Mémoire sur quelques affaires de l’Empire Mogol (A. Martineau)/V

Édouard CHAMPION - Émile LAROSE (p. 155-176).

CHAPITRE V

LE DÉTACHEMENT FRANÇOIS SE REND À PATNA. LES ANGLOIS FORMENT [À MORSHOUDABAd] UN PARTI CONTRE LE NABAB. BATAILLE DE PALASSY [OU PLASSEY]. MIRDJAFERALIKHAN EST FAIT SOUBAHDAR. MORT DE SOURATJOTDOLA. LE DÉTACHEMENT EST FORCÉ DE SORTIR DES DÉPENDANCES DU BENGALE.

Le 16 Avril, nous nous mîmes tout de bon en marche et traversâmes tout Morshoudabad, non sans crainte d’être attaqués soit par les ordres du nabab, soit contre ses ordres. Avec un homme comme lui il n’étoit guère possible de savoir à quoi s’en tenir. Nous campâmes dans un jardin abandonné à deux cosses au dessus. De là jusqu’au deux may que nous arrivâmes à Baguelpour, ville située à soixante cosses environ de Morshoudabab, il n’y eut rien d’extraordinaire[1] sinon la jonction de quarante cinq hommes la plupart matelots du vaisseau le St Contest. Cette jonction se fit le plus heureusement du monde par l’activité et la bonne conduite de M. Jobard, officier que j’avois envoyé au devant de ces matelots ; mais nous eûmes les preuves les plus singulières des variations du nabab qui, lorsque je faisois quelque séjour, m’envoyoit demander pourquoi je ne marchois pas, et lorsque je marchois, trouvoit que j’allois trop vite. Pour le satisfaire il auroit fallu être toujours en mouvement sans avancer, cela ne nous accomodoit pas. Il étoit de la dernière importance pour nous d’arriver dans un endroit où j’aurois pu trouver de quoi mettre la troupe en état ; nous manquions de tout.

C’est dans cette route que nous passâmes par le village de Souty où est le banc de sable qui dans le temps des basses eaux sépare le grand Gange du petit bras qui passe à Morshoudabad. Nous vîmes sur ce banc la fameuse digue que faisoit faire le nabab dans la crainte que les Anglais profitant des débordemens ne fissent monter leurs vaisseaux jusqu’à Morshoudabad ; cette digue pouvoit avoir 60 pieds de large, de trois rangs de grosses poutres entrelassées de bambous et l’intervalle devoit être rempli de terre, briques, arbres, etc. Le nabab en faisoit une autre pareille à Palassy. Cet ouvrage, s’il avoit pu être achevé, auroit causé une inondation terrible, la ruine et la destruction d’une infinité d’habitans.

Variations du Nabab.

Le 2 May, [passant par Baguelpour], je reçus ordre du nabab de m’arrêter et d’attendre un paravana où ses intentions étoient expliquées ; en effet, le lendemain le chef des Chotoberdars, accompagné d’une centaine de cavaliers espions, me remit ce paravana. Le nabab m’ordonnoit de retourner promptement à Morshoudabad pour me joindre à lui et courir sur les Anglois. N’ayant aucun avis de Cassembazard où j’avois laissé M. Bugros, l’idée me vînt qu’il pouvoit y avoir de la trahison ; d’ailleurs j’avois à peine avec moi de quoi fournir à la subsistance[2] du détachement jusqu’à Patna. Il n’étoit pas prudent de retourner sur nos pas, surtout par terre, sans être sûrs des véritables intentions du nabab. Je pris donc le parti d’attendre et d’envoyer au nabab M. de Sinfray que je chargeai de sonder les esprits et de m’informer de tout ce qui se passeroit. [M. de Sinfray partit le cinq de Chanspanagor où nous avions fait deux séjours.] J’écrivis au nabab que j’étois disposé à descendre, mais qu’il me falloit de l’argent pour payer la troupe.

