Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/VI

Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 177-198).

CHAPITRE VI

ALEMGUIR EMPEREUR. CARACTÈRES DU VIZIR ET DE SOUDJOTDOLA. LEURS INTÉRÊTS RESPECTIFS. LES DJATES. LES PATANES.

Alemguir second, de la race de Teymourlang, étoit depuis l’année 1754, sur le trône de Delhy où il avoit été placé par le vizir Ghazioudinkhan après la déposition d’Hametcha. Alemguir, tout vieux et infirme qu’il étoit, s’étoit flatté que le vizir auroit pour lui plus de ménagements qu’il n’avoit eu pour son prédécesseur ; il eut bientôt occasion de voir qu’il s’étoit trompé. Ghazioudinkhan qui ne vouloit qu’un fantôme de roi, le tenoit enfermé dans une forteresse où à peine lui fournissoit-on de quoi vivre. Il n’en sortoit que cinq ou six fois l’année comme pour se faire voir au peuple et toujours escorté par les propres gens du vizir qui ne pouvoient sentir personne auprès du prince qui eut la moindre apparence de fidélité. Alemguir d’ailleurs n’étoit instruit de rien. Esclave plutôt que roi, il auroit préféré mille fois être simple particulier. On peut croire qu’il lui échappoit de tems en tems des marques de mécontentement dont le vizir étoit informé. On verra par la suite ce qu’il lui en a coûté. Ce prince avoit trois fils dont l’ainé se nommoit Alygohar. C’est le Chazada dont il sera parlé ci-après reconnu empereur aujourd’huy sous le nom de Cha-alem.

Caractère du vizir.

Ghazioudinkhan, autrement dit Aalemadoutnotdola, [on le nomme aussi Cheabedine], le vizir ci-dessus, est fils de Ghazioudinkhan, fils du fameux Nizamoulmoulouk, soubahdar du Dékan. Ce vieux Ghazioudinkhan ayant appris la mort de Nazerdjingue et celle de Mouzaferdjingue, étoit passé dans le Dékan avec les patentes du Mogol dans l’espérance de recueillir une aussi bonne succession ; mais la mort l’y attendoit ; on soupçonne qu’il fût empoisonné par sa propre mère en 1752.

Ametcha régnoit pour lors à Delhy, ou plutôt Mensouralikhan, son vizir, qui, ayant appris la mort du vieux Ghazioudinkhan, dont il avoit toujours été ami, voulut bien retirer chez lui son fils, jeune homme de 17 à 18 ans qui étoit dans le besoin. Il se doutoit peu qu’il alloit nourrir un serpent dans son sein. En effet, le jeune homme Ghazioudinkhan joignoit l’esprit le plus insinuant à la physionomie la plus aimable ; Mensouralikhan le regardoit comme son propre fils.

Le jeune homme ne tarda pas à s’apercevoir qu’Hametcha étoit peu content de Mensouralikham ; concevoir aussitôt le dessein de se faire vizir, n’étoit qu’une chose asses naturelle à un esprit aussi ambitieux, mais la facilité avec laquelle il conduisit l’exécution n’est pas croyable pour une personne sans expérience, à qui la moindre ressource paroissoit manquer. Il lui falloit des créatures ; ses talents naturels lui en procurent par le moyen desquelles il sçut gagner l’esprit du prince et s’attacher les Marattes auxquels il ne fit pas difficulté de sacrifier son honneur, son bienfaiteur et même sa patrie. Enfin, en moins de rien, on vit éclater une guerre furieuse qui mit en combustion Delhy et ses environs, et qui ne finit que par l’expulsion de Mensouralikhan, qui se crut encore fort heureux de pouvoir vivre tranquille dans sa province de Laknaoo. Le chagrin qu’il en eut cependant le mît bientôt au tombeau.

