Mémoire de madame de Valmont

Cailleau, imprimeur-libraire (1p. 9-138).


MÉMOIRE


DE


MADAME DE VALMONT.


Sur l’ingratitude & la cruauté de la famille des Flaucourt envers la ſienne, dont les ſieurs de Flaucourt ont reçu tant de ſervices.

Il eſt affreux de ſe plaindre de ceux qu’on aime, qu’on chérit & qu’on reſpecte. Je voudrois pouvoir étouffer dans mon ame, un reſſentiment, hélas ! trop légitime ; mais l’excès de la cruauté, du fanatiſme & de l’hypocriſie, l’emporte ; & quoique je ſois condamnée à un éternel ſilence, par décence pour moi ſeule, les ſouffrances d’une mere infirme, ſon âge, l’affreuſe indigence où elle eſt plongée, ne me font plus connoître de frein à l’égard des perſonnes que la Nature me force d’inculper. Le ſeul que je pourrois épargner, par le mépris que j’en dois faire, eſt ce vil & rampant Lafontaine, dont les conseils aussi pernicieux que funeſtes, ont empoisonné le cœur d’un jeune homme, fait pour voler à la gloire. Ce jeune homme hélas ! eſt mon frère, devenu Marquis de Flaucourt, depuis la mort de mon trop malheureux pere. Je dois rougir ſans doute de l’erreur qui me donna le jour ; mais la Nature qui ne connoît ni loi, ni préjugé, ne perd jamais ſes droits dans une ame ſenſible. À peine le haſard me fit rencontrer ce frère dans le monde, que le vil ſéducteur qui s’est emparé de lui depuis quelques années, qui a ſubjugué ses goûts, ſa raiſon, me l’a enlevé. Je n’eſpérois qu’en lui, & je n’avois point à craindre qu’il eut étouffé dans ſon cœur le cri de la Nature & les liens du ſang. Je le laiſſe pour m’occuper de personnages plus eſſentiels, n’étant pas ſeul l’objet de mon Mémoire. Les années & les bons principes qu’il a reçus, peuvent me le ramener, & me donner des preuves de ſon amitié fraternelle.

Que la ſentence des Dieux & des hommes me juge dans la poſition affreuſe où je me trouve par l’injuſtice de ceux qui ont excité en moi la plainte, l’indignation & la révolte. Tous les faits que je vais avancer ſont autant de vérités authentiques. C’eſt une tache imprimée ſur la mémoire de M. le Marquis de Flaucourt, & que ceux qui auroient dû l’effacer n’ont fait qu’étendre, en augmentant ſes torts.

