Mémoires (Cellini)/t1-l1-1

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MÉMOIRES
DE
BENVENUTO CELLINI,
ORFÈVRE ET SCULPTEUR FLORENTIN.


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.
(1500-1515.)

Préambule. — Origine de Florence. — Ancêtres de l’auteur. — Mariage d’Andrea Cellini et d’Elisabetta Granacci. — Les deux jumeaux. — Naissance de Cellini. — Comment il fut nommé Benvenuto. — Le scorpion. — La salamandre et le soufflet. — Leçons de flûte. — Le miroir. — Le petit soprano. — La croix rouge et les boules rouges. — Épigramme prophétique. — Apprentissage. — Michelagnolo Bandinelli. — L’orfèvre Marcone.

Tout homme qui a produit quelque œuvre de mérite devrait, pourvu qu’il fut droit et sincère, écrire sa vie de sa propre main ; mais une si belle entreprise demande à n’être point commencée avant que l’on ait passé quarante ans. Cette vérité m’a frappé aujourd’hui que, retiré à Florence, ma patrie, je chemine vers la fin de ma cinquante-huitième année, aujourd’hui qu’en songeant aux nombreuses iniquités qui affligent l’espèce humaine, je me trouve moins que jamais chargé de ces iniquités (il me semble même que de ma vie je n’ai joui d’un plus grand contentement d’esprit et d’une meilleure santé) ; aujourd’hui enfin qu’au souvenir de quelques instants heureux vient se joindre celui de maux tellement inimaginables, que je suis saisi à la fois d’épouvante et d’admiration en voyant que j’ai pu arriver à cet âge de cinquante-huit ans avec lequel, grâce à Dieu, je marche si heureusement en avant.

Quand on s’est fait connaître au monde par des travaux de quelque distinction, il devrait suffire de s’être montré homme et de s’être illustré ; mais il faut vivre comme les autres, de sorte que dans nos actions vient toujours se mêler un peu de cette sotte gloriole qui a plusieurs sources différentes, dont la première est le désir de proclamer que l’on est de bon et antique lignage. Je dirai donc que je me nomme Benvenuto Cellini et que je suis fils de maestro Giovanni, dont le père s’appelait Andrea et le grand-père Cristofano Cellini. Ma mère, Maria-Elisabetta, était fille de Stefano Granacci. Tous deux étaient de Florence.

On lit dans les chroniques laissées par d’anciens Florentins dignes de foi, comme l’atteste Giovanni Villani, que Florence fut bâtie à l’imitation de la belle ville de Rome. En effet, près de Santa-Croce, on rencontre quelques vestiges du Colysée et des Thermes. Le Capitole était à l’endroit où se trouve aujourd’hui le Mercato-Vecchio. La Rotonda est encore entièrement sur pied ; ce temple, jadis construit en l’honneur de Mars, est maintenant dédié à notre saint Jean. On voit très-bien et l’on ne peut nier qu’il en fut ainsi ; toutefois avouons que ces édifices sont beaucoup plus petits que ceux de Rome. Ils furent bâtis, dit-on, par Jules-César et des gentilshommes romains qui, après avoir vaincu et pris Fiesole, élevèrent une ville dans cet endroit, en se chargeant chacun de construire un de ces monuments remarquables.

