Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/VII

Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 199-234).

CHAPITRE VII

SÉJOUR DU DÉTACHEMENT DANS LES DÉPENDANCES DE SOUDJAOTDOLA, VICE-ROI DES TROIS SOUBAHS LAKNAOR, AOUD ET ELÉABAD.

J’ai dit que nous étions arrivés à Gadjipour. Fazelalikhan, fodjedar de cet endroit étoit absent ; je lui écrivis et j’en reçus les réponses les plus polies, par lesquelles il m’autorisoit à monter plus haut et se chargeoit de mes lettres pour Soudjaotdola son maître. Nous nous rendîmes donc à Bénarès ;       [2 Août] mais là nos rameurs firent de nouvelles difficultés. Comme nous étions dans la saison des pluies, c’étoit une nécessité pour nous de garder les bateaux. Le raja du pays s’apperçut de notre embarras et nous fît connoître à cette occasion ce que nous devions attendre de la perfidie naturelle à tous les gens du pays.

Mauvaise foi du raja de Bénarès.

Ce raja, nommé Bolouand singue[1], s’étant persuadé probablement sur les lettres qu’il avoit reçues de nos ennemis dans le Bengale, que nous emportions une partie des trésors de ce royaume, regarda notre arrivée comme un don de la fortune, et crut que la Providence ne nous avoit conduits chez lui que pour le dédommager des pertes que Soudjaotdola lui avoit causées. Mais il n’avoit point de canon ; son maître les avoit tous enlevés. Comment faire ? Dès le premier jour il m’envoya un certain portugais nommé Francisque qui le servoit en qualité de chirurgien, pour me complimenter de la manière la plus pompeuse sur notre arrivée. Mrs Lenoir et D’Hurvilliers, députés auprès de lui, furent bien reçus, et le lendemain au soir je revis le sieur Francisque que le bon naturel portoit à se lier d’amitié avec nous.

La conversation roula quelque tems sur les grandes qualités du raja, sa puissance, ses richesses, sa bonne foy et tomba insensiblement sur les canons que nous avions. « Le raja seroit charmé, dit le Portugais, d’en avoir cinq ou six ; ce n’est pas qu’il en manque, mais vos canons sont européens, chose précieuse dans ce pays. C’est le plus beau présent que vous puissiez lui faire et vous sentez bien que la coutume vous oblige à lui en faire. Cependant, si vous trouvez ce présent trop fort, enfin s’il faut acheter vos canons, entrons en marché, le raja vous en donnera un prix bien au-dessus de leur valeur. » Je répondis au Sr Francisque que je n’étois pas venu à Benarès pour vendre mes effets, et encore moins les canons, qu’en partant je reconnoitrois volontiers par quelque présent les bontés du raja ; le Portugais ne parut pas content. Il revint deux jours après me dire, d’un air riant, qu’il n’étoit plus question des canons, que le raja n’y pensoit plus absolument, mais qu’il demandoit à me voir et qu’il falloit me disposer à lui faire une visite de cérémonie. C’est ce dont je me souciois très peu. Je promis cependant que je ferois cette visite qui fût différée autant qu’il me fut possible. Tout à coup le bruit se répand que les Anglois sont aux limites des terres du raja et vont entrer. Le raja alarmé me fit dire, toujours par son Portugais, que la nouvelle est certaine, que ne voulant pas exposer la ville de Bénarès à être pillée, il falloit ou descendre pour combattre nos ennemis, ou monter beaucoup plus haut, ce qui vraisemblablement engageroit les Anglois à s’en retourner. J’étois dans la bonne foy ; l’approche des Anglois n’avoit rien de surprenant, quoique le pays ne fut pas de la dépendance du Bengale, l’espérance de ne point trouver d’obstacle en remontant le fleuve, pouvoit les avoir engagés à nous poursuivre. Quel parti prendre ? aller au devant de l’ennemi, nos forces étoient trop inégales pour nous flatter d’avoir quelque succès ; d’un autre côté le parti de fuir au dessus de Bénarès à la première nouvelle de l’approche des Anglois auroit pu donner mauvaise idée de nous aux gens du pays ; d’ailleurs nos rameurs étoient résolus de ne pas passer Bénarès. Là dessus, je me rendis bien escorté chez le raja et lui représentai qu’en montant plus haut nous exposerions son pays à être insulté par les Anglois, que s’il lui arrivoit quelque malheur, on pourroit nous reprocher de l’avoir abandonné mal à propos. Sur quoi, je lui dis que nous étions décidés à aller au devant de l’ennemi, que cependant, comme il n’ignoroit pas que notre nombre étoit très inférieur[2] à celui des Anglois, nous espérions qu’il voudroit bien nous donner douze à quinze cens hommes, à l’aide desquels nous les repousserions, qu’au surplus si ce parti ne lui convenoit pas, nous n’en avions point d’autre que celui de rester où nous étions, puisque nos rameurs ne vouloient pas monter plus haut. L’endroit où notre flotte étoit retirée étoit asses propre à recevoir l’ennemi ; on n’auroit pu nous forcer que difficilement.

Le raja répondit qu’il étoit disposé à faire tout ce qui me feroit plaisir, excepté de me permettre de rester à Bénarès, ville ouverte de tous les côtés ; que puisque je ne jugeois pas à propos de m’éloigner de lui, il me conseilloit de renvoyer tous nos bateaux qui occasionnoient une dépense inutile et de me rendre à une cosse au dessus de Bénarès où je trouverois un endroit propre à passer la mauvaise saison, que pour lui, il iroit chasser les Anglois, et me remit à vingt-quatre heures pour donner ma réponse.

Dans cet intervalle, je fus voir un certain Pyr très renommé dans Bénarès, son nom est Chekmahmet aly. Il étoit autrefois auprès du vizir Mensouralikhan ; l’empereur se faisoit même un honneur de lui rendre visite de tems en tems. En effet c’est un homme qui paroit très respectable, je ne lui connois d’autre défaut que celui d’être persuadé qu’il n’en a pas. Il fallut pour le coup moraliser. Le saint personage, prenant son sujet des malheurs qui nous étoient arrivés, me fit un sermon qui feroit honneur à nos meilleurs prédicateurs. Comme cet homme étoit consommé dans les affaires, je le priai de me dire son sentiment sur les propositions du raja. Il me dit en particulier qu’il ne croyoit pas que les Anglois fussent sur le point d’entrer dans le pays, que les propositions du raja étoient bonnes, mais que je devois me tenir sur mes gardes, que je me trouvois dans un pays de gentilité où la mauvoise foy régnoit ; qu’il me conseilloit enfin de garder mes bateaux.