Mon pere m’a oubliée au berceau ; voilà mon ſort, & j’ai encore à gémir sur celui de ma mère. J’avois tout pouvoir de reclamer les droits de la Nature pour mon exiſtence phyſique, mais j’en faiſois le ſacrifice, comme on le verra dans ma correſpondance avec la famille de Flaucourt, en faveur de celle qui m’a donné le jour. Les liaiſons de ſang & d’intérêt qui éxiſtoient entre cette famille & la mienne, étoient bien faites pour engager ces ames dévotes à répandre leurs bienfaits ſur la malheureuſe filleule de M. le Marquis de Flaucourt, qui éprouve, dans ſa vieilleſſe, la plus affreuſe misère. Juſqu’à préſent je ne l’ai point abandonnée, mais mes moyens ſont devenus ſi foibles, que je me vois obligée de prendre le parti de la retraite. Ce n’eſt pas mon ſort qui m’afflige, mais c’eſt la cruelle ſituation de ma pauvre mere. Je ſens mon cœur déchiré à ce tableau. Que n’employerois-je point pour lui procurer les ſecours qui lui ſont néceſſaires dans ſa vieilleſſe ? Combien le poids de la misère doit lui paroître dur & inſuportable, après avoir été élevée dans la fortune ! & quelle amertume pour elle de ſouffrir dans ſa triſte & cruelle ſituation, ſous les yeux de cette ingrate famille ! Tout ce que j’avance eſt pour faire connaître que nous ne ſommes pas étrangers à la famille de Flaucourt, & que la mienne n’étoit pas de la lie du peuple pour retirer aucun tribut des ſecours qu’elle a donnés à la Maiſon de Flaucourt. Mais quand la mienne auroit été de pauvres mercenaires, la maiſon de Flaucourt ne ſeroit-elle pas redevable d’un ſalaire que la reconnoiſſance auroit dû, de leur part, faire répandre avec abondance ſur ma malheureuse mere, puisque la néceſſité la force à réclamer leurs bienfaits, qui, en les obtenant, ne ſeroient qu’un acquit de leur part. Leur ſeul prétexte, pour ne pas la ſecourir, ſeroit un beau motif qui décideroit tous ceux qui ont cette façon de penſer, propre à être regardés véritablemen pour des hommes. Je n’attends pas de libéralités de leur part, je n’exigeois pour ma mere qu’une penſion alimentaire de ſept à huit cens livres. Leur ingratitude atroce, & leur dureté inexprimable, ont pouſſé ma diſcrétion au-delà de toute réſerve : et ſi je suis fautive en les démaſquant, ma faute eſt bien excuſable. Quiconque ne seroit pas touché de mon récit, n’auroit pas reçu de la Nature un cœur ſenſible. Il ne peut y avoir que des ames féroces, endurcies par le fanatiſme, comme Madame la Marquiſe de Flaucourt, & un Prélat des plus éclairés, mais auſſi foible qu’elle, qui ſe font un acte de Religion de la plus grande cruauté. Hélas ! quelle est cette Religion ? Ou j’en ai mal conçu le dogme, ou il ſemble qu’elle enſeigne la clémence & la bienfaisance. Ce digne Prélat, qui tient le Sacerdoce dans ſes mains, & cette reſpectable Veuve, tous deux près du lit de mort de l’auteur de mes jours, lui prêchoient la bienfaisance, & le repentir de ſes fautes. C’eſt, pour les rachetter, lui diſoient-ils, qu’ils l’engagèrent à faire deux mille écus de rentes viagères à ſes gens, & reverſibles sur leurs enfans ; & celle qui avoit des droits plus légitimes, droits que la Religion même impoſe, n’a pas reçu la moindre marque d’humanité. Ce pieux Prélat, ce frère de lait de cette infortunée, loin de preſſer & de déterminer sa belle-ſœur à remettre ſous les yeux de son frère mourant, ce qu’il dévoit faire pour une femme qui leur fut si chère à tous deux, eurent la barbarie de lui fermer la paupière, & le laisserent deſcendre dans la tombe, enveloppé dans la plus cruelle erreur ; & voilà comme ce grand homme finit ſa carrière, dans une indifférence où ils le tenoient ſans doute depuis long-tems. Quoiqu’il fut inſenſible envers moi, depuis que la dévotion s’etoït emparée de lui, je ne le respectois pas moins. Il me chérissoit dans mon enfance. Je n’oublierai jamais ses tendres carresses : & toutes les fois qu’un souvenir cher le rappelle à mon esprit, je verse des larmes, j’en verse sur sa perte, & ces larmes sont sincères ; ce sont celles de la Nature, pourroit-on les condamner ? J’ai toujours respecté la piété ; & de crainte de l’alarmer je facrifiois mes intérêts à son bonheur. Quelques personnes de la Cour, célèbres par leur nom ainsi que par leur esprit, voulurent me persuader que la conduite de M. le Marquis de Flaucourt à mon égard, étoit tout-à-fait répréhensible, & qu’il falloit charger son Antagoniste de son châtiment ; on voulut même me recommander auprès de lui, & me procurer les moyens pour faire le voyage. Ma réponse est connue, & la voici en peu de mots. Je suis venue sous la foi du mariage : si le Marquis de Flaucourt est mon père, je ne dois pas obtenir une éxistence & ses bienfaits par la voie de son ennemi ; s’il n’est pas mon père, je n’ai aucun droit sur lui. Quoique tout atteste que je sois sa fille, je préférerai d’en douter, plutôt que de l’affliger un instant. Ces mêmes personnes qui me sollicitoient, frappées d’indignation de sa conduite à mon égard ne purent s’empêcher de me plaindre, & de m’applaudir ; elles font toutes existentes, & à même de me rendre cette justice. Que m’importeroit une célébrité qui auroit fait le malheur & le tourment de celui pour qui j’aurois sacrifié mes jours pour rendre les siens heureux & tranquiles ; mais puisqu’actuellement la mort me l’a enlevé sans les avoir troublés, je n’ai plus de frein pour ceux qui lui ont survecu, qui ont aggravés ses torts, & comblé mes malheurs. Quel triomphe pour son adversaire si je l’avois intéressé à mon sort, lui qui n’avoit jamais pu porter atteinte, ni à sa probité, ni à sa délicatesse ; c’étoient des saillies & des épigrammes qui saisoient seulement briller son esprit sans déshonorer celui qui étoit l’objet de ses railleries. Ses moyens étoient tous épuisés, & quoique ceux que j’aurois pu lui fournir, eussent pu tenter toute autre que moi, mon amour & mon respect me firent préférer ma bisarrerie à une vaine célébrité. La nature ne perd point ses droits, mais elle se fait peu entendre à ceux que j’accuse. Oui, je le déclare hautement,……… …… · une famille riche qui prodigue ses largesses indistinctement & qui n’en prive que celle qui y avoit le plus de droits. Sourds au cri du sang & de l’humanité, ils croyent gagner le Ciel par une piété cruelle ; ils me reprochent mon existence qu’ils connoissoient, ainsi que toute la Province, avant que je me connusse moi-même. Dans mon enfance toute la famille me chérissoit, & je ne connoissois pas alors les loix ni le préjugé. Je fus élevée en les chérissant, & je les chérirois de même, s’ils n’étoient durs qu’envers moi. Qu’ils m’accablent de leur animosité, qu’ils ne l’abandonnent pas : que le Prélat, son frère de lait, reconnoitre la véritable bienfaisance & répande sur elle ce qu’il devoit à celle qui lui donna le sein. Pour Madame la Marquise elle est étrangère a mes demandes ; cependant elle s’est imposée des devoirs par les loix de la religion. Elle a promis à son Epoux mourant d’acquitter les dettes qui chargeoient sa conscience, celle qu’il contrarta envers sa silleule étoit la première que cette respectable veuve devoit acquitter sans réfléchir sur le passé. À tout péché miséricorde. Voilà ce que Dieu nous ordonne, & ce que les justes suivent. À qui peut-on accorder sa confiance dans la societé, quand ceux qui enseignent la religion & la clémence nous abandonnent. Il n’y a donc plus de probité sur la erre ? Dans quelle classe, dans quel etat, dans quelle société d’hommes peut-on désormais trouver cette sensible piété, cette tendre humanité ? On s’écrie tous les jours, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