Le 6 may, de grand matin, je reçus un second paravana qui m’ordonnoit de ne pas venir à Morshoudabad mais de rester à Rajemolle où il y Mai 1757.      avoit une forteresse et des troupes. Comme je n’avois encore aucun avis de Cassembazard, la lettre du nabab ne fît qu’augmenter mes soupçons, et pour nous mettre en sûreté, je pris le parti de m’approcher encore plus de Patna et de passer la forteresse de Mongheres où nous arrivâmes le sept.

C’est là qu’enfin par plusieurs lettres, j’appris le détail de ce qui s’étoit passé depuis notre départ de Cassembazard. Le nabab avoit reçu des lettres fulminantes des généraux anglois, sur la facilité avec laquelle il nous avoit laissé partir. Ils soutenoient que le nabab avoit manqué à sa parole et le menaçoient de la plus terrible vengeance, s’il ne faisoit courir sur nous. Le nabab intimidé avoit été vingt fois sur le point de les satisfaire ; de là, probablement venoient ces lettres qu’il m’écrivoit pour me demander pourquoi je marchois et ensuite pourquoi je ne marchois pas.

Les Anglois cependant faisoient monter beaucoup de bateaux dans lesquels, au lieu de marchandises, les arcaras du nabab rapportèrent qu’il y avoit des munitions de toutes espèces destinées sans doute pour le fort de Cassembazard, le tout bien caché sous des sacs de poivre et autres grains. L’avis, autant que j’ai sçu, n’étoit pas mal fondé et méritoit une sérieuse attention. Le nabab donna ordre de les faire arrêter. De plus les Anglois animés par les Chets l’importunoient sans cesse par des demandes outrées, fondées, disoient-ils, sur le traité de Calcutta. Des bagatelles qui malheureusement avoient été enlevées à la prise de Cassembazard ou de Calcutta faisoient des objets de plusieurs milliers de roupies.

Ce qu’il y a de plus singulier dans toute cette manœuvre, c’est que le nabab n’auroit pas été le maître d’accorder toutes les demandes des Anglois, quand bien même il y auroit été porté d’inclination. Les Chets s’y seroient opposés, ayant leur grand projet, la destruction du nabab, à exécuter. Ils auroient été au désespoir que les Anglois entièrement satisfaits eussent pu se persuader que le nabab agissoit de bonne foy avec eux. Aussi lorsque ce nabab les consultoit sur toutes ces demandes, ce n’étoient pour réponses de leur part que des marques de la plus vive indignation. Ils n’omettoient rien qui put l’animer de plus en plus contre eux.

Cette duplicité des Chets étoit quelque fois difficile à soutenir. Il y avoit des moments critiques ; entrautres sur certaines demandes, on fut obligé de faire voir au nabab un papier scellé des Chets pour lui prouver qu’il s’étoit engagé à les accorder. Le nabab piqué déclara que son intention n’avoit jamais été de s’engager si avant et accusa les Chets de l’avoir trahi. Ceux-ci craignant la tempête, rejetèrent la faute sur leur ouquil. Le fameux Rongetraie fut chassé honteusement du dorbar, banni et assassiné sur la route. On disoit qu’il avoit reçu deux laks des Anglois pour appliquer le sceau de ses maîtres à leur insçu. J’ai de la peine à le croire, cet ouquil n’étoit attaché aux Anglois que par ce qu’il savoit bien que les Chets leur étoient entièrement dévoués. Quoiqu’il en soit, le nabab outré de la manière dont on agissoit avec lui avoit fait sortir ses tentes, et, résolu de ne plus ménager les Anglois, il avoit pris le parti de nous rappeler. Mais tout n’étant pas encore bien préparé pour l’exécution du grand projet, les Anglois et les Chets crurent à propos d’adoucir encore pour quelque tems l’esprit irrité du nabab qui, nous ayant auprès de lui, pouvoit prendre des arrangements préjudiciables à leurs intérêts. En conséquence sous prétexte de conserver la tranquilité des provinces, de témoigner au nabab les dispositions favorables où l’on étoit pour lui, les Anglois voulurent bien déclarer qu’ils ne pensoient plus à fortifier leur loge de Cassembazard, à augmenter leur garnison, ni même à la demande tendante à ce que le nabab livrât tous les François, mais à conditions qu’on nous forceroit de nous éloigner, que le nabab congédieroit son armée de Palassy, et qu’il rendroit au Gange son cours ordinaire, [en abattant les digues qu’il avoit fait faire.]

