il mourut riche après avoir établi confortablement sa nombreuse famille.

— Oui, continuai-je, je me souviens bien de ce Carrier, car c’était toujours un nouveau plaisir pour moi étant enfant de le voir fouiller avec cette petite patte, inerte pourtant, mais qu’il mettait en mouvement avec son moignon de bras, de le voir fouiller, dis-je, dans sa blague pour mêler le tabac avant de bourrer sa pipe. Connaissez-vous la cause de cette infirmité, car j’ai entendu plusieurs versions à ce sujet ?

— Sa mère a toujours prétendu, dit M. Fournier, qu’un sauvage, lorsqu’elle était enceinte, lui fit peur avec un castor vivant qu’il jeta sur elle. Mais revenons à notre ami Carrier, frère de la patte de castor ; c’est lui qui m’a conduit la première fois à cette batture vers l’âge de onze à douze ans ; et voici ce qu’il raconta :

J’étais seul dans ma cabane, vers neuf heures du soir, lorsque j’entendis appeler trois fois d’une voix lamentable : Carrier ! Carrier ! Carrier ! D’un bond je fus sur la grève, car la marée étant basse, je crus qu’un canot avait renversé sur quelques gros cailloux et que l’on demandait du secours. Quoique la lune ne fût pas levée, il m’était facile néanmoins de distinguer les objets à une certaine distance, mais toutes mes recherches furent infructueuses. Je prenais le chemin de ma cabane, lorsque la même voix que j’avais entendue au sud me cria du côté du sud-ouest : à moi ! à moi ! Carrier ! Je pris ma course de ce côté en suivant la butte de sable, mais, arrivé à l’endroit où j’avais entendu appeler, je n’entendis plus rien. J’allais rebrousser chemin lorsque la même voix se fit entendre plus loin dans la même direction. Il me passa une souleur, mais comme la marée montait, je crus qu’un malheureux accroché à un canot chaviré était emporté par le courant vers le chenal qui nous sépare de la butte à Chatigny. Je reprends ma course, j’entends la même voix de l’autre côté du bocage, je passe le chenal, et pour couper court, je m’enfonce dans le bois et je vois l’ombre d’un homme au pied de la plus haute épinette. Les cheveux me vinrent à pic sur la tête, quand, après avoir fait le tour de l’arbre, je ne vis personne, et lorsque j’entendis une voix lamentable sortant du tronc de l’épinette même et criant : à moi ! j’ai faim ! je meurs de faim ! Je voulus fuir, mais j’avais beau marcher, je revenais toujours à la même place où j’entendais les mêmes lamentations ; et ce ne fut que quand la barre du jour parut que je pus sortir de ce lieu funeste. Il est inutile d’ajouter qu’une heure après, je traversais au sud dans mon canot d’écorce.

Je ne me porterais pas caution, dit M. Fournier, de la vérité de ce récit, mais tout ce que je puis vous dire, c’est qu’étant bien jeune alors, il me fit une vive impression et que j’ai toujours vu depuis de mauvais œil la butte à Chatigny.

Comptons les joyeux chasseurs qui étaient réunis sur la batture aux loups-marins vers le quinze août de l’année mil-huit-cent-trente-trois. Les deux messieurs Fournier, déjà vieux à cette époque sont depuis longtemps dans le séjour réservé aux hommes vertueux ; c’est la loi de la nature. Messieurs Charron et Félix Têtu, du même âge que moi et tous deux d’une force athlétique, ont été enlevés à leur famille dans toute la vigueur d’une constitution qui devait leur faire espérer une longue vie. M. Alexandre Fraser à peine alors âgé de vingt ans, M. Fraser, fils unique, l’espoir de son père Simon Fraser,[5] écuyer, notaire de Saint-Jean Port-Joli, dont il était l’associé, fut enlevé à la tendresse de ses parents trois ou quatre années après ; je suis le seul que la mort ait épargné.

Nous étions tous réunis à la cabane, le soir, après avoir fait des tours de force en attendant le souper : chacun de ceux qui s’étaient livrés à cet exercice, se glorifiait de ses prouesses, car à l’exception des deux Messieurs Fournier, nous avions tous pris part à la lutte. M. Fraser lui-même s’en était retiré avec honneur, et nous avait donné les preuves d’une force bien au-dessus de son âge.