Tout le monde prétend que Ghazioudinkhan est un des plus grands politiques qui ayent jamais paru. Pour moi, je n’ai rien vu dans sa conduite que beaucoup de fourberie et une cruauté qui révolte. Il a presque toujours le chapelet à la main, mais sa dévotion [comme celle d’Aurangzeb] n’est qu’hypocrisie ; il n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il lui en prend un excès. À peine affermi dans son poste de vizir, il songea à se défaire de tous ceux qui l’avoient le mieux servi, dans la crainte apparemment de devenir à son tour leur victime. Il fit massacrer inhumainement celui en qui il paroissoit avoir le plus de confiance et à qui en effet il étoit le plus redevable de son élévation. Quelque tems après, il fit déposer, comme j’ai dit, l’empereur Hametcha qu’il fit assassiner ou du moins à qui il fit crever les yeux en 1753. La suite fournira divers traits qui achèveront de le caractériser.

Après la mort d’Alaverdikhan, en 1756, le vizir s’étoit flatté de trouver dans le Bengale un champ fertile à moissonner. Il avoit pris en conséquence la résolution d’y marcher avec les deux plus jeunes fils d’Alemguir. J’ai lieu de croire même qu’il y étoit invité par les Chets et peut-être par les Anglois. Quoiqu’il en soit, ce ne fut que vers le commencement de 1757 qu’il pût se mettre en marche et qu’il descendit en effet asses prés d’Eleabad ; mais comme le nabab de Laknaoo avoit des engagements avec celui du Bengale, le vizir ne put passer outre et retourna à Delhy, où d’ailleurs plusieurs affaires l’appeloient. C’est cette marche du vizir occasionnée, disoit-on, par l’incursion des Patanes, qui donna à Souradjotdola le prétexte pour faire cette paix honteuse avec les Anglois en Février 1757. Abdaly avoit paru en effet à Delhy, mais plusieurs jours après le départ du vizir qui n’étant pas en état de tenir tête aux Patanes, s’étoit contenté de laisser beaucoup de monde pour défendre la forteresse de Delhy et avoit fait route pour le Bengale où il comptoit se dédommager entièrement de la perte de Delhy. Le Patane Abdaly n’eût pas le tems de faire le siège de la forteresse, étant rappelé dans son pays à cause des troubles du côté de la Perse. Sur quoi le vizir arrêté dans son projet par le nabab de Laknaoo Soudjaotdola, retourna à Delhy.

Caractère de Soujaotdola.

Soudjaotdola, fils de l’ancien vizir Mensouralikhan, vice roi des trois soubahs Laknaoo, Aoud et Eleabad, est le plus bel homme que j’aie vu dans l’Indoustan. Il l’emporte par la figure sur le vizir Ghazioudinkhan qui est petit et, je crois, par les qualités du cœur ; mais aussi doit-il lui céder pour tout ce qui a rapport à l’esprit. Après tout ce que j’ai dit au sujet du vizir, on doit bien penser qu’il n’y avoit pas grande amitié entre ces deux seigneurs, [quoiqu’ils eussent été élevés ensemble]. Ennemis l’un de l’autre autant par inclination que par intérêts, ils ne cherchoient que l’occasion de se détruire, mais ils se craignoient réciproquement et par politique étoient obligés souvent de paroitre en bonne intelligence. L’intérêt de Soudjaotdola demandoit qu’il ne s’engageât dans aucune forte entreprise pour pouvoir réparer ses finances réduites presque à rien par la dernière guerre de Mensouralikhan son père. Il se voyoit condamné à une tranquillité qui ne convenoit guères à son naturel fougueux. Aussi laissoit-il à la Bégome sa mère, aidée de quelques fidèles ministres le soin des affaires qui exigeoit une application suivie. Il ne s’occupoit que de ses plaisirs, de la chasse et des exercices les plus violents. Il auroit bien voulu profiter des troubles du Bengale aussitôt après la mort d’Alaverdikhan, mais le vizir le tenoit en respect. S’il sortoit de ses provinces, il étoit presque sur de voir le vizir y rentrer, de sorte que pour se mettre à couvert de celui qu’il devoit regarder comme son mortel ennemi et pour l’empêcher en même tems de passer à Bengale, il avoit été obligé de faire [une sorte d’] alliance[1] avec le nouveau nabab Souradjotdola, moyennant une certaine somme et quelques effets qu’il devoit recevoir chaque année en présents.