C’est à la succession de ces faits contradictoires que je crois redevables les lettres que le nabab m’écrivoit. La première, comme j’ai déjà dit, m’ordonnoit de l’aller joindre, la seconde vouloit que je restasses à Rajemolle, une troisième que je reçus à Mongheres m’envoyoit à Baguelpour, et la dernière enfin pour la parfaite satisfaction des Anglois m’ordonnoit absolument de me rendre à Patna. Pour me consoler du contretems, j’eus du moins le plaisir de recevoir une vingtaine de mille roupies que le nabab me donna à prendre sur Rajemolle et sur Baguelpour.

Le détachement arrive à Patna.

Je pris donc le parti de me rendre au plus vite à Patna, tant à cause de la saison des pluies qui approchoit, que par ce qu’il me falloit du tems pour habiller les soldats, avoir des munitions, mettre les armes et surtout l’artillerie en état, car faute d’affûts, nous avions nos canons sur des chariots du pays.

Nous arrivâmes à Patna le 3 juin, et fûmes reçus avec toutes les apparences d’amitié par Ramnarain, gouverneur de la province. On nous donna, en conséquence des ordres de Souradjotdola, un emplacement assés agréable pour établir nos baraques, enfin nous commençâmes à respirer. Je m’imaginois qu’en cas de nouveaux mouvements le nabab auroit soin de m’instruire à tems ; les débordements se faisoient déjà sentir ; il ne me falloit que cinq ou six jours[3] pour me rendre par eau jusqu’à Souty et de là, par terre, deux jours pour arriver à Morshoudabad.

M. de Sinfray cependant n’avoit pas pu parvenir encore à avoir une audience du nabab qui craignoit d’exciter par là la jalousie des Anglois. Il vouloit les ménager, croyant qu’ils agissoient de bonne foy, mais il devoit se connoitre lui-même et juger des autres par ce qui se passoit dans son propre cœur. Il devoit par conséquent être toujours sur la défiance.

Les Anglois, comme j’ai dit, avoient assuré le nabab qu’ils étoient satisfaits, ils avoient rappellé à Calcutta les troupes qui étoient à Cassembazard ; le nabab de son côté congédia son armée qui étoit à Palassy.

Pour mieux persuader le nabab, et le mettre dans une fausse sécurité, les Anglois en vinrent jusqu’à lui faire entendre que pour sa parfaite satisfaction et la tranquilité des provinces, ils se sentoient assés disposés à permettre aux François de se rétablir à Chandernagor, pourvu qu’ils fussent tranquilles ; du moins il est à croire que les créatures des Anglois tinrent une pareil propos. J’en juge par quelque chose de semblable que le nabab dit à Mr de Sinfray le 8 Juin, jour de sa première visite. Souradjotdola n’avoit pas la moindre défiance et ne vouloit pas même en avoir, parce que cela troubloit une tranquilité après laquelle il avoit soupiré si longtems et dont il ne jouissoit que depuis peu de jours. Mais dans le tems même qu’on tenoit ces discours à Morshoudabad, les Anglois n’étoient occupés que de la perte du nabab, pour laquelle tout étoit préparé et partoient de Calcutta pour l’exécution du grand projet. Le nabab s’en doutoit si peu que je reçus de lui le 19 Juin une lettre dattée du 10, dans laquelle, après m’avoir assuré des dispositions favorables où il étoit pour nous, il m’ordonnoit de rester toujours à Patna et d’être sans inquiétude sur ce qui le concernoit[4]. Cette lettre auroit du me parvenir quatre jours plutôt. Je fis les plaintes les plus fortes de ce retardement à Ramnarain qui recevoit les paquets du nabab ; mais tout étoit inutile. Le nabab étoit trahi par ceux qu’il croyoit lui être le plus attaché. Le fodjedar de Rajemolle arrêtoit tous les pattemars et les retenoit le tems qu’il jugeoit à propos.