Lorsque nous eûmes fini de souper, M. Louis Fournier prit la parole :

— Vous vous vantez, messieurs, d’être des hommes ; je veux bien le croire, j’en ai eu des preuves, mais, voyez-vous, il y a des hommes d’une force si prodigieuse que l’on a peine à y ajouter foi : j’étais ici, à cette batture, il y a quarante ans, avec mon frère Pierre que vous voyez, feu mon frère Michel et le défunt José Jean, lorsque nous vîmes venir du nord un canot qui se dirigeait vers cette batture. C’est un de nos amis, de l’Isle aux Coudres qui vient nous rendre visite, dîmes-nous. Le soleil venait de se coucher, le vent du sud s’éleva, en sorte que le feu allumé à la porte de notre cabane nous incommodait beaucoup : les flammèches, les charbons nous aveuglaient. Un de nous proposa alors d’aller chercher à une petite distance sur le sable un arbre de merisier afin d’en faire un coupe-feu. Mais, après bien des efforts, (et nous étions pourtant des hommes tous dans la vigueur de l’âge,) nous n’avions pas le poignet pourri et mon défunt frère Michel, surtout, était d’une force athlétique, après bien des efforts, dis-je, il fallut à notre courte honte renoncer à notre entreprise : outre que l’arbre était très-pesant, les branches enfouies dans le sable à une assez grande profondeur, rendaient notre travail inutile.

Il était nuit close, et il faisait bien noir, quand celui dont nous attendions la visite arriva. C’était un petit vieillard, chétif en apparence dont nous n’aurions pas donné quatre sols. Quoiqu’il nous fût inconnu, nous lui fîmes le meilleur accueil possible, et nous lui offrîmes de souper avec nous.

— Ce n’est pas de refus, dit-il, mais je ferai comme les sauvages, je vous laisserai aussitôt que j’aurai pris mon repas, car je ne veux pas perdre la marée montante pour me rendre à l’Isle-aux-Grues. Et puis il ajouta : est-ce que vous n’avez pas de coupe-feu, que vous vous laissez aveugler par les flammèches ?

— Il y a bien, lui dis-je, un arbre le long de ce banc de sable qui pourrait nous rendre ce service, mais il est si pesant que nous avons renoncé à le traîner jusqu’ici.

Le vieillard continua à fumer pendant quelques minutes tout en jasant avec nous, se leva ensuite ; et grâce à l’obscurité, nous le perdîmes bientôt de vue. Quelle fût notre surprise, notre horreur, lorsque à l’expiration de quelques minutes, nous le vîmes revenir l’arbre sur l’épaule !

— Tenez, dit-il en le jetant à terre, voici votre coupe-feu et nous souperons plus à l’aise. La pesanteur de l’arbre était telle que sa secousse en tombant près de nous, nous fit faire un bond d’un pied de hauteur. Nous crûmes fermement que c’était le diable en personne qui nous avait rendu visite, et nous le vîmes partir de grand cœur quand il eut soupé. Ce ne fut que le lendemain que nous apprîmes, par Dufour de l’Isle-aux-Coudres, que c’était le bonhomme Grenon, et non le diable qui avait soupé avec nous. Nous avions souvent entendu parler par les gens du nord de sa force surhumaine, sans y ajouter foi, mais nous en fûmes cette fois convaincus. J’ai été depuis rendre visite au père Grenon, un brave homme s’il en fut, qui s’amusa beaucoup de la belle peur qu’il nous avait donnée.

Toute la famille Grenon, ajouta M. Pierre Fournier, est douée d’une grande vigueur, mais une seule de ses filles a hérité de la force prodigieuse de son père. Un des fils de Grenon après un séjour de trois à quatre années au service de la Compagnie du nord-ouest, retournait dans sa famille chargé de trophées sous la forme de plumets qu’il avait gagnés dans les luttes qu’il avait soutenues contre les Moferant, les Monarque, les Dumouchel, et autres fiers-à-bras redoutables, voyageurs des pays d’en haut. On informa son père, qui passait par hasard, que son fils venait d’entrer dans une auberge. Le père Grenon s’empresse d’aller le rejoindre, et voyant qu’il avait le dos tourné à la porte, il fit signe aux gens de la maison de ne rien dire, et marchant à pas de loup derrière son fils, il lui prit la tête entre ses deux mains. Le fils fit des efforts inutiles pour se dégager de cette étreinte et s’écria : C’est mon père, il n’y a pas un autre homme dans le Canada capable de me tenir avec des pinces semblables.

