Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre cinquième/Section 3

Je reviens à la lettre que Croissy m’apporta à Grotta-Ferrata. J’en fus surpris ; mais de cette sorte de surprise qui n’émeut point. J’ai toute ma vie senti que ce qui est incroyable a fait toujours cet effet en moi. Ce n’est pas que je ne sache que ce qui est incroyable est souvent vrai ; mais comme il ne le doit pas être dans l’ordre de la prévoyance, je n’ai jamais pu en être touché, parce que j’en ai toujours considéré les événemens comme des coups de foudre qui ne sont pas ordinaires, mais qui peuvent toujours arriver. Nous fîmes toutefois de grandes réflexion, Croissy, l’abbé Charier et moi, sur cette lettre. J’envoyai celui-ci à Rome en communiquer le contenu avec M. le cardinal Azolin qui ne fit pas grand cas des paroles du Pape, sur lesquelles M. de Lyonne faisoit tant de fondement, et qui dit à l’abbé Charier, très-habilement et très-sensément, qu’il étoit persuadé que de Lyonne, qui avoit intérêt de couvrir ou plutôt de déguiser et de réparer à la cour de France la prise du pallium, grossissoit les paroles et les promesses de Sa Sainteté, qui d’ailleurs, ajouta Azolin, est le premier homme du monde à trouver des expressions qui montrent tout et qui ne donnent rien. Il me conseilla de retourner à Rome, et de faire bonne mine ; de continuer à témoigner au Pape une parfaite confiance en sa justice et en sa bonne volonté, et d’aller, mon chemin comme si je ne savois rien de ce qu’il avoit dit à de Lyonne. Je le crus j’en usai ainsi.

Je déclarai, en y arrivant, selon ce que mes amis m’avoient conseillé devant que j’en sortisse, que j’avois tant de respect pour le nom du Roi, que je souffrirois toutes choses sans exception de ceux qui auroient le moins du monde son caractère ; que non pas seulement M. de Lyonne, mais que même M. Gueffier, qui étoit simple agent de France, vivroient avec moi comme il leur plairoit ; que je leur ferois toujours dans les rencontres toutes les civilités qui seroient en mon pouvoir ; que, pour ce qui étoit de messieurs les cardinaux mes confrères, j’observerois la même règle, parce que j’étois persuadé qu’il ne pourroit y avoir aucune raison au monde capable de dispenser les ecclésiastiques de tous les devoirs même extérieurs de l’union et de la charité qui doit être entre eux ; que cette règle, qui est de l’Évangile, et par conséquent bien supérieure à celle des cérémoniaux, m’apprenoit que je ne devois point prendre garde avec eux, s’ils étoient mes aînés ou mes cadets ; que je m’arrêterois également devant eux, sans faire réflexion s’ils me rendroient la pareille ou s’ils ne me la rendroient pas ; s’ils me salueroient, ou s’ils ne me salueroient point ; que, pour ce qui étoit des particuliers qui n’avoient point de caractère particulier du Roi, et qui ne rendroient pas en ma personne le respect qu’ils devoient à la pourpre, je ne pourrois pas avoir la même conduite, parce qu’elle tourneroit au déchet de sa dignité, par les conséquences que les gens du monde ne manquent jamais de tirer à leur avantage contre les prérogatives de l’Église ; que comme toutefois je me sentois, et par mon inclination et par mes maximes, très-éloigné de tout ce qui pourroit avoir le moindre air de violence, j’ordonnerois à mes gens de n’en faire aucune au premier de ceux qui manqueroient à ce qu’ils me doivent, et que je me contenterois qu’ils coupassent les jarrets aux chevaux de leurs carrosses. Vous croyez aisément que personne ne s’exposa à recevoir un affront de cette nature. La plupart des Français s’arrêtèrent devant moi ; ceux qui crurent devoir obéir aux ordres de M. le cardinal d’Est évitèrent avec soin de me rencontrer dans les rues. Le Pape, à qui M. le cardinal Bichi grossit beaucoup la déclaration publique que j’avois faite sur la conduite que je tiendrois, m’en parla sur un ton de réprimande en me disant que je ne devois pas menacer ceux qui obéiroient aux ordres du Roi. Comme je connoissois déjà ses manières toutes artificieuses, je crus que je ne devois répondre que d’une façon qui l’obligeât lui-même à s’expliquer : ce qui est une règle infaillible pour agir avec les gens de ce caractère : Je lui répondis que je lui étois sensiblement obligé de la bonté qu’il avoit de me donner ses ordres ; que je souffrirois dorénavant tout du moindre Français ; et qu’il me suffisoit, pour me justifier dans le sacré collége, que je pusse dire que c’étoit par commandement de Sa Sainteté. Le Pape reprit ce mot avec chaleur, et il me répondit : « Ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne prétends point que l’on ne rendre pas ce qu’on doit à la pourpre ; vous allez d’une extrémité à l’autre. Gardez-vous bien d’aller faire ce discours dans Rome. » Je ne repris pas avec moins de promptitude ces paroles du Pape ; je le suppliai de me pardonner si je n’avois pas bien pris son sens. Je présumai qu’il approuvoit le gros de la conduite que j’avois prise, et qu’il ne m’en avoit recommandé que le juste tempérament. Il ne crut pas qu’il me dût dédire, parce qu’il avoit un peu son compte, en ce qu’il m’avoit parlé amphibologiquement ; j’avois le mien en ce que je n’étois pas obligé de changer mon procédé. Ainsi finit mon audience, au sortir de laquelle je fis les éloges de Sa Sainteté à Monsignor il mæstro di camera, qui m’accompagnoit. Il le dit le soir au Pape, qui lui répondit avec une mine refrognée : Questi maledetti Francesi sono più furbi di noi altri ? Ce maître de chambre, qui étoit monsignor Bandinelli et qui fut depuis cardinal, le dit deux jours après au père Hilarion, abbé de Sainte-Croix de Jérusalem, de qui je le sus. Je continuai à vivre sur ce pied jusqu’à un voyage que je fis aux eaux de Saint-Cassien, qui sont en Toscane, pour essayer de me remettre d’une nouvelle incommodité qui m’étoit survenue à l’épaule par ma faute.

