Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre cinquième/Section 2

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Il me semble que je vous ai déjà dit que ce conclave dura environ quatre-vingts jours. Il y en eut plus des deux tiers employés comme je vous l’ai dit ci-devant, parce que M. le cardinal Barberin ne se pouvoit ôter de l’esprit que nous emporterions enfin Sachetti par notre opiniâtreté. Nous pouvions moins que personne le désabuser, par la raison que vous avez déjà vue et je ne sais si la chose n’eût pas été encore bien plus loin, si Sachetti, qui se lassoit de se voir ballotter réglément quatre fois par jour sans aucune apparence de réussir, ne lui eût lui-même ouvert les yeux. Ce ne fut pas toutefois sans beaucoup de peine. Il y réussit enfin ; et après que nous eûmes observé toutes les brèves et les longues, pour ne lui laisser aucun lieu de soupçonner que nous eussions part à cette démarche de Sachetti, dans laquelle, pour le vrai, nous n’en avions aucune, nous discutâmes avec lui la possibilité des sujets de sa faction. Nous nous aperçûmes d’abord qu’il s’y trouvoit lui-même fort embarrassé, et même avec beaucoup de raison. Nous n’en fûmes pas fâchés, parce que cet embarras nous donna lieu de tomber sur les sujets des autres factions et nous porta insensiblement jusqu’à Chigi. M. le cardinal Barberin, qui a dès son enfance aimé jusqu’à la passion la piété, et qui estimoit beaucoup celle qu’il croyoit en Chigi, se rendit avec assez de facilité ; et il n’y eut, à dire le vrai, qu’un scrupule, qui fut que Chigi, qui étoit fort ami des jésuites, pourroit peut-être donner atteinte à la doctrine de saint Augustin, pour laquelle Barberin avoit plus de respect que de connoissance. Je fus chargé de m’en éclaircir avec lui, et je m’acquittai de ma commission d’une manière qui ne blessa ni mon devoir, ni la prétendue tendresse de conscience de Chigi. Comme, dans les grandes conversations que j’avois eues avec lui dans les scrutins, il m’avoit pénétré (ce qui lui étoit fort aisé, parce que je ne me couvrois pas auprès de lui), il avoit connu que je n’approuvois point qu’on s’entêtât pour les personnes, et qu’il suffisoit d’éclaircir la vérité. Il me témoigna entrer lui-même dans ces sentimens, et j’eus sujet de croire qu’il étoit tout propre par ses maximes à rendre la paix à l’Église. Il s’en expliqua lui-même assez publiquement et raisonnablement ; car Albizzi, pensionnaire des jésuites, s’étant emporté, même avec brutalité, contre l’extrémité, se disoit-il, de l’esprit de saint Augustin, Chigi prit la parole avec vigueur, et il parla comme le respect que l’on doit au docteur de la grâce le requiert. Cette rencontre assura absolument Barberin, et beaucoup plus encore que tout ce que je lui en avois dit. Dès qu’il eut pris son parti, nous commençâmes à mettre en œuvre les matériaux que nous n’avions fait jusque là que disposer. Nous agîmes chacun de notre côté suivant que nous l’avions projeté. Nous nous expliquâmes de ce que nous avions le plus souvent caché avec soin, ou que nous n’avions tout au plus qu’insinué. Borromée et Aquaviva se développèrent plus pleinement envers l’ambassadeur d’Espagne. Azolin brilla dans les diverses factions avec plus de liberté. Je m’étendis de toute ma force envers le cardinal doyen ; il prit confiance en moi sur le désir qu’il avoit d’adoucir le grand duc par les Barberins. Le cardinal Barberin l’y eut tout entière sur la joie qu’il en auroit. Azolin ou Lomelin (je ne me souviens pas précisément lequel ce fut) découvrit que Bichi, qui étoit allié à Chigi, étoit très-bien intentionné pour lui dans le fond. Il entra dans ce commerce habilement et adroitement, et si bien que Bichi, qui ne crut pas que le Mazarin eût assez de confiance en lui pour concourir sur sa parole à l’exaltation de Chigi, employa pour le persuader Sachetti, qui, lassé, comme il me semble que je vous l’ai dit ci-dessus, de se voir ballotté inutilement tous les soirs et tous les matins, lui dépêcha un courrier pour l’avertir que Chigi seroit pape en dépit de la France, si elle faisoit tant que de lui donner l’exclusion, comme l’on disoit car, dès qu’on le vit sur les rangs, tous les subalternes, selon le style de la nation, publièrent que le Roi ne le souffriroit jamais. Mazarin ne fut pas de leur sentiment, et il renvoya par le même courrier ordre à de Lyonne de ne le point exclure. Il eut raison ; car je suis persuadé que si l’exclusion fût arrivée, Chigi eût été pape trois jours plus tôt qu’il ne le fut.

Les couronnes ne doivent jamais hasarder facilement ces exclusions : il y a des conclaves où elles peuvent réussir ; il y en a d’autres où le succès en seroit impossible. Celui-là étoit du nombre. Le sacré collége étoit fort, et de plus il sentoit sa force.