.LETTRE PREMIERE.

VOTRE Mémoire, & ce que vous m’avez révélé, Madame, sur la famille du Marquis de Flaucourt, m’a fourni un sujet théâtral que j’ai traité, d’après votre consentement. Je ne doute pas que ce sujet ne soit fort intéressant pour le Public ; mais il le deviendioit davantage, si vous vouliez tracer vous-même les événemens qui ont causé vos malheurs. Ce tableau pourra faire disparoître les défauts qui se font glissés dans mon ouvrage. Il faut vous prévenir, Madame, que le Comte de ***, doit vous solliciter vivement, pour que vous m’accordiez cette grâce ; votre secret est le mien, & vous devez être bien sûre que je ne vous trahirai point. En mettant au jour les sujets d’indignation qu’une famille ingrate a fait naître dans votre ame, vous rouverez un soulagement salutaire aux maux qu’eue vous a causés ; & le sentiment public suffrira alors à votre vengeance. Pourquoi vous y refuseriez-vous, Madame ? quels ménagemens devez-vous à des personnes. qui ont méconnu la voix de la Nature & du sang a votre égard ? Le tems presse : le premier Volume de mes Oeuvres est déjà livré à l’impression, & je voudrois y joindre votre Roman, persuadée que le public m’en tiendroit compte, je ne vous demande qu’une simple esquisse des faits ; je vous dispense de toutes reflexions. Quand on s’est exposé à donner une pièce Dramatique faite en vingt-quatre heures, j’imagine qu’on peut fort bien lui offrir un récit simple, dépouillé de tout ornement, mais tracé avec les couleurs de la vétité. Veuillez-donc vous occuper d’un objet qui vous intéresse aussi vivement que moi, &, vous pouvez compter sur toute ma reconnoissance.

   Je suis, &c.

LETTRE II.