Je vous ai déjà dit que le plus fameux chirurgien de Rome n’avoit pu réussir à la remettre, quoiqu’il me l’eût démise de nouveau pour cet effet. Je me laissai enjôler par un paysan des terres du prince Borghèse, sur la parole d’un gentilhomme de Florence mon allié, de la maison de Mazzinghi, qui m’assura qu’il avoit vu des guérisons prodigieuses de la façon de ce charlatan. Il me démit l’épaule pour la troisième fois avec des douleurs incroyables ; mais il ne la rétablit point. La foiblesse qui me resta de cette opération m’obligea de recourir aux eaux de Saint-Cassien, qui ne me furent que d’un médiocre soulagement. Je revins passer le reste de l’été à Caprarole, qui est une fort belle maison à quarante milles de Rome, et qui est à M. de Parme. J’y attendis la Rinfrescata, après laquelle je retournai à Rome, où je trouvai le Pape aussi changé sur toutes choses sans exception, qu’il me l’avoit déjà paru pour moi. Il ne tenoit plus rien de sa prétendue piété que son sérieux, quand il étoit à l’église ; je dis son sérieux et non pas sa modestie, car il paroissoit beaucoup d’orgueil dans sa gravité. Il ne continua pas seulement l’abus du népotisme, en faisant venir ses parens à Rome ; il le consacra en le faisant approuver par les cardinaux, auxquels il en demanda leur avis en particulier, pour ne point être obligé de suivre celui qui pourroit être contraire à sa volonté. Il étoit vain jusqu’au ridicule, et au point de se piquer de sa noblesse, comme un petit noble de la campagne à qui les élus la contesteroient. Il étoit envieux de tout le monde sans exception. Le cardinal Cesi disoit qu’il le feroit mourir de colère à force de lui dire du bien de saint Léon. Il est constant que monsignor Magalotti se brouilla presque avec lui, parce qu’il lui parut qu’il croyoit mieux savoir la Crusca. Il ne disoit pas un mot de vérité ; et le marquis Riccardi, ambassadeur de Florence, écrivit au grand duc ces propres paroles à la fin d’une dépêche qu’il me montra : In fine, serenissimo signore, habbiamo un papa chi non dice mai una parola di verita. Il étoit continuellement appliqué à des bagatelles ; il osa proposer un prix public pour celui qui trouveroit un mot latin pour exprimer chaise roulante, et il passa une fois sept ou huit jours à chercher si mosco venoit de musca, ou si musca venoit de mosco. M. le cardinal Imperiale m’ayant dit le détail de ce qui s’étoit passé en deux ou trois assemblées d’académie qui s’étoient tenues sur ce digne sujet, je crus qu’il exagéroit pour se divertir, et je perdis cette pensée dès le lendemain : car le Pape nous ayant envoyé querir, M. le cardinal Rapaccioli et moi, et nous ayant commandé de monter avec lui dans son carrosse, il nous tint trois heures entières que la promenade dura, sur les minuties les plus fades que la critique la plus basse d’un petit collége eût pu produire ; et Rapaccioli, qui étoit un fort bel esprit, me dit quand nous fûmes sortis de sa chambre, où nous le conduisîmes, qu’aussitôt qu’il seroit retourné chez lui, il distilleroit le discours du Pape, pour voir ce qu’il pourroit trouver de bon sens d’une conversation de trois heures dans laquelle il avoit toujours parlé tout seul. Il eut une affectation, quelques jours après, qui parut être d’une grande puérilité. Il mena tous les cardinaux aux sept églises ; et comme le chemin étoit trop long pour le pouvoir faire avec un aussi grand cortége dans le cours d’une matinée, il leur donna à dîner dans le réfectoire de Saint-Paul, et il les fit servir à portion à part, comme l’on sert les pélerins dans le temps du jubilé. Véritablement toute la vaisselle d’argent qui fut employée avec profusion à ce service fut faite exprès, et d’une forme qui avoit rapport aux ustensiles ordinaires des pélerins. Je me souviens, entre autres, que les vases dans lesquels l’on nous servit le vin étoient tout-à-fait semblables aux calebasses de Saint-Jacques. Mais rien ne fit mieux paroître, à mon sens, son peu de solidité, que le faux honneur qu’il se voulut donner de la conversion de la reine de Suède[1]. Il y avoit plus de dix-huit mois qu’elle avoit abjuré son hérésie, quand elle prit la pensée de venir à Rome. Aussitôt. que le pape Alexandre l’eut appris, il en donna part au sacré collége en plein consistoire, par un discours très-étudié. Il n’oublia rien pour nous faire entendre qu’il avoit été l’unique instrument dont Dieu s’étoit servi pour cette conversion. Il n’y eut personne qui ne fût très-bien informé du contraire ; et jugez, s’il vous plaît, de l’effet qu’une vanité aussi mal entendue y put produire ! Il ne vous sera pas difficile de concevoir que cette manière de Sa Sainteté ne me devoit pas donner une grande idée de ce que je pouvois espérer de sa protection ; et je reconnus de plus, en peu de jours, que sa foiblesse pour les grandes choses augmentoit à mesure de son attachement aux petites.

On fait tous les ans un anniversaire pour l’ame de Henri-le-Grand dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, où les ambassadeurs de France et les cardinaux de la faction ne manquent jamais d’assister. Le cardinal d’Est prit en gré de déclarer qu’il ne m’y souffriroit pas. Je le sus ; je demandai audience au Pape pour l’en avertir : il me la refusa, sous prétexte qu’il ne se portoit pas bien. Je lui fis demander ses ordres sur cela par monsignor Febei, qui n’en put rien tirer que des réponses équivoques. Comme je prévoyois que s’il arrivoit là quelque fracas entre M. le cardinal d’Est et moi, où il y eût le moins du monde de sang répandu, le Pape ne manqueroit pas de m’accabler, je n’oubliai rien de tout ce que je pus faire honnêtement pour m’attirer un commandement de ne me point trouver à la cérémonie. Comme je n’y pus pas réussir, et que je ne voulus pas d’ailleurs me dégrader moi-même du titre de cardinal français en m’excluant des fonctions qui étoient particulières à la nation, je me résolus de m’abandonner. J’allai à Saint-Jean-de-Latran fort accompagné. J’y pris ma place, j’assistai au service : je saluai fort civilement, en entrant et en sortant, messieurs les cardinaux de la faction. Ils se contentèrent de ne me point rendre le salut, et je revins chez moi très-satisfait d’en être quitte à si bon marché. J’eus une pareille aventure à Saint-Louis, où le sacré collége se trouva le jour de la fête du patron de cette église. Comme j’avois su que La Bussière qui est présentement maître de chambre des ambassadeurs à Rome, et qui étoit en ce temps-là écuyer de M. de Lyonne, avoit dit publiquement que l’on ne m’y souffriroit pas, je fis toutes mes diligences pour obliger le Pape à prévenir ce qui pourroit arriver. Je lui en parlai à lui-même avec force : il ne se voulut jamais expliquer. Ce n’est pas que d’abord que je lui en parlai il ne me dît qu’il ne voyoit pas ce qui me pouvoit obliger de me trouver à des cérémonies dont je me pouvois fort honnêtement excuser, sur les défenses que le Roi avoit faites de m’y recevoir. Mais comme je lui répondis que si je reconnoissois ces ordres pour des ordres du Roi, je ne voyois pas moi-même comme je me pourrois défendre d’obéir à ceux par lesquels Sa Majesté commandoit tous les jours de ne me point reconnoître comme archevêque de Paris, il tourna tout court. Il me dit que c’étoit à moi de me consulter ; il me déclara qu’il ne défendroit jamais à un cardinal d’assister aux fonctions du sacré collége ; et je sortis de mon audience comme j’y étois entré. J’allai à l’église de Saint-Louis, en état d’y disputer le pavé. La Bussière arracha de la main du curé l’aspergés, comme il me vouloit présenter l’eau bénite, qu’un de mes gentilshommes m’apporta. M. le cardinal Antoine ne me fit pas le compliment que l’on fait en cette occasion à tous les autres cardinaux. Je ne laissai pas de prendre ma place, d’y demeurer tout le temps de la cérémonie, et de me maintenir par là à Rome dans le poste et dans le train de cardinal français. La dépense qui étoit nécessaire à cet effet n’étoit pas la moindre des difficultés que j’y trouvais. Je n’étois plus à la tête d’une grande faction, que j’ai toujours comparée à une grande nuée dans laquelle chacun se figure ce qu’il lui plaît. La plupart des hommes me considéroient, dans les mouvemens de Paris, comme un sujet tout propre à profiter de toutes les révolutions ; mes racines étoient bonnes, chacun en espéroit du fruit, et cet état m’attiroit des offres immenses, et telles que si je n’eusse eu encore plus d’aversion à emprunter que je n’avois d’inclination à dépenser, j’aurois compté dans la suite mes dettes par plus de millions d’or que je ne les ai comptées par millions de livres. Je n’étois pas à Rome dans la même posture : j’y étois réfugié et persécuté par mon Roi ; j’y étois maltraité par le Pape. Les revenus de mon archevêché et de mes bénéfices étoient saisis ; on avoit fait des défenses expresses à tous les banquiers français de me servir. On avoit poussé l’aigreur jusqu’au point de demander des paroles de ne me point assister à ceux que l’on croyoit, ou que l’on avoit sujet de croire, le pouvoir ou le vouloir faire. L’on avoit même affecté, pour me décréditer, de déclarer à tous mes créanciers que le Roi ne permettroit jamais qu’ils touchassent un double de tout ce qui étoit de mes revenus sous sa main. L’on avoit de plus affecté de dissiper ces revenus avec une telle profusion et profanation, que deux bâtards de l’abbé Fouquet étoient publiquement nourris et entretenus chez la portière de l’archevêché, sur un fond pris de cette recette. On n’avoit oublié aucune des précautions qui pouvoient empêcher mes fermiers de me secourir ; et l’on avoit pris toutes celles qui devoient obliger mes créanciers à m’inquiéter par des procédures qui leur eussent été inutiles dans le temps, mais dont les frais eussent retombé sur moi dans la suite.

