Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre cinquième/Section 1


Je ne demeurai que quatre heures à Piombino ; j’en sortis aussitôt que j’eus dîné, et je pris la route de Florence. Je trouvai à trois ou quatre lieues de Volterre un signor Annibal (je ne me ressouviens pas du nom de sa maison) : il étoit gentilhomme de la chambre du grand duc, et il venoit de sa part, sur l’avis que le gouverneur de Porto-Ferrajo lui avoit donné de me faire complimenter, et me prier d’agréer de faire une légère quarantaine avant que d’entrer plus avant dans le pays.

Il étoit un peu brouillé avec les Gênois et il appréhendoit que, sous le prétexte de communication avec les gens qui venoient de la côte d’Espagne, suspecte de contagion, ils n’interdissent le commerce de la Toscane. Le signor Annibal me mena dans une maison qui est sous Volterre, qui s’appelle l’Hospitalita, et qui est bâtie sur le champ de bataille où Catilina fut tué. Elle étoit autrefois au grand Laurent de Médicis, et elle est tombée par alliance dans la maison de Corsini. J’y demeurai neuf jours, et j’y fus toujours servi magnifiquement par les officiers du grand duc. L’abbé Charier, qui, sur le premier avis de mon arrivée, étoit allé à Porto-Ferrajo étoit venu de Florence en poste m’y trouver et le bailli de Gondy m’y vint prendre avec les carrosses du grand duc, pour me mener coucher à Camogliane, belle et superbe maison qui est au marquis Nicolini, son parent proche. J’en partis le lendemain au matin d’assez bonne heure, pour aller coucher à Lambrosiano, qui est un lieu de chasse où le grand duc étoit depuis quelques jours. Il me fit l’honneur de venir au devant de moi à une lieue de là jusqu’à Empoli, qui est une assez jolie ville ; et le premier mot qu’il me dit, après le premier compliment, fut que je n’avois pas trouvé en Espagne les Espagnols de Charles-Quint. Comme il m’eut mené dans mon appartement à Lambrosiano, et que je me vis dans ma propre chambre dans un fauteuil au dessus de lui, je lui demandai si je jouois bien la comédie. Il ne m’entendoit pas d’abord ; mais comme il eut connu que je lui voulois marquer par là que je ne me méconnoissois pas moi-même, et que je ne prenois pas la main sur lui sans y faire au moins la réflexion que je devois, il me dit : « Vous êtes le premier cardinal qui m’ait parlé ainsi ; vous êtes aussi le premier pour qui je fasse ce que je fais sans peine. » Je demeurai trois jours avec lui à Lambrosiano et le second, il entra dans ma chambre tout ému, en me disant : « Je vous apporte une lettre du duc d’Arcos, vice-roi de Naples, qui vous fera voir l’état où est le royaume de Naples. « Cette lettre portoit que M. de Guise y étoit descendu ; qu’il y avoit eu un grand combat auprès de la tour des Grecs ; qu’il espéroit que les Français ne feroient point de progrès ; qu’au moins les gens de guerre le lui faisoient espérer ainsi. « Car comme disoit le vice-roi, jo non soi soldato je suis obligé de m’en rapporter à eux. » La confession, : comme vous voyez, est assez plaisante pour un vice-roi. Le grand duc me fit beaucoup d’offres, quoique le cardinal Mazarin l’eût fait menacer, de la part du Roi même, de rupture, s’il me donnoit passage par ses États. Rien ne pouvoit être plus ridicule ; et le grand duc lui répondit par son résident, qui me l’a confirmé depuis, qu’il le prioit de lui donner une invention de faire agréer au Pape et au sacré collége le refus qu’il m’en pourroit faire. Je ne pris de toutes les offres du grand duc que quatre mille écus, que je me crus nécessaires, parce que l’abbé Charier m’avoit dit qu’il n’y avoit encore aucune lettre de change pour moi à Rome. J’en fis ma promesse ; et je les dois encore au grand duc, qui a trouvé bon que je le misse le dernier dans le catalogue de mes créanciers, comme celui qui est assurément le moins pressé de son remboursement.

J’allai de l’Ambrosiane à Florence, où je demeura deux jours avec le cardinal Jean-Charles de Médicis et M. le prince Léopold son frère, qui a aussi depuis été cardinal. Ils me donnèrent une litière du grand duc, qui me porta jusqu’à Sienne, où je trouvai M. le prince Mathias, qui en étoit gouverneur. Il ne se peut rien ajouter aux honnêtetés que je reçus de cette maison, qui a véritablement hérité du titre de magnifique que quelques-uns d’eux ont porté, et que tous ont mérité. Je continuai mon chemin dans leurs litières, et avec leurs officiers ; et comme les pluies furent excessives en Italie, je faillis à me noyer auprès de Ponte-Cantine dans un torrent, dans lequel un coup de tonnerre qui effraya mes mules fit tomber la nuit ma litière. Le péril y fut certainement fort grand.

Comme je fus à une demi-journée de Rome, l’abbé Rousseau, qui, après m’avoir tenu à Nantes la corde avec laquelle je me sauvai, s’étoit sauvé lui-même fort résolument et fort heureusement du château, et qui étoit venu m’attendre à Rome, l’abbé Rousseau, dis-je, vint au devant de moi pour me dire que la faction de France s’étoit fort déclarée à Rome contre moi, et qu’elle menaçoit même de m’empêcher d’y entrer. Je continuai mon chemin, je n’y trouvai aucun obstacle, et j’arrivai, par la porte Angélique[1] à Saint-Pierre, où je fis ma prière, et d’où j’allai descendre chez l’abbé Charier. J’y trouvai monsignor Febey, maître des cérémonies, qui m’y attendoit, et qui avoit ordre du Pape de me diriger dans ces commencemens. Monsignor Franzoni, trésorier de la chambre, et qui est présentement cardinal, y arriva ensuite avec une bourse dans laquelle il y avoit quatre mille écus en or, que Sa Sainteté m’envoyoit avec mille et mille honnêtetés. J’allai dès le soir en chaise, inconnu, chez la signora Olimpia et chez madame la princesse de Rossanne et je revins coucher, sans être accompagné que de deux gentilshommes, chez l’abbé Charier.