Quoique plusieurs des prouesses du vieux Grenon doivent appartenir au domaine de la légende, en voici une que je crois véritable, étant attestée par plusieurs personnes témoins oculaires. Grenon fit rencontre le dimanche, dans les bois, d’un jeune ours, gros comme père et mère ; l’animal voulait fuir à son aspect, mais l’hercule le considérant de bonne prise, lui livra bataille, le terrassa, finit par le saisir par la nuque et arriva avant la messe à la porte de l’église de la baie Saint Paul avec son prisonnier, où de nombreux spectateurs furent témoins de cette scène assez nouvelle pour eux. Il paraît que le maître de nos forêts canadiennes goûtait peu cette manière de voyager, car Grenon dit en arrivant : Le gredin n’aime guère la société des honnêtes gens : il s’accrochait avec ses griffes à tous les arbres et racines qu’il trouvait à sa portée.

L’inspection des lieux convainquit bien vite les curieux de la vérité de ces dernières paroles : jeunes pousses d’arbres et racines auxquelles l’ours s’était accroché jonchaient le chemin qu’il avait parcouru.

En m’entretenant dernièrement des prouesses du vieux Grenon avec un vieil habitant nommé Joseph Charretier, mon voisin à la campagne, je lui dis que l’on m’avait assuré que les filles même de cet hercule avaient des nerfs d’acier.

— Je n’ai jamais connu le bonhomme Grenon, ni ses fils, me dit Charretier, mais quant à une de ses filles, je puis vous en parler savamment. J’avais alors environ vingt-cinq ans, et c’était la première fois que je mettais le pied sur la terre du Nord. J’arrivais à grands pas au pied des côtes épouvantables de la baie Saint-Paul qu’il me fallait franchir, lorsqu’une jeune fille chargée d’un paquet qu’elle portait sous un bras, passa près de moi en trottinant. J’étais dans l’âge où l’on sait accoster proprement une créature (femme) et je lui dis, après avoir ôté mon bonnet en la saluant jusqu’à terre : J’ai deux grâces à vous demander, mademoiselle ; d’abord, celle de me permettre de jouir de votre agréable compagnie aussi longtemps que nous suivrons la même route, et celle ensuite de vous soulager du fardeau que vous portez. Vous voyez, monsieur, ajouta le père Charretier, que c’était parler poliment comme un homme qui sait vivre avec le monde.

— Je vois, père Charretier, lui dis-je, que vous savez accoster une créature sans réplique, et qu’elle dut être sensible à vos politesses.

— Je n’eus point à m’en plaindre au début, répliqua le vieillard : elle me fit une belle révérence et me dit : C’est trop d’honneur que vous me faites de m’offrir votre agréable compagnie, et je l’accepte avec plaisir ; mais quant au léger paquet que je porte, ce n’est pas la peine de vous en embarrasser.

— Je n’ai pas été élevé parmi les sauvages, que je lui répliquai ; les gens du sud connaissent les égards qu’ils doivent à la créature.

— Puisque vous êtes si galant, vous autres messieurs du sud, à ce qu’elle me dit, voici le paquet.

Étant sous l’impression, fit le père Charretier, que ce paquet enveloppé proprement dans une nappe blanche contenait de la laine ou tout au plus du linge, je voulus le prendre sans précaution, mais, à ma honte, il m’échappa des mains et tomba à terre.

— Faites excuses, à ce qu’elle me dit : c’est une gaucherie de ma part d’avoir laissé tomber ce paquet.

J’étais rouge jusque dans le blanc des yeux, et me baissant aussitôt, ce fut à grand-peine que je réussis à mettre sur mes épaules son léger fardeau.

— Mais, dis-je au père Charretier, quel était donc le contenu de ce paquet ?

— Une misère qui ne vaut guère la peine d’en parler, reprit le vieillard ; c’était tout simplement un minot de sel.

Ça alla assez bien tant que nous marchâmes sur le chemin planche, mais lorsque nous fûmes dans les côtes, les sueurs m’abîmaient. Quant à ma compagne, elle caquetait comme une pie ; et tout en sautant sur un pied et sur l’autre, elle me faisait en ricanant des excuses de la peine que je prenais pour elle ; ajoutant que les messieurs du sud du fleuve Saint-Laurent étaient beaucoup plus polis que ceux du nord.

Lorsque je m’arrêtais pour me reposer en montant les infernales côtes, sous prétexte de lui faire admirer quelques beaux points de vue, elle me disait :

— Nous autres, montagnardes, sommes si accoutumées à ce spectacle que nous n’en faisons aucun cas ; mais tenez, monsieur, je suis un peu pressée, ma mère m’attend, rendez-moi s’il vous plaît mon paquet et je vais continuer ma route, tandis que vous jouirez des beautés de la nature.