L’application qu’eut l’abbé Fouquet sur ce dernier article ne lui réussit qu’à l’égard d’un boucher, aucun de mes autres créanciers n’ayant voulu branler. Celle du cardinal Mazarin eut plus d’effet sur les autres chefs. Les receveurs de l’archevêché ne m’assistèrent que très-foiblement ; quelques uns même de mes amis prirent le prétexte des défenses du Roi pour s’excuser de me secourir. M. et madame de Liancourt envoyèrent à M. de Châlons deux mille écus quoiqu’ils en eussent offert vingt mille à mon père, de qui ils étoient les plus particuliers et les plus intimes amis ; et leur excuse fut la parole qu’ils avoient donnée à la Reine. L’abbé Amelot, qui se mit dans la tête d’être évêque par la faveur de M. le cardinal Mazarin, répondit, à ceux qui lui voulurent persuader de m’assister, que j’avois témoigné tant de distinction à M. de Caumartin dans la visite qu’ils m’avoient rendue l’un et l’autre à Nantes qu’il ne croyoit pas qu’il se dût brouiller pour moi avec lui au moment qu’il lui donnoit des marques d’une estime particulière. M. de Luynes, avec lequel j’avois fait une amitié assez étroite depuis le siége de Paris, crut qu’il y satisferoit en me faisant tenir six mille livres. Enfin messieurs de Châlons, Caumartin, Bagnols et de La Houssaye, qui eurent la bonté de prendre en ce temps-là le soin de ma subsistance, s’y trouvèrent assez embarrassés : et l’on peut dire qu’ils ne rencontrèrent de véritable secours qu’en M. de Manevillette, qui leur donna pour moi vingt-quatre mille livres ; M. Pirion de Mastrac, qui leur en fit toucher dix-huit mille ; madame Dasserac, qui en fournit autant ; M. d’Hacqueville qui du peu qu’il avoit pour lui-même en donna cinq mille. Madame de Lesdiguières en prêta cinquante mille ; M. de Brissac en envoya trente-six mille. Ils trouvèrent le reste dans leurs propres fonds. Messieurs de Châlons et de La Houssaye en trouvèrent quarante mille ; M. de Caumartin cinquante-cinq mille. M. de Retz, mon frère, suppléa même avec bonté au reste ; et il l’eût fait encore de meilleure grâce, si sa femme eût eu autant d’honnêteté et autant de bon naturel que lui. Vous me direz peut-être qu’il est étonnant qu’un homme qui paroissoit autant abîmé que moi dans la disgrâce ait pu trouver d’aussi grandes sommes ; et je vous répondrai qu’il l’est sans comparaison davantage que l’on ne m’en ait pas offert de plus considérables, après les engagemens qu’un nombre infini de gens avoient avec moi.

J’insère, par reconnoissance, dans cet ouvrage, les noms de ceux qui m’ont assisté. J’y épargne par honnêteté la plupart de ceux qui m’ont manqué, et j’y aurois même supprimé avec joie les autres que j’y nomme, si l’ordre que vous m’avez donné de laisser des Mémoires qui pussent être de quelque instruction à messieurs vos enfants ne m’avoit obligé à ne pas ensevelir tout-à-fait dans le silence un détail qui leur pût être de quelque utilité. Ils sont d’une naissance qui peut les élever assez naturellement aux plus grandes places : et rien n’est plus nécessaire à mon sens, à ceux qui s’y peuvent trouver, que d’être informés, dès leur enfance, qu’il n’y a que la continuation du bonheur qui fixe la plupart des amitiés. J’avois le naturel assez bon pour ne le pas croire, quoique tous les livres me l’eussent déclaré. Il n’est pas concevable combien j’ai fait de fautes par le principe contraire ; et j’ai été vingt fois sur le point, dans ma disgrâce, de manquer du plus nécessaire, parce que je n’avois jamais appréhendé dans mon bonheur de manquer du superflu. C’est par la même considération de messieurs vos enfans que j’entrerai dans une minutie qui ne seroit pas, sans cette raison, digne de votre attention. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est que l’embarras domestique dans les disgrâces. Il n’y a personne qui ne croie faire honneur à un malheureux quand il le sert. Il y a très-peu d’honnêtes gens à cette épreuve, parce que cette disposition ou plutôt cette indisposition se coule si imperceptiblement dans les esprits de ceux qu’elle domine, qu’ils ne la sentent pas eux-mêmes ; et elle est de la nature de l’ingratitude. J’ai fait souvent réflexion sur l’un et sur l’autre de ces défauts, et j’ai trouvé qu’ils ont cela de commun que la plupart de ceux qui les ont ne soupçonnent pas seulement qu’ils les aient. Ceux qui sont atteints du second ne s’en aperçoivent que parce que la même foiblesse qui les y porte les porte aussi, comme par un préalable, à diminuer dans leur propre imagination le poids des obligations qu’ils ont à leurs bienfaiteurs. Ceux qui sont sujets au premier ne s’en doutent pas davantage, parce que la complaisance qu’ils trouvent à s’être attachés avec fidélité à une fortune qui n’est pas bonne fait qu’ils ne connoissent pas le chagrin qu’ils en ont eu plus de dix fois par jour.

Madame de Pommereux m’écrivit un jour, à propos d’un malentendu qui étoit arrivé entre messieurs de Caumartin et de La Houssaye, que les amis des malheureux étoient un peu difficiles ; elle devoit ajouter : et les domestiques. La familiarité, de laquelle un grand seigneur qui est honnête homme se défend moins qu’un autre, diminue insensiblement du respect, dont l’on ne se dispense jamais dans l’exercice journalier de la grandeur. Cette familiarité produit, au commencement, la liberté de parler ; celle-là est bientôt suivie de la liberté de se plaindre. La véritable sève de ces plaintes est l’imagination que l’on a que l’on seroit bien mieux ailleurs qu’auprès du disgracié. On ne s’avoue pas à soi-même cette imagination, parce que l’on connoît qu’elle ne conviendroit pas à l’engagement d’honneur que l’on a pris, ou au fond de l’affection que l’on ne laisse pas assez souvent de conserver dans ces indispositions. Ces raisons font que l’on se déguise, même de bonne foi, ce que l’on sent dans le plus intérieur de son cœur ; et que le chagrin que l’on a de la mauvaise fortune à laquelle on a part prend à tous les momens d’autres objets. La préférence de l’un à l’autre, souvent nécessaire et même inévitable en mille et mille occasions, leur paroît toujours une injustice. Tout ce que le maître fait pour eux de plus difficile n’est que devoir ; tout ce qu’il ne fait pas même de plus impossible est ingratitude on dureté. Ce qui est encore pis que tout ce que je viens de vous dire, c’est que le remède qu’un véritable bon cœur veut apporter à ces inconvéniens aigrit le mal au lieu de le guérir, parce qu’il le flatte. Je m’explique. Comme j’avois toujours vécu avec mes domestiques comme avec mes frères je ne m’étois pas seulement imaginé que je pusse trouver parmi eux que de la complaisance et de la douceur. Je commençai à m’apercevoir dans la galère que la familiarité a beaucoup d’inconvéniens ; mais je crus que je pourrois remédier à cela par le bon traitement ; et le premier pas que je fis en arrivant à Florence fut de partager avec ceux qui m’avoient suivi dans mon voyage, et avec tous les autres qui m’avoient joint dans le chemin, l’argent que le grand duc m’avoit prêté. Je leur donnai à chacun six-vingt pistoles, proprement pour s’habiller et je fus très-étonné en arrivant à Rome de les trouver, au moins pour la plupart, sur le pied gauche, et dans des prétentions sur plusieurs chefs sans comparaison plus grandes qu’on ne les a dans la maison des premiers ministres. Ils trouvèrent mauvais que l’on ne tapissât pas de belles tapisseries les chambres qu’on leur avoit marquées dans mon palais. Cette circonstance n’est qu’un échantillon de cent et cent de cette nature ; et c’est tout vous dire que les choses en vinrent au point, et par leurs murmures, et par la division qui suit toujours de fort près les murmures, que je fus obligé, pour ma propre satisfaction, de faire un mémoire exact, dans le grand loisir que j’eus aux eaux de Saint-Cassien, de ce que j’avois donné à mes gentilshommes depuis que j’étois arrivé à Rome, et je trouvai que si j’avois été logé dans le Louvre à l’appartement de M. le cardinal Mazarin, il ne m’en auroit pas à beaucoup près tant coûté. Boisguérin seul, qui fut à la vérité fort malade à Saint-Cassien, et que j’y laissai avec ma litière et mon médecin, me coûta, en moins de quinze mois qu’il fut auprès de moi, cinq mille huit cents livres d’argent déboursé et mis entre ses mains. Il n’en eût peut-être pas tant tiré, s’il eût été domestique de M. le cardinal Mazarin. Sa santé l’obligea de changer d’air et de revenir en France, où il ne me parut pas depuis qu’il se ressouvînt beaucoup de la manière dont je l’avois traité. Je suis obligé de tirer, de ce nombre de murmurateurs domestiques, Malclerc qui a l’honneur d’être connu de vous, qui toucha de moi beaucoup moins que les autres, parce qu’il ne se trouva pas par hasard dans le temps des distributions. Il étoit continuellement en voyage, comme vous verrez dans la suite de cette narration ; et je suis obligé de vous dire pour la vérité que je ne lui vis jamais, dans aucune occasion, de mouvement de chagrin ni d’intérêt. L’abbé de Lameth, mon maître de chambre, qui n’a jamais voulu toucher un sou de moi dans tout le cours de ma disgrâce, étoit moins capable du dernier qu’homme que je connoisse ; son humeur naturellement difficultueuse faisoit qu’il étoit assez susceptible du premier, parce qu’il étoit échauffé par Joly, qui, avec un bon cœur et des intentions très-droites, a une sorte de travers dans l’esprit tout-à fait contraire à la balance qu’il est nécessaire de tenir bien droite dans l’économie ou plutôt dans la conduite d’une grande maison. Ce n’étoit pas sans peine que je me ménageois entre ces deux derniers et l’abbé Charier entre lesquels la jalousie étoit assez naturelle. Celui-ci penchoit absolument vers l’abbé Bouvier, mon agent et mon expéditionnaire à la cour de Rome, auquel toutes mes lettres de change étoient adressées. Joly prit parti pour l’abbé Rousseau, qui, comme frère de mon intendant, prétendoit qu’il devoit faire la fonction d’intendant, de laquelle dans la vérité, il n’étoit nullement capable. Je vous fais encore des excuses de vous entretenir de ces bagatelles, sur lesquelles d’ailleurs vous ne doutez pas que je n’épargnasse avec joie les petits défauts de ceux de qui je viens de parler, quand il vous plaira de faire réflexion qu’ils ne m’ont pas empêché de faire pour tous mes domestiques, sans exception, ce qui a été en mon pouvoir depuis que je suis de retour en France. Je ne touche, comme je vous ai dit, cette matière, que parce que messieurs vos enfans ne la trouveront peut-être en lieu du monde si bien spécifiée ; et je ne l’ai jamais rencontrée, au moins particularisée, dans aucun livre. Vous me demandez peut-être quel fruit je prétends qu’ils en tirent ? Le voici. Qu’ils fassent réflexion une fois la semaine qu’il est de la prudence de ne pas s’abandonner toujours à toute sa bonté ; et qu’un grand seigneur, qui n’en peut jamais trop avoir dans le fond de son ame, la doit par sa bonne conduite cacher avec soin dans son cœur, pour en conserver la dignité, particulièrement dans les disgrâces. Il n’est pas croyable ce que ma facilité naturelle, si contraire à cette maxime, m’a coûté de chagrin et de peine. Je crois que vous voyez suffisamment, par ces échantillons, la difficulté du personnage que je soutenois. Vous l’allez encore mieux concevoir par le compte que je vous supplie de me permettre que je vous rende de la conduite que je fus obligé de prendre en même temps du côté de la France.