Soudjaotdola a ordinairement sur pied une armée de trente à 50.000 cavaliers et des fusiliers à proportion. Il pourroit avoir beaucoup plus en faisant marcher les rajas et zemindars de sa dépendance, mais ses ordres ne sont pas mieux exécutés qu’il n’exécute lui-même ceux qu’il est dans le cas de recevoir de l’empereur de Dehly.

Les Djates.

Les Djates, dont nous aurons l’occasion de parler, sont un peuple gentil d’une caste particulière gouvernés par divers chefs qui prennent le titre de Rao, dont le premier se nomme aujourd’hui Rao Souradjemolle qui est regardé comme le chef de tous les Djates. Cette caste n’est pas aussi étendue que celles des Marattes, mais aussi puissante que celle des Rajepoutes et aussi distinguée par son courage. Elle formoit autrefois la garde particulière des empereurs et peut se présenter dans le besoin avec cent mille combattants. On a vu ci-devant la partie de l’Inde qu’elle habite. C’est le peuple de l’Inde que j’ai connu le plus superstitieux. Sa politique particulière m’a paru être jusqu’à présent d’éviter autant qu’il est possible de se déclarer [pour tel ou tel parti], se contentant de servir ou desservir secrètement les puissances soit gentiles, soit mahométanes dont il est environné, selon que son intérêt propre le demande. Mais il est bon de remarquer que cet intérêt le cède bien souvent à un autre plus général que les princes gentils ont entr’eux et qui tend directement contre les princes Mahomètans. Ils seroient charmés de voir renaître ce tems dont le souvenir se conserve précieusement chez eux, où le Mahométisme tout à fait inconnu, ils se voyoient indépendants ou du moins exemps de rendre compte à un prince dont ils détestent la religion autant qu’ils la méprisent. Aussi voit-on rarement un prince gentil s’allier à une puissance mahométane, dans le dessein de détruire un autre prince gentil. Il s’en faut de beaucoup qu’il y ait un pareil motif de religion entre les princes mahométans. Ils sont trop jaloux les uns des autres et trop attachés à leurs intérêts particuliers. C’est à cette politique de religion autant qu’à la désunion des Mahométans, qu’on doit attribuer, je crois, les progrès étonnants que firent les Marattes depuis 1751 jusqu’en 1759. Il ne tenoit qu’aux Djates de les arrêter. Ils avoient toujours été le peuple le plus puissant aux environs de Dehly. Il étoit même contraire à leurs intérêts particuliers de laisser les Marattes s’étendre jusques là. Voisinage qui, en effet, leur fit beaucoup de tort et les mit souvent dans la plus grande inquiétude. Cependant on ne voit pas qu’ils ayent profité des occasions qu’ils ont eues d’abattre cette puissance qui sembloit vouloir tout engloutir. Ils sont restés neutres pendant les troubles causés par les Patanes, qu’ils desservoient peut-être sous mains. Et depuis que les Marattes ont été battus à ne pouvoir se relever de longtems, on voit ces mêmes Djattes déclarés en leur faveur, soutenir le vizir Ghazioudinkhan, qui sans eux ne sauroit que devenir. Sans doute qu’ils pensent que ce vizir est destiné par la Providence à détruire un jour l’empire musulman dans l’Inde.

Les Patanes.

