Mémoires (Cellini)/t1-Préface

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PRÉFACE.


Pendant longtemps l’histoire de l’art italien a été fort négligée en France. Jusqu’à la fin du dernier siècle, la plupart des maîtres pour lesquels l’Italie professe le plus vif et le plus juste enthousiasme étaient à peu près inconnus à nos historiens, à nos biographes, à nos critiques. Quelques grands chefs d’école avaient seuls le privilège d’échapper à l’oubli profond où l’esprit de routine, la paresse, la distraction, le dédain et l’ignorance tenaient ensevelis tant de prodigieux génies. — Nos artistes eux-mêmes furent complices des écrivains. Loin de chercher à réagir contre la déplorable insouciance de ces dictateurs de l’opinion, ils s’assoupirent complaisamment dans une inqualifiable apathie, sans jamais s’enquérir de la gloire de leurs prédécesseurs, dont le dévouement leur avait ouvert et aplani la voie. Ils ne s’aperçurent point que, dans leur coupable indifférence pour la mémoire des hommes qui devaient leur servir de guides et d’exemples, ils laissaient se perdre le splendide héritage que le passé leur avait légué, tomber en lambeaux toutes les belles et saines traditions, et se tarir toutes les sources vivifiantes de l’art. Aussi leurs œuvres, sans génie, sans intelligence et sans profondeur, destinées à ne point rester debout, reflétèrent-elles tout au plus l’éclat éphémère des circonstances contemporaines auxquelles elles se reliaient exclusivement, et s’évanouirent-elles avec les causes qui les avaient produites. Riche leçon pour les gens qui ne songent point qu’en se détachant du passé on se détache aussi de l’avenir !

Depuis plusieurs années, cependant, on a senti combien il importait de remettre en lumière les hommes qui avaient monté l’art à ces hauteurs sublimes d’où il avait si rapidement roulé chez nous vers une honteuse décadence. À l’incurie la plus extrême succédèrent la curiosité la plus ardente, les recherches les plus passionnées. On fouilla les siècles les plus reculés, et, dans un enthousiasme irréfléchi, on alla jusqu’à exhumer les plus insignifiantes figures, pour les installer chacune sur un piédestal, dans un immense, panthéon, à côté de ces majestueux et radieux colosses qui ont pour noms Cimabue, Giotto, Orcagna, Masaccio, Ghiberti, Brunelleschi, Donatello, Pérugin, Vinci, Giorgione, Corrége, Andréa del Sarto, Cellini, Titien, Véronèse, Tintoret, Raphaël, Michel-Ange. Mais, après avoir été rappelés à l’estime et à l’admiration universelles, les nombreux représentants de l’art italien ont-ils été interprétés comme ils devaient l’être. Est-on parvenu a avoir une compréhension bien saine, bien exacte de leur caractère, de leurs œuvres, de leur mère. Qui le croirait ? les plus connus, les plus vantés, les plus populaires, sont précisément ceux qui ont été le moins compris. — Ainsi, Benvenuto Cellini, dont le nom est familier à toutes les bouches, dont les louanges ont été modulées sur tous les tons dans les périodes les plus sonores, Benvenuto a été bien rarement envisagé sous son véritable aspect. Qu’on ne s’étonne donc point si nous croyons nécessaire de nous inscrire ici contre quelques-uns des jugements erronés que l’on a portés sur lui, et qui nous semblent être de nature à égarer les travailleurs qui demanderaient à son histoire les précieux et salutaires enseignements qu’elle l’enferme.

On a voulu faire de Cellini un homme et un artiste essentiellement à part, ne procédant absolument que de lui-même. — Pour apprécier sa vie, on l’a séparée de celle de son siècle ; pour expliquer ses œuvres, on les a isolées de celles de ses contemporains et de ses devanciers, Or, la vie de Benvenuto est si intimement mêlée à la vie de son époque, qu’on ne peut les dédoubler sans travestir son caractère personnel ; or, ses œuvres sont si étroitement liées à l’ensemble de la production de toute son école, qu’on ne saurait les en dé,. tacher sans altérer sa valeur artistique. Les passions de Cellini furent les passions de l’Italie entière ; ses erreurs, les erreurs de son temps ; ses excentricités, les excentricités de toute la renaissance. Quant à la force et à la puissance de son talent, à l’audace de ses espérances et de son ambition, à la splendeur de ses résultats, à l’universalité de sa science et à la vigueur de son éducation et de ses principes, tout cela lui est commun avec ses émules de Florence, au point qu’il peut passer pour un des représentants les plus complets de cette phalange héroïque, de même que les faits particuliers de sa vie le constituent le type le plus franc et le plus entier de son siècle. Si l’on veut avoir une saine intelligence du caractère et du talent de Cellini, loin de l’isoler, il faut donc le placer au centre de son époque et au milieu des hommes à côté desquels il vécut, se développa et fonctionna.