Mirdjafer Alikhan est choisi par les Anglois pour nabab.

La plus grande difficulté qui s’étoit présentée aux Anglois et aux Chets dans leurs vues combinées étoit le choix du sujet auquel il falloit donner la place de Souradjotdola. On avoit parlé longtems du fodjedar de Katek, d’un des fils du défunt nabab de Pourania, des fils de Sarfrazkhan, enfin de Khodadadkhan Letti que les Chets eux-mêmes avoient fait venir [de je ne sçais quel endroit de l’Inde] pour leur sûreté. Mais aucun de ces personnages ne pouvoit bien convenir. Leur choix auroit apparemment donné trop de jalousie et occasionné de nouveaux troubles. Peut-être même le projet eût manqué dans l’exécution, si la malheureuse étoile de Souradjotdola, ou plutôt son caractère violent et son peu de ménagement pour ceux qui seuls pouvoient le soutenir, n’eut fait paroître le sujet auquel il devoit être sacrifié ; je veux dire Mirdjaferalikhan, proche parent de Souradjotdola par sa femme, et très connu des Européens, surtout depuis l’affaire des Ostendois en 1744[5].

Ce Midjaferalikhan étoit depuis bien des années bokchis ou généralissime des troupes. Il avoit eu la confiance particulière de défunt Alaverdikhan qui, en mourant, lui recommanda Souradjotdola, et le fit jurer sur l’Alcoran de ne jamais l’abandonner. Son dessein étoit bien, je crois, de tenir sa parole.

Mirdjafer avoit toujours passé pour un brave homme et d’une exacte probité. Sans lui Souradjotdola n’auroit jamais été nabab. Lui seul étoit son soutien ; il devoit donc avoir les plus grands égards pour ce général. Mais il auroit fallu pour cela changer son naturel fougueux et ennemi de toute contrainte et de tous ceux qui, par leur rang, étoient en droit de lui faire des représentations. Les injures les plus grossières, les plus piquantes, ne lui coutoient rien. Mirdjafer, favori d’Alaverdikhan, avoit bien de la peine à s’accoutumer à être maltraité. Il n’y avoit que le respect dû à la mémoire de son ancien maître et le souvenir du serment qu’il avoit fait qui pouvoient l’engager à souffrir patiemment le mauvais traitement qu’on lui faisoit. À la fin, cependant, il fût poussé à bout. Souradjotdola, je ne sçais par quel caprice (je crois que le raja Mohoulal[6] y entroit pour quelque chose) après avoir donné à Mirdjafer Alikhan les épithètes les plus insultantes en plein dorbar, lui ôta sa charge de bockhis. Mirdjafer, outré de la manière dont il étoit traité, accepta enfin les propositions qui lui avoient déjà été faites plusieurs fois par les Chets et entra en traité avec M. Watts. Mirdjafer étoit généralement aimé, il avoit à lui presque tous les djamadars de l’armée à qui, d’ailleurs, il étoit du des arrérages considérables, par Souradjotdola.

Traité entre les Anglois et Mirdjafer Alikhan. Conduite pitoyable du nabab.

Le traité conclu et signé de part et d’autre, Mirdjafer invita les Anglois à monter à [Mourshoudabad] et leur envoya pour gage de sa parole, son confident Mirza Amir Bey qui obtint la fodjedarerie d’Ougly, avec un lak de roupies. M. Watts de son côté décampa une belle nuit avec le peu de monde qui restoit à Cassembazard. Ce fût je crois le 12 Juin. Le nabab ne tarda pas à le savoir. Le voila dans la plus grande perplexité sur tout ce qu’il apprend. Il avoit congédié la moitié de ses troupes sans les avoir payées. Il se voyoit brouillé avec Mirdjafer et Racdolobram, à la veille d’avoir les Anglois sur lui. Que faire dans cette extrémité ? Souradjotdola au lieu de se croire trahi, se réconcilia avec Mirdjafer qui pour mieux cacher sa perfidie, jure sur l’Alcoran de lui être fidèle et voila le nabab satisfait. Tout fourbe qu’étoit Souradjotdola, il ne l’étoit pas encore assés, du moins en cette occasion. Un autre que lui, un esprit plus ferme auroit fait arrêter Mirdjafer, Raëdolobram et les Chets. Ce coup fait, il est probable que les Anglois n’auroient osé avancer. Quoiqu’il en soit, le nabab, comme je dis, eut encore la bêtise de se fier à ses plus cruels ennemis ; en même tems il m’écrivît lettres sur lettres de descendre au plus vîte, les anges, disoit-il en étoient [les] porteurs. Mais ces anges étoient des traîtres qui alloient le plus lentement qu’ils pouvoient. La première qui étoit du 12 Juin ne me parvînt que le 22 et les autres le 24. Nous étions en marche.