Je rentrais en terre ; la honte me donnait des forces et je répliquai que je ne voudrais pas me séparer d’une si aimable compagne ; et je repris le collier de misère tout en haletant comme un chien qu’on fesse pour lui faire tirer sa charge. J’étais éreinté, lorsque nous arrivâmes, par bonheur, à un chemin de traverse. Je lui demandai alors quel côté elle allait prendre, bien déterminé à gagner le nord-est si elle allait du côté du sud-ouest. Nous finîmes par nous séparer ; elle me fit, encore, une belle révérence en me disant qu’elle n’oublierait jamais la galanterie des messieurs du sud.

Je l’envoyai, en moi-même, à tous les diables, et je fis une halte à la première habitation que je trouvai et où je demandai un vaisseau de lait, pour me rafraîchir, car la langue me desséchait dans la bouche.

Je m’enquis de la maîtresse de la maison si c’était, ici, le pays où les femmes sont plus fortes que les hommes ; et je lui racontai mon aventure.

— C’est Marie Grenon, me dit-elle, en éclatant de rire ; et elle vous aurait, au besoin, porté par dessus son minot de sel et monté les côtes sans fléchir.

Mon fils Alfred, assistant inspecteur dans le département des postes à Québec, auquel je lisais cette notice sur les Grenon, tout en regrettant le manque de plus amples renseignements sur cette famille, me dit :

— Je crois pouvoir vous en donner bien vite par Augustin Tremblay, un de nos conducteurs de malles de la paroisse de la baie Saint-Paul.

En effet, peu de jours après cette conversation, voici ce que cet homme lui raconta :

— Mon père encore plein de vie, quoique quasi nonagénaire, a bien connu le vieux Grenon et sa famille. Un de ses fils était d’une force remarquable, sans néanmoins approcher de celle du père, mais une de ses filles semblait en avoir hérité. Les autres Grenon sont des bons hommes, mais rien de plus. Quant au vieux Grenon, on croyait tous que le diable lui aidait, car il était rare qu’il voulût forcer devant le monde. C’était, d’ailleurs, un excellent homme, doux, paisible, et entendant bien le badinage, mais si on le charadait un peu fort, et s’il disait : c’est assez ! les farceurs, quelque nombreux qu’ils fussent, se le tenaient pour dit et changeaient de conversation. Grenon était un petit homme ; mon père m’a souvent dit qu’il l’avait vu, un jour, nu, et qu’il en eut horreur ! il était velu comme un ours ; et des nerfs, aussi prononcés que ceux d’un taureau, lui sillonnaient toutes les parties du corps.

Un jour qu’il avait fauché des joncs sur les grèves de la baie Saint-Paul avec plusieurs habitants, son cheval, surchargé de fourrage vert, ne put monter les formidables côtes qu’il avait à franchir. Grenon détèle son cheval, allume sa pipe, s’assied près du chemin et se met à fumer tranquillement.

— Que vas-tu faire ? lui dit un de ses amis.

— Je vais laisser reposer ma bête, fit Grenon, et je ne suis pas en peine qu’elle montera bien sa charge ensuite.

Sur ce, les autres partirent ; mais quand il fit nuit, un des habitants revint sur les lieux et se cacha près d’une clôture pour voir comment Grenon et son cheval se tireraient d’affaire. Mais les cheveux lui vinrent à pic sur la tête, quand il vit Grenon monter les épouvantables côtes de la baie Saint-Paul au pas ordinaire en traînant seul sa charrette, tandis que son cheval suivait la charge en se régalant de quelques gueulées de foin qu’il arrachait de la voiture. Le curieux voulut alors fuir, croyant que c’était le diable en personne qu’il voyait, lorsque Grenon qui le reconnut lui cria : Malheur à toi si tu en parles ! Toute la paroisse a toujours pensé que Satan seul pouvait être doué d’une telle force.