Les choses étant dans l’état que je viens de poser, messieurs les cardinaux de Médicis et Barberin me chargèrent, sur les neuf heures du soir, d’en aller porter la nouvelle à M. le cardinal Chigi. Je le trouvai au lit ; je lui baisai la main. Il m’entendit, et il me dit en m’embrassant : Ecco l’effetto de la buona vicinanza. Je vous ai déjà dit que j’étois au scrutin auprès de lui. Tout le collége y accourut ensuite. Il m’envoya querir sur les onze heures, après que tout le monde fut sorti de sa cellule ; et je ne vous puis exprimer les bontés avec lesquelles il me traita. Nous l’allâmes tous prendre le lendemain au matin dans sa cellule ; et nous l’accompagnâmes à la chapelle du scrutin, où il eut, ce me semble, toutes les voix, à la réserve d’une ou tout au plus de deux. Le soupçon tomba sur le vieux Spada, Grimaldi et Rosetti, lesquels, à la vérité furent les seuls qui improuvèrent, au moins publiquement, son exaltation. Grimaldi me dit à moi-même que j’avois fait un choix dont je me repentirois en mon particulier ; et il se trouva par l’événement qu’il dit vrai. J’attribuai son discours à son travers ; l’aversion de Spada à l’envie qui lui étoit naturelle ; et celle de Rosetti à l’appréhension qu’il avoit de la sévérité de Chigi. Je crois encore que je ne me trompois pas dans, ce jugement, quoique j’avoue qu’ils ne se trompoient pas eux-mêmes pour le fond. Ce qui est constant est que jamais élection de pape n’a été plus universellement applaudie. Il ne se défaillit pas à lui-même dans les premiers momens, qui, par une imperfection assez bizarre de la nature humaine, surprennent davantage les gens qui les attendent avec le plus d’impatience. La suite a fait voir qu’il n’étoit pas assez homme de bien pour n’en avoir pas eu beaucoup dans ce rencontre. Il fut si éloigné d’en donner aucunes marques, que nous eûmes sujet de croire qu’il en avoit de la douleur. Il pleura amèrement au même moment que l’on relisoit le scrutin qui le faisoit pape ; et comme il vit que je le remarquois ; il m’embrassa d’un bras, et prit de l’autre Lomelin qui étoit au dessous de lui et il nous dit à l’un et à l’autre : « Pardonnez cette foiblesse à un homme qui a toujours aimé ses proches avec tendresse, et qui s’en voit séparé pour jamais. » Nous descendîmes après les cérémonies accoutumées Saint-Pierre ; il affecta de ne s’asseoir que sur le coin de l’autel, quoique les maîtres des cérémonies lui dissent que la coutume étoit que les papes se missent justement au milieu. Il y reçut l’adoration du sacré collége avec beaucoup plus de modestie que de grandeur, avec beaucoup plus d’abattement que de joie ; et lorsque je m’approchai à mon tour pour lui baiser les pieds, il me dit en m’embrassant, si haut que les ambassadeurs d’Espagne et de Venise, et le connétable Colonne l’entendirent : Signor cardinal de Retz, ecce opus manuum tuarum. Vous pouvez juger de l’effet que fit cette parole. Les ambassadeurs la dirent à ceux qui étoient auprès d’eux ; elle se répandit en moins de rien dans toute l’église. Morangis, frère de Barillon, me la redit une heure après, en me rencontrant comme je sortois ; et je retournai chez moi accompagné de plus de six-vingts carrosses, qui étoient pleins de gens très-persuadés que j’allois gouverner le pontificat. Je me souviens que Chatillon me dit à l’oreille : « Je suis résolu de compter les carrosses pour en rendre ce soir un compte exact à M. de Lyonne. Il ne faut pas épargner cette joie au cocu. »

Je vous ai promis quelques épisodes : je m’en vais vous tenir ma parole. Vous avez déjà vu que la faction de France avoit eu ordre du Roi non-seulement de ne pas communiquer avec moi, mais même de ne me pas saluer. M. le cardinal d’Est évita avec soin de ne me pas rencontrer. Quand il ne le put, il tourna la tête de l’autre côté, où il fit semblant de ramasser son mouchoir, ou il parla à quelqu’un. Enfin comme il a toujours affecté de paroître ecclésiastique, il affecta aussi, à mon opinion, de témoigner en cette occasion qu’une conduite qui blessoit même l’apparence de la charité chrétienne lui faisoit de la peine. Antoine me saluoit toujours fort honnêtement quand personne ne le voyoit ; mais comme il étoit fort bas à la cour et fort timide, il se redressoit en public. Ursin, qui étoit l’ame du monde la plus vile, me morguoit également partout. Bichi me saluoit toujours civilement ; et Grimaldi n’observoit l’ordre du Roi qu’en ce qu’il ne me visitoit pas : car il me parloit même dans la rencontre, et toujours fort honnêtement. Ce détail vous paroît sans doute une minutie ; mais ce qui fait que je ne l’omets pas, c’est qu’il me paroît être une véritable et bien naturelle image de la lâche politique des courtisans. Chacun d’eux la monte et la baisse à son cran, et leur inclination la règle sans comparaison davantage que leurs véritables intérêts.