Le détachement françois marche au secours de Souradjotdola.

Dès le 20, sur quelques bruits qui couroient dans Patna que les Anglois se préparoient à monter à Morshoudabad, j’avois écrit à M. de Sinfray les idées qui pouvoient me venir sur ce qu’il falloit faire. Je fis le 22 réponse au nabab, et le priai de m’attendre dans la crainte qu’il ne s’engageât mal à propos, mais mes lettres ne pouvoient assurément lui parvenir, puisque l’affaire fût décidée le 23.

Bataille de Palassy.

C’est dans la plaine de Palassy sur les bords du Gange que se donna cette fameuse bataille qui mit le Bengale et ses dépendances en quelque façon au pouvoir des Anglois ; leurs mémoires font foy, qu’à moins d’un miracle elle ne pouvoit tourner qu’à leur avantage, puisque la plus forte partie de l’armée de Souratjodtola étoit contre lui. À l’exception d’une cinquantaine d’Européens qui étoient avec M. de Sinfray et deux ou trois djamadars qui commandoient quelques corps de cavalerie, tout le reste de l’armée ou resta les bras croisés ou ne se fit connoître pour être du parti de Souradjotdola que par la promptitude avec laquelle on prit la fuite. L’épouvante étoit généralement répandue même avant que l’action commençât. Chacun se doutoit que Souradjotdola étoit trahi et ne savoit à qui se fier.

Souradjotdola fuit à Rajemolle.

Souratjotdola consterné gagne au plus vite sa capitale, il porta la première nouvelle de sa défaite ; mais reconnoissant qu’il n’y étoit pas en sûreté, il prit le parti de se déguiser et de s’enfuir du côté de Rajemolle, [à dessein sans doute de nous joindre.]

Nous descendions cependant le Gange avec toute la diligence possible, nuit et jour, sans relâche, contre un vent violent qui nous fît périr plusieurs bateaux ; heureusement le monde fût sauve. Juillet 1757.       Nous arrivâmes le premier juillet à Ténagaly. Une partie du détachement [qui formoit l’avant garde] descendit [sans s’arrêter] jusqu’à Rajemolle où nous apprîmes la révolution qui venoit d’arriver, la déroute de l’armée de Souradjotdola, sa fuite et enfin sa prise, que nous aurions probablement empêchée si nous avions pu arriver un ou deux jours plutôt[7]. En sauvant Souradjotdola, nous aurions crû faire un grand coup, mais peut-être n’eut-il été sauvé que pour peu de tems. Partout où il se fut présenté dans les pays censés de sa dépendance, il eût trouvé dos ennemis, des traîtres ; on n’auroit pas voulu le reconnoître. Obligé, par la poursuite de Mirdjafer et des Anglois de fuir chez l’étranger, il nous eut été plus à charge qu’utile. On ne sait ce que c’est dans l’Inde que de soutenir un homme malheureux. La première idée qui vient et à laquelle on s’attache est celle de le dépouiller du peu qui lui reste. [D’ailleurs un caractère tel que celui de Souradjotdola ne pouvoit trouver nulle part un véritable ami.] Souradjotdola s’étoit réfugié aux environs de Rajemolle chez un pauvre homme, à qui, dit-on, il avoit fait couper les oreilles quelques années auparavant. Cet homme en donna avis au fodjedar de l’endroit qui le fît arrêter sur le champ et l’envoya bien escorté à Morshoudabad, où bientôt après Miren, fils de Mirdjaferalikhan le fit massacrer impitoyablement en sa présence Son corps sanglant fut exposé sur un éléphant, promené dans les principaux quartiers de la ville et enterré auprès de son grand oncle Alaverdikhan.