Le lendemain, comme j’étois au lit, l’abbé de La Rocheposai, que je ne connoissois point du tout, entra dans ma chambre ; et après qu’il m’eut fait son premier compliment sur quelque alliance qui est entre nous, il me dit qu’il se croyoit obligé de m’avertir que le cardinal d’Est protecteur de France, avoit des ordres terribles du Roi ; qu’il se tenoit à l’heure même une congrégation des cardinaux français chez lui, qui alloient décider du détail de la résolution que l’on y prendroit contre moi ; mais que la résolution y étoit déjà prise en gros, conformément aux ordres de Sa Majesté, de ne me point souffrir à Rome, et de m’en faire sortir à quelque prix que ce fût. Je répondis à M. l’abbé de La Rocheposai que j’avois eu de si violens scrupules de ces manières d’armemens que j’avois autrefois faits à Paris que j’étois résolu de mourir plutôt mille fois que de songer à aucune défense ; que d’un autre côté je ne croyois pas qu’il fût du respect à un cardinal d’être venu si près du Pape pour sortir de Rome sans lui baiser les pieds ; et qu’ainsi tout ce que je pouvois faire, dans l’extrémité où je me trouvois, étoit de m’abandonner à la providence de Dieu, et d’aller dans un quart d’heure tout seul à la messe, s’il lui plaisoit, avec lui, dans une petite église qui étoit à la vue du logis. L’abbé de La Rocheposai s’aperçut que je me moquois de lui, et il sortit de mon logis assez mal satisfait de sa négociation, de laquelle, à mon avis, il avoit été chargé par le pauvre cardinal Antoine, bon homme, mais foible au delà de l’imagination. Je ne laissai pas de faire donner avis au Pape des menaces et il envoya aussitôt au comte Vidman, noble vénitien, colonel de sa garde, l’abbé Charier, pour lui dire qu’il lui répondroit de ma personne, en cas que s’il voyoit la moindre apparence de mouvement dans la faction de France, il ne disposât pas comme il lui plairoit de ses Suisses, de ses Corses, de ses lanciers et de ses chevau-légers. J’eus l’honnêteté de faire donner avis de cet ordre à M. le cardinal d’Est, quoique indirectement, par monsignor Scotti ; et M. le cardinal d’Est eut aussi la bonté de me laisser en repos.

Le Pape me donna une audience de quatre heures dès le lendemain, où il me donna toutes les marques d’une bonne volonté qui étoit bien au dessus de l’ordinaire et d’un génie qui étoit bien au dessus du commun. Il s’abaissa jusqu’au point de me faire des excuses de ce qu’il n’avoit pas agi avec plus de vigueur pour ma liberté. Il en versa des larmes, même avec abondance, en me disant : « Dio lo pardoni à ceux qui ont manqué de me donner le premier avis de votre prison ! Ce forfante de Valancey me surprit, et il me vint dire que vous étiez convaincu d’avoir attenté sur la personne du Roi. Je ne vis aucun courrier, ni de vos proches, ni de vos amis. L’ambassadeur eut tout le loisir de débiter ce qu’il lui plut et d’amortir le premier feu du sacré collége, dont la moitié crut que vous étiez abandonné de tout le royaume, en ne voyant ici personne de votre part. » L’abbé Charier, qui, faute d’argent, étoit demeuré dix ou douze jours à Paris depuis ma détention, m’avoit instruit de tout ce détail à l’Hospitalita ; et il y avoit même ajouté qu’il y seroit peut-être demeuré encore longtemps si l’abbé Amelot ne lui avoit apporté deux mille écus. Ce délai me coûta cher : car il est vrai que si le Pape eût été prévenu par un courrier de mes amis, il n’eût pas donné audience à l’ambassadeur, où il ne la lui auroit donnée qu’après qu’il auroit pris lui-même ses résolutions. Cette faute fut capitale, et d’autant plus qu’elle étoit de celles que l’on peut aisément s’empêcher de commettre. Mon intendant avoit quatorze mille livres de mon argent quand je fus arrêté ; mes amis n’en manquoient pas même à mon égard, comme il parut par les assistances qu’ils me donnèrent dans les suites. Ce n’est pas l’unique occasion dans laquelle j’ai remarqué que l’aversion que la plupart des hommes ont à se dessaisir fait qu’ils ne le font jamais assez tôt, même dans les rencontres où ils sont les plus résolus de le faire. Je ne me suis jamais ouvert à qui que ce soit de ce détail, parce qu’il touche particulièrement quelques-uns de mes amis. Je suis uniquement à vous, et je vous dois la vérité tout entière.

Le Pape tint consistoire le jour qui suivit l’audience dont je viens de vous rendre compte tout exprès pour me donner le chapeau. « Et comme, me dit-il, vostro protettore di quattro baiocchi (il n’appeloit jamais autrement le cardinal d’Est) est tout propre à faire quelque impertinence en cette occasion, il le faut amuser, et lui faire croire que vous ne viëndrez point au consistoire. » Cela me fut aisé, parce que j’étois, dans la vérité, très-mal de mon épaule, et si mal que Nicolo, le plus fameux chirurgien de Rome, disoit que si l’on n’y travailloit en diligence je courois fortune de tomber dans des accidens encore plus fâcheux. Je me mis au lit, sous ce prétexte, au retour de chez le Pape. Il fit courir je ne sais quel bruit touchant ce consistoire, qui aida à tromper les Français. Ils y allèrent tous bonnement, et ils furent fort étonnés quand ils m’y virent entrer avec le maître des cérémonies, et en état de recevoir le chapeau. Messieurs les cardinaux d’Est et des Ursins sortirent, et le cardinal Bichi demeura. L’on ne peut s’imaginer l’effet que ces sortes de pièces font en faveur de ceux qui les jouent bien, dans un pays où il est moins permis de passer pour dupe qu’en lieu du monde.

La disposition où le Pape étoit pour moi, laquelle alloit jusqu’au point de penser m’adopter pour son neveu, et l’indisposition cruelle qu’il avoit contre M. le cardinal Mazarin, eussent apparemment donné dans peu d’autres scènes, s’il ne fût tombé malade trois jours après, de la maladie de laquelle il mourut au bout de cinq semaines ; de sorte que tout ce que je pus faire, avant le conclave, fut de me faire traiter de ma blessure. Nicolo me démit l’épaule pour la seconde fois, pour la remettre. Il me fit des douleurs inconcevables, et il ne réussit pas dans son opération.