Ils se conduisirent tous dans le conclave différemment sur mon sujet. J’observai qu’ils en turent tous également à la cour. J’ai appliqué depuis cet exemple à mille autres. Je vivois avec autant d’honnêteté à leur égard que s’ils eussent bien vécu avec moi. J’avois toujours la main an bonnet devant eux de cinquante pas, et je poussai ma civilité jusqu’à l’humilité. Je disois à qui le vouloit entendre que je leur rendois ces respects non pas seulement comme à mes confrères, mais encore comme à des serviteurs de mon Roi. Je parlois en Français, en chrétien, et en ecclésiastique. Ursin m’ayant un jour morgué si publiquement que tout le monde s’en scandalisa, je renouvelai mes honnêtetés pour lui à un point que tout le monde s’en édifia. Ce qui arriva le lendemain releva cette modestie, ou plutôt cette affectation de modestie. Le cardinal Jean-Charles de Médicis, qui étoit naturellement impétueux, s’éveilla contre moi sur ce que j’étois, ce disoit-il, trop uni avec l’escadron. Je lui répondis avec toute la considération que je devois à sa personne et à sa maison. Il ne laissa pas de s’échauffer, et de me dire que je me devois souvenir des obligations que ma maison avoit à la sienne : sur quoi je lui dis que je ne les oublierois jamais, et que M. le cardinal doyen et M. le grand duc en étoient très-persuadés. « Je ne le suis pas, moi, reprit-il tout d’un coup. Vous souvenez-vous bien que sans la reine Catheririe vous seriez un gentilhomme comme un autre à Florence ? — Pardonnez-moi, monsieur, lui répondis-je en présence de douze ou quinze cardinaux, et pour vous faire voir que je sais bien ce que je serois à Florence si j’y étois selon ma naissance, j’y serois autant au dessus de vous que mes prédécesseurs y étoient au-dessus des vôtres il y a quatre cents ans. » Je me tournai ensuite vers ceux qui étoient présens, et je leur dis : « Vous voyez, messieurs, que le sang français s’émeut aisément contre la faction d’Espagne. » Le grand duc et le cardinal doyen eurent l’honnêteté de ne se point aigrir de cette parole ; et le marquis Riccardi, ambassadeur du premier, me dit au sortir du conclave qu’elle lui avoit même plu, et qu’il avoit blâmé le cardinal Jean-Charles.

Il y eut une autre scène quelques jours après, qui me fut assez heureuse. Le duc de Terranova, ambassadeur d’Espagne présenta un mémorial au sacré collége à propos de je ne sais quoi, dont je ne me souviens point ; et il donna dans ce mémorial la qualité de fils aîné de l’Église au Roi son maître. Comme le secrétaire du collége le lisoit, je remarquai cette expression, qui ne fut point, à mon sens, observée par les cardinaux de la faction ; il est au moins certain qu’elle ne fut pas relevée. Je leur en laissai tout le temps, afin de ne faire paroître ni précipitation ni affectation. Comme je vis qu’ils demeuroient tous dans un profond silence, je me levai, je sortis de ma place ; et, en m’avançant du côté de M. le cardinal doyen, je m’opposai en forme à l’article du mémorial, dans lequel le roi Catholique étoit appelé fils aîné de l’Église. Je mandai acte de mon opposition et on me l’accorda en bonne forme, signé de quatre maîtres des cérémonies. M. le cardinal Mazarin eut la bonté de dire au Roi et à la Reine mère, en plein cercle, que cette pièce avoit été concertée avec l’ambassadeur d’Espagne, pour m’en faire honneur en France. Il n’est jamais honnête à un ministre d’être imposteur ; mais il n’est pas même politique de porter l’imposture au delà de toutes les apparences.

Je ne puis finir cette matière des conclaves sans vous en faire une peinture qui vous les fasse connoître, et qui efface l’idée que vous avez sans doute prise sur le bruit commun, et peut-être sur la lecture de ces relations fabuleuses qui en ont été faites. Ce que je viens même de vous exposer de celui d’Alexandre vii ne vous en aura pas détrompée, parce que vous y avez vu des murmures, des plaintes, des aigreurs ; et c’est ce qu’il est, à mon opinion, nécessaire de vous expliquer. Il est certain qu’il y eut dans ce conclave plus de ces murmures, de ces plaintes et de ces aigreurs qu’en aucun autre que j’aie jamais vu. Il ne l’est pas moins qu’à la réserve de ce qui se passa entre M. le cardinal Jean-Charles et moi, dont je vous ai rendu compte, d’une parole encore sans comparaison plus légère qu’il s’attira d’Imperiale, à force de le presser, et du libelle de Spada contre Rapaccioli, il n’y eut pas dans ces murmures, dans ces plaintes et dans ces aigreurs extérieures, je ne dis pas la moindre étincelle de haine, mais même d’indisposition. On y vécut toujours ensemble avec le même respect et la même civilité que l’on observe dans les cabinets des rois ; avec la même politesse qu’on avoit dans la cour de Henri iii, avec la même familiarité que l’on voit dans les colléges ; avec la même modestie qui se remarque dans les noviciats ; et avec la même charité au moins en apparence qui pourroit être entre des frères parfaitement unis. Je n’exagère rien, et j’en dis encore moins que je n’en ai vu dans les autres conclaves dans lesquels je me suis trouvé. Je ne me puis mieux exprimer sur ce sujet qu’en vous disant que même dans celui d’Alexandre vii, que l’impétuosité de M. le cardinal Jean-Charles de Médicis éveilla ou plutôt dérégla un peu, la réponse que je lui fis ne fut excusée que parce qu’il n’y étoit point aimé ; que celle d’Imperiale y fut condamnée ; et que le libelle de Spada y fut détesté et désavoué dès le lendemain au matin par lui-même, à cause de la honte qu’on lui en fit. Je puis dire avec vérité que je n’ai jamais vu, dans aucun des conclaves auxquels j’ai assisté, ni un seul cardinal ni un seul conclaviste s’emporter ; j’en ai vu même fort peu qui s’y soient échauffés. Il étoit rare d’y entendre une voix élevée, ou d’y remarquer un visage changé. J’ai souvent essayé d’y trouver de la différence dans l’air de ceux qui venoient d’être exclues et je puis dire avec vérité qu’à la réserve d’une seule fois, je n’y en ai jamais trouvé. L’on y est même si éloigné du soupçon de ces vengeances dont l’erreur commune charge l’Italie, qu’il est assez ordinaire que l’excluant y boive à son dîner du vin que l’exclus du matin lui vient d’envoyer. Enfin j’ose dire qu’il n’y a rien de plus sage ni de plus grand que l’extérieur ordinaire d’un conclave. Je sais bien que la forme qui s’y pratique depuis la bulle de Grégoire contribue beaucoup à le régler : mais il faut avouer qu’il n’y a que les Italiens au monde capables d’observer cette règle avec autant de bienséance qu’ils le font. Je reviens à la suite de ma narration.