L’homme du raja chargé d’avoir ma réponse me proposa le lendemain de la part de son maître de me transporter avec lui chez ce même Pyr où j’avois été. J’y fus. Après bien des discussions, il fut décidé que le raja étant lui-même dans l’embarras par la dissipation de ses finances et le mauvais état de son armée, il étoit à propos pour sa sûreté et pour la mienne que je quittasse son pays, pour me rendre à Eleabad, que le raja lèveroit toutes difficultés en me donnant des rameurs. En conséquence, ce même officier du raja fit assembler nos rameurs qui demandèrent à grands cris à plaider leur cause devant le raja, et pour cet effet consentirent à monter un peu plus haut auprès de la forteresse où le raja s’étoit retiré. Comme ce raja s’étoit chargé de me fournir des rameurs, l’affaire ne me regardoit pas. J’étois tranquille ; cependant c’étoit là où sa fourberie nous attendoit. Il y a apparence que son officier avoit lui-même engagé les rameurs à demander de paroitre devant le raja. Peut-être croyoit-il que la vue de la forteresse devant laquelle il falloit passer, nous épouvanteroit. Nous y mouillâmes le 14 [août] au matin.

Un moment après, je vis paroitre trois ou quatre officiers du raja, accompagnés du Portugais de mauvais augure. Après avoir répété tout ce qui avoit été dit chez le Pyr, ils ajoutèrent que le raja ne pouvoit se déterminer à nous voir partir, qu’il étoit de son honneur de secourir des étrangers qui s’étoient réfugiés chez lui ; il ne s’agit, dit le Portugais, que de vous débarasser de vos ennemis, restez tranquilles dans l’endroit que le raja fixe pour votre séjour, il va marcher lui-même ; il faut que vous lui donniez cinq pièces de canons et deux Européens par pièce ; le tout vous sera rendu fidèlement. Dès que j’entendis parler de nos canons je reconnus toute la mauvaise foy du raja ; je savois d’ailleurs par mes espions que les Anglois étoient encore bien éloignés des limites du pays. Je répondis que mon parti étoit pris d’aller à Eleabad ; sur quoi le Portugais répliqua que nous n’aurions point de rameurs. Le même jour, nous aperçûmes quantité de fusiliers qui défiloient de tous côtés pour se rendre à la forteresse. Nous vîmes aussi beaucoup de cavaliers qui s’assembloient. L’affaire pouvoit devenir sérieuse.

Le 15 août de grand matin, on vint me dire de la part du raja de partir sur le champ, puisque nous ne voulions pas écouter ses propositions Je reçus très mal l’envoyé. En même tems je fis mettre à terre du canon, et toute la troupe qui fît l’exercice et passa en revue. Je ne sçais si ce tamacha[3] que le raja n’avoit jamais vu fit quelque impression sur son esprit ; mais le soir même il m’envoya un passeport en bonne forme avec bien des excuses de ce qu’il ne pouvoit trouver des rameurs. Heureusement les nôtres étoient entrés en composition ; tant par promesses que par menaces, nous étions venus à bout de les engager de nous conduire jusqu’à Eleabad.

Le 16 Août, nous partîmes enfin de Bénarès, après bien des difficultés craignant toujours quelque mauvais tour du raja, d’autant plus qu’ayant le vent contraire, nous étions obligés de remonter les bateaux à la cordelle, en razant la forteresse dont les tours et remparts étoient couverts de gens armés. Nous y apperçûmes beaucoup de mouvements et toutes les mèches des fusils allumées. La précaution que nous eûmes de mettre à terre les deux tiers de la troupe, et de lui faire faire le tour de la forteresse peut avoir contribué à la tranquilité avec laquelle on nous laissa passer.

Ces difficultés que nous commencions à rencontrer de si bonne heure nous causèrent de tristes reflexions, mais elles ne durèrent pas ; l’espérance d’être bientôt secourus, d’apprendre sous peu l’arrivée de quelque escadre françoise dans le Gange dissipa les nuages.

Arrivée à Eléabad.

De Bénarès nous nous rendîmes sur la forteresse de Tchenargar, où il fallut encore Septembre.      attendre neuf à dix jours pour avoir des réponses de Soudjaotdola. Les ayant reçues, nous nous mîmes en route et arrivâmes le 3 Septembre à Eleabad, après avoir passé sur l’eau presque toute la mauvaise saison et nous être vus plus d’une fois sur le point de périr. Le même jour de notre arrivée nous perdîmes un bateau avec dix sipayes qui furent noyés. Cette perte, il est vrai, pouvoit être réparée.

Eleabad est la capitale d’un soubah de ce nom, l’un des trois que possède Soudjaotdola et qui étoit autrefois le plus étendu. Aujourd’hui il est réduit à un petit espace, à moins que Soudjaotdola n’ait profité depuis peu de l’affoiblissement des Marattes pour réunir plusieurs parties qui en avoient été détachées. Eleabad est située au confluent du Gange et du Gemna et renferme deux villes, la vieille et la neuve, assés mal bâties l’une et l’autre. Je n’y ai rien vu de remarquable, sinon quelques anciens tombeaux d’une architecture belle et solide. La forteresse bâtie en pierres de taille et fort élevée est sur la pointe du confluent. Elle présente du côté de l’eau un très beau coup d’œil.

Mahmoud coulikhan commandoit dans cette place. Il étoit aussi gouverneur de la province sous les ordres de Soudjaotdola, dont il étoit proche parent. Quelques jours se passèrent en pourparlers de pure cérémonie, après quoi il       Octobre. fût décidé que j’irois le voir. Ce seigneur me reçut avec toute la politesse imaginable. Il est d’une physionomie intéressante et paroit avoir eu la belle éducation du pays. Il fallut satisfaire sa curiosité sur tout ce qui s’étoit passé dans le Bengale. Le détail que je lui fis parut l’intéresser, quoiqu’il ne s’accordât pas beaucoup avec ce qu’il avoit déjà appris. Il me demanda où j’allois, quel étoit mon dessein. Je lui dis naturellement, que voyant qu’il n’y avoit rien à faire de ces côtés-ci, je voulois remonter le Gemna jusqu’à quelque distance d’Agra, et de là prendre la route pour joindre M. de Bussy dans le Dekan. Mahmoud coulikhan fit le surpris ; ayant fait signe à sa compagnie de se retirer, il me dit qu’il avoit quelque chose de bien mieux que tout cela à me proposer. Sur quoi il me fît part des vues que Soudjaotdola avoit sur le Bengale, où, ne pouvant passer lui-même, il comptoit l’envoyer, et en ce cas, ajouta Mahmoud coulikhan « Que pouvez vous faire de mieux que d’y marcher avec moi ? J’aurai une bonne armée. J’ai d’ailleurs des intelligences dans le pays au moyen desquelles je ne peux manquer de réussir. C’est une occasion dont il faut que vous profitiez. Il y a encore un mois de pluies à passer, pendant lequel nous pourrons travailler de concert à faire les préparatifs. J’irai pour cet effet auprès de Soudjaotdola. Supposé qu’au retour de la belle saison, l’expédition du Bengale n’ait pas lieu, vous pourrez suivre votre première idée et joindre M. de Bussy plus commodément. Du reste j’aurai soin que rien ne vous manque tant que vous serez avec moi. » On doit croire que je n’étois pas fâché de voir Mahmoud coulikhan m’inviter à passer quelque tems à Eleabad. En effet je ne savois comment aller plus loin. Il n’étoit pas possible d’engager les rameurs du Bengale à passer outre et encore moins d’en trouver d’autres. Il m’auroit fallu pour cela bien plus d’argent que je n’en avois. D’un autre côté les pluies avoient rendu les chemins trop mauvais pour s’exposer à une route par terre pour laquelle nous n’étions nullement préparés, n’ayant ni tentes ni de quoi porter notre bagage. C’étoit donc une nécessité de faire ici quelque séjour.