Je n’ai pas cru devoir clore cet article sur les Grenon sans rendre visite aujourd’hui, 28 février 1864, à mon ancien ami l’honorable Paschal de Sales Laterrière, membre du Conseil Législatif, dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements sur l’Hercule du Nord. Je le croyais en mesure de me les donner ; 1o. parce qu’il a résidé pendant quarante-cinq années dans la seigneurie des Éboulements voisine de la baie Saint-Paul ; et 2o. parce que étant lui-même pendant sa jeunesse d’une force musculaire peu commune, il n’aura pas manqué de s’enquérir des prouesses attribuées au sieur Grenon. Je n’ai pas été trompé dans mon attente ; il m’a fait part de l’anecdote suivante, qu’il tenait des vieillards de la baie Saint-Paul.

Vous devez avoir vu, me dit mon ami, quelques-unes des anciennes cheminées que l’on construisait au bon vieux temps ?

— Oui ; fis-je, il y en avait une semblable dans la cuisine de mon grand-père au manoir de Saint-Jean Port-Joli, dans laquelle un arbre entier pouvait flamber à l’aise !

— On en construisait une semblable, reprit monsieur Laterrière, pour le presbytère de la baie Saint-Paul ; huit à dix hommes vigoureux avaient renoncé à poser le manteau, pierre énorme de six pieds de longueur, sur dix-huit pouces de hauteur et huit pouces d’épaisseur ; car le plus difficile n’était pas de la lever de terre, mais de l’asseoir sur les deux jambages d’une élévation de quatre à cinq pieds au-dessus de l’âtre de la cheminée. Les manœuvres avaient donc renoncé à cette rude tâche, lorsque voyant passer Grenon, un d’eux lui cria :

— Toi qui es fort comme un taureau, viens donc nous aider à mettre en place le manteau de la cheminée !

— C’est l’heure de mon déjeuner, ainsi que du vôtre, fit Grenon ; je vous donnerai un coup de main quand nous aurons fini notre repas.

Ils se séparèrent sur cette assurance, mais Grenon revint sur ses pas quand ils furent éloignés et posa seul la pierre.

Vous savez, me dit M. Laterrière d’un ton goguenard, que le diable a toujours joué un certain rôle dans la construction de certains édifices merveilleux, tels que la cathédrale de Cologne en Europe, et aussi dans celles de quelques églises du Canada. Après leur retour, les maçons ne manquèrent pas d’attribuer cette prouesse à sa majesté satanique, malgré les réclamations des femmes d’une maison voisine, qui affirmaient qu’elles avaient vu Grenon entrer et sortir du presbytère après leur départ, et sans que le diable l’accompagnât.

J’avais déjà entendu parler de ce tour de force, mais j’ignorais les dimensions de cette pierre dont le souvenir s’est conservé, je vois, jusqu’à nos jours, parmi les habitants des Laurentides.

J’ai dit que les exploits musculaires de Grenon étaient passés dans le domaine de la légende : voici ce qu’un farceur de l’Isle-aux-Coudres contait à ce sujet :

Grenon travaillait dans la forêt près d’un camp sauvage avec un de ses amis ; ce dernier, chargé de faire la cuisine, dit à Grenon, lorsqu’il vint dîner, qu’un indien d’une taille énorme lui avait rendu visite, avait levé le couvercle de la marmite dans laquelle leur soupe mitonnait, et avait fait une insulte à la dite soupe. Quoiqu’on n’en vit aucune trace, ce n’en était pas moins un cruel et sanglant affront à leur potage. Grenon leva les épaules et dîna d’assez mauvaise humeur. Mais le même sauvage continuant le même jeu pendant deux jours consécutifs, Grenon prit la chose au sérieux et dit à son compagnon : Je garderai la cabane demain.

L’indien arrive à la même heure que de coutume et traite la malheureuse soupe avec autant de mépris que les jours précédents. L’hercule irrité saisit le sauvage par les jambes au-dessus de la cheville du pied et s’en servant comme d’une massue, il en frappa un arbre avec tant de violence à plusieurs reprises, que de la tête, des bras et du tronc de l’indien, il ne lui resta que les jambes qu’il tenait en mains. Il est inutile d’ajouter que c’était celui des exploits de Grenon qui m’amusait le plus, lorsque j’étais enfant, et auquel j’ajoute le plus de foi. Il est cependant permis de croire qu’il y a quelque chose de vrai dans cette anecdote si connue dans les Laurentides, et que le sauvage paya cher sa gentillesse.

Je reviens à mon ami, monsieur Paschal Laterrière : ceux qui le voient maintenant auront peine à ajouter foi à l’anecdote que je vais relater. Si cet aimable et spirituel compagnon de ma jeunesse n’a rien perdu de ses facultés morales, il n’en a pas moins subi, comme nous, le ravage des années quant au physique. Qui pourrait croire, en voyant ce petit vieillard, qu’il possédait autrefois des bras redoutables ?