[1655] La mort du Pape arriva[2] ; et comme j’avois presque toujours été au lit, je n’avois eu que fort peu de temps pour me préparer au conclave, qui devoit être toutefois, selon toutes les apparences, d’un très-grand embarras pour moi. M. le cardinal d’Est disoit publiquement qu’il avoit ordre du Roi, non-seulement de ne point communiquer avec moi, mais même de ne me point saluer. Le duc de Terra-Nova, ambassadeur d’Espagne, m’avoit fait toutes les offres imaginables de la part du roi son maître, aussi bien que le cardinal de Harrach au nom de l’Empereur. Le vieux cardinal de Médicis, doyen du sacré collége et protecteur d’Espagne, prit d’abord une inclination naturelle pour moi. Mais vous jugez assez, par ce que vous avez vu de Saint-Sébastien et de Vivaros, que je n’avois pas dessein d’entrer dans la faction d’Autriche. Je n’ignorois pas qu’un cardinal étranger, persécuté par son Roi, ne pouvoit faire qu’une figure très-médiocre dans un lieu où les égards que le général et les particuliers ont pour les couronnes ont encore plus de force qu’ailleurs par les intérêts plus pressans et plus présens que tout le monde trouve à ne leur pas déplaire. Il m’étoit toutefois, non pas seulement d’importance, mais de nécessité pour les suites, de ne pas demeurer sans mesures dans un pays où la prévoyance n’a pas moins de réputation que d’utilité : je me trouvai, pour vous dire le vrai, fort embarrassé dans cette conjoncture. Voici comme je m’en démêlai. Le pape Innocent, qui étoit un grand homme, avoit eu une application particulière au choix qu’il avoit fait des sujets pour les promotions des cardinaux ; et il est constant qu’il ne s’y étoit que fort peu trompé. La signora Olimpia le força, en quelque façon, par l’ascendant qu’elle avoit sur son esprit, à honorer de cette dignité Maldachin son neveu, qui n’étoit encore qu’un enfant mais on peut dire qu’à la réserve de celui-là, tous les autres furent ou bons, ou soutenus par des considérations qui les justifièrent. Il est même vrai qu’en la plupart le mérite et la naissance concoururent à les rendre illustres. Ceux de ce nombre qui ne se trouvèrent pas attachés aux couronnes par la faction se trouvèrent tout-à-fait libres à la mort du Pape, parce que le cardinal Pamphile son neveu ayant remis, son chapeau pour épouser madame la princesse de Rossane, et le cardinal Astali, que Sa Sainteté avoit adopté, ayant été dégradé depuis du népotisme, même avec honte, il n’y avoit plus personne qui pût se mettre à la tête de cette faction dans le conclave. Ceux qui se rencontrèrent en cet état, que l’on peut appeler de liberté, étoient les cardinaux Chigi, Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Aquaviva, Pio, Borromée, Albizzi, Gualtieri, Azolin, Omedei, Cibo, Odescalchi, Vidman, Aldobrandin. Dix de ceux-là, qui furent Lomelin, Ottoboni, Imperiali, Borromée, Aquaviva, Pio, Gualtieri, Albizzi, Omedei, Azolin, se mirent dans l’esprit de se servir de leur liberté pour affranchir le sacré collége de cette coutume qui assujettit à la reconnoissance des voix qui ne devroient reconnoître que les mouvemens du Saint-Esprit. Ils résolurent de ne s’attacher qu’à leur devoir, et de faire une profession publique, en entrant dans le conclave, de toutes sortes d’indépendances et de factions et de couronnes. Comme celle d’Espagne étoit en ce temps-là la plus forte à Rome, et par le nombre des cardinaux et par la jonction des sujets, qui étoient assujettis à la maison de Médicis, ce fut celle aussi qui éclata le plus contre cette indépendance de l’escadron volant : c’est le nom que l’on donna à ces dix cardinaux que je viens de vous nommer.

Je pris ce moment de l’éclat que le cardinal Jean-Charles de Médicis fit au nom de l’Espagne contre cette union, pour entrer moi-même dans leur corps : à quoi je mis toutefois le préalable qui étoit nécessaire à l’égard de la France ; et je priai monsignor Scotti, qui y avoit été nonce extraordinaire, et qui étoit agréable à la cour, d’aller chez tous les cardinaux de la faction, leur dire que je les suppliois de me dire ce que j’avois à faire pour le service du Roi ; que je ne demandois pas le secret, et qu’il suffisoit que l’on me dît jour à jour les pas que j’aurois à faire pour remplir mon devoir.

M. le cardinal Grimaldi fit une réponse fort civile et même fort obligeante à monsignor Scotti ; mais messieurs les cardinaux d’Est, Bichi et Ursin me traitèrent de haut en bas, même avec mépris. Je déclarai dès le lendemain publiquement que puisqu’on ne me vouloit donner aucun moyen de servir la France, je croyois que je ne pouvois rien faire de mieux que de me mettre au moins dans la faction la plus indépendante de celle d’Espagne. J’y fus reçu avec toutes les honnêtetés imaginables, et l’événement fit voir que j’avois eu raison.

Je n’en eus pas tant dans la conduite que j’eus au même moment avec M. de Lyonne. Il s’étoit raccommodé avec M. le cardinal Mazarin, qui l’envoya à Rome pour agir contre moi, et qui, pour l’y tenir avec plus de dignité, lui donna la qualité d’ambassadeur extraordinaire vers les princes d’Italie. Comme il étoit assez ami de Montrésor, il le vit devant qu’il partît. Il le pria de m’écrire qu’il n’oublieroit rien pour adoucir les choses, et que je le connoîtrois par les effets. Il parloit sincèrement : son intention pour moi étoit assez bonne. Je n’y répondis pas comme je devois ; et cette faute n’est pas une des moindres de celles que j’ai commises pendant ma vie. Je vous en dirai le détail, et les raisons de ma conduite, qui n’étoit pas bonne, après que je vous aurai rendu compte du conclave.

Le premier pas que fit l’escadron volant, dans l’intervalle des neuf jours qui sont employés aux obsèques du Pape, fut de s’unir avec le cardinal Barberin, qui avoit dans l’esprit de porter au pontificat le cardinal Sachetti, homme d’une représentation pareille à celle, du feu président de Bailleul, de qui Ménage disoit qu’il n’étoit bon qu’à peindre. Le cardinal Sachetti n’avoit effectivement qu’un fort médiocre talent ; mais comme il étoit créature du pape Urbain, et qu’il avoit toujours été fidèlement attaché à sa maison, Barberin l’avoit en tête, et avec d’autant plus de fermeté que son exaltation paroissoit et étoit en effet difficile au dernier point. M. le cardinal Barberin, dont la vie est angélique, a un travers dans l’humeur qui le rend, comme ils disent en Italie, inamoralo dé l’impossible. Il ne s’en falloit guère que l’exaltation de Sachetti ne fût de ce genre. L’amitié étroite entre lui et Mazarin, qui avoit été sinon domestique, au moins commensal de son frère, n’étoit pas une bonne recommandation pour lui envers l’Espagne : mais ce qui l’éloignoit encore plus de la chaire de saint Pierre étoit la déclaration publique que la maison de Médicis, qui étoit d’ailleurs à la tête de la faction d’Espagne, avoit faite contre lui dès le précédent conclave.