Aussitôt que je fus sorti du château de Nantes, M. le cardinal Mazarin fit donner un arrêt du conseil du Roi, par lequel il étoit défendu à mes grands vicaires de décerner aucuns mandemens sans en avoir communiqué au conseil de Sa Majesté. Quoique cet arrêt tendît à ruiner la liberté qui est essentielle au gouvernement de l’Église, l’on pouvoit prétendre que ceux qui le rendoient affectoient de sauver quelques apparences d’ordre et de discipline, en ce qu’au moins ils reconnoissoient ma juridiction. Ils rompirent bientôt toutes mes mesures, en déclarant mon siége vacant, par un arrêt donné à Peronne : ce qui arriva un mois ou deux avant que le Saint-Siège le déclarât rempli, en me donnant le pallium de l’archevêché de Paris en plein consistoire. On manda en même temps à la cour messieurs Chevalier et L’Avocat, chanoines de Notre-Dame, mes grands vicaires ; et l’on se servit du prétexte de leur absence pour forcer le chapitre à prendre l’administration de mon diocèse. Ce procédé si peu canonique ne scandalisa pas moins l’Église de Rome que celle de la France. Les sentimens de l’une et de l’autre se trouvèrent conformes de tout point. Je les observai, et même je les fortifiai avec application[2] ; et après que je leur eus laissé tout le temps que je crus nécessaire vu le flegme du pays où j’étois ; pour purger ma conduite de tout air de précipitation, j’en formai une lettre que j’écrivis au chapitre de Notre-Dame de Paris et que j’insérerai ici, parce qu’elle vous fera connoître d’une vue ce qui se passa depuis ma liberté à cet égard.


« Messieurs,

« Comme une des plus grandes joies que je ressentis aussitôt après que Dieu m’eut rendu la liberté fut de recevoir les témoignages si avantageux d’affection et d’estime que vous me rendîtes, et en particulier par la réponse obligeante que vous fîtes d’abord à la lettre que je vous avois écrite, et en public par les publiques actions de grâces que vous offrîtes à Dieu pour ma délivrance, je vous puis aussi assurer que, parmi tant de traverses et de périls que j’ai courus depuis, je n’ai point eu d’affliction plus sensible que celle d’apprendre les tristes nouvelles de la manière dont on a traité votre compagnie pour la détacher de mes intérêts, qui ne sont autres que ceux de l’Église, et pour vous faire abandonner, par des résolutions forcées et involontaires, celui dont vous aviez soutenu le droit et l’autorité avec tant de vigueur et tant de constance. La fin qu’il a plu à Dieu de donner à mes voyages et à mes travaux en me conduisant dans la capitale du royaume de Jésus-Christ, et l’asyle le plus ancien et le plus sacré de ses ministres persécutés par les grands du monde, n’a pu me faire oublier ce qu’on a fait dans Paris pour vous assujettir. Et l’accueil si favorable que m’avoit daigné faire le chef de tous les évêques et le père de tous les fidèles, avant que Dieu le retirât de ce monde ces marques si publiques et si glorieuses de bonté et d’affection dont il lui avoit plu d’honorer mon exil et mon innocence, et la protection apostolique qu’il m’avoit fait l’honneur de me promettre avec tant de tendresse et de générosité, n’ont pu entièrement adoucir l’amertume que m’a causée depuis six mois l’état déplorable auquel votre compagnie a été réduite : car, comme les marques extraordinaires de votre fidèle amitié envers moi ont attiré sur vous leur aversion, et qu’on ne vous a persécutés que parce que vous vous étiez toujours opposés à la persécution que j’en souffrois, j’ai été blessé dans le cœur de toutes les plaies que votre corps a reçues ; et la même générosité qui m’obligera à conserver jusqu’à la fin de ma vie des sentimens tout particuliers de reconnoissance et de gratitude pour vos bons offices m’oblige maintenant encore davantage à ressentir des mouvemens non communs de compassion et de tendresse pour vos afflictions et pour vos souffrances.