Les Patanes d’aujourd’hui descendent de ces peuples qui gouvernoient l’Indoustan avant la conquête des Mogols. Les Arabes furent les premiers Mahométtans qui y pénétrèrent. De quelque façon qu’ils y soient venus, il paroît que c’est la seule nation qui dans ce tems fit le commerce maritime. De là, on conclud que de nombreuses colonies arabes vinrent s’établir sur les côtes de l’Inde, surtout à Masulipatam, d’où, parcourant le pays, ces Arabes montèrent jusqu’à Dehly et en firent la conquête. On dit de plus que Masulipatam fût fondée par ces Arabes et que la terminaison du mot dénote assés clairement que les Patanes en descendent. Mais Masulipatam n’est pas le vrai nom ; ce mot a été forgé par les Européens, le vrai nom est Matchelipatnam, qui veut dire ville ou habitation de poissons. On donne encore à cet endroit le nom de Matchelibender qui veut dire port du poisson. Dans le principe, cet endroit n’étoit qu’une retraite de pêcheurs. J’ai d’autant plus de peine à croire toute cette histoire, que je n’ai rien entendu dans l’Inde qui puisse l’autoriser. Il n’est pas probable qu’il soit venu de l’Arabie aux côtes Coromandel et Orixa des flôtes asses considérables pour conquérir l’Inde. D’ailleurs avant que de monter à Dehly, ces prétendus Arabes n’auroient-ils pas pensé à s’assujettir toute la presqu’île, dont les provinces sont plus riches que celles du Nord, et dont la conquête devoit leur être plus aisée à faire et à garder ? Mais avant Aurengzeb, il ne paroit pas que ces pays ayent été soumis à d’autres qu’à des Gentils. Les Arabes alloient sans doute le long des côtes ; peut-être avoient-ils quelques établissements à Masulipatam et ailleurs. C’est à quoi, je m’imagine, que se réduisoit leur puissance de ces côtés là.

Il n’est pas moins reconnu cependant que des Arabes ou des peuples soi-disant tels, sont les premiers qui ont porté la religion mahométane dans ce qu’on nomme proprement Indoustan, et cela de très bonne heure, car il en est question vers la 90e année de l’hégire. Peut-être y sont-ils venus par le golfe du Scindy ; mais je croirois plus volontiers qu’ils y sont venus par la Perse. Dans la confusion générale où devoient être tous ces pays à la suite du Mahométisme, il ne seroit pas surprenant que des Arabes joints à des Perses ou à d’autres nations des environs de la mer Caspienne eussent pénétrés dans l’Indoustan pour y établir leur religion. Si l’on considère de plus que les Arabes avoient pour maxime d’incorporer dans leur nation tous les peuples conquis, on pourroit être porté à croire que les premiers Mahométans qui ont conquis une partie de l’Indoustan n’étoient point venus de l’Arabie, quoiqu’ils portassent le nom d’Arabes. Il étoit asses naturel qu’en changeant de religion, on prit le nom de la nation qui faisoit de si grands efforts pour l’étendre et qui étoit partout victorieuse.

Nous voyons régner dans une partie de l’Indoustan une race de Gasnavides, princes Mahométans, dont les sujets étoient au delà des montagnes au Nord Ouest ; ensuite dans Dehly même, des princes Gaures, dont le pays étoit encore plus au nord. Ces peuples étoient-ils venus de l’Arabie ? Je n’en crois rien. Ils étoient plutôt un mélange de Persans et Tartares qui, ayant tourné à la religion mahométane, avoient peut-être été confondus sous le nom d’Arabes, leurs vainqueurs. Il y a grande apparence que les Patanes en viennent. C’est le sentiment assés général dans l’Inde, où d’ailleurs, chaque individu fait l’histoire de sa nation comme il lui plaît. Ce qu’il y a de sur, c’est qu’il existe un monument à Dehly, un fort bel obélisque, qu’on m’a dit avoir été bâti par Sultan Ghaur, prince patane qui régnoit à Dehly plusieurs années avant la révolution de Teymourlang. La question seroit de savoir depuis quand il est fait mention du nom Patane. Ceux qui donnent la date la plus reculée au règne des Patanes disent que les princes de cette nation règnoient à Dehly près de quatre cens ans avant les Mogols, ce qui remonteroit vers le milieu du douzième siècle, en comptant depuis Baber qui est le premier prince Mogol qui se soit établi à Dehly. Vers ce tems, c’étoient des princes de la nation Ghor ou Ghaure qui commençoient à régner dans l’Indoustan ; d’où effectivement on fait descendre les Patanes d’aujourd’hui. Mais il n’étoit pas question pour lors des Patanes ; à ceux-là, on répond que ce nom, que cette nation ne portoit pas dans son propre pays, lui a été donné dans toute l’Inde pour désigner une taille avantageuse, parce qu’en effet les Patanes sont en général plus grands et plus vigoureux que les autres mahométans. Quelques uns ajoutent qu’ils ne portèrent ce nom qu’après la révolution de Djinjiskham, qui fut au commencement du treizième siècle. On sait que les généraux de ce conquérant pénétrèrent dans l’Indoustan et y firent des conquêtes ; mais ils ne purent venir à bout du prince qui règnoit à Dehly ; c’étoit un Ghor par lequel ils furent même battus. Les généraux de Djinjiskhan prirent le parti de le laisser tranquille et lui donnèrent le nom patane ainsi qu’à ses peuples. On en croira ce qu’on voudra.