Ceux de l’escadron qui avoient en vue de faire pape le cardinal Chigi crurent que l’unique moyen pour engager M. le cardinal Barberin à le servir seroit de l’y obliger par reconnoissance, et de faire sincèrement et de bonne foi tous leurs efforts pour porter au pontificat Sachetti, voyant qu’ils seroient pourtant inutiles par l’événement, ou du moins qu’ils ne seraient utiles qu’à les lier si étroitement et si intimement avec le cardinal Barberin, qu’il ne pourroit s’empêcher lui-même de concourir dans la suite à ce qu’ils désiroient. Voilà l’unique secret de ce conclave, sur lequel tous ceux à qui il a plu d’écrire ont dit mille’ét mille impertinences ; et je soutiens que le raisonnement de l’escadron étoit fort juste. Le voici : « Nous sommes persuadés que Chigi est le sujet du plus grand mérite qui soit dans le collége, et nous ne le sommes pas moins qu’on ne le peut faire pape qu’en faisant tous nos efforts pour réussir à Sachetti. Le pis du pis est que nous réussissions à Sachetti, qui n’est pas trop bon, mais qui est toujours un des moins mauvais. Selon toutes les apparences du monde, nous n’y réussirons pas : auquel cas nous ferons tomber Barberin à Chigi par reconnoissance et par l’intérêt de nous y conserver. Nous y ferons venir l’Espagne et Médicis, par l’appréhension que nous n’emportions à la fin le plus de voix pour Sachetti ; et la France, par l’impossibilité où elle se trouvera de l’empêcher. » Ce raisonnement beau et profond, auquel il faut avouer que M. le cardinal Azolin eut plus de part que personne, fut approuvé tout d’une voix dans la Transpontine, où l’escadron volant s’assembla dès les premiers jours des obsèques du Pape, et après même que l’on y eut examiné mûrement les difficultés de ce dessein, qui eussent paru insurmontables à des esprits médiocres. Les grands noms sont toujours de grandes raisons aux petits génies. France, Espagne, Empire, Toscane, étoient des mots tout propres à épouvanter les gens. Il n’y avoit aucune apparence que le cardinal Mazarin pût agréer Chigi, qui avoit été nonce à Munster dans le temps de la négociation de la paix, et qui s’étoit déclaré ouvertement dans plus d’une occasion contre Servien, qui étoit plénipotentiaire de France. Il n’y avoit pas de vraisemblance que l’Espagne lui dût être favorable. Le cardinal Trivulce, le plus capable sujet de sa faction et peut-être du sacré collége déclamoit publiquement contre lui comme contre un bigot ; et il appréhendoit dans le fond extrêmement son exaltation, par la crainte qu’il avoit de sa sévérité, peu propre à souffrir la licence de ses débauches, qui, à la vérité ; étoient scandaleuses. Il n’étoit pas croyable que le cardinal Jean-Charles de Médicis pût être bien intentionné pour lui, et par la même raison, et par celle de sa naissance ; car il étoit Siennois et connu pour aimer passionnément sa patrie, qui est pareillement connue pour n’aimer pas passionnément la domination de Florence.

Toutes ces considérations furent pesées et examinées. On pesa l’apparent, le douteux et le possible ; et l’on se fixa à la résolution que je viens de vous marquer, avec une sagesse qui étoit d’autant plus profonde qu’elle paroissoit hardie. Il faut avouer qu’il n’y a peut-être jamais eu de concert où l’harmonie ait été si juste qu’en celui-ci ; et il sembloit que tous ceux qui y entroient ne fussent nés que pour agir les uns avec les autres. L’activité d’Imperiali y étoit tempérée par le flegme de Lomelin ; la profondeur d’Ottoboni se servoit utilement de la hauteur d’Aquaviva ; la candeur d’Omodei et la froideur de Gualtieri y couvroient, quand il étoit nécessaire, l’impétuosité de Pio et la duplicité d’Albizi, Azolin, qui est un des plus beaux et des plus faciles esprits du monde, veilloit avec une application d’esprit continuelle aux mouvemens de ces différens ressorts ; et l’inclination que messieurs les cardinaux de Médicis et Barberin, chefs des deux factions les plus opposées, prirent pour moi d’abord, suppléa, dans.les rencontres en ma personne, au défaut des qualités qui m’étoient nécessaires pour y tenir mon coin. Tous les acteurs firent bien, le théâtre fut toujours rempli ; les scènes n’y furent pas beaucoup diversifiées mais la pièce fut belle, d’autant plus qu’elle fut simple. Quoi qu’en aient écrit les compilateurs des conclaves, il n’y eut de mystère que celui que je vous ai expliqué ci-devant. Il est vrai que les épisodes en furent curieux : je m’explique.