« J’ai appris, messieurs, avec douleur, que ceux qui depuis ma liberté m’ont fait un crime de votre zèle pour moi ne m’ont reproché, par un écrit public et diffamant, d’avoir fait faire dans la ville capitale des actions scandaleuses et injurieuses à Sa Majesté, que parce que vous aviez témoigné à Dieu, par l’un des cantiques de l’Église, la joie que vous aviez de ma délivrance, après la lui avoir demandée par tant de prières. J’ai su que cette action de votre piété, qui a réjoui tous ceux qui étoient affligés du violement de la liberté ecclésiastique, par la détention d’un cardinal et d’un archevêque, a tellement irrité mes ennemis qu’ils en ont pris occasion de vous traiter de séditieux et de perturbateurs du repos public ; qu’ils se sont servis de ce prétexte pour faire mander en cour mes deux grands vicaires et autres personnes de votre corps, sous ombre de leur faire rendre compte de leurs actions ; mais dans la vérité pour les exposer au mépris, pour les outrager par les insultes et les moqueries, et les abattre, s’ils pouvoient, par les menaces. Mais ce qui m’a le plus touché a été d’apprendre que cette première persécution, qu’on a faite à mes grands vicaires et quelques autres de vos confrères, n’a servi que de degré pour se porter ensuite à une plus grande qu’on a faite à tout votre corps. On ne les a écartés que pour l’affoiblir ; et prendre le temps de leur exil pour vous signifier un arrêt du 22 d’août dernier, par lequel des séculiers, usurpant l’autorité de l’Église, déclarent mon siége vacant, et vous ordonnent, ensuite de cette vacance prétendue, de nommer dans huit jours des grands vicaires pour gouverner mon diocèse en la place de ceux que j’avois nommés, avec menaces qu’il y seroit pourvu autrement si vous refusiez de le faire. Je ne doute point que vous n’ayez tous regardé la seule proposition d’une entreprise si outrageuse à la dignité épiscopale, comme une insulte signalée qu’on faisoit à l’Église de Paris, en lui témoignant par cette ordonnance qu’on la jugeoit capable de consentir à un asservissement honteux de l’épouse de Jésus-Christ, à la violence et à l’usurpation de l’autorité ecclésiastique par une puissance séculière (qui est toujours vénérable en se tenant dans ses légitimes bornes, et à une dégradation si scandaleuse de votre archevêque.

« Mais aussi, parce qu’on savoit combien de vous-mêmes vous étiez éloignés de vous porter à rien de semblable, j’ai su qu’outre cette absence de vos confrères on s’étoit servi de toutes sortes de voies pour gagner les uns, pour intimider les autres, et pour affoiblir ceux même qui seroient les plus désintéressés en leur particulier, par l’appréhension de perdre vos droits et vos privilèges. Et afin que tout fût conforme à ce même esprit, j’apprends, par la lecture de l’acte de signification de cet arrêt qui m’a été envoyé, que deux huissiers à la chaîne étant entrés dans votre assemblée, déclarèrent qu’ils vous signifioient cet arrêt par exprès commandement, à ce que vous n’en prétendissiez cause d’ignorance, et que vous eussiez à obéir et parce que l’on sait que les premières impressions de la crainte et de la frayeur sont toujours les plus puissantes, ne voulant point vous laisser de temps pour vous reconnoître, de délibérer à l’heure même sur cet arrêt, vous déclarant qu’ils ne sortiroient point du lieu jusqu’à ce que vous l’eussiez fait.

« Cependant il y a sujet de louer Dieu de ce que ce procédé si extraordinaire a rendu encore plus visible à tout le monde l’outrage que mes ennemis ont voulu faire à l’Église en ma personne. Quelque violence que l’on ait employée pour vous empêcher d’agir selon les véritables mouvemens de votre cœur, et quelque frayeur qu’on ait répandue dans les esprits, on n’a pu vous faire consentir à cette sacrilège dégradation d’un archevêque par un tribunal laïque ; et le refus que vous en avez fait, malgré toutes les instances de mes ennemis, leur sera dans la postérité une conviction plus que suffisante de s’être emportés contre l’Église à des attentats si insupportables, que ceux même qu’ils ont opprimés et réduits à n’avoir plus de liberté n’en ont pu concevoir que de l’horreur. Ainsi, au lieu de déclarer mon siége vacant, selon les termes de cet arrêt, vous avez reconnu que mes grands vicaires étoient les véritables et légitimes administrateurs de la juridiction spirituelle de mon diocèse, et qu’il n’y avoit qu’une violence étrangère qui les empêchoit de l’exercer. Vous avez résolu de faire des remontrances au Roi pour leur retour, aussi bien que pour le mien ; et vous avez témoigné par là combien les plaies que l’on vouloit faire à mon caractère vous étoient sensibles. Voilà votre véritable disposition. Tout ce qui s’est fait de plus ne doit être imputé qu’aux injustes violateurs des droits inviolables de l’Église.

« J’ai su, messieurs, qu’il y en a eu plusieurs d’entre vous qui sont demeurés fermes et immobiles dans cet orage, et qui ont conservé en partie l’honneur de votre corps par une courageuse résistance à toutes les entreprises de mes ennemis. Mais j’ai su encore que ceux qui n’ont pas été si fermes et qui n’ont osé s’opposer ouvertement à l’injure qu’on vouloit faire à leur archevêque, ne se sont laissés aller à cet affoiblissement que parce qu’on ne vouloit pas leur permettre de suivre la loi de l’Église, mais les contraindre de se rendre à une nécessité qu’on prétendoit n’avoir point de loi. Ils ont agi, non comme des personnes libres, mais comme des personnes réduites dans les dernières extrémités. Ils ont souffert dans ce rencontre le combat que décrit saint Paul de la chair contre l’esprit ; et ils peuvent dire sur ce sujet : « Nous n’avons pas fait le bien que nous voulions ; mais nous avons fait le mal que nous ne voulions pas. »

« Tout le monde sait que, lorsqu’on vous a fait prendre l’administration spirituelle de mon diocèse, mes grands vicaires n’étoient que depuis peu de jours absens, et qu’il y avoit sujet de croire qu’ils seroient bientôt de retour. Or, qui jamais ouït dire qu’un diocèse doive passer pour désert et abandonné, et qu’on doive obliger un chapitre usurper l’autorité de son évêque quatre jours après qu’on aura mandé ses grands vicaires à la cour ? Le passage même des Décrétales qu’on m’a écrit avoir été l’unique fondement de cet avis, ne détruit-il pas clairement ce qu’on veut qu’il établisse ? Si un évêque, dit ce décret du pape Boniface viii est pris par des païens ou des schismatiques, ce n’est pas le métropolitain, mais le chapitre, qui doit administrer le diocèse dans le spirituel et le temporel, comme si le siége étoit vacant par mort, jusqu’à ce que l’évêque sorte des mains de ces païens ou de ces schismatiques, et soit remis en liberté ; ou que le Pape, à qui il appartient de pourvoir aux nécessités de l’Église, et que le chapitre doit consulter au plus tôt sur cette affaire, en ait ordonné autrement.

« Voilà ce qu’est ce décret, c’est-à-dire la condamnation formelle de tout ce qu’on a voulu entreprendre contre l’autorité que Dieu m’a donnée : car s’il y avoit lieu de se servir de ce décret pour m’ôter l’exercice de ma charge, c’auroit été lorsque j’étois en prison, puisqu’il ne parle que de ce qu’on doit faire quand un évêque est prisonnier : ce qu’on a été si éloigné de prétendre, que, durant tout le temps de ma prison jusqu’au jour de ma délivrance, mes grands vicaires ont toujours paisiblement gouverné mon diocèse en mon nom et sous mon autorité. Et en effet comment mes ennemis auroient-ils pu se servir de ce même décret, sans vouloir prendre à l’égard de moi la place peu honorable des païens ou des schismatiques, qui, n’ayant point ou de crainte pour Dieu ou de respect pour l’Église, ne font point de conscience de persécuter les ministres de Dieu et les prélats de l’Église et de les réduire à la servitude et à la misère d’une prison ? Que si l’on ne s’en est pas pu servir lorsque j’étois dans la captivité, parce que je n’étois pas retenu par des païens ou des schismatiques, qui est la seule espèce de ce même décret, comment auroit-on pu s’en servir lorsque Dieu avoit rompu mes liens, puisque le Pape y ordonne expressément que cette administration du chapitre ne doit durer que jusqu’à ce que l’évêque soit en liberté ? De sorte que si vous aviez pris auparavant l’administration de mon diocèse lorsque j’étois retenu captif (ce que vous n’avez jamais voulu faire), vous auriez dû nécessairement la quitter selon la disposition expresse de ce même décret, aussitôt que Dieu m’a rendu la liberté. Que si l’on prétend que l’absence d’un archevêque qui est libre, et les empêchemens qu’une puissance séculière peut apporter aux fonctions de ses grands vicaires, donnent au chapitre le même droit de prendre en main l’administration de son diocèse que si l’évêque étoit captif parmi les schismatiques et les infidèles, on prétend confondre des choses qui sont entièrement différentes : un évêque captif avec un évêque libre ; un évêque qui ne peut agir ni par soi-même ni par autrui, avec un évêque qui le peut et qui le doit ; un chapitre, un clergé, un peuple qui ne peut recevoir aucun ordre ni aucune lettre de son évêque, avec un chapitre et un diocèse qui en peuvent recevoir, et qui les doivent même recevoir avec respect, selon tous les canons de l’Église, lorsqu’il est reconnu pour évêque par toute l’Église.