Jules-César avait un brave capitaine, nommé Fiorinus, lequel était de Cellino, château situé à deux milles de Monte-Fiascone. Ce Fiorinus, afin que les troupes profitassent du voisinage de l’Arno, établit son camp au-dessous de Fiesole, sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui Florence. Les soldats et, en un mot, toutes les gens qui avaient affaire à lui disaient : « Allons à Fiorenze, » soit à cause du nom de Fiorinus que portait notre capitaine, soit parce que l’endroit où il avait ses logements produisait une immense quantité de fleurs. Ce nom de Fiorenze ayant paru très-beau à Jules-César, il le donna à la ville en la fondant, parce que les fleurs sont de bon augure, et aussi pour faire honneur à son vaillant capitaine, auquel il voulait d’autant plus de bien qu’il l’avait tiré d’un lieu très-humble et qu’il l’avait formé lui-même. — D’un autre côté, de doctes inventeurs et chercheurs d’étymologies prétendent que Florence a reçu le nom de Fluentia, parce que l’Arno flue à travers la ville. Cela nous semble dénué de toute probabilité, car il en est de même du Tibre pour Rome, du Pô pour Ferrare, de la Saône pour Lyon, de la Seine pour Paris, et certes les noms de ces villes ont tout autre origine. — Nous maintenons donc et nous croyons que nous descendons d’un vaillant homme, comme nous l’avons avancé. Nous trouvons ensuite que Ravennes, la plus ancienne ville d’Italie, possède de nos Cellini, gentilshommes de haute distinction. Il y en a encore à Pise, et j’en ai rencontré dans beaucoup d’autres endroits de la chrétienté. Dans ce pays même, il reste quelques Cellini qui ont embrassé la carrière des armes : ainsi, il y a peu d’années qu’un jeune homme imberbe, nommé Luca Cellini, se battit avec Francesco de’ Vicorati, habile et vaillant soldat qui, plusieurs fois déjà, avait combattu en champ clos. Ce Luca, les armes à la main, vainquit et tua son adversaire avec tant de valeur, qu’il remplit d’admiration le monde qui s’attendait à tout le contraire : aussi puis-je être glorieux d’appartenir à une telle famille.

Maintenant combien j’ai acquis d’honneur à ma maison, je le dirai en temps et lieu[1]. Né dans une humble condition, je suis beaucoup plus fier d’avoir fondé ma maison avec quelque lustre, que si, sorti de haut lignage, je l’eusse souillée et ternie par mes vices. Sur ce, je vais dire comment il plut à Dieu que je vinsse au monde.

Mes ancêtres habitaient le val d’Ambra : ils y avaient de grands biens où, pour échapper aux factions, ils s’étaient retirés et vivaient en petits seigneurs. Tous suivaient la carrière des armes et étaient fort braves. Dans ce temps, un de leurs fils, le plus jeune, nommé Cristofano, eut un furieux démêlé avec certains de leurs voisins et amis. Les chefs de l’une et de l’autre maison s’en étaient mêlés ; mais ayant vu que les choses s’envenimaient au point de donner à craindre que les deux familles ne se détruisissent complètement, les plus âgés décidèrent d’un commun accord que l’on éloignerait Cristofano et l’autre jeune homme, principe de la querelle. Ce dernier fut envoyé par ses parents à Sienne ; les nôtres firent partir Cristofano pour Florence, où ils lui achetèrent une petite maison dans la Via-Chiara, près du monastère de Sant’-Orsola, et de très-bonnes terres au pont Rifredi.

Cristofano prit à Florence une femme qui lui donna plusieurs garçons et plusieurs filles. Celles-ci ayant été dotées, les fils se distribuèrent le reste des biens, à la mort de leur père. Un de ces derniers, nommé Andrea, eut pour lot la maison de la Via-Chiara et quelque autre chose de peu d’importance. Du mariage de cet Andrea naquirent quatre enfants mâles. Le premier s’appelait Girolamo ; le second, Bartolommeo ; le troisième, qui fut mon père, Giovanni ; le quatrième, Francesco.