Le conclave fut, si je ne me trompe, de quatre-vingts jours. Nous donnions tous les matins et toutes les après-dînées, trente-deux et trente-trois voix à Sachetti ; et ces voix étoient celles de la faction de France ; des créatures du pape Urbain, oncle de M. le cardinal Barberin et de l’escadron volant. Celles des Espagnols, des Allemands et des Médicis se répandoient sur différens sujets dans tous les scrutins ; et ils affectoient d’en user ainsi, pour donner à leur conduite un air plus ecclésiastique et plus épuré d’intrigues et de cabales que le nôtre n’avoit. Ils ne réussirent pas dans leur projet, parce que les mœurs très-déréglées de M. le cardinal Jean-Charles de Médicis et de M. le cardinal Trivulce qui étoient proprement les ames de leurs factions, donnoient bien plus de lustre à la piété exemplaire de M. le cardinal Barberin, qu’ils ne lui en pouvoient ôter par leurs artifices. Le cardinal Cesi pensionnaire d’Espagne et l’homme le plus singe en tout sens que j’aie jamais connu.me disoit un jour à ce propos fort plaisamment ? : « Vous nous battrez à la fin car nous nous décréditons, en ce, que nous nous voulons faire passer pour gens de bien. » Le faux trompe quelquefois, mais il ne trompe pas long-temps quand il est relevé par d’habiles gens. Leur faction perdit en peu de jours, le concetto (qu’ils appellent en ce pays-là) de vouloir le bien. Nous gagnâmes de bonne heure cette réputation, parce que, dans la vérité, Sachetti, qui étoit aimé à cause de sa douceur, passoit pour homme de bonnes et droites intentions ; et parce que le ménagement que la maison de Médicis étoit obligée d’avoir pour le cardinal Rasponi, quoiqu’elle ne l’eût pas voulu en effet pour pape, nous donna lieu de faire croire dans le monde qu’elle vouloit installer dans la chaire de Saint-Pierre la Volpe (c’est ainsi que l’on appeloit le cardinal Rasponi, parce qu’il passoit pour un fourbe). Ces dispositions, jointes à plusieurs autres qui seroient trop longues à déduire, firent que la faction d’Espagne s’aperçut qu’elle perdoit du terrain ; et quoique cette perte n’allât pas jusqu’au point de lui faire croire que nous pensions à faire le Pape sans sa participation, elle ne laissa pas d’appréhender que son parti ayant beaucoup de vieillards, et le nôtre beaucoup de jeunes, le temps ne pût être facilement pour nous. Nous surprîmes une lettre de l’ambassadeur d’Espagne au cardinal Sforce, qui faisoit voir cette crainte en termes exprès ; et nous comprîmes même par l’air de cette lettre, plus que par ses paroles, que cet ambassadeur n’étoit pas trop content de la manière d’agir de Médicis. Je suis trompé si ce ne fut monsignor Febrei qui surprit cette lettre. Cette semence fut cultivée avec beaucoup de soin dès qu’elle eut paru ; et l’escadron, qui par le canal de Borromée, milanois, et d’Aquaviva, napolitain, gardoit toujours beaucoup de mesures d’honnêtetés avec l’ambassadeur d’Espagne, n’oublia pas de lui faire pénétrer qu’il étoit du service du Roi son maître, et de son intérêt particulier de lui ambassadeur, de ne se pas si fort abandonner aux Florentins, qu’il assujetît et à leurs maximes et à leurs caprices la conduite d’une couronne pour laquelle tout le monde avoit du respect.

Cette poudre s’échauffa peu à peu, et elle prit feu dans son temps. Je vous ai déjà dit que la faction de France donnoit toute sa force à Sachetti avec nous. La différence est qu’elle y donnoit à l’aveugle, croyant qu’elle y pourroit réussir, et que nous y donnions avec une lumière presque certaine que nous ne pourrions pas l’emporter : ce qui faisoit qu’elle n’y prenoit point de mesures hypothétiques, si l’on peut parler ainsi ; c’est-à-dire qu’elle ne songeoit pas à se résoudre quel parti elle prendroit, en cas qu’elle ne pût réussir à Sachetti. Comme le nôtre étoit pris selon cette disposition que nous tenions presque pour constante, nous nous appliquions par avance à affoiblir celle de France, pour le temps dans lequel nous jugions qu’elle nous seroit opposée. Je donnai par hasard l’ouverture à Jean-Charles de débaucher le cardinal Ursin, qu’il eut à bon marché ; et ainsi dans le moment que la faction d’Espagne ne songeoit qu’à se défendre de Sachetti, et que celle de France ne pensoit qu’à le porter, nous travaillions pour une fin sur laquelle ni l’une ni l’autre ne faisoit aucune réflexion, à diviser celle-là et à affoiblir celle-ci. L’avantage de se trouver en cet état est grand, mais il est rare. Il falloit pour cela une rencontre pareille à celle dans laquelle nous étions, et qui ne se verra peut-être pas en dix mille ans. Nous voulions Chigi, et nous ne le pouvions avoir qu’en faisant tout ce qui étoit en notre pouvoir pour l’exaltation de Sachetti, et nous étions moralement assurés que ce que nous ferions pour Sachetti ne pourroit réussir : de sorte que la bonne conduite nous portoit à ce à quoi nous étions obligés par la bonne foi. Cette utilité n’étoit pas la seule : notre manœuvre couvroit notre marche, et nos ennemis tiroient à faux, parce qu’ils visoient à faux, et toujours où nous n’étions pas. Vous verrez le succès de cette conduite après que je vous aurai expliqué celle de Chigi, et la raison pour laquelle nous avions jeté les yeux sur lui.

Il étoit créature du pape Innocent, et le troisième de la promotion de laquelle j’avois été le premier. Il avoit été inquisiteur à Malte et nonce à Munster, et il avoit acquis en tous lieux la réputation d’une intégrité sans tache. Ses mœurs avoient été sans reproches dès son enfance. Il savoit assez d’humanités pour faire paroître au moins une teinture suffisante des autres sciences. Sa sévérité paroissoit douce, ses maximes paroissoient droites ; il se communiquoit peu, mais ce peu qu’il se communiquoit étoit mesuré et sage, (savio col silentio), mieux qu’homme que j’aie jamais connu. Tous les dehors d’une piété véritable et solide relevoient merveilleusement toutes ces qualités, ou plutôt toutes ces apparences. Ce qui leur donnoit un corps au moins fantastique étoit ce qui s’étoit passé à Munster entre Servien et lui. Celui-là, qui étoit connu et reconnu pour le démon exterminateur de la paix ; s’y étoit cruellement brouillé avec le Contarin, ambassadeur de Venise, homme sage et homme de bien. Chigi se signala pour le Contarin, sachant qu’il faisoit fort bien sa cour à Innocent. L’opposition de Servien, qui étoit dans l’exécration des peuples, lui concilia l’amour public, et lui donna de l’éclat. La morgue qu’il garda avec le cardinal Mazarin, lorsqu’il se trouva, ou à Aix-la-Chapelle, ou à Bruxelles en revenant de Munster, plut à Sa Sainteté. Elle le rappela à Rome, et le fit secrétaire d’État et cardinal. On ne le connoissoit que par les endroits que je viens de vous marquer. Comme Innocent étoit d’un génie fort perçant, il découvrit bientôt que le fond de celui de Chigi n’étoit ni si bon ni si profond qu’il se l’étoit imaginé ; mais cette pénétration du Pape ne nuisit pas à la fortune de Chigi : au contraire elle y servit, parce qu’Innocent, qui se voyoit mourant, ne voulut point condamner son propre choix ; et que Chigi, qui par la même raison ne craignoit le Pape que médiocrement, se fit un honneur de se faire passer dans le monde pour une homme d’une vertu inébranlable et d’une rigidité inflexible. Il ne faisoit point sa cour à la signora Olimpia, qui étoit abhorrée dans Rome ; il blâmoit assez ouvertement tout ce que le public n’approuvoit pas de cette cour-là ; et tout le monde, qui est et qui sera éternellement dupe en ce qui flatte son aversion, admiroit sa fermeté et sa vertu sur un sujet sur lequel on ne devoit tout au plus louer que son bon sens, qui lui faisoit voir qu’il semoit de la graine pour le pontificat futur dans un champ où il n’avoit plus rien à cueillir pour le présent.

