Mémoires (Cellini)/t1-Dédicace

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À BARYE.


Cher Barye,

Moins heureux que Benvenuto, vous n’êtes point venu à l’une de ces époques où l’instinct, le sentiment, l’amour et l’enthousiasme de l’art étaient universels, — où l’art était de première utilité, de première nécessité, comme l’eau et le pain.

Vous êtes venu dans un temps où l’art est une espèce de bizarre et capricieuse superfluité dont on se passerait assez volontiers. — Aujourd’hui on n’adore plus l’art, — on le tolère, — ou bien, tout au plus, on s’en amuse un instant, puis on l’oublie dans un coin comme un jouet inutile.

Au seizième siècle l’art grandissait et s’épanouissait splendidement, aux acclamations et aux applaudissements des peuples, sous le glorieux et généreux patronage des Jules II, des Léon X, des Clément VII, des François Ier, des Charles-Quint.

Aujourd’hui l’art étiolé végète, misérablement sustenté par quelques trafiquants, par quelques brocanteurs auxquels l’abandonnent l’indifférence du peuple, l’ignorance de la bourgeoisie et les préoccupations des gouvernants.

Au seizième siècle, de nobles et ardentes rivalités, d’effrayantes et merveilleuses luttes éclataient, pour la plus grande gloire de l’art, dans les temples de Dieu et les palais des rois, des papes et des empereurs, entre ces géants qui s’appelaient Michel-Ange et Raphaël, Titien et Tintoret, Primatice et Rosso, Bandinelli et Benvenuto.

Aujourd’hui, à ces chocs terribles qui enfantaient tant de chefs-d’œuvre, ont succédé des batailles non moins passionnées, non moins acharnées ; mais ces batailles se livrent à la sourdine, dans les antichambres des ministères et dans les boutiques, — non pour glorifier l’art, mais pour vendre le plus avantageusement possible quelque toile ou quelque marbre en dénigrant la marchandise des concurrents.

Pour tout résumer en un mot, au seizième siècle on naissait et on vivait artiste, aujourd’hui on naît et on vit marchand.

Admirable exception ! malgré l’époque, malgré les hommes, malgré les souffrances et les exigences de la Vie, malgré les excitations de toute nature, vous avez su, mon cher Barye, par la vaillance et la sincérité de vos convictions, par votre inébranlable et laborieuse persévérance, par la droiture, la fermeté et l’élévation de votre esprit, échapper à la contagion du mercantilisme, vous avez su être et rester religieusement et exclusivement artiste. — Pour s’en convaincre il suffit de regarder vos œuvres, si libres et si fières, si naïves et si fines, si capricieuses et si savantes, qui rappellent les plus beaux jours et les talents les plus précieux du siècle d’or.

La dédicace de cette version des écrits du grand Benvenuto, votre frère en génie, n’étonnera donc que votre modestie.

Acceptez-la, mon cher Barye, comme un triple gage de profonde estime pour votre caractère, de haute admiration pour vos travaux et de vive amitié pour vous.


Léopold Leclanché.

Septembre 1846.