Vous croyez aisément que je ne manquai pas dans le cours du conclave de prendre les sentimens de M. le cardinal Chigi et de mes amis de l’escadron, sur la conduite que j’avois à tenir après que j’en serois sorti. Je prévoyois qu’elle seroit assez difficile, et du côté de Rome, et du côté de France ; et je connus, dès les premières conversations, que je ne me trompois pas dans ma prévoyance. Je commencerai par les embarras que je trouvai à Rome, que j’expliquerai de suite, pour ne point interrompre le fil du récit ; et je ne reviendrai à ce que je fis du côté de France qu’après que je vous aurai exposé la conduite que je pris en Italie. Mes amis, qui n’étoient nullement parties en ce pays-là, et qui selon le génie de notre nation, qui traite toutes les autres par rapport à elle, s’imaginoient qu’un cardinal persécuté pouvoit et devoit même vivre presque en homme privé à Rome, m’écrivoient par toutes leurs lettres qu’il étoit de la bienséance que je demeurasse toujours dans la maison de la Mission, où je m’étois effectivement logé sept ou huit jours après que je fus arrivé. Ils ajoutoient qu’il étoit nécessaire que je ne fisse aucune dépense, et parce que tous mes revenus étant saisis en France avec une rigueur extraordinaire, je n’en pourrois pas même soutenir une médiocre, et parce que cette modestie feroit un effet admirable dans le clergé de Paris, duquel j’aurois un grand besoin dans les suites. Je parlai sur ce ton à M. le cardinal Chigi, qui passoit pour le plus grand ecclésiastique qui fût au delà des monts ; et je fus bien surpris quand il me dit : « Non, non, monsieur ; quand vous serez rétabli dans votre siége, vivez comme il vous plaira, parce que vous serez dans un pays où l’on saura ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas. Vous êtes à Rome, où vos ennemis disent tous les jours que vous êtes décrédité en France : il est de la nécessité de faire voir qu’ils ne disent pas vrai. Vous n’êtes pas ermite, vous êtes cardinal, et cardinal d’une volée que nous appelons dans ce pays dei cardinaloni. Nous y estimons peut-être plus qu’ailleurs la modestie ; mais il faut à un homme de votre âge de votre naissance et de votre sorte, qu’elle soit tempérée ; il faut de plus qu’elle soit si volontaire qu’il n’y ait pas seulement le moindre soupçon qu’elle soit forcée. Il y a beaucoup de gens à Rome qui aiment à assassiner ceux qui sont à terre : n’y tombez pas, mon cher monsieur ; et faites réflexion, je vous supplie, quel personnage vous jouerez dans les rues avec les six estafiers dont vous parlez, quand vous trouverez un petit bourgeois de Paris qui ne s’arrêtera pas devant vous, et qui vous bravera pour faire sa cour au cardinal d’Est ! Vous ne deviez pas venir à Rome, si vous n’étiez pas en résolution et en pouvoir de soutenir votre dignité. Vous ne mettez point l’humilité chrétienne à la perdre ; et je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que le pauvre cardinal Chigi qui vous parle, qui n’a que cinq mille écus de rente, et qui est sur le pied des plus gueux des cardinaux moines, ne peut aller aux fonctions sans quatre carrosses de livrée roulant ensemble, quoiqu’il soit assuré qu’il ne trouvera personne dans les rues qui manque en sa personne au respect que l’on doit à la pourpre. »

Voilà une petite partie de ce que le cardinal Chigi me disoit tous les jours, et de ce que mes autres amis, qui n’étoient pas ou du moins qui ne faisoient pas les ecclésiastiques si zélés que lui, m’exagéroient encore beaucoup davantage. M. le cardinal Barberin éclatoit encore plus que tous les autres contre ce projet de retranchement. Il m’offroit sa bourse : mais comme je ne la voulois pas prendre, et que même j’eusse été fort aise de n’être point à charge à mes proches et à mes amis de France, je me trouvois fort en peine ; et d’autant plus que je les voyois très-disposés à croire que la grande dépense ne m’étoit nullement nécessaire à Rome. Je n’ai guère eu dans ma vie de rencontre plus fâcheuse que celle-là ; et je vous puis dire avec vérité que je ne sais qu’une occasion où j’aie eu plus de besoin de faire un effort terrible sur moi, pour m’empêcher de faire ce que j’aurois souhaité. Si je me fusse cru, je me serois réduit à deux estafiers. La nécessité l’emporta, je connus visiblement que je tomberois dans le mépris, si je ne me soutenois avec éclat : je cherchai un palais pour me loger ; je rassemblai toute ma maison, qui étoit fort grande ; je fis des livrées modestes, mais nombreuses, de quatre-vingts personnes ; je tins une grande table. Les abbés de Courtenay et de Sévigné se rendirent auprès de moi. Campi, qui avoit commandé le régiment italien de M. le cardinal Mazarin, et qui s’étoit depuis attaché à moi, me joignit ; tous mes domestiques y accoururent. Ma dépense fut grande dans le conclave ; elle fut très-grande quand j’en fus sorti : mais elle fut nécessaire, et l’événement fit connoître que le conseil de mes amis d’Italie étoit mieux fondé que celui de mes amis de France : car M. le cardinal d’Est ayant défendu, dès le lendemain de la création du Pape, à tous les Français, de la part du Roi, de s’arrêter devant moi dans les rues, et même aux supérieurs des églises françaises de me recevoir, je fusse tombé dans le ridicule, si je n’eusse été en état de faire respecter ma dignité. Et vous allez connoître clairement cette vérité, par la réponse que le Pape me fit lorsque je le suppliai de me prescrire de quelle manière il lui plaisoit que je me conduisisse à l’égard de ces ordres de M. le cardinal d’Est. Je vous le dirai après que je vous aurai rendu compte des premières démarches qu’il fit après sa création.