Je ne connoissois pas encore bien Mahmoud coulikhan dont on m’avoit fait des portraits contradictoires, mais en rabattant la moitié de ce qu’il promettoit, il en restoit encore assés pour nourrir quelque espérance de nous tirer d’embarras. Avant mon départ de Cassembazard, j’avois reçu de M. Renault des nouvelles qui paroissoient positives, au sujet de notre escadre. « Elle doit être à présent à la côte, disions nous ; elle sera obligée d’en partir en Octobre ; que pourra-t-elle faire de mieux que de venir à Bengale où, par la révolution qui est arrivée, on doit supposer bien des mécontents, et où par conséquent, on est sur de trouver un parti et de surprendre les Anglois qui n’ont pas encore eu le tems de se fortifier ? On connoit trop l’importance du Bengale, pour souffrir que les Anglois y soyent les maîtres. Notre position à Eleabad peut être de quelque utilité. » C’est ainsi que nous raisonions de travers.

Je répondis à Mahmoud coulikhan que je serois d’autant plus charmé de rester auprès de lui, qu’il m’avoit donné à entendre qu’il y trouveroit son avantage, mais je le priois de faire attention que sous peu de jours je me trouverois embarrassé pour la subsistance du détachement et que je craignois de lui être à charge. Je lui fis part en même tems des lettres que j’avois reçues de Soudjaotdola auprès de qui j’avois envoyé M. Lenoir et qui désiroit que je me rendisse sur le champ à Laknaor. Bon, dit Mahmoudcoulikhan, je vais partir au premier jour et vous me suivrez ; soyez sûr que tout ira à votre satisfaction ; si le nabab ne prend pas des arrangemens pour l’entretien de vos soldats, j’en ferai mon affaire et il ne vous manquera rien.

Mahmoudcoulikhan partit pour Laknaor cinq ou six jours après ; il m’avoit laissé des lettres pour M. De Leirit et M. de Bussy. J’en chargeai M. de Bellesme que je fis partir avec mes paquets pour Pondichéry par la route du Dékan ; après quoi, laissant le soin du détachement à M. de Carryon, le plus ancien officier, (M. d’Hurvilliers n’étoit plus avec nous ; je l’avois expédié pour Pondichéry quelques jours après avoir quitté Bénarès,) je suivis Mahmoudcoulikhan, accompagné de trois officiers et de quelques sipayes.

Voyage à Luknaor.

Arrivés à Barely, petite ville à moitié ruinée, nous campâmes dans les dehors assés près d’une des portes pendant la nuit. Sur les 4 à 5 heures du matin, des voleurs entrèrent dans une tente, et quoique je fusse dans mon lit bien éveillé, emportèrent mes bâtons de Tchoberdars ainsi que mon écritoire qui contenoit quatre montres d’or, des étuys d’argent, tabatières et autres curiosités, pour une somme asses considérable. Elle contenoit aussi de l’argent et des papiers. Malheureusement, j’avois la tête entourée d’un mouchoir de châle pour une fluxion que j’avais à l’œil ; je ne pus rien entendre. À la pointe du jour, comme les cipayes battoient la diane, je me levai, et ne trouvant point mon écritoire qui devoit être au pied de mon lit, je criai au voleur. Je fis arretter le cipaye sentinelle qui étoit à la porte de ma tente, je n’en pus tirer aucun éclaircissement ; il n’avoit rien vu ni entendu, à ce qu’il disoit. Je fis courir de tous côtés pour voir si par hazard l’écritoire n’avoit pas été jetté dans quelque endroit. On la trouva en effet à cinquante pas du camp, dans un champ de grains. On en avoit fait sauter la serrure, et tout ce qui s’étoit trouvé à l’ouverture avoit été enlevé à l’exception de quelques papiers. Il y avoit par bonheur une séparation qui s’emboîtoit dans l’écritoire ; le voleur avoit taché de la lever, mais la précipitation dans laquelle il étoit l’avoit empêché de remarquer un clou qui la retenoit. Il étoit encore dans cette opération sans doute, lorsqu’il entendit le bruit de nos sipayes, sur quoi il prit la fuite. Ce que je trouvai dans l’écritoire étoit à peu près la moitié de ce que j’y avois mis, le reste fut perdu, ma plainte portée au chef du lieu, mes perquisitions, tout fut inutile. Il ne faut pas s’en étonner. Les commandants des petites villes, bourgs et villages un peu éloignés de la résidence du soubahdar sont presque tous chefs de voleurs, particulièrement dans l’Indoustan.