De ce que je viens de dire, je ne prétends pas conclure qu’il n’y a pas de sang arabe dans la nation Patane. Je crois à dire vrai que ces peuples sont un composé d’Arabes, Persans et Tartares, qu’ils viennent enfin de ces pays montagneux qui confinent la Tartarie au Nord de l’Indoustan et où l’on assure qu’il y a une province qu’on nomme Ghor. Aujourd’hui, les Patanes ressemblent moins à des Arabes qu’à des Tartares, ils sont tout aussi blancs que les Mogols et ont la même façon de s’exprimer. Je pourrois dire encore, pour soutenir mon opinion, que Patanes et Afghans sont la même chose ; or le mot Afghan qui veut dire hurlant ou faisant beaucoup de bruit, est un nom qui paroit qu’on a toujours donné aux habitans des montagnes dont j’ai déjà parlé. Cette raison ne me paroit pas cependant concluante, car il se peut faire que le nom Afghans n’ait été donné aux Patanes qu’à l’occasion de la révolution même qui les a chassés de l’Indoustan. Voici comment :

Lorsque Baber, descendu de Teymourlang, établit le siège des Mogols à Dehly, les Patanes qui en étoient possesseurs furent chassés et dispersés de côtés et d’autres. Quelques uns tinrent bon dans certaines parties de l’Empire ; d’autres en se soumettant eurent la permission de rester. Mais le plus grand nombre se réfugia dans les montagnes du Nord. Après Baber vînt l’empereur Oumayoun qui, à ce que dit l’histoire, fut obligé de fuir dans la Perse et de céder pour quelque tems la place aux Afghans qui s’étoient précipités des montagnes et avoient inondé tout le pays. Mais ces Afghans n’étoient autres que les Patanes mêmes, dont un chef devint empereur sous le nom de Cheircha. Ainsi on pourroit prétendre que ce nom ne leur fut donné que parcequ’ils s’étoient établis dans les montagnes. Je n’assurerai rien là dessus. Il n’est pas moins vray qu’aujourd’huy Patanes et Afghans sont, comme j’ai déjà dit, le même peuple.

Il y a beaucoup de Patanes répandus dans l’Inde et surtout dans cette partie comprise entre le Gange et le Gemna ; je ne parle pas simplement de familles mais de corps nombreux. Celui qu’on nomme Rouclas, qui est établi le long du Gange, par la hauteur de Dehly, va à plus de quarante mille hommes.

Tous ces Patanes, tant ceux qui sont établis dans l’empire que ceux qui font nation à part, se regardent comme frères, et reconnoissent Abdaly pour leur souverain. Cependant ceux qui sont établis dans l’empire mogol font leur soumission à la cour de Dehly, ce qui fait un conflit de juridiction qui a toujours occasionné beaucoup de troubles.