« Quand un évêque est prisonnier entre les mains des infidèles, c’est une violence étrangère qui suspend les fonctions épiscopales, qui le met dans une impuissance absolue de gouverner son diocèse, et sur laquelle l’Église n’a aucun pouvoir ; mais ici l’évêque étant libre comme je le suis, grâces à Dieu, il peut envoyer ses ordres, et établir des personnes qui le gouvernent en son absence ; et les empêchemens que la passion et l’animosité y voudroient apporter ne doivent être considérés que comme des entreprises et des attentats contre l’autorité épiscopale, auxquels des ecclésiastiques ne peuvent déférer sans trahir l’honneur et l’intérêt de l’Église. Et comme lorsque la personne d’un évêque est captive parmi les infidèles, il n’y a rien que son Église ne doive faire pour le racheter, jusqu’à vendre les vases sacrés, si elle ne peut trouver autrement de quoi payer sa rançon : ainsi, lorsqu’on veut retenir, non sa personne, parce qu’on ne le peut pas, mais son autorité captive, son Église doit employer tout ce qu’elle a de pouvoir, non contre lui, mais pour lui ; non pour usurper son autorité, mais pour la défendre contre ceux qui la veulent anéantir.

« Car vous savez, messieurs, que c’est dans ces rencontres de persécutions et de troubles que le clergé doit se tenir plus que jamais inséparablement uni avec son évêque ; et que, comme les mains se portent naturellement à la conservation de la tête lorsqu’elle est menacée de quelques dangers, les premiers ecclésiastiques d’un diocèse, qui sont les mains des prélats par lesquelles ils agissent, et par lesquelles ils conduisent les peuples, ne doivent jamais s’employer avec plus de vigueur et plus de zèle à maintenir l’autorité de leurs chefs et de leurs pasteurs, que lorsqu’elle est plus violemment attaquée, et que la puissance séculière se veut attribuer le droit d’interdire les fonctions ecclésiastiques à ses grands vicaires, et de faire passer en d’autres mains, selon qu’il lui plaît, l’administration de son diocèse.

« Mais si l’on peut dire qu’un évêque laisse son siége vacant et abandonné, et qu’ainsi d’autres en peuvent prendre la conduite malgré lui, parce qu’on le persécute et qu’on veut empêcher qu’il ne le gouverne par lui-même ou par ses officiers, tant de grands prélats, que diverses persécutions ont obligés autrefois de s’enfuir et de se cacher, soit pour la foi ou pour des prétendus intérêts d’État et des querelles touchant la liberté de l’Église, et qui ne laissoient pas cependant de gouverner leurs diocèses par leurs lettres et par leurs ordres, qu’ils envoyoient à leurs clergés et à leurs peuples ; tant de prélats, dis-je, auroient dû demeurer tout ce temps-là sans autorité, comme des déserteurs de leurs siéges ; et leurs prêtres auroient en droit de s’attribuer leur puissance, et de leur ôter, par un détestable schisme l’usage de leurs caractères.

« Le grand saint Cyprien, évêque de Carthage (pour n’apporter que ce seul exemple de l’antiquité), ayant vu la persécution qui s’allumoit contre lui, et que les païens avoient demandé qu’on l’exposât dans l’amphithéâtre aux lions, se crut obligé de se retirer, pour ne pas exciter par sa présence la fureur des infidèles contre son peuple : ce qui donna sujet à quelques prêtres de son Église, qui ne l’aimoient pas, de se servir de son absence pour usurper son autorité, et s’attribuer la puissance que Dieu lui avoit donnée sur les fidèles de Carthage. Mais il fit bien voir que son siége n’étoit point désert, quoiqu’il fût absent et caché, et que la persécution l’empêchât de faire publiquement les fonctions d’un évêque. Jamais il ne gouverna son Église avec plus de fermeté et de vigueur : il établit des vicaires pour la conduire en son nom et sous son autorité ; il excommunia ces prêtres qui lui vouloient ravir sa puissance, avec tous ceux qui les suivroient ; il fit par ses lettres tout ce qu’il auroit fait étant présent. Le compte qu’il en rend lui-même, écrivant au clergé de Rome, montre bien clairement que jamais il n’avoit moins abandonné son Église ; que la proscription qu’on avoit faite de sa personne et de ses biens l’avoit contraint de s’en éloigner. Du lieu de sa retraite il envoyoit des mandemens pour la conduite qu’on devoit tenir envers ceux qui étoient tombés dans la persécution. Il ordonnoit des lecteurs, des sous-diacres et des prêtres, qu’il envoyoit à son clergé. Il consoloit les uns, exhortoit les autres, et travailloit surtout à empêcher que son absence ne donnât lieu à ses ennemis de faire un schisme dans son Église, et de séparer de lui une partie du troupeau qui étoit commis à sa conduite.

« Que si ce saint évêque de Carthage n’avoit rien perdu du droit de gouverner son Église même, combien plus un archevêque de Paris conserve-t-il le droit de gouverner toujours la sienne lorsqu’il n’est point caché ni invisible, mais qu’il est exposé à la plus grande lumière du monde ; qu’il s’est retiré auprès du chef de tous les évêques et du père commun de tous les rois catholiques ; qu’il y est reconnu par Sa Sainteté pour légitime prélat de son siége, et qu’il exerce publiquement dans la maîtresse de tous les églises les fonctions sacrées de sa dignité de cardinal ?

« Et il ne sert de rien de dire que le sujet de la proscription de saint Cyprien étant la guerre que les païens faisoient à la foi, on ne doit pas étendre cet exemple à la proscription d’un archevêque qui n’est persécuté que pour des prétendus intérêts d’État : car pour quelque sujet que l’on proscrive un prélat, tant qu’il demeure revêtu de la dignité épiscopale, et que l’Église n’a rendu aucun jugement contre lui, comme nulle proscription et nulle interdiction qui viennent de la part de puissances séculières ne peuvent empêcher qu’il ne soit évêque, et qu’il ne remplisse son siége, elle ne peut aussi empêcher qu’il n’ait le droit et le pouvoir d’en exercer les fonctions, tel qu’il l’a reçu de Jésus-Christ et non des rois, et qu’ainsi tout son clergé ne soit obligé en conscience de déférer à ses ordres dans l’administration spirituelle de son diocèse.

« C’est donc en vain qu’on veut couvrir la violence d’un procédé inouï et sans exemple par le sujet dont on le prétexte, c’est-à-dire par des accusations chimériques et imaginaires de crimes d’État, qui n’ont commencé à m’être publiquement imputées, pour me faire perdre l’exercice de ma charge, dont je jouissois par mes grands vicaires étant en prison, que depuis le jour qu’il a plu à Dieu de me rendre la liberté. Que si j’ai été évêque étant prisonnier, ne le suis-je plus étant à Rome ? Suis-je le premier prélat qui soit tombé dans la disgrâce de la cour, et qui ait été contraint de sortir hors du royaume ? Que si tous ceux à qui cet accident est arrivé n’ont pas laissé de gouverner leurs diocèses par leurs grands vicaires, selon la discipline inviolable de l’Église, quel est ce nouvel abus de la puissance séculière qui foule aux pieds toutes les lois ecclésiastiques ? Quel est cette nouvelle servitude et ce nouveau joug qu’on veut imposer à l’Église de Jésus-Christ, en faisant dépendre l’exercice divin de la puissance épiscopale de tous les caprices et de toutes les jalousies des favoris ?

« Feu M. le cardinal de Richelieu, n’étant encore qu’évêque de Luçon fut relégué à Avignon après la mort du maréchal d’Ancre ; et cependant, quoiqu’il fût hors du royaume, jamais on ne s’avisa de porter son chapitre à prendre le gouvernement de son évêché, comme si son siége eût été désert ; et ses grands vicaires continuèrent toujours de le gouverner en son nom et sous son autorité. Et n’avons-nous pas vu encore que feu M. l’archevêque de Bordeaux ayant été obligé de sortir de France et de se retirer au même comtat d’Avignon, il ne cessa point pour cela de conduire son évêché, non-seulement par son grand vicaire, mais aussi par ses ordres et ses réglemens, qu’il envoyoit du lieu de sa retraite, et dont j’en ai vu moi-même de publics et d’imprimés ?