Madame de VALMONT au Comte de ***

MONSIEUR,

Je ne suis point étonnée de la vivacité de Auteur ; mais vous, homme prudent, approuverez vous un empressement qui n’a d’autre motif que sa passion décrire & de faire imprimer ? pourriez-vous, M. le Comte, m’engager à une entreprise aussi folle ? S’il ne s’agissoit que de quelques faits, ne les trouveroit-elle pas dans le Mémoire que je lui ai permis d’imprimer. Les détails de ma vie sont trop remplis d’événemens, pour que je puisse les tracer dans un si court espace. Dépouillés des accessoires ils n’inspireroient aucun intérêt, & déroberoient au Lecteur tout ce qu’il y a de plus piquant. Cependant, je ne veux point l’affliger : la Comédie que j’ai jouée, il y a quatre ans, avec mon frère le Marquis de Flaucourt peut remplir son objet & le mien. En exposant aux yeux du Public, ce genre de correspondance, on verra que l’amitié fraternelle me suggéra un moyen peu commun, pour ramener à son devoir, un jeune homme que les passions & les conseils pernicieux du perfide la Fontaine voient égaré. Voilà tout ce que je peux faire pour l’Auteur qui trouve le moyen de me venger d’une famille ingrate, pour laquelle je ne suis jamais sortie des bornes de l’estime & du respect ; mais aujourd’hui que toute l’affection que je lui portois est éteinte je romps le silence que j’ai gardé trop long-tems en considération de la célébrité de celui qui m’a donné le jour, & dont je respecte la cendre. Je vous prie, M. le Comte, de voir l’Auteur, & s’il est satisfait de mon offre je lui ferai parvenir sur le champ la relation de l’avanture du Bal, ainsi que les faits l’ont amenée, avec les lettres de tous les autres personnages, trop affligeantes pour quadrer avec cet amusement.

Je suis, &c.


LETTRE III.

Du COMTE à Madame de VALMONT.

VOTRE Lettre, Madame, a plus fait sur l’esprit de l’Auteur, que tout ce que j’aurois pû lui dire ; & loin de se facher des vérités qu’elle contient, elle en est enchantée : vous en jugerez par sa réponse. Vous me demandez des conseils sur la prière de notre femme Auteur ; ne vous attendez pas, Madame, à me trouver plus raisonnable sur cet objet. Curieux comme une femme, & les aimant plus que moi-même, jugez, Madame, combien je dois être intéressé connoître les événemens d’une personne sensible. Vous êtes un Juge trop sévère, & si, d’après votre systême, les personnes de votre sexe deviennent conséquentes & profondes dans leurs ouvrages, que deviendrons-nous, nous autres hommes, aujourd’hui si superficiels & si légers ? Adieu la supériorité dont nous étions si orgueilleux. Les Dames nous feront la loi, & la partie la plus foible deviendra la plus forte. Cette révolution feroit dangereuse. Ainsi je dois desirer que les. Dames ne prennent point le Bonnet de Docteur, mais qu’elles conservent leur frivolité, même dans leurs Ecrits. Tant qu’elles n’auront pas le sens-commun, elles seront adorables. Nos Savantes de Molière sont des modèles de ridicules. Celles qui suivent aujourd’hui leurs traces, sont les fléaux des sociétés, & semblent, par le travestissement de leur esprit, contribuer à la désunion de la nature entière. Les femmes peuvent écrire, mais il leur est défendu, pour le bonheur du monde, de s’y livrer avec prétention. D’après ces principes, vous pouvez hasarder de donner un extrait de votre vie, qui ne pourra qu’être accueilli, & ce fera le cas de dire : Qu’importe le tems, si le récit est intéressant, comme je n’en doute pas, Secondez donc, Madame les vœux de l’Auteur, ne dussiez-vous donner que l’époque de votre rencontre avec le Marquis de Flaucourt. Pour moi personnellement, je vons saurai gré de cette complaisance.

J’ai l’honneur,&c.


LETTRE IV.

De L’AUTEUR au COMTE de **.