Telle fut la fin de Souradjotdola, à la fleur de son âge, ayant à peine 25 ans ; fin digne d’une vie qui avoit été passée dans la violence et dans le sang. Il étoit naturellement téméraire, sans courage, entêté, sans résolution, concevant le plus vif ressentiment pour la moindre chose et souvent sans aucun sujet, livré à toutes les variations que le tumulte des passions souvent opposées l’une à l’autre peut produire dans un esprit faible, fourbe plutôt de cœur que de l’esprit, sans foi, sans égard pour les serments qu’il faisoit et violoit avec la même facilité ; la seule excuse qu’on peut donner en sa faveur est que dès l’enfance le jeune homme avoit eu sans cesse la souveraineté devant les yeux ; point d’éducation, point de leçons qui eussent pu lui apprendre ce que c’est que d’obéir et après tout il ne vécut pas assez pour atteindre une certaine expérience qui peut-être l’auroit rendu meilleur, peut être aussi plus mauvais. Son règne ne fut que de 14 mois ; dans ce court espace, on peut dire qu’il eut très peu de repos, n’en permit aucun à ses sujets, et, avec une autorité sans bornes, des richesses immenses, ne put parvenir à être servi ni même à se faire un seul ami dont les sages conseils auroient pu lui faire éviter ses malheurs. Je ne crains point d’être contredit sur ce portrait de Souratjotdola ; il n’est qu’une copie de celui qu’en font la mémoire angloise. Finissons par le trait de morale qu’on y trouve[8]. De quelle utilité est donc le pouvoir, combien les richesses ne sont elles pas funestes, quand l’homme ne les possède que pour en abuser !

Mirdjafer Alikhan.

Instruits de tout ce qui s’étoit passé, nous prîmes le parti de remonter le fleuve et de rester quelques jours au dessus de Patna où nous pourrions encore apprendre quelque chose de nouveau. Une lettre du fodjedar de Rajemolle me marquoit que le nouveau nabab Mirdjaferalikhan étoit disposé à rétablir la paix entre nous et les Anglois. [Son idée étoit probablement de me faire perdre du tems ; malgré cela] il convenoit de voir ce qui en étoit mais de façon à ne rien risquer.

Nous arrivâmes le 16 juillet à Danapour, quatre cosses au dessus de Patna où je reconnus bien vite que nous n’avions pas de tems à perdre. Le raja de Patna seul ne nous auroit pas beaucoup inquiété ; par le moyen de nos bateaux, nous pouvions éviter comme nous aurions voulu. Notre flotte d’ailleurs, quoique en très mauvais état, auroit pu tenir tête à toutes les forces navales du Bengale, parmi les Indiens s’entend ; mais la flotte angloise avançoit. Comme ces messieurs se disent les maîtres de l’élément aquatique, il nous convenoit d’autant moins de les attendre que nous savions qu’ils avoient des bâtiments et plus forts et en plus grande quantité que nous. Peut-être aurions-nous eu l’avantage de la marche, mais nous ne crûmes pas à propos de leur donner le plaisir de nous voir fuir. Un ordre du raja de Patna me fût signifié le 18 au nom de Mirdjaferalikhan de m’arrêter pour attendre sans doute les Anglois et un autre de sa part de décamper. Quelques petits corps de cavalerie faisoient mine de s’étendre le long de la côte pour nous empêcher d’avoir des provisions ou faire main basse sur nos rameurs. Sur quoi nous mîmes à la voile bien résolus de quitter toutes les dépendances du Bengale. Il fallut malgré nous relâcher à Chapra onze cosses au dessus, parceque nos rameurs refusoient d’aller plus loin ; les prières, les menaces, tout fut inutile. Je crus pour lors que les Anglois avoient trouvé moyen de les gagner. Les bateaux ne nous appartenoient pas, mais le scrupule de les enlever eut été peu de chose, si nos Européens avoient sçu les conduire… Malheureusement ils n’y entendoient rien. Les bateaux dans le Bengale n’ont point de quille, et par conséquent portent très difficilement la voîle ; ainsi il fallut perdre deux jours à parlementer. À la 25 Juillet.      fin un doublement de paye fit l’accommodement et, cinq jours après, nous arrivâmes à Gadjipour, premier endroit remarquable des provinces du nabab Souradjaotdola, vice-roi des soubahs d’Aoud, Laknaor (Luknow), et Eleabad (Allahabad).