« Pour être à Rome, qu’on peut appeler la patrie commune de tous les évêques, perd-on le droit que l’on conserve dans Avignon ? Et pourquoi l’Église ne jouira-t-elle pas, sous le règne du plus chrétien et du plus pieux prince du monde, de l’un des plus sacrés et des plus inviolables de ses droits dont elle a joui paisiblement sous le règne du feu roi son père ? Mais ce qui m’a causé une sensible douleur a été d’avoir appris qu’il se soit trouvé deux prélats assez indifférens pour l’honneur de leur caractère, et assez dévoués à toutes les passions de mes ennemis, pour entreprendre de conférer les ordres sacrés dans mon église, ou plutôt de les profaner par un attentat étrange ; n’y ayant rien de plus établi dans toute la discipline ecclésiastique que le droit qu’a chaque évêque de communiquer la puissance sacerdotale de Jésus-Christ à ceux qui lui sont soumis, sans qu’aucun évêque particulier le puisse faire contre son gré, que par une entreprise qui le rend digne d’être privé des fonctions de l’épiscopat, dont il viole l’unité sainte, selon l’ordonnance de tous les anciens conciles, que celui de Trente a renouvelée.

« Que si les conciles, lors même que le siége est vacant par la mort d’un évêque, défendent au chapitre de faire conférer les ordres sans une grande nécessité, telle que seroit une vacance qui dureroit plus d’un an ; et si ce que le concile de Trente a établi sur ce sujet n’est qu’un renouvellement de ce que nous voyons avoir été établi par les conciles de France, qui défendent à tous évêques d’ordonner des clercs, et de consacrer des autels dans une église à qui la mort a ravi son propre pasteur, n’est-il pas visible que ce qui n’auroit pas été légitime quand mon siége auroit été vacant par ma mort le peut être encore moins par la violence qu’on a exercée contre moi vivant et en liberté ; et que la précipitation avec laquelle on s’est porté à cette entreprise la rend tout-à-fait inexcusable, et digne de toutes les peines les plus sévères des saints canons ?

« Mais il est temps, messieurs, que l’Église de Paris sorte de l’oppression sous laquelle elle gémit, et qu’elle rentre dans l’ordre dont une violence étrangère l’a tirée. Je ne doute point que ceux qui ont eu même le moins de fermeté pour s’opposer à l’impétuosité de ce torrent ne bénissent Dieu lorsqu’ils verront cesser tous les prétextes qui ont donné lieu à ce scandaleux interrègne de la puissance épiscopale. On ne peut plus dire que l’on ignore le lieu où je suis ; on ne peut plus me considérer comme enfermé dans un conclave. Je ne puis plus trouver moi-même de prétextes ni de couleur à cette longue patience si contraire à toutes les anciennes pratiques de l’Église, et qui me donneroient un scrupule étrange, si Dieu, qui pénètre les cœurs, ne voyoit dans le mien que la cause de mon silence n’a été que ce profond respect que j’ai toujours conservé et que je conserverai éternellement pour tout ce qui porte le nom du Roi, et l’espérance que les grandes et saintes inclinations qui brillent dans l’ame de Sa Majesté le porteroient à connoître l’injure que l’on a faite sous son nom à l’Église. Je ne puis croire, messieurs, que le Saint-Esprit, qui vient de témoigner, par l’élection de ce grand et digne successeur de saint Pierre, une protection toute particulière à l’Église universelle, n’ait déjà inspiré dans le cœur de notre grand monarque des sentimens très-favorables pour le rétablissement de celle de Paris. Je ne fais point de doute que ce zèle ardent que j’ai fait paroître dans toutes les occasions pour son service n’ait effacé de son ame royale ces fausses impressions qui ne peuvent obscurcir l’innocence ; et je suis persuadé que dans un temps où l’Église répand avec abondance les trésors de ses grâces, la piété du successeur de saint Louis ne voudroit pas permettre qu’elles passassent par des canaux qui ne fussent pas ordinaires et naturels. J’ai toutes sortes de sujets de croire que mes grands vicaires sont présentement dans Paris ; que la bonté du Roi les y a rappelés pour exercer leurs fonctions sous mon autorité ; et que Sa Majesté aura enfin rendu la justice que vous lui demandez continuellement par tous vos actes, puisque vous protestez toujours, même dans leurs titres, que vous ne les faites qu’à cause de leur absence. Je leur adresse donc, messieurs, la bulle de notre saint père le Pape pour la faire publier selon les formes ; et au cas qu’ils ne soient pas à Paris (ce que j’aurois pourtant peine à croire), je l’envoie à messieurs les archiprêtres de la Madeleine et de Saint-Severin, pour en user selon mes ordres, et selon la pratique ordinaire du diocèse. Par le même mandement, je leur donne l’administration de mon diocèse en l’absence de mes grands vicaires, et je suis persuadé que ces résolutions vous donneront beaucoup de joie, puisqu’elles commencent à vous faire voir quelques lumières de ce que vous avez tant souhaité, et qu’elles vous tirent de ces difficultés où vous avoit mis l’appréhension de voir le gouvernement de son archevêché désert et abandonné. J’aurois au sortir du conclave donné ces ordres, si je n’eusse mieux aimé que vous les eussiez reçus en même temps que je reçois des mains de Sa Sainteté la plénitude de la puissance archiépiscopale, par le pallium qui en est la marque et la consommation. Je prie Dieu de me donner les grâces nécessaires pour l’employer selon mes obligations à son service et à sa gloire ; et je vous demande vos prières, qui implorent sur moi les bénédictions du ciel. Je les espère de votre charité, et je suis, messieurs, votre très-affectionné serviteur et confrère, le cardinal de Retz, archevêque de Paris.

« De Rome, ce 22 mai 1655. »


Cette lettre eut tout l’effet que je pouvois désirer. Le chapitre, qui étoit très-bien disposé pour moi, quitta avec joie l’administration. Il ne tint pas à la cour de l’en empêcher ; mais elle ne trouva pour elle dans ce corps que trois ou quatre sujets, qui n’étoient pas l’ornement de leur compagnie.

M. d’Abingny, du nom de Stuart, s’y signala autant par sa fermeté que le bonhomme Vantadour s’y fit remarquer par sa foiblesse. Enfin mes grands vicaires reprirent avec courage le gouvernement de mon diocèse et M. le cardinal Mazarin fut obligé de leur faire donner une lettre de cachet pour les tirer de Paris, et les faire venir à la cour pour une seconde fois. Je vous rendrai compte de la suite de cette violence, après que je vous aurai entretenue d’un détail qui sera curieux, en ce qu’il fera proprement le caractère du malheur le plus sensible, à mon opinion, qui soit attaché à la disgrâce.