MONSIEUR LE COMTE,

Madame de Valmont, qui ne me flatte pas, & qui me dit, avec franchise, ce que je me suis dit cent fois à moi-même, meplaît inifniment ; & si mon amour-propre ne me permet pas de convenir que je suis décidément folle, ma raison me force d’approuver ceux qui ne me croyent pas bien raisonnable. Je ne prétend s pas gêner les opinions d’autrui ; je fais que je ne compose qu’avec pétulence, que je déteste de revenir sur mes idées, & que bonnes ou mauvaises, je voudrois qu’on les jugeât, en rendant justice au fond, s’il renferme quelque mérite ; par-la, je serois plus satisfaite d’un foible triomphe que d’une plus grande gloire, s’il falloit l’acheter par un travail trop pénible, ou la devoir aux efforts d’un tiers plus éclairé que moi, qui dénatureroit mes ouvrages au point que je n’oserois me les approprier. Ainsi, je ne puis écrire que d’aprè moi, parce qu’il seroit trop facile de reconnoître tout ce qui n’et pas moi. Ceux qui n’écrivent que naturellement, varient souverit leur diction ; éloquens dans certains endroitS, foibles dans d’autres ; mais les vrais Connoisseurs ne se trompent jamais sur ce qui part de la même source. Voilà, M. le Comte, ce que je pense des personnes qui jugent aussi sainement que vous. Je me contente de l’offre de Madame de Valmont, quoiqu’à beaucoup près elle ne soit pas, à mes yeux, si intéressante que celle que vous desiriez. Il est vrai qu’on ne pent exiger une relation suivie en si peu de mots. Mais comme est indispensable pour moi de me rappeller dans l’esprit du Public, & de réclamer l’indulgence qu’il m’a déjà accordée, en faveur de mes pièces imprimées, & surprise agréablement par le tour que la Comédie Française m’a donné en devançant le mien. Il m’a fallu changer toute ma marche, & à la place du Drame que j’allois faire imprimer, j’ai été obligée de prendre un de mes manuscrits, au hasard ou pour mieux dire, à mon choix, & peut-être sera-ce ma plus mauvaise Pièce que je livre au Public. Il n’y a que le Roman de Madame de Valmont qui pourra balancer son opinion. Du moins c’est-là mon espérance. Bonjour M. le Comte, préparez-moi de bons travailleurs, car je vous réponds que j’en ai besoin.

Je suis, &c.

LETTRE V.

De Madame de VALMONT à L’AUTEUR.