Le cardinal Azolin, qui avoit été secrétaire des brefs dans le même temps que l’autre avoit été secrétaire d’État, avoit remarqué dans ses mémoires de certaines finoteries qui n’avoient pas de rapport à la candeur dont il faisoit profession. Il me le dit avant que nous entrassions dans le conclave ; mais il ajouta, en me le disant, que sur le tout il n’en voyait point de meilleur : et que de plus sa réputation étoit si bien établie, même dans l’esprit de nos amis de l’escadron, que ce qu’il leur en pourroit dire ne passeroit auprès d’eux que comme un reste de quelques petits démêlés qu’ils avoient eus ensemble par la compétence de leurs charges. Je fis d’autant moins de réflexion sur ce qu’Azolin m’en disoit, que j’étois moi-même tout-à-fait préoccupé en faveur de Chigi. Il avoit ménagé avec soin l’abbé Charier dans le temps de ma prison ; il lui avoit fait croire qu’il faisoit des efforts incroyables pour moi auprès du Pape ; il pestoit contre lui avec l’abbé Charier, et avec plus d’emportement même que lui, de ce qu’il ne poussoit pas avec assez de vigueur le cardinal Mazarin sur mon sujet. L’abbé Charier avoit chez lui toutes les entrées, comme s’il avoit été son domestique ; et il étoit persuadé qu’il étoit mieux intentionné et plus échauffé pour moi que moi-même. Je n’eus pas sujet d’en douter dans tout le cours du conclave. J’étois assis immédiatement au dessus de lui au scrutin, et tant qu’il duroit j’avois lieu de l’entretenir. Ce fut, je crois, par cette raison qu’il affecta de ne vouloir écouter que moi sur ce qui regardoit son pontificat. Il répondit à quelqu’un de ceux de l’escadron qui s’ouvroient à lui de leurs desseins, d’une manière si désintéressée qu’il les édifia. Il ne se trouvoit ni aux fenêtres où l’on va prendre l’air, ni dans les corridors où l’on se promène ensemble. Il étoit toujours enfermé dans sa cellule, où il ne recevoit même aucune visite. Il recevoit de moi quelques avis que je lui donnois au scrutin ; mais il les recevoit toujours ou d’une manière si éloignée du désir de la tiare, qu’il attiroit mon admiration ; ou tout au plus avec des circonstances si remplies de l’esprit ecclésiastique, que la malignité la plus noire n’eût pu s’imaginer d’autre désir que celui dont parle saint Paul, quand il dit que qui episcopatum desiderat, bonum opus desiderat. Tous les discours qu’il me faisoit n’étoient pleins que de zèle pour l’Église, et de regret de ce que Rome n’étudioit pas assez l’Écriture, les conciles et la tradition. Il ne se pouvoit lasser de m’entendre parler des maximes de la Sorbonne. Comme l’on ne se peut jamais si bien contraindre qu’il n’échappe toujours quelque chose du naturel, il ne se put si bien couvrir que je ne m’aperçusse qu’il étoit homme de minuties : ce qui est toujours signe non-seulement d’un petit génie, mais encore d’une ame basse. Il me parloit un jour des études de sa jeunesse, et il me disoit qu’il avoit été deux ans à écrire d’une même plume. Cela n’est qu’une bagatelle ; mais comme j’ai remarqué souvent que les plus petites choses sont quelquefois de meilleures marques que les plus grandes, cela ne me plut pas. Je le dis à l’abbé Charier, qui étoit un de mes conclavistes. Je me souviens qu’il m’en gronda, en me disant que j’étois un maudit, qui ne savoit pas estimer la simplicité chrétienne.