Laknaor, capitale du soubah de ce nom, est à 80 cosses au nord d’Eleabad, de l’autre côté du Gange éloigné de ce fleuve d’environ 22 cosses. Le pays est beau et d’une grande fertilité. Mais que doit-on attendre de la meilleure terre sans culture ? C’étoit le sort de cette province particulièrement et d’une bonne partie de celle d’Aoud, d’avoir été épuisées par les guerres de Mensouralikhan. Ce seigneur avoit laissé en mourant le trésor vide et beaucoup de dettes. Soudjaotdola, son successeur, crut pouvoir satisfaire ses créanciers, tous officiers de l’armée, en leur délivrant des rescriptions sur diverses zemindareries. Cette voye demandoit trop de tems pour des militaires. Bientôt chaque officier devint le fermier ou plutôt le tiran des aldées qu’on lui avoit abandonnées. Les exécutions violentes le remboursèrent en peu de tems au delà même de ce qui lui étoit du, mais le pays en souffroit. L’habitant maltraité se retira et les terres demeurèrent incultes. Le mal auroit été réparé, le bon ordre rétabli par Soudjaotdola qui commençoit à rappeller les habitants ; mais un mal contre lequel la prudence humaine ne peut rien acheva de tout perdre. Depuis deux ans des nuages de sauterelles passoient régulièrement avant la moisson et réduisoient à rien l’espérance du laboureur. Nous fûmes témoins à deux journées de Laknaor du ravage que fait cet insecte. Il faisoit le plus beau tems. Tout à coup nous vîmes le ciel se couvrir ; une obscurité semblable à une éclipse totale se répandit et dura une bonne heure. Nous vîmes en moins de rien les arbres sous lesquels nous étions campés dépouillés de leurs feuilles. Le lendemain, chemin faisant, nous remarquâmes le même effet pendant plus de cinq cosses, l’herbe des chemins et ce qu’il y avoit de verdure dans les champs rongé jusqu’à la racine. Un pareil fléau renouvellé avoit fait fuir tous les habitants, même ceux qui avoient tenu bon contre les vexations des gens de guerre. Les villes, les villages étoient abandonnés, le peu de monde qui restoit, je peux dire sans exagération, ne servoit qu’à augmenter l’horreur de cette solitude ; on ne voyoit que des spectres.

L’état du peuple de Laknaor, résidence du nabab n’étoit guère meilleur ; le mal étoit peut-être moins sensible à cause de la variété des objets, mais la nature ne souffroit pas moins de ce qu’elle appercevoit de tems en tems. Les environs du palais étoient jonchés de pauvres malades étendus au milieu du chemin, tellement qu’il n’étoit pas possible au nabab de sortir sans faire passer son éléphant sur le corps de plusieurs, à moins qu’il n’eut eu la patience de les faire transporter, ce qui ne s’accorde pas avec le faste oriental ; malgré cela il arrivoit peu de malheur ; l’animal conduisoit ses pas de manière à persuader qu’il étoit plus ami de l’homme que l’homme même.

Aussitôt mon arrivée, je m’adressai à Mahmoudcoulikhan pour avoir audience du nabab, comptant que cela ne souffroit pas difficulté, surtout après les lettres que j’en avois reçues. Mais je me trompois. Mahmoudcoulikhan, quoique parent du nabab, n’avoit pas autant de crédit qu’un certain Tamkimkhan, eunuque, qui étoit chargé de presque toutes les affaires. Cet homme s’imaginant qu’une visite aussi extraordinaire que la mienne devoit être accompagnée de beaucoup de présents voulût qu’elle se fit par son canal. J’attendis patiemment sept ou huit jours par complaisance pour Mahmoudcoulikhan que j’avois des raisons de ménager ; à la fin, voyant que je perdois mon tems, je pris congé de lui et fis dire à Soudjaotdola que je m’en retournois. En effet, je partis. Je n’eus pas fait deux cosses que je vis venir après moi des cavaliers précédés de plusieurs Chotoz-Servars qui alloient à toute bride. C’étoit un officier de distinction que le nabab et Tamkimkhan m’envoyoient pour me faire des reproches de ce que je me retirois ; et pour me prier de revenir ; je fis des reproches à mon tour, on m’assura que le nabab n’avoit pas été instruit à tems de mon arrivée ; je fis le difficile, mais il fallut retourner à Laknaor. Me voilà donc sous la direction de Tamkimkhan qui me donna le jour même le mesmani de la part du nabab c’est-à-dire un grand repas. C’est le compliment pour la bonne arrivée, auquel les Orientaux manquent rarement, du moins parmi les Mahométans. Si j’avois eu à faire à un prince gentil, il m’auroit peut être envoyé cent ou deux cent roupies.

Dès le lendemain, j’eus audience du nabab en grande cérémonie ; il affecta une gravité à laquelle je voyois bien qu’il n’étoit pas accoutumé. Quoique instruit passablement des affaires du Bengale, il me demanda fort obligemment le récit de ce qui s’étoit passé, ce qui m’avoit engagé à venir sur ses terres, ce qui m’étoit arrivé sur la route, enfin sans avoir lu Virgile, il me fit un compliment par la bouche de son ministre tout ausi bien trouvé que celui de Didon à messire Ænée. La comparaison ne sera peut-être pas trouvée juste. Pour moi je n’y vois rien qui doive choquer si fort. Si je suis inférieur à Ænée, Soudjaotdola est assurément un plus grand seigneur et un plus grand terrien que n’étoit la reine Didon. On pourroit toujours faire une proportion géométrique de la valeur des personnages. Quoique je doive le respect sans doute a Messire Ænée, je ne sais si à la tête de mon détachement, j’aurois été d’humeur à lui céder le pas. Quoiqu’il en soit, je m’engageai dans un récit presque aussi triste que le sien. Soudjaotdola y parut sensible, moins à cause de moi, je crois, que par l’intérêt personnel qu’il devoit y prendre. Du reste les apparences furent en ma faveur, surtout après qu’il eût jeté les yeux sur les petits présents que j’apportois. Il me recommanda particulièrement à son favori qui fût chargé de me dire bien des choses. Ayant beaucoup entendu parler de sipayes, il fallut les lui présenter et leur faire faire le maniement des armes, dont ils s’acquittèrent assés mal ; mais nous n’avions pas de contrôleurs, tout devoit être admirable, surtout à une première visite ; les attars, les serpaux parurent ensuite, ce qui procura un grand divertissement [au nabab] par la figure comique que nous devions avoir sous cet habillement ; après quoi nous nous retirâmes.

Je me trouvai le même jour tête à tête avec Tamkimkhan qui me fit part des intentions du nabab. Ce seigneur avoit des desseins, mais il n’étoit pas encore tems de les exécuter. Il falloit pour cela mettre un certain ordre dans ses états, s’assurer du côté du vizir, et ménager des intelligences dans le Bengale. On devoit faire pour cela la plus grande diligence ; mais encore cela demandoit du tems. Ainsi, dit le ministre, il faut que vous vous décidiez à rester avec nous, faites venir le monde que vous avez à Eleabad, la générosité du nabab, suppléra à tous vos besoins, et vous pouvez compter qu’on viendra à bout de vous rétablir dans le Bengale. Tamkimkhan auroit du ajouter, autant que cela sera compatible avec les intérêts de mon maitre. Mais c’est une chose qui doit être toujours sous-entendue ; ainsi Tamkimkhan s’expliquoit assés clairement, je dois savoir à quoi m’en tenir. Il n’avoit garde de me dire qu’il étoit en grande correspondance avec Mirdjaferalikhan, soubahdar du Bengale, avec les Anglois mêmes qui lui avoient fait parvenir des lettres où je n’étois pas des mieux traité. Malgré les meilleures intentions du monde, sa qualité de ministre ne lui permettoit pas de me donner à entendre que par la suite nous deviendrions les victimes des engagements qu’on pourroit prendre, si l’intérêt du nabab l’exigeoit. Heureusement j’étois instruit d’un autre côté. Je me contentai de répondre à Tamkimkhan qu’il ne m’étoit pas possible de rester à Laknaor sur de simples espérances, que mon intention ayant toujours été de me rendre dans le Dékan, j’étois résolu de retourner à Eleabad, pour poursuivre ma route, aussitôt que la saison le permettroit, que cet endroit étant de la dépendance du nabab aussi bien que Laknaor il ne dépendroit que de luy, Tamkimkhan, de me procurer les moyens d’y rester deux ou trois mois, en attendant que tout fut prêt pour l’entreprise méditée.