Il fit apporter dès le lendemain même son cercueil sous son lit ; il donna le jour suivant un habit particulier aux caudataires des cardinaux ; il défendit au troisième aux cardinaux de porter le deuil au moins en leurs personnes, même de leurs pères. Je me le tins pour dit et je dis même à Azolin, qui en convint, que nous étions pris pour dupes, et que le Pape ne seroit jamais qu’un fort pauvre homme. Le cavalier Bernin[1], qui a du bon sens ; remarqua, deux ou trois jours après, que le Pape n’avoit observé, dans une statue qu’il lui faisoit voir, qu’une petite frange qui étoit au bas de la robe de celui qu’elle représentoit. Ces observations paroissent légères : elles sont certaines. Les grands hommes peuvent avoir de grands foibles : ils ne sont pas même exempts de tous les petits ; mais il y en a dont ils ne sont pas susceptibles ; et je n’ai jamais vu, par exemple, qu’ils aient entamé un grand emploi par des bagatelles. Azolin, qui fit les mêmes remarques que moi, me conseilla de ne pas perdre un moment à engager Rome à ma protection, par la prise du pallium de l’archevêché de Paris. Je le demandai dans le premier consistoire, avant que l’on eût seulement fait réflexion que je pensasse à le demander. Le Pape me le donna naturellement, et sans y faire lui-même de réflexion. La chose étoit dans l’ordre, et il ne la pouvoit refuser selon les règles ; mais vous verrez par les suites que ce n’étoient pas les règles qui le régloient. Ce pas me fit croire qu’il n’auroit pas au moins de peine à faire que l’on me traitât de cardinal à Rome. Je me plaignois à lui des ordres que M. le cardinal d’Est avoit donnés à tous les Français : je lui représentai qu’il ne se contentoit pas de faire le souverain dans Rome, en me dégradant des honneurs temporels, mais qu’il y faisoit encore le souverain pontife, en m’interdisant les églises françaises. L’étoffe étoit large : je ne m’en fis pas faute. Le Pape, à qui M. de Lyonne s’étoit plaint, avec un éclat qui passa jusqu’à l’insolence, de la concession du pallium, me parut fort embarrassé. Il parla beaucoup contre le cardinal d’Est ; il déplora la misérable coutume (ce fut son mot) qui avoit assujetti plutôt qu’attaché les cardinaux aux couronnes, jusqu’au point d’avoir formé entre eux-mêmes un schisme scandaleux. Il s’étendit avec emphase sur la thèse ; mais j’eus mauvaise opinion de mon affaire quand je vis qu’il demeuroit si long-temps sur le général sans descendre au particulier ; et je m’aperçus aussitôt que ma plainte n’étoit pas vaine, parce qu’il s’expliqua enfin, après beaucoup de circonlocutions, en ces termes : « La politique de mes prédécesseurs ne m’a pas laissé un champ aussi libre que mes bonnes intentions le mériteroient. Je conviens qu’il est honteux au collége et même au saint-siége, de souffrir la licence que le cardinal d’Est ou plutôt le cardinal Mazarin se donne en ce rencontre. Mais les Espagnols eurent une prise presque pareille sous Innocent à l’égard du cardinal Barberin et même sous Paul v, le maréchal d’Estrées n’agit guère mieux envers le cardinal Borghèse. Ces exemples, dans un temps ordinaire, n’autoriseroient pas le mal, et je les saurois bien redresser ; mais vous devez faire réflexion, charo mio signor cardinale, que la chrétienté est toute en feu ; qu’il n’y a que le pape Alexandre qui le puisse éteindre ; qu’il est obligé par cette raison, en beaucoup de rencontres, de fermer les yeux, pour ne se pas mettre en état de se trouver inutile à un bien aussi public et aussi nécessaire que celui de la paix générale. Que direz-vous, quand vous saurez ce que de Lyonne m’a déclaré insolemment, depuis trois jours, sur ce que je vous ai donné le pallium, que la France ne me donneroit aucune part au traité dont l’on parle, et qui n’est pas si éloigné que l’on le croit ? Ce que je vous dis n’est pas que je veuille vous abandonner, mais seulement pour vous faire voir qu’il faut que je me conduise avec beaucoup de circonspection, et qu’il est bon que vous m’aidiez de votre côté, et que nous donnions tous deux al tempo. »

Si j’eusse voulu faire ma cour à Sa Sainteté je n’avois qu’à me retirer après ce discours, qui, comme vous voyez, n’étoit qu’un préparatoire à ne point recevoir la réponse que je demandois. Mais comme elle m’étoit absolument nécessaire et même pressée, parce que je me pouvois rencontrer à tous les instans dans l’embarras dont il s’agissoit, je ne crus pas que je dusse en demeurer là avec le Pape ; et je pris la liberté de lui repartir avec un profond respect, en lui représentant que peut-être au sortir du Vatican je trouverois dans la rue le cardinal d’Est, qui, n’étant que cardinal-diacre, devoit s’arrêter devant moi ; que je rencontrerois infailliblement des Français, dont Rome étoit toute pleine ; que je le suppliois de me donner ses ordres, avec lesquels je ne pourrois plus faillir, et sans lesquels je ne savois ce que j’avois à faire ; que si je souffrois que l’on ne me rendît pas ce que le cérémonial veut que l’on rende aux cardinaux, j’appréhendois que le sacré collége n’approuvât pas ma conduite ; que si je me mettois en devoir de me le faire rendre, je craignois de manquer au respect que je devois à Sa Sainteté, à laquelle seule il touchoit de régler tout ce qui nous regardoit et les uns et les autres ; que je la suppliois très-humblement de me prescrire précisément ce que je devois faire et que je l’assurois que je n’aurois pas la moindre peine à exécuter tout ce qu’il lui plairoit de m’ordonner, parce que je croyois qu’il y auroit autant de gloire pour moi à me soumettre à ses ordres, qu’il y auroit de honte à reconnoître ceux de M. le cardinal d’Est.