Pour abréger, Chigi fit si bien, par sa dissimulation profonde, que nonobstant sa petitesse, qu’il ne pouvoit cacher à l’égard de beaucoup de petites choses, sa physionomie qui étoit basse, et sa mine qui tenoit beaucoup du médecin, quoiqu’il fût de bonne naissance ; il fit si bien, dis-je, que nous crûmes que nous renouvellerions en sa personne, si nous le pouvions porter au pontificat, la gloire et la vertu de saint Grégoire et de saint Léon. Nous nous trompâmes dans cette espérance ; nous réussîmes à l’égard de son exaltation, parce que les Espagnols appréhendoient, par les raisons que je vous ai marquées ci-devant, que l’opiniâtreté des jeunes ne l’emportât sur celle des vieux ; et que Barberin désespéra à la fin de pouvoir réussir pour Sachetti, vu l’engagement et la déclaration publique des Espagnols et des Médicis. Nous nous résolûmes de prendre, quand il en seroit temps, ce défaut, pour insinuer aux deux partis l’avantage que ce leur seroit à l’un et à l’autre de penser à Chigi. Nous fîmes état que Borromée feroit voir aux Espagnols qu’ils ne pouvoient mieux faire, vu l’aversion que la France avoit pour lui ; et que je ferois voir à M. le cardinal Barberin que, n’ayant personne dans ses créatures qu’il lui fût possible de porter au pontificat, il acquéroit un mérite infini envers toute l’Église, de le faire tomber sans aucune apparence d’intérêt au meilleur sujet. Nous crûmes que nous trouverions des secours pour notre dessein dans les dispositions des particuliers des factions, et voici sur quoi nous nous fondions. Le cardinal Montalte, qui étoit de celle d’Espagne, homme d’un petit talent, mais bon, de grande dépense, et qui avoit un air de grand seigneur, avoit une grande frayeur que le cardinal Fiorenzola, jacobin, et esprit vigoureux, ne fût proposé par M. le cardinal Grimaldi qui étoit son ami intime, et dont les travers avoient assez de rapport à celui de Fiorenzola. Nous résolûmes de nous servir utilement de cette appréhension de Montalte, pour lui donner presque insensiblement de l’inclination pour Chigi. Le vieux cardinal de Médicis, qui étoit l’esprit du monde le plus doux, étoit la moitié du jour fatigué, et de la longueur du conclave, et de l’impétuosité du cardinal Jean-Charles son neveu, qui ne l’épargnoit pas quelquefois lui-même. J’étois très-bien avec lui et au point même de donner de la jalousie à M. le cardinal Jean-Charles ; et ce qui m’avoit procuré particulièrement son amitié étoit sa candeur naturelle, qui avoit fait qu’il avoit pris plaisir à ma manière d’agir avec lui. Je faisois profession publique de l’honorer, et je lui rendois même avec soin mes devoirs. Mais je n’avois pas laissé de m’expliquer clairement avec lui sur mes engagemens avec M. le cardinal Barberin et avec l’escadron. Ma sincérité lui avoit plu ; et il se trouva, par l’événement, qu’elle me fut plus utile que n’auroit été l’artifice. Je ménageai avec application son esprit, et je jugeai que je me trouverois bientôt en état de le disposer peu à peu, et à se radoucir pour M. le cardinal Barberin, qui étoit brouillé avec toute sa maison, et à ne pas regarder M. le cardinal Chigi comme un homme aussi dangereux qu’on le lui avoit voulu faire croire. On ne s’endormoit pas, comme vous voyez, à l’égard de l’Espagne et de la Toscane, quoique l’on y parût à elle-même sans action, parce qu’il n’étoit pas encore temps de se découvrir. On n’eut pas moins d’attention envers la France, dont l’opposition à Chigi étoit encore plus publique et plus déclarée que celle des autres. M. de Lyonne, neveu de Servien, en parloit à qui le vouloit entendre comme d’un pédant, et il ne présumoit pas qu’on le pût seulement mettre sur les rangs. M. le cardinal Grimaldi, qui, dans le temps de leur prélature avoit eu je ne sais quel malentendu avec lui, disoit publiquement qu’il n’avoit qu’un mérite d’imagination. Il ne se pouvoit que M. le cardinal d’Est n’appréhendât, comme frère du duc de Modène, l’exaltation d’un sujet désintéressé et ferme, qui sont les deux qualités que les princes d’Italie craignent uniquement dans un pape. Vous avez vu ci-devant qu’il y avoit eu même du personnel entre lui et M. le cardinal Mazarin en Allemagne ; et nous jugeâmes, par toutes ces considérations, qu’il étoit à propos d’adoucir les choses autant que nous le pourrions de ce côté-là, qui, quoique foible, nous pourroit peut-être faire obstacle. Je dis quoique foible, parce que dans la vérité la faction de France ne faisoit pas une figure assez considérable dans ce conclave, pour que nous ne puissions prétendre, et que nous ne prétendissions en effet, de pouvoir faire un pape malgré elle. Ce n’est pas qu’elle manquât de sujets, et même capables. Est, qui étoit protecteur, suppléoit par sa qualité, par sa dépense et par son courage, à ce que l’obscurité de son esprit et l’ambiguïté de ses expressions diminuoient de sa considération. Grimaldi joignoit, à la réputation de vigueur qu’il a toujours eue, un air de supériorité aux manières serviles des autres cardinaux de la faction ; et il élevoit par là au dessus d’eux sa réputation ; Bichi, habile et rompu dans les affaires, y devoit tenir naturellement un grand poste. M. le cardinal Antoine brilloit par sa libéralité, et M. le cardinal Ursin par son nom. Voilà bien des circonstances qui devoient faire qu’une faction ne fût pas méprisable. Il s’en falloit fort peu que celle de France ne le fût avec toutes ces circonstances, parce qu’elles se trouvèrent compliquées avec d’autres qui les empoisonnèrent. Grimaldi, qui haïssoit Mazarin autant qu’il en étoit haï, n’agissoit presque en rien et d’autant moins qu’il croyoit, et avec raison, que de Lyonne, qui avoit au dehors le secret de la cour, ne le lui confioit pas. Est, qui trembloit avec tout son courage, parce que le marquis de Caracène entra justement en ce temps-là dans le Modenois avec toute l’armée du Milanois, faisoit qu’il n’osoit s’étendre de toute sa force contre l’Espagne. Je vous ai déjà dit que les Médicis n’étoient point brouillés avec Ursin ; Antoine n’étoit ni intelligent ni actif ; et de plus l’on n’ignoroit pas que dans le fond du cœur le cardinal Barberin, qui étoit très-mal à la cour de France, ne l’emportât. Lyonne n’y pouvoit pas prendre une entière confiance, parce qu’il ne se pouvoit pas assurer que le cardinal Barberin, qui vouloit aujourd’hui Sachetti qui étoit agréable à la France, n’en voulût pas demain un autre qui lui fût désagréable ; et cette même considération diminuoit encore de beaucoup la confiance que de Lyonne eût pu prendre au cardinal d’Est, parce qu’on savoit qu’il gardoit toujours beaucoup d’égards avec le cardinal Barberin, et par l’amitié qui avoit été longtemps entre eux, et par la raison de la duchesse de Modène, qui étoit sa nièce. Bichi n’étoit pas selon le cœur de Mazarin, qui le croyoit trop fin et très-mal disposé pour lui, comme il étoit vrai. Voilà, comme vous voyez, un détail qui vous peut empêcherde vous étonner de ce que la faction d’une couronne puissante et heureuse n’étoit pas considérée autant qu’elle devoit l’être dans une conjoncture pareille. Vous en serez encore moins surprise, quand il vous plaira de faire réflexion sur le premier mobile qui donnoit le mouvement à des ressorts aussi mal assortis, ou plutôt aussi dérangés, qu’étoient ceux que je viens de vous montrer. Lyonne n’étoit connu à Rome que comme un petit secrétaire de M. le cardinal Mazarin. On l’y avoit vu, dans le temps du ministère de M. le cardinal de Richelieu, particulier d’un assez bas étage, et de plus brelandier et concubinaire public. Il eut depuis quelque espèce d’emploi en Italie, touchant les affaires de Parme ; mais cet emploi n’avoit pas été assez grand pour le devoir porter d’un saut à celui de Rome, ni son expérience assez consommée pour lui confier la direction d’un conclave, qui est incontestablement de toutes les affaires la plus aiguë. Les fautes de ce genre sont assez communes dans les États qui sont dans la prospérité, parce que l’incapacité de ceux qu’ils emploient s’y trouve souvent suppléée par le respect que l’on a pour leur maître. Jamais royaume ne s’est plus confié en ce respect que la France, dans le temps du ministère du cardinal Mazarin. Ce n’est pas jeu sûr : il l’éprouva dans l’occasion dont il s’agit. M. de Lyonne n’y eut ni assez de dignité ni assez de capacité, pour tenir l’équilibre entre tous ces ressorts qui se démanchoient. Nous le reconnûmes en peu de jours, et pous nous en servîmes utilement pour notre fin.