Je lui parlai aussi du vol qui m’avoit été fait à Barely. Tamkimkhan m’assura que tout seroit bientôt retrouvé. Il fit écrire en effet au commandant de cet endroit, qui pouvoit bien lui en avoir envoyé une partie ; ce qu’il y a de sur, c’est que rien ne fût rendu.

Je restai encore deux jours à Laknaor pendant lesquels je reçus des nouvelles de Bengale. On y parloit d’escadre françoise arrivée à la côte, d’une armée qui devoit se rendre par terre dans le Bengale, des inquiétudes, des préparatifs de nos ennemis, enfin Calcutta ne pouvoit manquer d’être à nous avant même que ces lettres pussent me parvenir. Vaines déclamations trop souvent répétées, qui n’ont servi qu’à me donner beaucoup de chagrin par l’espèce de fermentation où cela mettoit nos esprits ! Je reçus en même tems les réponses du vizir Ghazioudinkhan aux lettres que je lui avois écrites en quittant le Bengale. Ce seigneur m’invitoit dans les termes les plus forts à me rendre auprès de lui. Soudjaotdola étoit son ennemi ; un plus long séjour à Laknaor ne pouvoit que lui être suspect, d’ailleurs je pensois qu’il pouvoit y avoir quelques liaisons d’intérêt entre M. de Leyrit, gouverneur de Pondichéry, M. de Bussy et le vizir tant par rapport à nos affaires, qu’à cause de Salabetdjingue qui étoit oncle de Ghazioudinkhan. Ces réflexions me décidèrent plus que tout autre chose. Malgré les vives instances de Soudjaotdola et de Tamkimkhan, je repris le chemin d’Eleabad où j’arrivois le 18 Octobre.

Retour à Eléabad.

J’avois laissé à Laknaor Mahmoudcoulikhan qui, craignant que Tamkhimkhan ne fut venu à bout de m’engager à y rester, m’avoit renouvellé avec serment les promesses de me procurer tout ce dont j’aurois besoin. J’allois cependant me trouver bientôt dans la dernière nécessité. Ce qui me restoit en caisse en y comprenant cinq mille roupies que je venois de recevoir du Bengale pouvoit suffire jusqu’à la fin de Novembre. Que faire après ? Je comptois, il est vrai, recevoir encore quelques milliers de roupies d’un dépôt qu’avoit fait M. de la Breteche, chef du comptoir de Patna. Mais cette ressource manquant, ce qui pouvoit bien arriver dans un tems de trouble, la seule qui me restoit étoit Mahmoudcoulikhan. Je ne pouvois me flatter de recevoir de nos établissements à la côte des secours asses promps pour prévenir le malheur que je craignois ; je ne pouvois non plus prendre tout d’un coup la route du Dekan ; nous manquions de tout ce qui étoit nécessaire pour un tel voyage. Les seuls préparatifs auroient épuisé la caisse. D’ailleurs comment nous éloigner du Bengale dans un tems où tout sembloit nous annoncer l’arrivée prochaine de nos forces ? Comment renoncer légèrement à la flatteuse idée de contribuer au rétablissement de nos affaires ? Il falloit du moins attendre jusqu’à savoir le vrai ou le faux des nouvelles répandues ; enfin par un enchaînement de causes, de raisons plus ou moins fortes, je me vis au commencement de Décembre sans le sol. Point de nouvelles de la côte ni du Dékan, nos espérances dans le Bengale réduites à rien. On me promettoit bien sous peu quelque argent ; mais ce sous peu pouvoit aller à plus d’un mois.

Embarras où je me trouve sans argent.

Le 15 Décembre approchoit, jour du prêt. J’avois avec moi sans compter l’état major près de 175 Européens et 100 cipayes. Il n’y avoit pas de tems à perdre, il me falloit de l’argent ou me résoudre à voir tout mon monde se disperser. Pour surcroît de malheur, Mahmoudcoulikhan faisoit la sourde oreille. On ne répondoit à mes demandes que par de nouvelles promesses qu’il étoit résolu de ne point tenir. De nouvelles circonstances avoient changé ses idées. Je m’adressai aux saokars (banquiers) de l’endroit et à ceux de Bénarès ; je vis bientôt qu’il n’y avoit rien à espérer d’eux. J’offris des lettres de change sur Pondichéry, sur Masulipatam, sur M. de Bussy, même sur Salabetjingue ; on refusa toutes mes propositions, un seul saokar à la fin se présenta, qui après mille protestations de services termina ses offres par me dire qu’il me prêteroit volontiers sur gages, ne doutant pas que je n’eusse avec moi quelques bijoux ou autres effets précieux, mais le peu que j’avois qui consistoit en quelques montres et quincailleries n’eût pas le bonheur de lui plaire. Me voilà donc à la dernière extrémité. Il étoit décidé que ce seroit un marchand mogol qui m’en tireroit et, qui plus est, un fripon.