Dans la route de Chapra à Gadjipour, je vis venir un Tchobdar porteur de lettres de la part du colonel Clive et de Mirdjafer[9]. Celle du colonel étoit telle qu’il convenoit de la part d’un commandant qui, [quoiqu’ennemi, s’intéressoit à notre sort par humanité, connoissant] par sa propre expérience savoit dans quels périls et fatigues nous allions nous jetter en nous éloignant des établissements européens. Mais la lettre de Mirdjaferalikhan ou plutôt celle qu’on lui avoit dictée, étoit foudroyante. En conséquence de son traité avec les Anglois par lequel nous étions déclarés ses ennemis, il me sommoit de me rendre prisonnier, sans quoi je devois m’attendre à des malheurs inévitables que ses ordres avoient préparés sur ma route. Je me contentai de répondre à M. Clive et continuai mon chemin.

La lettre de Mirdjafer ne devoit pas me surprendre, mais j’avois idée qu’il auroit pu m’en écrire une d’un autre stile à l’insçu des Anglois. Je connoissois ce nouveau soubahdar que j’avois été voir dès le tems que je sollicitois des secours pour faire lever le siège de Chandernagor. Mirdjafer qui n’avoit pas encore l’idée de se faire soubahdar, m’avoit paru très sensé, assés porté, à nous rendre service et nous plaignoit beaucoup d’avoir à faire à un homme aussi lâche aussi indécis que l’étoit Souradjotdola. Sur cela, aussitôt la nouvelle de son avènement au soubah, j’avois cru à propos de lui écrire. Je lui donnois à entendre que si j’étois descendu au secours du défunt nabab, c’étoit uniquement comme serviteur du soubahdar et non d’un homme qui par sa lâcheté étoit cause de notre perte ; que mon intention dans tout ce que j’avois fait avoit été d’empêcher les provinces de tomber entre les mains des Anglois, qu’enfin c’étoit à lui de juger si nous étions en état de lui rendre quelques services. Cette lettre étoit asses propre pour exciter des sentiments favorables pour nous. Mais si elle fit quelqu’effet, Mirdjafer n’en fît rien paroître. La révolution étoit trop récente, le crédit des Anglois trop grand, pour risquer la moindre correspondance avec moi.

Sortant du Bengale, pour parcourir l’Indoustan, il convient, je crois de faire connoître quelques uns de ceux avec lesquels nous avons eu quelques liaisons ou des intérêts à démêler. On pourra voir par là, sur quels principes est fondée la conduite qu’ils ont tenue.