Andrea Cellini était fort versé dans l’architecture de son temps et vivait de cet art. Giovanni, mon père, s’y appliqua plus qu’aucun de ses frères ; et comme, à en croire Vitruve, pour y exceller il faut être un peu musicien et bien dessiner, il devint bon dessinateur et commença à cultiver la musique. Il apprit en même temps à très-bien jouer de la viole et de la flûte. Tel était son amour pour l’étude, qu’il sortait peu de la maison. Il avait pour voisin Stefano Granacci, qui avait plusieurs filles d’une rare beauté. Dieu permit que Giovanni vit une d’elles qui se nommait Elisabetta. Elle lui plut au point qu’il la demanda en mariage, Grâce au voisinage, les deux pères se connaissaient parfaitement ; aussi l’alliance fut-elle facile à conclure : chacun d’eux pensait avoir très-bien arrangé ses affaires. Ce fut seulement après avoir célébré la noce que les deux bons vieillards se mirent à parler de la dot. Une discussion amicale s’éleva alors entre eux. Andréa disait à Stefano : — « Mon fils Giovanni est le plus vaillant jeune homme de Florence et d’Italie, et, si j’avais voulu le marier auparavant, j’aurais eu une des meilleures dots qui se donnent à Florence aux gens de notre condition. » — Stefano répliquait : — « Tu as mille fois raison, mais moi, j’ai cinq filles et autant de garçons : de sorte que, mon compte fait, je ne puis lâcher rien de plus. » — Giovanni, qui les avait écoutés sans être aperçu, se montra à l’improviste et dit : — « Ô mon père, j’ai désiré et aimé cette jeune fille, mais non leurs écus. Malheur à celui qui veut rebâtir sa fortune avec la dot de sa femme ! Tout à l’heure vous vantiez mon habileté, comment alors ne serais-je pas capable de subvenir aux dépenses de ma maison et aux besoins de ma femme, avec une somme moindre que celle que vous demandez ? Sur ce, je vous dis que la femme est à moi, et, quant à la dot, je veux qu’elle soit à vous. » — Ces paroles ayant irrité Andrea Cellini, qui était assez colère de son naturel, Giovanni partit avec sa femme au bout de quelques jours, et ne parla plus de la dot.

Les deux époux jouirent de leur jeunesse et de leur saint amour, pendant dix-huit ans, avec le vif désir d’avoir des enfants. Au bout de la dix-huitième année, la maladresse des médecins fut cause que la femme de Giovanni avorta de deux jumeaux. Elle redevint enceinte et mit au monde une fille à qui l’on donna le nom de Cosa, en mémoire de la mère de mon père. Deux ans plus tard elle eut une nouvelle grossesse, pendant laquelle se manifestèrent chez elle des envies exactement semblables à celles qui avaient marqué la précédente. Comme on fait grande attention à ces envies, on était si convaincu qu’elle aurait encore une fille, qu’on avait décidé de la nommer Reparata, en souvenir de mon aïeule maternelle. L’accouchement eut lieu la nuit qui suivit le jour de la Toussaint, à quatre heures et demie, précisément l’an 1500.

La sage-femme savait que l’on attendait une fille. Dès qu’elle eut lavé et enveloppé l’enfant dans de superbes langes blancs, elle alla sans bruit trouver mon père, et lui dit : — « Je vous apporte un beau présent que vous n’attendiez pas. » — Mon père, vrai philosophe, était alors en train de se promener. — « Ce que Dieu me donne, lui répondit-il, m’est toujours cher ; » — et ayant écarté les langes, il vit de ses yeux le fils inespéré. Aussitôt il joignit ses vieilles mains, leva les yeux au ciel, et s’écria : — «  Seigneur, je te remercie à plein cœur ! Cet enfant m’est bien cher, qu’il soit le bienvenu. » — Tous les assistants lui demandèrent quel nom il fallait donner au nouveau-né. Sa seule réponse fut : — « Qu’il soit le bienvenu (Benvenuto). » — Tel est le nom que je reçus au saint baptême, et sous lequel j’ai vécu, grâce à Dieu.