Au commencement du seizième siècle, lorsque surgit Benvenuto, depuis longtemps Florence, on le sait, avait laborieusement défriché l’immense terrain de l’art, et déjà ses principes certains et sa rigide méthode y avaient produit les fruits les plus magnifiques. — Vivement sollicité de puiser dans les trésors que Florence avait amassés, Benvenuto, enfantprésomptueux et altier, aurait-il dédaigné d’en profiter ? Enfant ingrat et rebelle, aurait-il refusé de se laisser guider par la science de sa mère, de révérer ses préceptes, d’obéir à ses lois ? — L’organisation de Benvenuto, son éducation, ses allures, ses recherches, ses réalisations, tout chez lui s’accorde pour démontrer le contraire.

Comme la plupart de ses frères florentins, Benvenuto ne vint-il pas au monde avec des facultés encyclopédiques ; comme eux ne fit-il pas marcher de front la sculpture, l’orfèvrerie, la gravure, la poésie, la musique ? Comme eux, à cette variété de talents que l’art enserrait alors dans une harmonieuse et puissante unité, ne dut-il pas cette force merveilleuse qui marque toutes ses œuvres d’un incomparable caractère ?

Comme ceux de ses frères qui étaient réservés aux destinées les plus hautes, Benvenuto n’alla-t-il pas chercher les premiers enseignements dans la boutique d’un orfèvre : humble arène où, dans ces temps de rude initiation, se trempaient les plus nobles et les plus robustes natures ; où tous ces grands ouvriers que Florence idolâtrait se nourrissaient à ses mâles principes et se façonnaient à son austère discipline ; où les Luca della Robbia, les Ghirlandaio, les Verocchio, les Pollaiuolo, les Donatello, les Ghiberti, les Brunelleschi se préparaient à ces combats qui valurent à Florence tant de glorieuses conquêtes ? — En se formant à la même école que ces hommes, Benvenuto subit les mêmes influences, partagea les mêmes affections et s’appuya sur les mêmes bases pour fournir sa course. Toutes ses productions, en effet, accusent fortement cet amour passionné de la nature et cette vénération pour les anciens qui éclatent dans les œuvres de tous les fils de Florence.

Enfin, lorsque Benvenuto se fut approprié la science florentine, si dans son art de prédilection, l’orfèvrerie, il résuma toute grandeur et toute perfection, n’est-ce pas encore un point de plus par lequel il-se rattache à Florence, qui poussa tous les arts à leur suprême épanouissement ? Nous croyons donc qu’il nous est permis de dire de Benvenuto ce que, dans un autre livre, nous disions du Titien : — « Non, il ne fut point un artiste isolé, il fut simplement le plus haut parmi ses frères ; ils ne pouvaient être tous de même taille ; son génie fut le plus complet parmi tous les génies de sa famille ; ils ne pouvaient être tous de même mesure. Son apparition fut on ne peut plus naturelle, et n’est point un de ces faits qui rentrent dans l’ordre des miracles parce qu’on n’en voit pas la cause ; il fallait bien qu’un talent dominant tous les autres se montrât dans cette vigoureuse génération. » — Nous le demandons, Benvenuto, considéré à ce point de vue, en paraîtra-t-il moins grand et moins étonnant ?

Quant à la parité qui existe entre le caractère de Benvenuto et celui de son époque, n’y aurait-il pas présomption de notre part à essayer de la faire ressortir en tête d’un livre dans lequel Benvenuto lui-même a retracé, avec des couleurs à la fois si vraies et si brillantes, son propre portrait et celui de ses contemporains, et où chaque page prouve surabondamment que ses passions, comme nous l’avons dit plus haut, furent les passions de l’Italie entière ; ses erreurs, les erreurs de son temps ; ses excentricités, les excentricités de toute la renaissance.

L. L.