C’était, je crois, vers l’année mil-huit-cent-treize, que le docteur Laterrière, sortant le matin d’un navire qu’il avait visité professionnellement, fit la rencontre d’un matelot qui lui demanda ce qu’il venait faire sur le quai où ils étaient alors tous deux. Le jeune docteur, voyant que cet homme avait bu, le pria poliment de le laisser passer. Mais le marin n’en tint aucun compte, continua à lui barrer le chemin et se mit en devoir de le frapper. Le médecin poussé à bout lui asséna un si furieux coup de poing, qu’il lui cassa les os de la mâchoire inférieure en trois morceaux.

Le jeune esculape répara le dommage de son mieux : il fit transporter le matelot dans un hôpital qu’il avait établi à la basse-ville pour les marins, et replaça proprement les os de la dite mâchoire à la place que la nature leur avait assignée. Bref ; le docteur avait si bien opéré, qu’au bout de six semaines ou deux mois le patient sortit de l’hôpital le menton soutenu, par précaution, à l’aide d’un mouchoir noué au-dessus de la tête.

Mais, ô ingratitude du cœur humain ! le premier usage que fit le matelot de sa convalescence fut de porter plainte contre son bienfaiteur, et le jeune médecin, après avoir fourni le cautionnement d’usage, comparut aux assises trimestrielles de la paix, pour répondre à une accusation très grave d’assaut et batterie. J’étais chargé de le défendre, et je m’étais fait fort, vu les circonstances qui militaient en sa faveur, de le faire acquitter, mais j’avais compté sans Fletcher, le président du tribunal.

Le plaignant, le seul témoin, prête le serment d’usage, et ensuite pour première preuve du délit, et au risque de faire écrouler la charpente mal affermie de sa mâchoire inférieure, dénoua le mouchoir qui lui soutenait le menton.

Grand Dieu ! quel menton ! je ne puis en donner une idée qu’en me servant d’une comparaison. Supposez que la tête entière du témoin eût la forme du globe terrestre, regardez la bouche et vous aurez la ligne équinoxiale.

J’ai lu quelque part qu’un chevalier anglais très excentrique se plaisait à réunir à sa table un certain nombre de gentlemen tous affligés des mêmes difformités. Tantôt c’étaient douze échevins de Londres porteurs de nez d’une grosseur excessive ; des nez nourris de soupe à la tortue, roast-beef, plum-pudding, porter et vin d’Oporto ; et l’aimable chevalier se pâmait de rire, lorsqu’il annonçait qu’il allait proposer une santé et qu’il voyait tous les nez formidables des convives le coucher en joue.

Tantôt c’étaient des gentlemen qui louchaient tous de l’œil gauche et vice versa. Il produisait au dessert, pour l’occasion, un objet rare quelconque en s’écriant : regardez, messieurs ! et il était pris d’un fou rire délicieux à l’aspect des regards louches qui convergeaient sur lui.

Il réunissait un autre jour à sa table hospitalière, les mentons les plus formidables de l’Angleterre, sans oublier l’Écosse, et le digne chevalier éprouvait une jouissance à nulle autre pareille, lorsque tous les mentons des convives avançaient simultanément, et en ordre de bataille, pour faire une petite ablution dans les petits vases qui servent à cet usage avant le dessert.

On dit, ou c’est moi qui le suppose, qu’il faisait toujours un petit cadeau à la fin du repas à celui qui s’était le plus distingué dans sa spécialité. Quelle bonne fortune pour mon matelot, s’il eût été jugé digne de s’asseoir à la table du bon chevalier ! Il lui aurait certainement fait une pension viagère, à la charge d’assister sa vie durant aux festins des grands mentons.

Mais je reviens à mon pauvre client qui attend avec patience le verdict du jury. J’avoue que l’aspect du plaignant me fit perdre beaucoup de la confiance que j’avais inspirée à mon client dans la bonté de sa cause.

— Comment avez-vous fait, mon cher Paschal, lui dis-je, pour mutiler ce pauvre diable d’une façon si cruelle ?

— Cet animal douillet, répliqua mon client, fait l’âne pour avoir de l’avoine, et exhibe son menton pour en imposer à la justice : ce trait chez lui était déjà très prononcé avant l’accident ; et je vous dirai en confidence qu’il est probable que je ne l’aurais pas frappé, malgré la provocation, s’il n’eût avancé sur moi son grand menton bête qui m’a tenté ; car voyez-vous, un menton de longueur démesurée m’agace les nerfs. Et vous savez, d’ailleurs, qu’il est impossible de replacer les os dans leur état normal, sans qu’il s’ensuive quelques légères difformités.