J’étais âgé de trois ans environ, que mon aïeul Andrea Cellini vivait encore et avait déjà passé la centaine. Un jour, on avait changé un tuyau d’un évier, et il en était sorti un énorme scorpion sans que l’on s’en fût aperçu. Il était descendu à terre et s’était caché sous un banc. Je le vis, courus à lui et m’en emparai. Il était si grand, que ma main laissait passer d’un côté sa queue et de l’autre ses deux pinces. On m’a raconté que, tout joyeux, je sautai vers mon aïeul en lui disant : — « Vois, grand-père, ma belle petite écrevisse. » — Il reconnut de suite que c’était un scorpion, et, dans son amour pour moi, il manqua tomber mort de frayeur. Il me le demandait avec force caresses ; mais je ne le serrais que plus étroitement, en pleurant, car je ne voulais le donner à personne. Mon père, qui était encore à la maison, accourut aux cris. Dans sa stupéfaction, il ne savait comment s’y prendre pour que cet animal venimeux ne me fît point mourir, lorsqu’une paire de ciseaux frappa sa vue. Il s’en arma, et, tout en me cajolant, il coupa la queue et les pinces du scorpion. Dès qu’il m’eut sauvé de ce danger, il considéra cet événement comme un bon augure.

Vers ma cinquième année, mon père se trouvait un jour dans un cellier, où l’on avait coulé la lessive. Il jouait de la viole et chantait, seul, au près d’un bon feu de bois de chêne, car il faisait très-froid. En regardant les tisons, il vit, par hasard, un petit animal semblable à un lézard, qui se livrait à de joyeux ébats au milieu des flammes les plus ardentes. Mon père, ayant reconnu de suite ce que c’était, appela ma sœur et moi, nous montra l’animal et m’appliqua un rude soufflet, qui me fit verser un déluge de larmes. Il les essuya doucement et me dit : — « Cher petit enfant, je ne te frappe point pour te punir, mais seulement pour que tu te souviennes que ce lézard que tu aperçois dans le feu est une salamandre, animal qu’aucune personne connue n’a jamais vu. » — Là-dessus, il m’embrassa et me donna quelques quattrini.

Mon père commença à m’enseigner la flûte et la musique vocale. Bien que je fusse à cet âge où les bambins s’amusent encore avec un sifflet ou quelque autre jouet du même genre, ces leçons me causaient un déplaisir inexprimable : ce n’était donc que par pure obéissance que je chantais et jouais de la flûte[2].

À cette époque, mon père faisait d’admirables orgues en bois, les clavecins les meilleurs et les plus beaux qu’on eût jamais vus, des violes, des luths et des harpes d’une beauté et d’une perfection rares. Il était ingénieur et il excellait dans l’art de construire les ponts, les moulins à foulons et toutes sortes d’instruments et de machines. Il fut le premier qui travaillât bien l’ivoire. Mais, comme son talent sur la flûte avait peut-être été la première cause de sa liaison avec ma mère, il s’en occupait plus que de raison, si bien que les fifres de la Seigneurie le prièrent de jouer avec eux. Il le fit d’abord pour son plaisir ; puis, cédant aux vives sollicitations dont on l’accablait, il consentit à entrer dans leur compagnie. Laurent de Médicis et Pierre, son fils, qui tous deux lui voulaient beaucoup de bien, voyant que pour le fifre il abandonnait son talent et son art, lui enlevèrent cette place. Mon père en fut très-mécontent et se trouva grièvement molesté. Il retourna aussitôt à son art, et fit en os et en ivoire un miroir d’une brasse de diamètre environ, orné de figures et de feuillages d’un fini et d’un dessin vraiment admirables. Ce miroir représentait une roue : au milieu était la glace ; à l’entour sept encadrements circulaires contenaient les sept Vertus, sculptées en ivoire et en os teint en noir. Le miroir et les Vertus étaient disposés de façon qu’en tournant la roue les Vertus se trouvaient toujours droites, grâce à un contre-poids placé sous leurs pieds. Comme mon père était quelque peu versé dans la langue latine, il avait gravé autour de ce miroir un vers latin qui disait : De quelque côté que tourne la roue de la fortune, la Vertu reste debout.

Rota sum, semper, quoquo me verto, siat Virtus.