Ce fut à cet instant où je reconnus pour la première fois le génie du pape Alexandre, qui mettoit partout la finesse. C’est un grand défaut, et d’autant plus grand quand il se rencontre dans les hommes de grandes dignités, qu’ils ne s’en corrigent jamais ; parce que le respect que l’on a pour eux, et qui étouffe les plaintes, fait qu’ils demeurent presque toujours persuadés qu’ils fascinent tout le monde, même dans les occasions où ils ne trompent personne. Le Pape, qui dans la vue de se disculper, ou plutôt de se débarrasser de ma conduite soit à l’égard de la France, soit à celui du sacré collége, eût souhaité que je lui eusse contesté ce qu’il me proposoit, reprit promptement et même vivement la parole de me soumettre, que vous venez de voir, et il me dit : « Le cardinal d’Est, au nom du Roi. » Le ton avec lequel il prononça ce mot, joint à ce que le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, m’avoit dit la veille d’un tour assez pareil qu’il avoit donné trois ou quatre jours auparavant une conversation qu’il avoit eue avec lui : ce ton, dis-je, me fit juger que le Pape s'attendoit que je prendrois le change : que je verbaliserois sur la distinction des ordres du Roi et de ceux de M. le cardinal d’Est, et qu’ainsi il auroit lieu de dire à M. de Lyonne qu’il m’avoit exhorté à l’obéissance ; et à mes confrères, qu’il ne m’avoit recommandé que de demeurer dans les termes du respect que je devois au Roi. Je ne lui donnai lieu ni de l’un ni de l’autre car je lui répondis sans balancer que c’étoit justement ce qui me mettoit en peine, et sur quoi je le suppliois de décider parce que d’un côté le nom du Roi paroissoit, pour lequel je devois avoir toutes sortes de soumissions ; et que de l’autre je voyois celui de Sa Sainteté si blessé, que je ne croyois pas devoir, en mon particulier, donner les mains à une atteinte de cette nature, que je n’en eusse au moins un ordre exprès. Le Pape battit beaucoup de pays pour me tirer, ou plutôt pour se tirer lui-même de la décision que je lui demandois. Je demeurai fixe et ferme. Il courut, il s’égaya : ce qui est toujours facile aux supérieurs. Il me répéta plusieurs fois que le Roi étoit un grand monarque ; il me dit d’autres fois que Dieu étoit encore plus puissant que lui. Tantôt il exagéroit les obligations que les ecclésiastiques avoient à conserver les libertés et les immunités de l’Église ; tantôt il s’étendoit sur la nécessité de ménager dans la conjoncture présente l’esprit des rois. Il me recommanda la patience chrétienne ; il me recommanda la vigueur épiscopale. Il blâma le cérémonial, auquel l’on étoit trop attaché à la cour de Rome ; il en loua l’observation comme étant nécessaire pour le maintien de sa dignité. Le sens littéral de tout son discours étoit que, quoi que je pusse faire, je ne pourrois rien faire qu’il ne pût dire m’avoir défendu. Je le pressai de s’expliquer, autant que l’on peut presser un homme qui est assis dans la chaire de saint Pierre : je n’en pus rien tirer. Je rendis compte de mon audience à M. le cardinal Barberin et à mes amis de l’escadron ; et je vous rendrai celui de la conduite qu’ils me firent prendre après que je vous aurai entretenue, et d’une conversation que M. de Lyonne avoit eue avec le Pape quelques jours auparavant, et de ce qui se passoit entre M. de Lyonne et moi dans le même temps.

De Lyonne, qui n’étoit rétabli à la cour que depuis peu, fut touché au vif de ce que le Pape m’avoit donné le pallium, parce qu’il appréhendoit que M. le cardinal Mazarin ne se prît à lui d’une action qu’il craignoit que l’on n’imputât à sa négligence. Il n’en avoit pas été averti : ce qui pouvoit être un grand crime auprès d’un homme qui lui avoit dit en partant qu’il n’y en avoit pas un à Rome qui ne lui servît volontiers d’espion. L’appréhension qu’il eut de la réprimande l’obligea à en faire une terrible au Pape ; car la manière dont il lui parla ne se peut pas appeler une plainte. Il lui déclara en face que, nonobstant mes bulles, ma prise de possession et mon pallium, le Roi ne me tenoit ni ne me tiendroit jamais pour archevêque de Paris. Voilà une des plus douces phrases de l’oraison ; les figures en furent remplies de menaces d’arrêt du parlement, de décret de Sorbonne, de résolution du clergé de France. L’on jeta quelques mots un peu enveloppés de schisme, et l’on s’expliqua clairement et nettement de l’exclusion entière et absolue que l’on donneroit au Pape du congrès pour la paix générale, que l’on supposoit se devoir traiter au premier jour. Ce dernier chef effraya le pape Alexandre à un tel point, qu’il fit un million d’excuses à de Lyonne, et si basses et même si ridicules qu’elles seront incroyables à la postérité. Il lui dit, les larmes aux yeux, que je l’avois surpris ; qu’il feroit au premier jour une congrégation de cardinaux agréables au Roi, pour examiner ce qui se pourroit faire pour sa satisfaction ; que lui, M. de Lyonne, n’avoit qu’à travailler incessamment et en diligence au mémoire de tout ce qui s’étoit passé dans la guerre civile ; qu’il en feroit très-bonne et très-brève justice à Sa Majesté. Enfin il contenta si bien et si pleinement M. de Lyonne, qu’il écrivit à M. le cardinal Mazarin par un courrier exprès en ces propres termes : « J’espère que je donnerai dans peu de jours une nouvelle encore meilleure que celle-ci à Votre Eminence, qui sera que le cardinal de Retz sera au château Saint-Ange. Le Pape ne compte pour rien les amnisties accordées au parti de Paris, et il m’a dit que le cardinal de Retz ne s’en peut servir, parce qu’il n’y a que le Pape qui puisse absoudre les cardinaux, comme il n’y a que lui qui les puisse condamner. Je ne lui ai pas laissé passer à tout hasard ces alternatives, et je lui ai répondu que le parlement de Paris prétendoit qu’il les peut condamner, et qu’il auroit déjà fait le procès au cardinal de Retz, si Votre Eminence ne s’y étoit opposée avec vigueur, par le pur motif du respect qu’il a pour le Saint-Siége, et pour Sa Sainteté en particulier. Le Pape m’a témoigné qu’il vous en étoit, monseigneur, très-obligé, a et m’a chargé de vous assurer qu’il feroit plus de justice au Roi que le parlement de Paris ne lui en auroit pu faire. » Voilà un des articles de la lettre de Lyonne.