— Appelez-vous légère difformité, lui répliquai-je, un menton si ridicule, que le porteur d’un semblable trait ne pourrait être admis à l’état de prêtrise, crainte de causer du scandale parmi les fidèles quand il officierait ?

— Tenez-vous à votre profession, dit Laterrière, car je vois que vous n’entendez rien à l’anatomie et à la chirurgie.

N’ayant rien à objecter aux remarques de mon esculape, je gardai le silence.

Quoique les grands mentons accusent généralement un caractère égoïste, le brave marin rendit un témoignage franc et honnête ; il avoua les menaces, la provocation, mais ajouta qu’il n’avait pas eu l’intention de frapper le prévenu.

Je vis que la sympathie des juges, des jurés et des spectateurs se portait sur le menton du plaignant ; j’en conclus que là était la question, comme dit Hamlet, et je commençai l’interrogatoire en conséquence.

— Dites-vous, témoin, sous le serment que vous venez de prêter, que c’est le coup de poing que vous avez reçu qui vous a allongé le menton dans l’état où il est aujourd’hui ?

— Certainement, fit le témoin.

— N’aviez-vous pas avant cet accident un menton très-prononcé ?

— J’ai toujours eu le menton long, mais pas à l’excès que je l’ai aujourd’hui.

— Vous êtes-vous regardé dans un miroir ?

— Oui ; et je suis tellement défiguré, que je crains beaucoup que ma femme refuse de me reconnaître lorsque je serai de retour à Liverpool.

— Qui vous a soigné pendant votre maladie après avoir fait l’opération qu’exigeait votre mâchoire ? N’est-ce pas le prévenu et ne vous a-t-il pas donné les soins les plus attentifs ? Vous savez qu’il est impossible de remettre en place les os brisés, sans qu’il y paraisse tant soit peu ?

— Oui ; oui ; je conviens de tout cela, fit le plaignant, ce qui ne n’empêche pas de croire que s’il se fût contenté de se servir seulement de mes propres os, je n’aurais pas le menton de la longueur que je l’ai aujourd’hui. Je crois qu’il a ajouté une poignée des os du squelette qu’il tient enfermé dans son laboratoire.

Cette sortie fit rire les jurés et les spectateurs ; j’en tirais un bon augure, quand Fletcher, ennemi juré des Canadiens, demanda au témoin s’il était bien sûr que le prévenu ne l’avait pas frappé avec un caillou ; que pour lui il en était certain.

L’honnête Jack répondit qu’il n’avait pas vu de caillou dans la main du docteur ; et qu’il n’en avait pas ramassé en sa présence.

Je fis ensuite un discours, qui me parut très-pathétique, dans l’intérêt de mon client ; je dis que le prévenu avait été provoqué à un combat que tout jeune homme, qui a du sang dans les veines, ne pouvait refuser sans pusillanimité ; que le combat avait été franchement accepté par les deux parties, que le prévenu ne pouvait prévoir que le menton du plaignant fût fragile comme du verre, et que si c’était un assaut, les jurés devaient le considérer comme justifiable sous les circonstances. Qu’un rapport contraire aurait l’effet le plus pernicieux, car s’il arrivait à un chirurgien de casser les os d’un antagoniste dans une lutte à laquelle il aurait été provoqué, il se garderait bien de faire des dépenses inutiles, comme l’avait fait mon client, dans la crainte de n’être récompensé que par une poursuite qui entraînerait une augmentation de frais considérables. Je m’étendis sur l’ingratitude des hommes en général et sur celle du plaignant en particulier, lequel après avoir reçu les soins les plus empressés, les plus assidus, les plus habiles de mon client, avait encore l’âme assez noire pour le traîner devant une cour de police.

J’étais très satisfait de ce plaidoyer, dont j’attendais les plus heureux effets au bénéfice de mon client, lorsque Fletcher, juge stipendiaire et président du tribunal, insensible à toute autre éloquence qu’à la sienne propre, fit une charge à fond contre le malheureux esculape, déclarant que c’était son opinion bien arrêtée qu’un bras canadien n’aurait jamais, sans l’aide d’un caillou, d’une pierre ou de tout autre corps aussi solide, broyé la mâchoire d’un matelot britannique qui avait bravé tant de tempêtes. Les jurés firent leur rapport en conséquence et Fletcher eut le plaisir de condamner le prévenu à la somme de dix louis payables à la Couronne, ce qui ne profita guère au plaignant.