À peu de temps de là, mon père fut réinstallé dans son emploi de fifre. Quelques-uns de ces faits eurent lieu avant ma naissance ; mais, comme je me souviens parfaitement de les avoir entendu raconter, je n’ai pas voulu les passer sous silence. À cette époque, les musiciens dont je viens de parler étaient tous des artisans très-estimés, plusieurs d’entre eux appartenaient même aux nobles corporations de la soie et de la laine : aussi mon père ne dédaigna-t-il pas d’embrasser cette profession. Sa plus grande ambition pour moi était que je devinsse un éminent joueur de flûte. Quant à moi, le plus vif déplaisir que je pusse éprouver était, quand il abordait ce sujet, de l’entendre me dire que, si je voulais, grâce aux dispositions qu’il me voyait, je pourrais être le premier homme du monde.

Ainsi que je l’ai déjà noté, mon père était tout dévoué à la maison Médicis : aussi Pierre, lors de son expulsion de Florence, lui confia-t-il quantité de choses de haute importance. Le magnifique Piero Soderini, étant ensuite arrivé au pouvoir, prit mon père à son service comme musicien ; puis, ayant reconnu son merveilleux génie, il le chargea de diriger, en qualité d’ingénieur, des travaux considérables. Enfin, tant que Soderini resta à Florence, il voulut à mon père tout le bien imaginable.

À cette époque, comme j’étais très-jeune, mon père me faisait porter sur les épaules d’un serviteur, pour jouer de la flûte avec les musiciens du palais devant la Seigneurie. Un huissier me tenait dans ses bras pendant le concert, où je remplissais l’office de soprano. Le gonfalonier aimait à me faire babiller. Il me donnait des sucreries, et disait à mon père : — « Maestro Giovanni, en même temps que la musique, aie soin de lui enseigner les autres arts que tu possèdes. » — À quoi mon père répondait : — « Je ne veux pas qu’il fasse autre chose que jouer de la flûte et composer ; car, si Dieu lui prête vie, j’espère faire de lui le premier homme du monde dans cette profession. » — À ces mots, un des vieux seigneurs qui étaient présents répliqua : — « Maestro Giovanni, fais ce que te dit le gonfalonier ; pourquoi cet enfant n’arriverait-il jamais à être autre chose qu’un bon joueur de flûte ? »

Il se passa ainsi quelque temps jusqu’au rappel des Médicis. Dès qu’ils furent de retour, le cardinal, qui plus tard monta sur le trône pontifical sous le nom de Léon X, fit beaucoup de caresses à mon père. Pendant l’exil des Médicis, on avait enlevé les boules des armoiries qui ornaient leur palais, et on avait peint à leur place les armes de la commune, c’est-à-dire une grande croix rouge. Au retour des Médicis, la croix rouge fut effacée et les boules furent rétablies dans l’écu, sur un champ d’or, avec de magnifiques ornements. Mon père, qui était doué d’un esprit naturellement poétique et même quelque peu prophétique, ce qui à coup sûr lui venait de Dieu, écrivit sous ces armoiries, dès qu’elles furent livrées aux regards

du public, les quatre vers suivants :

Quest’ arme che sepolta è stata tanto
Sotto la santa croce mansueta,
Mostra or la faccia gloriosa e lieta,
Aspettando di Pietro il sacro ammanto.

Toute la ville de Florence lut cette épigramme. Peu de jours après, mourut le pape Jules II. Le cardinal de Médicis se rendit alors à Rome et, contre l’attente universelle, fut élu pape, sous le nom de Léon X. Mon père lui ayant envoyé ses quatre vers prophétiques, le pape l’invita à venir à sa cour, en lui assurant qu’il s’en trouverait bien. Mon père ne voulut point quitter Florence, et, au lieu d’être récompensé, fut privé de sa place par Jacopo Salviati, lorsque celui-ci fut nommé gonfalonier. Cela fut cause que je m’appliquai à l’orfèvrerie ; je passais une partie de mon temps à l’étude de cet art, et l’autre à jouer de la flûte, bien contre mon gré[3].