Abdaly qui depuis quelques années fait tant de bruit est un homme de fortune, qui doit son élévation autant à ses intrigues qu’à son courage. De simple domestique de Nadercha, il étoit parvenu à obtenir le commandement d’un corps de troupes, pour récompense de certains services rendus à son maitre, plus utiles qu’honorables. La fidélité d’Abdaly même envers Nadercha ne fut rien moins qu’à l’épreuve. Si ce qu’on dit est vrai de ses intelligences avec l’empereur mogol Mahametcha, qui, par la suite parût reconnoitre les services qu’il avoit reçus d’Abdaly, en favorisant ses projets ambitieux, Abdaly, profitant des troubles de la Perse à la mort de Nadercha, forma un puissant parti, au moyen duquel s’étant fait reconnoitre prince des Afghans, il détacha quelques parties de la Perse dont il augmenta son domaine qui, grâce à la foiblesse de Mahmetcha et de ses successeurs, s’étendit bientôt aux dépens de l’empire mogol, de sorte qu’en 1757 on en mettoit les limites à 25 ou 30 cosses de Lahore, du côté de Delhy.

Ce prince reconnu maintenant chef de tous les Patanes, même de tous ceux répandus dans l’empire mogol, prend le titre de Cha-an-Cha ou Roi des Rois. Il se croit bien au dessus du Grand Mogol même dont il se dit allié par un mariage avec une des princesses et, qui plus est, protecteur. En effet sans lui on ne sait jusqu’où la fortune des princes gentils auroit pu être portée aujourd’hui par les armes des Marates, que le vizir Ghazioudinkhan ne croyoit employer que pour ses vues particulières.

De toutes les troupes mahométanes dans l’Inde, les Patanes et les Mogols passent pour les plus aguerries. Je crois même que les Patanes l’emportent sur les Mogols. Du moins ce que j’en ai vu et les détails qu’on m’a faits de l’armée d’Abdaly me portent à donner la préférence aux Patanes. Leur principale force est dans la cavalerie dont plusieurs corps sont armés de fusils et de pistolets à la tartare. Leur infanterie, quoique la meilleure de l’Inde, [excepté les sipayes, dressés à l’européenne], n’est pas beaucoup à craindre pour les Européens non plus que leur artillerie qui est pesante et mal servie ; c’est un défaut général dans toute l’Inde. Ce qui donne la supériorité aux Patanes est principalement la discipline et la subordination qui sont exactement observées dans l’armée d’Abdaly. On n’y voit pas comme chez la plupart des princes mahométans, ou même gentils, cet appareil de grandeur qui n’est propre qu’à éblouir et qui se réduit à rien. Dans les armées de l’Inde on ne voit que des pavillons, drapeaux, étendarts ; on est étourdi continuellement par le bruit des timballes, trompettes, hautbois, fifres, etc. Un corps de cinq mille cavaliers fait assurément plus de bruit qu’une armée de cent mille hommes en Europe. On y voit presqu’autant d’officiers ou soi-disant tels, que de soldats ; cinq fois plus de domestiques ou marchands, et pour le moins dix fois plus de femmes de toutes les sortes. Un chef qui, de simple pion sera parvenu par la protection de quelques eunuques, à obtenir du prince, soit un titre soit une commission pour commander un petit corps de cavalerie, dès ce moment cet homme ne peut plus marcher sans un train considérable. Il n’a cependant qu’à peine de quoi vivre, [étant ordinairement très mal payé] ; mais vous le verrez se priver du nécessaire, vendre, mettre en gage ce qu’il a de plus précieux, et cela pour avoir de quoi faire marcher devant lui un cheval de main, deux grands drapeaux, sept petits pavillons, des tambours, fifres, flûtes et trompettes, une douzaine de pions qui, au défaut de fusils porteront des bâtons revêtus de drap rouge.

Vous me demandez ce que cela veut dire. Il faut savoir que les fusiliers ou du moins une partie de ceux qui vont devant les nababs et les principaux officiers, ont leurs fusils couverts d’un foureau de drap rouge ou autre couleur. Cela frappe la vue et en impose. [Ces fusils sont censés des armes précieuses appartenant au maître.] Ceux qui n’ont pas le moyen d’avoir des fusils prennent des bâtons, cela revient au même. En effet qui prendra la peine d’examiner ce que le foureau cache ? D’ailleurs ceux qui ont des fusils n’ont d’ordinaire ni poudre ni plomb. Les fusils n’ont point de baïonnettes, ainsi le bâton, selon moi, fait une arme aussi respectable.