J’appris bientôt que cet homme avoit un parti de châles à vendre ; m’étant assuré que le saokar ci-dessus ne refuseroit pas ces châles pour gages, je me déterminai à les acheter payables à terme. On peut croire que le marché fut bientôt fait, il n’y eut aucune difficulté de ma part, je prétendis même une ignorance parfaite et m’en remettre entièrement à la bonne foy du mogol, en lui faisant entendre cependant que s’il me trompoit je trouverois bien le moyen de l’en faire repentir par la suite. Celui-ci s’imaginant que je n’aurois occasion d’examiner les châles que dans le Bengale, où il croyoit que je devois bientôt retourner, mît tel prix qu’il jugea à propos, et prit de moi charitablement un billet de six mille roupies pour des châles qui n’en valoient pas trois mille et pour lesquels je ne pus avoir du saokar qu’un emprunt de deux mille cinq cens roupies. Le plaisir d’avoir entre mes mains de quoi conserver mon monde encore quelques jours me fît passer légèrement sur toutes les réflexions que ce mauvois marché devoit faire naître. Heureusement, sur la fin de Décembre, il me vint quelque argent avec lequel je retirai bien vite les châles qui étoient en gages, je cherchai à les vendre, mais inutilement. Chacun me disoit qu’on m’avoit trompé, ce que je savois bien. Sur quoi je fis venir le marchand mogol et menaçai de porter mes plaintes à Mahmoudcoulikhan. L’affaire fût mise en arbitrage, et le marchand convaincu de sa mauvaise foy reprit ses châles moyennant quelque chose que je lui donnai pour le tems que je les avois eu entre mes mains. Ce que je trouvai de plus singulier dans cette aventure, c’est que ce Mogol, sans vouloir se justifier n’avoit autre chose à dire, sinon qu’il avoit toujours cru que les Européens n’avoient qu’une parole ; preuve de la bonne idée qu’on avoit encore des Européens, mais dont on est bien revenu, je crois, à la côte, dans le Dékan, dans le Bengale, et je peux dire dans bien d’autres endroits où j’ai été ; mais ce n’est pas ma faute. J’ai été souvent obligé de faire des promesses, de prendre des engagemens que je croyois à la vérité pouvoir tenir, mais qu’une suite d’événements malheureux a mis dans l’impossibilité d’être exécutés ; au surplus mon affaire avec le marchand mogol étoit d’une autre nature, il n’étoit pas difficile de lui prouver que je n’avois pas manqué à ma parole, puisqu’en me remettant entièrement à sa bonne foy, elle n’avoit été que conditionnelle.

Nous entrions dans l’année 1758 et je n’avois pas encore reçu le moindre mot soit de Janvier 1758.      M. Leirit soit de M. de Bussy. J’étois toujours en grande correspondance avec le vizir de qui j’avois reçu, depuis mon retour à Eleabad les plus belles promesses du monde pour m’engager à l’aller trouver, mais point d’argent. J’avois beau lui représenter que sans ce métal il ne m’étoit pas possible de me mettre en route ; il trouvoit toujours quelque faux-fuyant, ce qui pouvoit être dû aux intrigues d’un certain Zoulfekaralikhan.

Fourberie de Zoulferalikhan.

Cet homme avoit été longtems employé dans les affaires par le vizir Mensouralikhan, par Alaverdikhan et nombre d’autres personnes du premier rang. C’étoit ce qu’on nomme proprement un vieux routier. Malgré le poid de quatrevingt et tant d’années passées sous le harnois, il se transportoit encore d’un bout de l’empire à l’autre aussi facilement que le pourroit faire un jeune homme de vingt cinq ans. La figure, le maintien, l’expression, tout étoit pour lui. Je n’ai jamais connu d’homme plus capable d’en imposer ; aussi j’avoue de bonne foi que j’en ai été la dupe. Voici ce que j’ai pu découvrir à son sujet et ce que bien des circonstances m’ont paru confirmer.

Mirdjaferalikhan, les Anglois et les Chets que je comprendrai désormais sous le nom de dorbar du Bengale, étoient fâchés de voir notre détachement chez une puissance étrangère et voisine, dans la crainte que nous ne vinssions à bout de former quelque parti. Leur intérêt demandoit qu’ils se servissent de tous les moyens possibles pour empêcher qu’on ne prit confiance en nous, partout où nous irions. Nous étions sur les terres de Soudjaotdola, c’étoit donc auprès de ce soubahdar qu’il falloit nous perdre. En conséquence ils firent passer leurs émissaires à Laknaor avec les instructions sans doute les plus amples. Zoulfekaralikhan étoit très lié avec tous les ministres et surtout avec Tamkimkhan, qui n’étoit nullement prévenu en notre faveur. Les émissaires du Bengale donnèrent à entendre à ce ministre, que nous étions gens à former quelque projet avec le vizir contre les intérêts de Soudjaotdola, qui feroit mieux de nous forcer de retourner dans le Bengale que de nous accorder sa protection dont nous pourrions abuser. Sur quoi Tamkimkhan crut qu’il étoit nécessaire de nous pénétrer. Il jeta pour cela les yeux sur Zoulfekaralikhan et ne pouvoit mieux choisir.

Cinq ou six jours après mon retour de Laknaor à Eleabad, parut dans notre camp ce vieux bonhomme. Personne ne le connoissoit, il alloit et venoit sans dire mot. Sa mine respectable étoit pour lui un passeport assuré. Au bout de deux jours il s’adressa à un jeune homme de très bonne famille que j’avois amené avec moi de Bengale et qui me servoit en qualité de divan. Mirsobogotoulla étoit son nom, jeune homme d’esprit fort entendu, et qui, par sa qualité de sayet, étoit toujours reçu avec politesse partout où je l’envoyois. Je suis bien aise de reconnoître ici qu’il a servi à nous tirer d’embarras dans bien des occasions. Zoulfekaralikhan le connoissoit ; il l’avoit vu tout petit, il lui rappelle l’histoire de son bisayeul et de son trisayeul, et, que sais-je ? de toute sa famille, qui autrefois avoit occupé les premiers postes. Mon divan se souvint aussi de l’avoir vu. Bref voilà la connoissance établie.