  1. Arrivés à Calégon nous avions avec nous un nommé M. Anquetil, jeune homme d’esprit, observateur, mais critique plus qu’il ne convenoit. Le corps d’officiers m’ayant porté de fortes plaintes sur les observations que le hazard leur avait procurés, il prit le parti de nous quitter. Les esprits étoient d’autant plus animés contre lui que sa conduite à Chandernagor d’où, à la veille de l’attaque des Anglois, il étoit parti sans prévenir qui que ce soit, avoit déplu singulièrement. Je lui fis remettre 7 ou 8 roupies d’or, au moyen desquelles il pouvoit se rendre facilement à Morshoudabad où le nabab se seroit fait un plaisir de lui procurer ce qui pouvoit lui être nécessaire pour se rendre où il auroit voulu.
  2. [Je n’avais que 6.000 roupies en partant de Cassembazard.]
  3. Je ne m’attendois pas à trouver en juin des vents aussi violents et aussi contraires que nous les avons eus.
  4. [Je ne voudrois pas jurer que cette lettre n’ait été contrefaite par quelqu’un des secrétaires du nabab, gagné par les Anglois.]
  5. La compagnie d’Ostende fondée en 1718 par l’empereur d’Allemagne souverain des Pays-Bas, excita aussitôt la jalousie des Anglais et des Hollandais, et, dans les années qui suivirent, elle avait failli devenir un casus belli entre l’Autriche et ces nations. Tolérée plutôt qu’officiellement reconnue, la compagnie d’Ostende n’avait pas tardé à péricliter et l’établissement qu’elle avait fondé à Baguelbazar, dans le Bengale, avait dit disparaître. En 1744, le chef de cet établissement était un nommé Esconomille. Persécuté par les Anglais et les Hollandais, abandonné par le nabab, Esconomille évacua la loge avec une partie de ses employés pour se retirer au Pegou ; ceux qui restèrent furent massacrés (1746) et ce fut la fin de la compagnie d’Ostende dans l’Inde.
  6. C’étoit à la rentrée de Mohoutal au dorbar. Cet homme, à ce qu’on m’a dit, après avoir surmonté par les plus grands efforts la malignité du poison qu’on lui avoit fait prendre, commençoit à se rétablir, mais sa raison n’y étoit plus.
  7. Le nabab fut enlevé de Rajemolle le 29 ou 30 juin, selon quelques-uns ; moi, je crois que ce ne fût que le premier juillet, jour même de notre arrivée à Tériagaly et quelques heures avant l’arrivée de M. Jobard à Rajemolle.
  8. Ce paragraphe est la traduction littérale des pages 116-118 d’un livre intitulé : Mémoires sur la révolution du Bengale en 1767, publié sous le voile de l’anonyme en 1760, mais attribué à M. Williams Watts, le rival de M. Law à Murshidabad. (Note de M. S. C. Hill.)
  9. Nous devons à l’obligeance de M. Hill la communication de la lettre de Clive, d’une lettre de Law à Mir-Jafer et de la réponse de ce dernier :
    I. Lettre de Clive à Jean Law.
    Muxadabad, 9 july 1757.
    Sir,

    As the country people are now all become your enemies, and orders are gone everywhere to intercept your passage, and myself have sent parties in quest of you, and orders are gone to Ramnarain the Naib of Patna to seize you if you pursue that road, you must be sensible if you fall into their hands, you cannot expect to find them a generous enemy ; if therefore you have any regard for the men under your command, I would recommend it to you to treat with us, from whom you may expect the most favourable terms in my power to grant.

    I have the honour to be, etc., etc.

    (Orme mss. India X, p. 2438.)


    II. Lettre de Law au nabab Mir-Jafer.
    7 july 1757.
    « Codawund Nehamut.

    « Being now acquainted with the news of your obtaining the Subaship, I am greatly pleased therewith ; God grant you prosperity. I was no servant to the Nabob Surajah Dowlat, but was servant to the Subah. I am now fallen into great troubles. Had you, Sir, been Subadar before, it had never been thus with me. Now at Rajamaal, I hâve heard that the English have destroyed the factory at Sidabad and taken everything away. On this account, I cannot stay in this country, therefore desire what your orders are with regard to me. Now, agreeable to Aga Nizam’s letter, I am going to stay at Patna, but I shall act as you order me. Of this I am persuaded that your heart is clear towards me. I am an enemy only to the English. »

    (Orme mss. India XI, p. 2820.)


    III. Réponse du nabab à Law.
    13 july 1757.

    « I have received your letter. You must undoubtedly know that I have entered into a treaty with the English, whereby their enemies are mine and mine theirs. By the custom of your own nation you will know that it becomes Princes to be firm to their agreement. I shall be so to mine. I advise you to come to terms with the English. They will return ail your own and your officers’private efîects that are at Sidabad, but if you will war with them, I shall act according to my agreement with them. »

    (Orme mss. India XI, p. 2826.)