Je vous ai déjà dit, ce me semble, qu’ayant été averti que de Lyonne avoit mécontenté M. le cardinal Ursin sur un reste de pension qui n’étoit que de mille écus, j’en informai M. le cardinal de Médicis assez à temps pour lui donner lieu de le gagner à une condition si petite, que, pour l’honneur de la pourpre, je crois que je ferois bien mieux de ne la point dire. Vous verrez dans la suite que nous nous servîmes encore avec plus de fruit de l’indisposition que M. le cardinal Bichi avoit pour lui, pour diviser et pour déconcerter encore la faction de France plus qu’elle ne l’étoit. Mais comme ce n’étoit pas celle que nous appréhendions le plus, quoique ce fût celle qui nous fût le plus opposée, nous n’avancions notre travail du côté qui la regardoit que subordonnément au progrès que nous faisions des deux autres, d’où nous craignions, et avec raison, de trouver plus de difficulté. Vous avez déjà vu les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas ignorer que l’Espagne et les Médicis donneroient malaisément à Chigi ; et vous avez aussi vu la manœuvre que nous faisions pour lever peu à peu, et même imperceptiblement, leurs indispositions. Je dis imperceptiblement, et ce fut là notre plus grand embarras ; car si Barberin se fût seulement le moins du monde aperçu que nous eussions eu la moindre vue pour Chigi, il nous auroit échappé infailliblement, parce qu’avec toute la vertu imaginable il a tout le caprice possible, et qu’il ne se fût jamais empêché de s’imaginer que nous le trompions sur le sujet de Sachetti. Ce fut proprement en cet endroit où j’admirai la bonne foi, la prévoyance, la pénétration et l’activité de l’escadron, et particulièrement d’Azolin, qui fut celui qui se donna le plus de mouvement. Il ne s’y fit pas un pas à l’égard de Barberin et de Sachetti, qui ne pût être avoué par la morale la plus sévère. Comme l’on voyoit clairement que tout ce que l’on faisoit pour lui seroit inutile par l’événement, l’on n’oublia aucunes démarches de celles que l’on jugea être utiles à lever les indispositions que l’on prévoyoit se devoir trouver de la part de la France, de l’Espagne et de Florence, et même de Barberin, à l’exaltation de Chigi, lorsqu’elle seroit en état d’être proposée. Comme l’on ne pouvoit douter que pour peu que Barberin s’aperçût de notre dessein, il n’entrât en défiance de nous-mêmes, nous couvrîmes avec une application si grande et si heureuse notre marche, qu’il ne la connut lui-même que par nous, et quand nous crûmes qu’il étoit nécessaire qu’il la connût. Ce qu’il y avoit de plus embarrassant pour nous étoit que, comme nous avions encore plus de besoin de lui que des autres, parce qu’enfin nous en tirions notre principale force, il falloit que, par préalable même à tout le reste, nous travaillassions à lever les obstacles que nous prévoyions même très-grands à notre dessein, dans la faction du pape Urbain. Nous savions que l’unique et journalière application des vieux cardinaux qui en étoient, et qui voyoient comme nous l’impossibilité de réussir à l’exaltation de Sachetti, c’étoit de faire comprendre à Barberin qu’il lui seroit d’une extrême honte que l’on prît un pape qui ne fût pas de ses créatures. Tout conspiroit à lui donner cette vue ; chacun prétendoit de se l’appliquer en son particulier. Ginetti ne doutoit pas que l’attachement qu’il avoit de tout temps à sa maison ne lui en dût donner la préférence ; Cecchini étoit persuadé qu’elle étoit due à son mérite ; Rapaccioli, qui n’avoit pourtant que quarante-un ans ou un peu plus (je ne m’en souviens pas précisément), s’imaginoit que sa piété, sa capacité et son peu de santé l’y pourroient porter, même avec facilité. Fiorenzola se laissoit chatouiller par les imaginations de Grimaldi, dont le naturel est de croire aisément tout ce qu’il désire. Ceux qui n’ont pas vu les conclaves ne se peuvent figurer les illusions des hommes en ce qui regarde la papauté, et l’on a raison de l’appeler rabia papale. Cette illusion toutefois étoit toute propre à nous faire manquer notre coup, parce que la clameur de toute la faction du pape Urbain étoit toute propre à faire appréhender à Barberin de perdre en un moment toutes ses créatures, s’il choisissoit un pape hors d’elle. Cet inconvénient, comme vous voyez, étoit fort grand ; mais nous trouvâmes le remède dans le même lieu d’où nous appréhendions le mal : car la jalousie qui étoit entre eux les obligea par avance à faire tant de pas les uns contre les autres, qu’ils fâchèrent Barberin, parce qu’ils n’eurent pas la même circonspection que nous à cacher leurs sentimens sur l’impossibilité de l’exaltation de Sachetti. Il crut qu’ils vouloient croire cette impossibilité pour relever leurs propres intérêts. Il les considéra au commencement comme des ingrats et des ambitieux ; et cette indisposition fit que, quand il vint lui-même à connoître qu’il ne pouvoit réussir à Sachetti, il se résolut plus facilement à sortir de sa faction, et se persuader qu’il hasarderoit moins la perte de ses créatures, en leur faisant voir qu’il étoit emporté dans un autre parti par ses alliés, que de l’aigrir tout entière par la préférence de l’une à l’autre : car il faut remarquer qu’elles cédoient toutes à Sachetti, à cause de son âge, et de ses manières, qui dans la vérité étoient aimables. Ce n’est pas qu’à mon opinion il n’eût été de lui comme de Galba, digne de l’empire s’il n’eût point été empereur ; mais enfin l’on n’en étoit point là. Les autres créatures de Barberin s’étoient réglées sur ce point ; mais comme ils ne croyoient pas son exaltation possible, cette déférence ne faisoit qu’augmenter la jalousie enragée qu’ils avoient par avance les uns contre les autres.

Le vieux Spada, rompu et corrompu dans les affaires, se déclara contre Rapaccioli, jusqu’à faire un libelle contre lui, par lequel il l’accusoit d’avoir cru que le diable pouvoit être reçu à la pénitence. Montalte dit publiquement qu’il avoit de quoi s’opposer en forme à l’exaltation de Fiorenzola. Celui-ci, dont je vous ai déjà parlé, fit une description assez plaisante de la beauté du carnaval, que la signora Basti, belle et galante, nièce de Cecchini, donneroit au public si son oncle étoit pape. Toutes ces aigreurs, toutes ces niaiseries, peu dignes à la vérité d’un conclave, déplurent au dernier point à Barberin, esprit pieux et sérieux, et ne nuisirent pas à notre dessein dans la suite, que vous allez voir.

  1. J’arrivai par la porte Angélique Le cardinal de Retz entra dans Rome le 28 novembre 1654.
  2. La mort du Pape arriva : Innocent x mourut le 7 janvier 1655.