Une lettre que je reçus de Paris, quelque temps après que je fus entré dans le conclave, m’obligea à y dépêcher en poste Malclerc. Cette lettre, qui étoit de M. de Caumartin, portoit que M. de Noirmoutier traitoit avec la cour par le canal de madame de Chevreuse et de Laigues ; que celle-là avoit assuré le cardinal que celui-ci ne me donneroit que des apparences, et qu’il ne feroit rien contre ses intérêts ; que le cardinal lui avoit déclaré à elle-même que Laigues n’entreroit jamais en exercice de la charge de capitaine des gardes de Monsieur, qui lui avoit été donnée à la prison de messieurs les princes, jusqu’à ce que le Roi fût maître de Mézières et de Charleville ; que Noirmoutier avoit dépêché Longrue, lieutenant de roi de la dernière à la cour, pour l’assurer, non pas seulement en son nom, mais même en celui du vicomte de Lameth, tout au moins d’une inaction entière cependant que l’on traiteroit du principal ; que cet avis venoit de madame de Lesdiguières, qui apparemment le tenoit du maréchal de Villeroy, et que je devois compter là-dessus. Cette affaire, comme vous voyez, méritoit de la réflexion ; et celle que je fis, jointe au besoin que j’avois de pourvoir à ma subsistance, m’obligea, comme je viens de vous le dire, à envoyer en France Malclerc avec ordre de faire concevoir à mes amis la nécessité qui me forçoit à des dépenses qu’ils ne croyoient pas trop nécessaires ; et de faire ses efforts pour obliger messieurs de Noirmoutier et de Lameth à ne se point accommoder avec la cour, jusqu’à ce que le Pape fût fait. J’avois déjà de grandes espérances de l’exaltation de Chigi ; et j’avois si bonne opinion, et de son zèle pour les intérêts de l’Église, et de sa reconnoissance pour moi, que je ne comptois presque plus sur ces places que comme sur des moyens que j’aurois, en consentant à l’accommodement de leur gouverneur, de faire connoître que je mettois l’unique espérance de mon rétablissement en la protection de Sa Sainteté. Malclerc trouva, en arrivant à Paris, que l’avis qu’on m’avoit donné n’étoit que trop bien fondé ; il ne tint pas même à M. de Caumartin de l’empêcher d’aller à Charleville, parce qu’il croyoit que son voyage ne serviroit qu’à faire faire la cour à M. de Noirmoutier. M. de Châlons, que Malclerc vit en passant, essaya aussi de le retenir par la même raison : il voulut absolument suivre son ordre. Il fut reconnu, en passant à Montmirel, par des gens de madame de Noirmoutier : ce qui l’obligea de la voir. Il eut l’adresse de lui faire croire qu’il se rendoit aux raisons qu’elle lui alléguoit en foule, pour l’empêcher d’aller trouver son mari ; et il se démêla par cette ruse innocente de ce mauvais pas, qui, vu l’humeur de la dame, étoit capable de le mener à la Bastille. Il vit messieurs de Noirmoutier et de Lameth à une lieue de Mézières, chez un gentilhomme nommé M. d’Haudrey. Le premier ne lui parla que des obligations qu’il avoit à madame de Chevreuse, de la parfaite union qui étoit entre lui et Laigues, et des sujets qu’il avoit de se plaindre de moi : ce qui est le style ordinaire de tous les ingrats. Le second lui témoigna toutes sortes de bonnes volontés pour moi ; mais il lui laissa voir en même temps une grande difficulté à se pouvoir séparer des intérêts ou plutôt de la conduite du premier, vu la situation des deux places, dont il est vrai que l’une n’est pas considérable sans l’autre. Enfin Malclerc, qui se réduisit à leur demander pour toutes grâces, en mon nom, de différer seulement leurs accommodemens jusqu’à la création du nouveau pape, ne tira de Noirmoutier que des railleries de ce qu’il s’étoit lui-même laissé surprendre aux fausses lueurs avec lesquelles j’affectois, disoit-il, d’amuser tout le monde touchant l’exaltation de Chigi ; et il revint à Paris où il apprit de M. de Châlons la création du pape Alexandre.

Mes amis, auxquels je l’avois mandée par Malclerc, en conçurent toutes les espérances que vous pouvez vous imaginer. Vous n’avez pas de peine à croire la douleur qu’eut M. de Noirmoutier de sa précipitation : il avoit conclu son accommodement avec le cardinal un peu après que Malclerc lui eut parlé, et il étoit venu à Paris pour le consommer. Il désira de voir Malclerc aussitôt qu’il eut appris que Chigi étoit effectivement pape. Il découvrit qu’il étoit encore à Paris, quoique mes amis, qui se défioient beaucoup de son secret et de sa bonne foi, lui eussent dit qu’il en étoit parti ; et il fit tant, qu’il le vit dans le faubourg Saint-Antoine. Il n’oublia rien pour excuser ou plutôt pour colorer la précipitation de son accommodement ; il ne cacha point la cruelle douleur qu’il avoit de n’avoir pas accordé le petit délai que l’on lui avoit demandé. Sa honte parut et sur son discours et sur son visage. Je ne fus plus cet homme malhonnête et tyran, qui vouloit sacrifier tous mes amis à mon ambition et à mon caprice. On ne parla, dans la conversation, que de la tendresse qu’on avoit pour moi, que des expédiens que l’on cherchoit avec madame de Chevreuse et avec Laigues pour me raccommoder solidement avec la cour, et que des facilités que l’on espéroit d’y trouver. La conclusion fut une instance très-grande de prendre dix mille écus, par lesquels on espéroit, dans le pressant besoin que j’avois d’argent, d’adoucir à mon égard, et de couvrir à celui du monde, le cruel tort que l’on m’avoit fait. Malclerc refusa les dix mille écus, quoique mes amis le pressassent beaucoup de les recevoir. Ils m’en écrivirent, mais avec force, et ils ne me persuadèrent pas ; et je me remercie encore de mon sentiment. Il n’y a rien de plus beau que de faire des grâces à ceux qui nous manquent ; il n’y a rien, à mon sens, de plus foible que d’en recevoir. Le christianisme, qui nous commande le premier, n’auroit pas manqué de nous enjoindre le second, s’il étoit bon. Quoique mes amis eussent été de l’avis de ne pas refuser les offres de M. de Noirmoutier, parce qu’il les avoit faites de lui-même, ils ne crurent pas qu’il fût de la bienséance d’en solliciter de nouvelles envers les autres, au moment que la bonne conduite les obligeoit à affecter même de faire des triomphes de l’exaltation de Chigi. Ils suppléèrent, de leur propre fonds, à ce qui étoit de plus pressant et de plus nécessaire ; et Malclerc vint me trouver à Rome, où je vous assure qu’il ne fut pas désavoué du refus qu’il avoit fait de recevoir l’argent de M. de Noirmoutier.

Ce que vous venez de voir de la conduite de celui-ci est l’image véritable de celle que tous ceux qui manquent à leurs amis dans leurs disgrâces ne manquent jamais de suivre. Leur première application est de jeter dans le monde des bruits sourds du mécontentement qu’ils feignent d’avoir de ceux qu’ils veulent abandonner ; et la seconde est de diminuer, autant qu’ils peuvent, le poids des obligations qu’ils leur ont. Rien ne leur peut être plus utile pour cet effet, que de donner des apparences de reconnoissance envers d’autres dont l’amitié ne leur puisse être d’aucun embarras. Ils trompent ainsi l’attention que la moitié des hommes ont pour les ingratitudes qui ne les touchent pas personnellement, et ils éludent la véritable reconnoissance par la fausse. Il est vrai qu’il y a toujours des gens plus éclairés, auxquels il est difficile de donner le change ; et je me souviens à ce propos que Montrésor, à qui j’avois fait donner une abbaye de douze mille livres de rente lorsque messieurs les princes furent arrêtés, ayant dit un jour chez le comte de Béthune qu’il en avoit l’obligation à M. de Joyeuse, le prince de Guémené lui répondit : « Je ne croyois pas que M. de Joyeuse eût donné les bénéfices en cette année-là. » M. de Noirmoutier fit, pour justifier son ingratitude, ce que M. de Montrésor n’avoit fait que pour flatter l’entêtement qu’il avoit pour madame de Guise. J’excusai celui-ci par le principe de son action ; je fus vraiment touché de celle de l’autre. L’unique remède contre ces sortes de déplaisirs qui sont plus sensibles dans leurs disgrâces que les disgrâces mêmes, c’est de ne jamais faire le bien que pour le bien même. Ce moyen est le plus assuré : un mauvais naturel est incapable de le prendre parce que c’est la plus pure vertu qui nous l’enseigne. Un bon cœur n’y a guère moins de peine, parce qu’il joint aisément, aux motifs des grâces qu’il fait à la satisfaction de sa conscience, les considérations de son amitié. Je reviens à ce qui concerne ce qui se passa en ce temps-là à l’égard de l’administration de mon diocèse.

Aussitôt que la cour eut appris que le chapitre l’avoit quittée, elle manda mes deux grands vicaires, aussi bien que M. Loisel, curé de Saint-Jean, chanoine de l’église de Paris, et M. Briet, chanoine, qui s’étoient signalés pour mes intérêts.

  1. Christine. (A. E.)
  2. Je les fortifiai avec application : L’auteur a soin de ne point parler de ses relations avec les jansénistes de Paris. Dans le même temps ces derniers composèrent pour lui une lettre qu’il adressa aux évêques de France, et dont nous avons donné un extrait dans la Notice sur Port-Royal. Sa lettre au chapitre de Notre-Dame de Paris sortoit des mêmes mains.