J’ai bien regretté depuis, dans l’intérêt de ma cause, de n’avoir pas mis, cour tenante, en regard du menton du plaignant, le bras nu du cher docteur ; car je suis convaincu que les jurés, à l’aspect de ce bras muscun’auraient pas adopté la version gratuite du sieur Fletcher.

Je ne puis me séparer de mon ancien ami l’honorable Marc Paschal de Sales Laterrière sans lui souhaiter un meilleur avocat, s’il lui prend, par hasard, quelques velléités de jeunesse. Je ne saurais lui dire adieu sans faire mention des services éminents qu’il a rendus à son comté en faisant ouvrir une voie de communication aux habitants des Laurentides pour sortir, en toutes saisons, de l’isolement auquel la nature des lieux les avait condamnés. En effet, la seule issue pendant l’hiver était par les caps (que les habitants appellent les câpes), qu’il fallait franchir à pied, suspendu souvent à trois et quatre cents pieds au-dessus du fleuve Saint-Laurent qui gronde à leur base.

Le voyageur muni d’une petite hache pratiquait dans ces glaciers canadiens des trous à l’aide desquels il escaladait les passes les plus dangereuses en bondissant comme un chamois.

Monsieur Laterrière, touché de voir cette partie importante du district de Québec isolée pendant six mois du reste de l’univers, obtint du gouvernement un octroi qui mit fin à cette réclusion forcée, et vigoureux pionnier il s’enfonça lui-même dans la forêt à la tête d’une centaine d’hommes, afin d’ouvrir la belle route qui permet maintenant aux habitants des Laurentides de communiquer, pendant toutes les saisons de l’année, avec leurs frères des différentes parties du Canada.

Les habitants des Laurentides se sont toujours montrés reconnaissants de cette grande œuvre, ainsi que des services éminents que Monsieur Laterrière leur a rendus comme médecin aussi habile que charitable, pendant quarante-cinq ans qu’il a demeuré dans sa seigneurie des Éboulements. Ils ont su aussi apprécier les efforts constants de colonisation, qu’il a faits, en établissant des chantiers qui répandaient l’aisance parmi eux ; et ils ont prouvé leur gratitude en le nommant pendant quarante années consécutives leur député au parlement provincial et enfin membre du Conseil législatif.

Monsieur Laterrière est à l’âge où l’on apprécie les hommes sainement, et il doit s’enorgueillir d’une preuve de gratitude aussi constante, et rejeter sur l’infirme nature humaine ce qui lui paraîtrait, dans ces derniers temps, être un oubli de tant de bienfaits.

  1. L’auteur ose espérer que les chasseurs de Saint-Jean Port-Joli et de l’Islet, voudront bien, en mémoire du seul survivant de ceux qui chassaient sur cette batture il y a 50 ans, sanctionner le nom qu’il donne à cette partie de l’Îles aux Loups Marins ; à moins qu’ils préfèrent l’appeler « Le repos de Gaspé. »
  2. J’ai mis histoire au lieu de légende, car je la crois vraie même dans tous ses détails.
  3. Les anciens acadiens, réfugiés au Canada, que j’ai connus pendant mon enfance, conservèrent leur patois jusqu’à leur mort, mais leurs enfants en perdirent par degré l’habitude au contact du langage plus pur des habitants du Canada ; j’ai néanmoins connu, il y a à peine vingt ans, deux vieillards d’origine acadienne nés au Canada, qui, lorsqu’ils étaient excités, lâchaient quelques paroles dans le patois qu’ils avaient appris de leurs pères, telles que celles-ci : pourquoi m’insultions ? Un d’eux disait un jour à son fils qui avait vendu une valise : pourquoi vendions sans ma permission ? étions de valeur de donner son butin pour rien. Un ancien au lieu de dire à une femme : vous êtes belle, disait étions belle.
  4. Pas un bec : expression usité parmi les chasseurs pour exprimer l’absence de gibier.
  5. Monsieur Simon Fraser était trop avantageusement connu dans le district de Québec pour qu’un mot d’éloges de ma part soit nécessaire, mais je dois à la reconnaissance de déclarer qu’il a géré les seigneuries de ma famille pendant plus de quarante ans avec autant de probité que d’intelligence.