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À ces mots, je le priai de me laisser dessiner un certain nombre d’heures par jour, m’engageant, pour le contenter, à consacrer toutes les autres à la flûte. — « Ainsi donc, s’écria-t-il, tu n’as aucun plaisir à jouer de cet instrument ? » — Je lui répondis que non, parce que la profession de musicien me paraissait trop au-dessous de ce que je rêvais.

Mon bon père, au désespoir, me fit entrer dans l’atelier du père du chevalier Bandinelli, qui se nommait Michelagnolo. Cet habile orfèvre était de Pinzi di Monte[4]. Il n’avait point une origine illustre, car son père était charbonnier. Le Bandinelli, du reste, n’est point à blâmer d’avoir, le premier, jeté les fondements de sa maison, s’il l’a fait avec honneur. Quoi qu’il en soit, je n’en ai rien à dire. À peine eus-je passé quelques jours chez Michelagnolo, que mon père, ne pouvant vivre sans me voir, me rappela près de lui. Alors, à mon grand chagrin, je me remis à jouer de la flûte jusqu’à quinze ans. Si je consentais à raconter les événements extraordinaires qui marquèrent ma vie jusqu’à cet âge, et les grands dangers auxquels je fus exposé, je frapperais le lecteur d’étonnement ; mais je veux être bref, et j’ai tant à dire, que je les laisserai de côté.

À l’âge de quinze ans, j’entrai, contre la volonté de mon père, dans l’atelier d’un orfèvre appelé Antonio di Sandro, et surnommé Marcone. C’était un très-bon praticien, fort homme de bien, noble et franc dans toutes ses actions. Mon père ne voulut pas qu’il me donnât un salaire comme aux autres apprentis, puisque j’apprenais cet art de ma propre volonté : il voulait que je pusse dessiner tout à mon gré. Je le faisais bien volontiers, et mon digne maître en était vraiment charmé. Il avait un fils unique naturel auquel il ordonnait souvent de me venir en aide. Grâce à mon désir d’avancer et à mes dispositions, j’arrivai en peu de mois à rivaliser avec les bons et même les meilleurs ouvriers, et je commençai à recueillir les fruits de mes travaux. Je ne laissais pas cependant, pour complaire à mon père, de jouer parfois de la flûte ou de sonner du cor, et jamais il ne m’entendait sans répandre des larmes accompagnées de profonds soupirs. Afin de le rendre heureux, souvent j’allais jusqu’à essayer de lui persuader que moi-même je me livrais avec grand plaisir à ces études.

  1. Dans le texte on lit : « Ora quanto io m’abbia acquistato qualche onore alla casa mia, li quali a questo nostro vivere di oggi per le cause che si sanno, e per l’arte mia quali non è materia da gran cose, al sua luogo io le dirò. » — Les commentateurs florentins avouent ne pas comprendre le passage souligné. L. L.
  2. La dernière phrase de ce paragraphe, écrite en marge du manuscrit original, a remplacé le passage suivant qu’on a pu déchiffrer malgré les ratures : « Il logea dans un cabinet de sa boutique Francesco dell’ Aiole, grand organiste, excellent musicien et habile compositeur. Cet Aiole m’enseignait le chant et la composition. Mon père et mon frère, me trouvant de grandes dispositions, fondaient sur moi de hautes espérances. Quant à moi, je ne m’occupais de musique qu’avec toute la répugnance imaginable. Je ne me plaisais qu’à dessiner, à modeler en terre, et à d’autres études du même genre. Cela m’était du reste très-facile, parce que mon père avait été très-bon dessinateur et possédait une foule de beaux talents.  » L. L.
  3. Cette lacune existe dans le manuscrit original. L. L.
  4. Michelagnolo di Viviano était originaire de Gaiuole, suivant Vasari, qui le présente comme le premier orfèvre de Florence. — Voy. Vasari, Vies des peintres, t. V, p. 312 de notre traduction. L. L.