À cette pompe que je viens de décrire on ajoute toujours le Gary[2] ; c’est l’horloge de cuivre qu’on frappe de tems en tems, ce qui est une grande marque d’honneur. Voila les objets qui l’occupent d’abord ; les cavaliers viendront quand ils pourront. À voir un homme qui fait tant de bruit, qui passe et repasse d’un bout du camp à l’autre, on demande qui c’est. C’est un Mansoddar, un homme qui commande à trois mille chevaux ; un crieur qui le précède a soin d’en instruire le public en chantant, « voilà ce grand homme, cet invincible égal à Alexandre, etc. ». On voit son quartier de campement qui s’annonce par un grand pavillon où l’on suppose naturellement les trois mille chevaux. On approche, on ne voit rien. Cinq ou six mauvaises canonières dont quelques unes contiennent des femmes en font tout l’étalage ; une vingtaine de bœufs de charge qui doivent porter le bagage du Mansobdar, avec tout son bazard c’est à dire le marché, sans lequel sa troupe ne pourroit subsister.

Dans une armée de vingt mille hommes effectifs, il faut compter pour le moins une cinquantaine de chefs dans ce goût là. Demandez cependant au général à combien se monte son armée, il vous dira effrontément 100.000 hommes. [Telles sont nécessairement toutes les armées dont le général n’est pas en état de payer les divers chefs ou commandants. Le courage, la bravoure ne leur manque surtout pas. Ils rassemblent ce qu’ils peuvent de cavaliers, font quelques avances et se battent quelquefois par attachement, mais le plus grand nombre dans la seule espérance d’un événement favorable qui pourra les dédommager. Le moindre revers les décourage ; telles étoient à peu près les armées avec lesquelles le Chazada s’est présenté en 1759 et 1760 pour se faire reconnoitre dans le Bengale.]

On ne voit rien de tel, dans l’armée d’Abdaly ; tout y est réel, les hommes ainsi que les chevaux et les armes. L’armée est divisée en escadron de mille cavaliers. Chaque escadron distingué par des bonnets[3] de différentes couleurs et sous le commandement d’un chef qui fait exactement son rapport à Abdaly même deux fois par jour. Ce chef a des officiers subalternes de la conduite desquels il répond. La revue des troupes se fait rigoureusement tous les mois, et, ce qui mérite attention, l’on y punit pour le moins aussi souvent que l’on y récompense. Quoique les troupes d’Abdaly soyent généralement bonnes, il y a des corps qui l’emportent sur les autres. Ce sont ceux dont la bravoure a été le plus souvent mises à l’épreuve. Aussitôt que le prince entre en campagne, il tire à part douze ou quinze de ces escadrons ; c’est son corps de réserve destiné pour les coups décisifs, et dont les Marattes ont subi le poids si souvent.

J’ai dit en parlant du vizir Ghazioudinkhan qu’il s’étoit vu forcé au commencement de 1757 d’abandonner le projet qu’il avait eu de passer dans le Bengale, tant à cause de l’opposition qu’y mettoit Soudjaotdola, nabab de Laknaoo, que par rapport à plusieurs affaires qui le rappeloient à Dehly. C’était l’armée patane commandée par Abdaly lui même qui s’étoit répandue comme un torrent dans Dehly, et de là jusqu’à Agra, brûlant, saccageant tout ce qu’elle trouvoit sur la route appartenant ou aux Maures ou aux Marates et n’épargnant pas même les Djâtes dont plusieurs villes furent pillées. Cette irruption fut attribuée depuis au mécontentement du grand Mogol Alemguir Sani qui, ne pouvant supporter la manière indigne dont il étoit traité par son vizir, avoit engagé sous main Abdaly à venir le tirer de l’esclavage. Mais ce ne fut pour lors qu’un feu passager ; ce prince ne put s’emparer de la forteresse où étoit Alemguir, ayant eu des affaires plus importantes qui l’appelloient du côté de la Perse.