Zoulfekaralikhan d’un air d’indifférence demande à mon divan qui je suis, ce qui m’a amené de ces côtés là, d’où je viens, où je vais. Le divan répond asses laconiquement et fait entendre que mon dessein est de me rendre dans le Dékan. Mais, dit le bonhomme, est-ce que M. Law n’est pas sous les ordres de M. Dupleix ? Est-ce que vous ignorez son retour ? Oui, dit le divan, nous l’ignorons. M. Law a bien appris par des lettres du Bengale, qu’on parloit beaucoup du prochain retour de M. Dupleix, mais il a de la peine à y ajouter foi. « Eh bien, dit le bonhomme, je suis plus instruit que vous de tout ce qui vous regarde. M. Dupleix est arrivé avec une armée formidable, je l’ai vu, j’étois dans un endroit peu éloigné de Pondichéry. Il me fit appeller deux ou trois jours après son débarquement. Vous savez que du tems de Mensouralikhan, j’étois porteur de ses ordres dans toutes les parties de l’empire. C’étoit par mes mains que passoit toute la correspondance entre ce vizir et M. Dupleix, et pour preuves voyez ces lettres. » En même tems il jeta sur les genoux du divan plusieurs lettres persanes ouvertes, toutes à la chape de M. Dupleix, quelques unes adressés à lui, Zoulfekaralikhan, d’autres au vizir. En examinant l’écriture, elles paroissoient anciennes et traitoient de différentes affaires du Carnatik et du Dékan. « Ce n’est pas tout, dit le bonhomme, voici les lettres que je suis chargé de remettre, il y en a une pour Soudjaotdola, une autre pour le vizir. Les voici. On m’a recommandé de ménager les intérêts de la nation françoise auprès de ces seigneurs, mais comme je sais qui vous êtes, je ne veux rien faire sans vous consulter. Présentez moi à M. Law. » Sur quoi, ils vinrent me trouver l’un et l’autre. Je vis les lettres dont il étoit porteur ; mais comme elles étoient fermées avec la chape de M. Dupleix, il ne me parut pas convenable de les ouvrir. Je fis mille questions à ce vieillard sur M. Dupleix, sur Pondichéry où il avoit été sans doute autrefois. Car il m’en rendit un très bon compte. Je lui demandai le nom du chef d’escadre, il eut bien de la peine à s’en souvenir, sans doute il étoit occupé à le composer. Il m’en donna un qui n’avoit pas l’air français ; mais il s’excusa sur ce que nos noms sont toujours estropiés par les gens du pays, ce qui est très vrai. Au surplus soit que l’air de cincérité du bonhomme m’en imposât, soit que ce fût l’effet de cette disposition où l’on est naturellement à croire tout ce qui flate, je trouvois toujours quelques raisons pour effacer les soupçons qu’il m’étoit impossible de ne pas avoir. Je lui demandai un détail de sa mission. Il me dit que M. Dupleix l’avoit chargé de s’adresser d’abord à Soudjaotdola et de l’engager à descendre dans le Bengale, de proposer la même chose au vizir, s’il n’y avoit rien à faire avec Soudjaotdola. Cela s’accordoit assés bien avec mon plan ; mais M. Dupleix, lui dis-je, devoit savoir que je suis de ces côtés ci ? Comment est-il possible qu’il ne vous ait pas remis quelques lettres pour moi ? « M. Dupleix, répondit Zoulfekaralikhan, ne savoit ce que vous étiez devenu, peut-être le sait-il à présent ; mais lorsque j’ai quitté Pondichéry, le bruit généralement répandu étoit que vous aviez été fait prisonnier par les Anglois. Je me suis donc rendu à Laknaor, continua le bonhomme, où j’arrivai la veille de votre départ et je fus bien surpris d’y trouver des Européens. Vous partîtes et je n’eus pas le tems de vous voir. Je restai seulement quelques jours à Laknaor pour sonder le terrein ; après quoi sachant que vous aviez pris la route d’Eleabad, j’ai cru devoir vous suivre pour vous dire de quoi il s’agit et prendre vos conseils, supposé que vous fussiez françois ; comme je n’ai plus lieu d’en douter à présent, voici ce que j’ai envie de faire. Vous connoissez Soudjaotdola, pour moi je vous avoue qu’il n’y a guères à compter sur lui, c’est un jeune homme trop dissipé. Ses ministres d’ailleurs sont, à ce qu’il m’a paru, en grande correspondance avec vos ennemis. La lettre de M. Dupleix que je pourrois remettre n’auroit aucun effet. J’aime mieux aller trouver le vizir ; qu’en pensez vous ? Vous avez sans doute reçu des lettres de lui. Je l’ai su des pattemars que j’ai rencontrés. Vous n’ignorez pas que le vizir est ennemi de Soudjaotdola ; il faut que vous sortiez d’ici ; donnez moi une lettre pour lui, je ferai votre affaire. Il est bon aussi que vous me donniez un de vos domestiques de confiance pour m’aider. Sous un mois et demi, vous aurez une réponse satisfaisante. »

Je lui dis qu’en effet le vizir m’avoit écrit de l’aller trouver, mais que j’y faisois peu attention ; mon dessein étant d’aller dans le Dékan, que d’ailleurs je n’avois pas d’argent pour un pareil voyage, que cependant si je voyois jour à faire quelque chose de ce côté là, j’irois volontiers trouver le vizir, pourvu qu’il me fit tenir de l’argent. Nous voilà donc à faire la lettre. Zoulfekaralikhan comme plus au fait la dictoit, et je me souviens qu’il vouloit y insérer quelque chose contre Soudjaotdola que nous n’approuvâmes point, mon divan et moi. La lettre contenoit beaucoup de compliments et finissoit par prier le vizir de m’envoyer de l’argent, s’il vouloit que je fusse le joindre. Je ne croyois pas me hazarder beaucoup par une pareille lettre. Cependant pour mieux connoître mon homme, je voulois l’engager à rester encore quelques jours ; mais il me fit entendre que tout dépendoit de la plus grande diligence. Je lui donnai en l’expédiant un pion qui m’avoit toujours bien servi, quelques roupies et deux aunes de drap pour le couvrir, parceque le froid commençoit à se faire sentir. Il partit et se rendit en effet à Dehly.

Zoulfekaralikhan m’avoit quitté sur la fin d’Octobre. Au commencement de Janvier, je n’avois pas encore de ses nouvelles ; mais je savois à peu près à quoi m’en tenir à son sujet, puisque les lettres que je recevois du vizir ne faisoient aucune mention de celles que Zoulfekaralikhan avoit du lui présenter, et quoique cette lettre ne contint rien contre Soutjaotdola je ne laissois pas d’être inquiet. Zoulfekaralikhan, à ce que j’ai su depuis du pion que je lui avois donné, couroit dans Delhy à droite et à gauche sans se présenter au vizir ; mais je m’imagine qu’il étoit très occupé de concert avec les émissaires tant du Bengale que de Laknaor, à empêcher que le premier ministre, qui désiroit véritablement de me voir hors des dépendances de Soudjaotdola, ne me procurât les moyens d’en sortir. Pour cela, il suffisoit de lui faire entendre que je n’avois pas besoin d’argent ; n’en recevant ni de lui ni de Soudjaotdola, la nécessité, disoit Zoulfekaralikhan, devoit me forcer à retourner dans le Bengale, et c’étoit tout ce que nos ennemis les Anglois désiroient. Je quitte ici ce vieux renard qui reparoitra dans la suite.

La dernière lettre que j’avois reçue du vizir étoit des plus pressantes, elle étoit accompagnée de ses passeports, de ceux d’Olkarmottar avec une lettre du général Marate qui, ainsi que celle du vizir, parloit d’un projet de la plus grande conséquence et qui demandoit une promte exécution. L’argent, les titres, les honneurs dévoient m’être expédiés aussitôt que le vizir auroit appris mon départ d’Eleabad, enfin rien ne devoit m’arrêter. Tout cela étoit bon et en effet ce n’étoit plus l’argent qui me retenoit ; grâce aux soins des personnes à qui on avoit confié le dépôt [à Patna] je me trouvois assés bien pourvu ; j’avois d’ailleurs reçu une somme de dix mille roupies que Doroupcha, le Raja de Bettia, avoit bien voulu me prêter à la recommandation des RR. PP. Capucins, missionnaires italiens ; ainsi j’étois en état de marcher, mais par réflexions je craignois de faire quelque chose qui ne fut pas dans les vues de Mrs de Pondichéry. J’aurois voulu être instruit de leurs intentions.