Je vous supplie d’observer que la conversation que j’eus avec le Pape, dont je viens de vous raconter le détail, ne fut précédée que de deux ou trois jours de celle que M. de Lyonne eut avec lui, et qui fut la matière de la lettre que vous venez de voir. Quand même elle ne fût pas venue à ma connoissance je n’eusse pas laissé de m’apercevoir de l’indisposition du Pape, dont j’avois non-seulement des indices, mais des lumières certaines. Monsignor Febei premier maître des cérémonies, homme sage et homme de bien, et qui, de concert avec moi, avoit servi le Pape très-dignement pour son exaltation, m’avertit qu’il le trouvoit beaucoup changé à mon égard, et, à un point, ajouta-t-il, que j’en suis scandalisé al maggior segno. Le Pape avoit même dit à l’abbé Charier qu’il ne comprenoit pas le plaisir qu’il prenoit à faire courir dans Rome le bruit que je gouvernois le pontificat. Le père Hilarion, bernardin, et abbé de Sainte-Croix de Jérusalem, qui étoit un des plus honnêtes hommes du monde, et avec lequel j’avois fait une étroite amitié, me conseilla, sur ce discours du Pape à l’abbé Charier, de faire un tour à la campagne sous prétexte d’y aller prendre l’air ; mais en effet pour lui faire voir que j’étois bien éloigné de m’empresser à la cour : Je suivis son avis, et j’allai un mois ou cinq semaines à Grotta-Ferrata, qui est à quatre lieues de Rome. C’étoit autrefois le Tusculum de Cicéron, et c’est présentement une abbaye de l’ordre de saint Basile. Elle est à M. le cardinal Barberin. Le lieu est extrêmement agréable, et il ne me paroît pas même flatté en ce que son ancien seigneur en dit dans ses épîtres. Je m’y divertissois par la vue de ce qui y paroît encore de ce grand homme ; les colonnes de marbre blanc qu’il fit apporter de Grèce pour son vestibule y soutiennent l’église des religieux, qui sont italiens, mais qui font l’office en grec, et qui ont un chant particulier, mais très-beau. Ce fut dans ce séjour où j’eus connoissance de la lettre de M. de Lionne de laquelle je viens de vous parler. Croissy m’en apporta une copie tirée sur l’original. Il est nécessaire que je vous explique, et qui étoit ce Croissy, et le fond de l’intrigue qui me donna lieu de voir cette lettre.