L’année 1757 nous représente donc l’empire mogol dans la plus grande confusion ; sans parler des troubles du Dékan, de la révolution dans le Bengale, si funeste pour nous, nous voyons en général toutes les parties de l’empire désunies, chaque soubah, chaque gouvernement de rajas devenu comme indépendant par la foiblesse de l’empereur, la mauvaise conduite du vizir, l’ambition et la mauvaise foy des soubahdars et des sujets tributaires qui, n’ignorant rien de ce qui s’étoit passé et de ce qui se passoit entre l’empereur et son ministre, se félicitoient de l’anarchie qui en étoit une suite nécessaire et ne cherchoient qu’à en profiter. Nous voyons la plus belle partie de l’Indoustan ravagée d’un bout à l’autre par une armée patane, que le désespoir du prince attire dans son pays, mais qui, sans faire le bien qu’il en attendoit, ne sert qu’à rendre sa situation plus déplorable et prépare les voyes à de nouveaux ravages, que nous verrons bientôt les Marates exercer jusqu’aux portes de Lahore, ensuite les Patanes à Dehly et dans toute cette partie qui est entre le Gange et le Gemna. Tel étoit l’état ou plutôt le chaos des affaires, lorsque nous arrivâmes à Gadjipour.

Notre détachement étoit d’environ 175 Européens et cent sipayes[4]. Voici :

l’État-Major.
Messieurs :

D’Hurvilliers. Sous-Lieutenant au bataillon de l’Inde faisant les fonctions de major. Il s’étoit sauvé de Chandernagor.

Le Cte de Canyon. Enseigne. Il commandoit le détachement venu de Dacca.

Brayer. Enseigne. Il commandoit le détachement venu de Patna.

Jobard. Enseigne. Faisant les fonctions d’aide-major ; il s’étoit sauvé de Chandernagor.

St Martin [de la Case]. Enseigne. Il étoit venu me joindre à Cassembazard.

De Bellesme. Capitaine des Vaisseaux de l’Inde. Il s’étoit sauvé de Chandernagor.

Boissimont. Employé. Reçu officier. Il s’étoit sauvé de Chandernagor.

Dangereux. Employé de Cassembazard. Reçu officier. Il s’étoit sauvé de Chandernagor.

La Ville Martere. Employé. Reçu officier. Il s’étoit sauvé de Chandernagor.

Dubois. Employé de Cassembazard. Reçu officier.

Beinger. Employé de Patna. Reçu officier.

Kerdisien. [Particulier]. Reçu officier.

Gourbrin.                        


Volontaires,
Messieurs :

[Anquetil du Perron. Il nous avoit quitté avant notre arrivée à Patna.]

La Rue. A été reçu depuis officier ; il s’était sauvé de Chandernagor.

Desjoux. A été reçu depuis officier ; il s’était sauvé de Chandernagor.

Villequain.

Desbrosses.

Calvé.

Le R. P. Onoufre, missionnaire Italien, aumônier.

Le Sr Dubois. Chirurgien-Major.

Le Sr Le Page. Second Chirurgien.

J’avois encore avec moi M. Lenoir, sous marchand de la Compagnie des Indes, second du comptoir de Patna qui, entendant très bien les langues orientales m’a servi beaucoup auprès des principaux seigneurs, chez qui j’étois souvent obligé de l’envoyer.


  1. [Ce traité existoit même, je crois, du tems d’Alaverdikhan.]
  2. Voyez le mot gary à la table (des explications).
  3. Le bonnet patane est de cuir couvert de drap fait précisément comme un pain de sucre, dont on auroit coupé le sommet par le diamètre de 3 pouces ; le bas est entouré négligemment d’un turban de toile peinte, ce qui forme un bourelet épais et large.
  4. Dans les manuscrits autres que celui du British Muséum, cette nomenclature se trouve au chapitre VII, après le paragraphe commençant par ces mots : « Mahmoud Couli Khan partit pour Laknaor… » et avant le paragraphe commençant par : « Arrivés à Barely. » La rédaction de ces trois manuscrits commence ainsi : « Mais je m’aperçois que j’ai oublié de vous donner une chose essentielle : c’est l’état de notre détachement sortant des dépendances du Bengale. Le voici. »