D’un autre côté notre séjour à Eleabad devenoit de jour en jour plus difficile. Mirdjaferalikhan, nouveau soubahdar de Bengale accompagné de l’armée angloise commandée par le colonel Clive étoit monté jusqu’à Patna, après avoir pacifié les troubles de la province de Pourania occasionnés par un ancien serviteur de la maison de Saokotdjingue qui vouloit faire valoir les droits d’un héritier de cette famille qui étoit sous sa tutelle. Il se nommait Azer Ali khan. Ne sachant où donner de la tête, il vint me trouver à peu près dans ce tems à Eleabad avec un nommé Lakazary et sous le prétexte du voyage à Delhy que je lui conseillois de faire, il m’accrocha deux ou trois cents roupies avec un fusil. Je n’en ai plus entendu parler.

Nécessité de quitter Eleabad.

Mirdjaferalikhan avoit envoyé à Soudjaotdola une personne de confiance avec de beaux présents ; on avoit entamé une négociation dont je sçavois, à n’en pas douter, que nous étions en partie les sujets ; j’étois tranquille, il est vrai, du côté de Mahmoudcoulikhan, c’est à dire je pensois qu’il n’avoit pas envie de nous trahir. Il avoit lui-même reçu des présents ; mais il avoit fait voir à mon divan certaines lettres qui ne nous étoient pas favorables, c’étoit assés nous dire d’être sur nos gardes. En effet Tamkimkhan étoit capable de pousser les choses à l’excès, et Marmoudcoulikhan, tout parent qu’il étoit de Soudjaotdola, n’auroit pu détourner le coup. Je me déterminai donc à m’éloigner plus tôt, et mon parti étoit pris d’aller dans le Dékan. En conséquence je congédiai tous les bateaux de louage que j’avois, qui m’étoient inutiles, puisque l’expédition du Bengale n’avoit pas lieu. Je ne gardai que les Bazaras et deux ou trois petits bateaux qui nous appartenoient. Ce fut dans ces circonstances que je reçus les premières nouvelles du Dékan. Elles étoient de M. de Bussy qui me marquoit la réception des paquets que j’avois envoyés par M. de Bellême, le retour de notre escadre à l’Isle de France des vaisseaux qui avoient apporté M. le chevalier de Soupire avec des troupes et l’attente où l’on étoit de voir arriver cette année des forces plus considérables, mais pas un mot de M. Dupleix, malgré toute l’histoire de Zoulfekaralikham ; on ne savoit pas encore positivement, suivant la lettre, qui devoit venir commandant général de l’armée. Le paquet de M. de Bussy contenoit deux lettres persanes, l’une pour le vizir, l’autre pour Olkar mollar, et point pour Soudjaotdola ni Mahmoudcoulikhan. Je conclus de là que toute négociation avec le dorbar de Laknaor ne seroit peut être pas approuvée. Les lettres de M. de Bussy très connu du vizir et d’Olkar mottar, étoient pour moi, je m’imaginois, de l’argent comptant. Sur quoi je pris la résolution de monter à Dehly, et cela d’autant plus volontiers que la meilleure partie de nos soldats m’avoit paru ainsi qu’aux officiers témoigner beaucoup de répugnance à aller dans le Dékan, ce qui me faisoit appréhender une désertion ; mais il falloit garder le secret. Mahmoudcoulikhan que j’avois prévenu de mon départ pour le Dékan n’auroit pas été content de me voir aller à Dehly. Il participoit à la haine que toute la famille de Mensouralikan portoit au vizir, et m’auroit peut-être joué quelque mauvais tour, s’il avoit eu lieu de croire que mon dessein fut de l’aller trouver. Le soldat d’un autre côté, sans savoir positivement à quoi je m’étois décidé, disoit partout qu’il alloit à Dehly, ce qui ne pouvoit que faire naître des soupçons, que j’eus beaucoup de peine à détruire. J’en vins à bout cependant, moyennant des lettres de recommandations que je demandai à Mahmoud coulikhan pour différentes personnes sur la route du Dékan et des instructions relatives à la conduite que je devois tenir. Le parti que je pris aussi de lui faire présent de mon petit Bazaras, en recommandant à ses soins le grand que je laissois à Eleabad, ne contribua pas peu à le tranquilliser. Enfin tout étant prêt, nous partîmes le 22 Février après avoir foit mes adieux par l’entremise du divan. Mahmoudcoulikhan vouloit que je fusse le voir ; mais je crus à propos d’éviter cette visite ; un prétexte d’incommodité m’en débarrassa.


Vous ne seriez pas satisfait, Monsieur, de me voir quitter les dépendances de Soudjaotdola sans dire un mot du caractère, des mœurs et coutumes des habitans, des productions du pays ; enfin quelque chose qui réponde à cette grande idée qu’on a des Indes orientales. Je crains que le peu que j’ai à dire ne lui fasse tort et que vous m’en sachiez mauvais gré ; mais vous aurez la bonté de vous souvenir que je vous ai promis de dire ce que j’ai vu ; d’autres ont vu plus que moi ; ainsi si ce n’est dans le cas de contradiction, il vous est libre de croire tout ce que nos voyageurs ont rapporté. Vous connoissez les habitans de la presqu’isle de l’Inde et ceux du Bengale ; vous avez entendu parler de leurs religions, de leurs coutumes, vous avez lu beaucoup de livres sur ce sujet ; je pourrois donc dire que vous connoissez aussi ceux des provinces du nord ; il y a peu de différence, mais pour rafraîchir votre mémoire et vous marquer ce que je pense, je vais traduire ce qui m’a paru le plus essentiel et de plus vrai sur les religions et coutumes des Indiens en général dans deux ouvrages anglois, nouvellement donnés au public. J’ajouterai, chemin faisant, ce qui me viendra dans l’idée ; après quoi, je vous dirai les différences que j’ai pu remarquer dans les endroits ou j’ai été. Les guillemets marquent ce qui est tiré de l’anglois.


  1. Balouand sing ou Balwant singh était raja de Bénarès depuis 1739. Il avait remplacé son père Mansa Bam, qui n’était raja que depuis un an sous la domination assez effective du soubab d’Aoud. Balwant sing n’aspirait qu’à se rendre indépendant.
  2. [Nous ignorions absolument de quelle force pouvoit être le détachement que commandoit le major Coote détaché pour nous enlever ou nous poursuivre.]
  3. Voyez le mot à la table d’explications.