Croissy étoit un conseiller du parlement de Paris qui s’étoit beaucoup intrigué, comme vous avez vu, dans les affaires du temps. Il avoit été à Munster avec d’Avaux ; il avoit été envoyé par lui vers Ragotski, prince de Transylvanie. Il s’étoit brouillé pour ses intéeêts avec M. Servien ; et cette considération, jointe à son esprit qui étoit, naturellement inquiet, le porta à se signaler contre le Mazarin aussitôt que les mouvemens de sa compagnie lui en eurent donné lieu. L’habitude que M. de Saint-Romain, son ami particulier, avoit auprès de M. le prince de Conti, et celle de M. Courtin[2], qui a l’honneur d’être connu de vous auprès de madame de Longueville, l’attachèrent, dans le temps du siége de Paris, à leurs intérêts. Il se jeta dans ceux de M. le prince aussitôt qu’il se fut brouillé à la cour : il le servit utilement dans le cours de sa prison. Il fut du secret de la négociation, et du traité que la Fronde fit avec lui ; il ne quitta pas son engagement quand nous nous rebrouillâmes avec M. le prince après sa liberté ; mais il garda toujours toutes les mesures d’honnêteté avec nous. Il fut arrêté, peu de jours après ma détention, à Paris, où il étoit retourné contre l’ordre du Roi, et où il se tenoit caché. Il fut mené au bois de Vincennes, où j’étois prisonnier ; et il fut logé dans une chambre au dessus de la mienne. Nous trouvâmes moyen d’avoir commerce ensemble. Il descendoit ses lettres, la nuit, par un filet qu’il laissoit couler vis-à-vis d’une de mes fenêtres. Comme j’étudiois toujours jusqu’à deux heures après minuit, et que mes gardes s’endormaient, je recevois les siennes, et j’attachois les miennes au même filet. Je ne lui fus pas inutile, par les avis que je lui donnai dans le cours de son procès, auquel on travailloit avec ardeur : M. le chancelier le vint interroger deux fois à Vincennes. Il étoit accusé d’intelligence avec M. le prince, même depuis sa condamnation, et depuis sa retraite parmi les Espagnols. C’étoit lui qui avoit proposé le premier, dans le parlement, de mettre à prix la tête de M. le cardinal Mazarin : ce qui n’étoit pas une pièce bien favorable à sa justification. Il sortit toutefois de prison sans être condamné, quoiqu’il fût coupable, par l’assistance de M. le président de Bellièvre, qui étoit un de ses juges, et qui me dit, le jour qu’il me vint prendre à Vincennes, qu’il lui avoit fait un certain signe duquel je ne me ressouviens pas, qui l’avoit redressé et sauvé dans la réponse qu’il faisoit à un des interrogatoires de M. le chancelier. Enfin il sortit d’affaire sans être jugé et de prison sur la parole qu’il donna de se défaire de sa charge, et de quitter ou Paris ou le royaume : je ne sais plus proprement lequel ce fut. Il vint à Rome, il m’y trouva ; il se logea, si je ne me trompe, avec Châtillon, de qui il étoit ami. Ils venoient ensemble presque tous les soirs chez moi, n’y osant venir de jour, parce que les Français avoient défense de me voir. Ils avoient l’un et l’autre habitude particulière avec le petit Fouquet, qui est présentement évêque d’Agde, qui étoit aussi à Rome en ce temps-là, et qui trouvoit mauvais que M. de Lyonne prît la liberté de coucher avec sa femme, avec laquelle le petit Fouquet étoit fort bien ; et qui de plus, ayant en vue l’emploi de Rome pour lui-même, étoit bien aise de faire jouer au mari un mauvais personnage, qui lui donnât lieu de lui porter des bottes du côté de la cour. Il crut que le meilleur moyen d’y réussir seroit de brouiller et d’embarrasser la principale ou plutôt l’unique négociation qu’il y avoit, qui étoit celle de mon affaire ; et il s’adressa pour cela à Croissy, en le priant de m’avertir qu’il me feroit savoir ponctuellement tous les pas qui s’y feroient ; que j’aurois les copies des dépêches du cocu (il n’appeloit jamais autrement Lyonne), devant qu’elles sortissent de Rome ; que j’aurois celles du Mazarin un quart-d’heure après que le cocu les auroit reçues ; et que lui Fouquet étoit maître de tout ce qu’il me proposoit, parce qu’il l’étoit absolument de madame de Lyonne, de laquelle son mari ne se cachoit aucunement ; et laquelle, de plus, étoit enragée contre son mari, parce qu’il étoit passionnément amoureux dans ce temps-là d’une petite femme de chambre qu’elle avoit, qui étoit fort jolie, et qui s’appeloit Agathe. Cet avantage si grand, comme vous voyez, que j’avois sur de Lyonne, fut la principale cause pour laquelle je ne fis pas assez de cas des avances qu’il m’avoit faites par M. de Montrésor. Il ne m’en devoit pas empêcher, et j’eus tort. Deux choses contribuèrent à me faire faire cette faute. La première fut le plaisir que nous avions tous les soirs, Croissy, Châtillon et moi, à tourner le cocu en ridicule ; et j’observai, quoique trop tard, en ce rencontre, ce que j’ai encore remarqué en d’autres, qu’il faut s’appliquer avec soin dans les grandes affaires, encore plus que dans les autres à se défendre du goût que l’on trouve à la plaisanterie. Elle y amuse, elle y chatouille elle y flatte ; ce goût, en plus d’une occasion, a coûté cher à M. le prince. L’autre incident qui m’aigrit d’abord contre de Lyonne fut qu’au sortir du conclave il envoya par ordre exprès de la cour, à ce qu’il m’a dit depuis à Saint-Germain, un expéditionnaire appelé La Borne qui étoit celui du cardinal Mazarin, au palais de Notre-Dame de Lorette, dans lequel je logeois, avec une signification en forme, par laquelle il étoit ordonné à tous mes domestiques sujets du Roi de me quitter, sous peine de crime de lèse-majesté, comme rebelle à Sa Majesté et traître à ma patrie. Ces termes me fâchèrent. Le nom du Roi sauva l’expéditionnaire de l’insulte ; mais le chevalier de Bois-David, qui étoit à moi, jeune et folâtre, lui fit, comme il sortoit, quelque commémoration de cornes, très applicable au sujet. Ainsi l’on s’engage souvent plus par un mot que par une chose ; et cette réflexion m’a obligé de me dire à moi-même, plus d’une fois que l’on ne peut assez peser les moindres mots dans les plus grandes affaires.

  1. Le cavalier Bernin : Giovani-Lorenzo Bernini. Il étoit statuaire, architecte et peintre. En 1665, Louis xiv le fit venir pour présider à la restauration du Louvre. Comme ses plans auroient exigé qu’on détruisît ce qui existoit, on préféra ceux de Perrault, à qui l’on doit la fameuse colonnade. Bernin jouissoit à Rome de la plus haute réputation et ses compatriotes l’appeloient le Michel-Ange moderne. Il mourut en 1680, âgé de quatre-vingt-deux ans.
  2. M. Courtin : Antoine. Il fut employé dans plusieurs missions diplomatiques et s’étant retiré des affaires, il composa un grand nombre d’ouvrages aujourd’hui oubliés. Sa traduction du Traité du droit de la guerre et de la paix par Grotius, est inférieure à celle que publia depuis Barbeyrac. Courtin mourut en 1685.