IL faut, Madame, faire tout ce que vous désirez. M. le Comte vient de m’y déterminer ; aussi ne balançerai-je plus à vous envoyer l’extrait bien précis de ma vie. Ma naissance est si bisarre que ce n’est qu’en tremblant que je la mets sous les yeux du Public ; & ce ne sera que dans un tems plus heureux, plus tranquille pour moi, & à l’abri de tout soupcon, que je pourrai, avec courage, raconter au genre humain les événemens qui ont travaillé le tissu de ma vie. Des aveux sincères & dépouillés d’imposture, m’obtiendront, sans doute, une estime qu’on refusera peut-être à mes foibles écrits. Si on n’a pas encore vu une ignorante devenir Auteur, une femme vraie & sincère est un être aussi rare, & c’est par une telle singularité que, comme vous, Madame, je puis me distinguer. Il y a tant d’analogie entre vous & moi, que je ne doute pas qu’on ne nous confonde ensemble. Un jour viendra où cette énigme sera expliquée par vous, ou par moi. Je sors d’une famille riche & estimable, dont les évènemens ont changé la fortunè. Ma mère étoit fille d’un Avocat, très-lié avec le grand père du Marquis de Flaucourt, à qui le Ciel avoit accordé plusieurs enfans. L’éducation du Marquis, l’aîné de ces enfans, fut confié à mon grand-père qui s’en chargea par pure amitié. Le cadet, qui existe encore & que son mérite a élevé jusqu’à l’Archi-Episcopat, fut alaité par ma grand-mère : il devint par-là le frère de lait de celle qui m’a donné’ le jour & qui fut tenue sur les Fonds Baptismaux par le Marquis son frère aîné. Tout ceci se fit de part & d’autre au nom de l’amitié qui régnait depuis long-tems entre ces deux familles : ma mère devint donc chère à tous les Flaucourt. Le Marquis, son Parrein, ne la vit pas avec indifférence. l’âge & le goût formèrent entre eux une douce simpathie dont les progrès furent dangereux. Le Marquis, emporté par l’amour le plus violent, avoit projeté d’enlever ma mère & de s’unir avec elle dans un climat étranger. Les parens du Marquis & de ma mère, s’étant apperçus de cette passion réciproque, trouvèrent bientôt le moyen de les éloigner ; mais l’amour ne fait-il pas vaincre tous les obstacles ? Le tems ni l’éloignement ne purent faire changer leurs sentimens. Ma mère cependant fut mariée. Le Marquis fut envoyé à Paris, où il débuta dans la carrière dramatique par une Tragédie qui rendra son nom immortel, ainsi que ses Odes, ses voyages & plusieurs autres ouvrages non moins recommandables. C’est dans sa grande jeunesse qu’il développa tant de talens ; mais le fanatisme vint l’arrêter au milieu de sa carrière, & fit éclipser la moitié de sa gloire. Son célèbre Antagoniste, jaloux de ses talens, essaya de les obscurcir par la voie du ridicule ; mais il ne put y parvenir & il fut lui-même forcé de lui accorder un mérite distingué. En effet, il n’eut peut-être qu’un tort réel dans sa vie l celui d’avoir été insensible & sourd aux cris de la nature. Il revint dans sa province, ou il trouva celle qu’il avoit aimée, & dont il étoit encore épris, mariée & mère de plusieurs enfans dont le père étoit absent. De quelles expressions puis-je me servir, pour ne pas blesser la pudeur, le préjugé, & les loix, en accusant la vérité ? Je vins au monde le jour même de son retour, & toute la villa pensa que ma naissance étoit l’effet des amour du Marquis. Bien loin de s’en plaindre, le nouvel Amphitrion prit la chose en homme de Cour. Le Marquis poussa la tendresse pour moi jusqu’à renoncer aux bienséances, en m’appellant publiquement sa fille. En effet, il eut été difficile de déguiser la vérité : une resssemblance frappante étoit une preuve trop evidente. Il y auroit de la vanité a moi de convenir que je ne lui étoit pas étrangère, même du côte du moral ; mais on m’a fait cent fois cette remarque. Il employa tous les moyens pour obtenir de ma mere qu’elle me livrât a ses soins paternels ; sans doute mon éducation eut été mieux cultivée ; mais elle rejetta toujours cette proposition ; ce qui occasionna centre eux une altercation dont je fus la victime. Je n’avois que six ans quand le Marquis partit pour ses terres, où la veuve d’un Financier vint l’épouser. Ce fut dans les douceurs de cet hymen que mon père m’oublia & ne s’occupa que du fils dont vous me demandez l’histoire. Je ne fais aucune mention des évènemens de ma vie depuis l’âge de six ans jusqu’à trente, époque où j’ai rencontré ce jeune frère âgé de vingt deux ans. Ayant appris pendant sa jeunesse qu’il avoit une sœur, il fit plusieurs recherches pour la rencontrer. Voici comment il me découvrit.

Se trouvant un jour dans une maison où l’on reçoit bonne & mauvaise compagnie, un homme de ma connoissance, lui adressa la parole sans le connoître & lui demanda son nom. Cette question étonna le Marquis qui à son tour lui en demanda le motif. C’est, dit-il, parce que vous avez une ressemblance frappante avec Madame de Valmont. À ce nom seul, le Marquis l’embrassa, le regarda comme un Dieu tutélaire, & le supplia de le conduire chez moi : ce qu’il fit. Lorsqu’on m’annonça cette personne. & que je la vis accompagnée d’un jeune homme, une émotion des plus extraordinaires m’agita ; les larmes coulèrent de mes yeux je m’écriai : c’est mon frère ; c’est le fils du Marquis de Flaucourt ; & ce fut dans les plus tendres embrassemens que nous confirmâmes les liens du sang qui nous unissoient. Il ne s’écouloit aucun jour que je n’eussent la satisfaction de le voir deux ou trois fois. Bientôt il me fit la confidence de ses plus secrets sentimens, & j’appris qu’un monstre, un vil agent, avoit subjugué sa raison. Je voulus l’éloigner de ce fourbe dangereux mais, moi-même bientôt je lui parus suspecte. Il sembla même se repentir de toutes les confidences qu’il m’avoit faites. Cependant comme l’amitié & la nature triomphoient encore de lui, il me faisait toujours part de ses aventures qu’il croyoit du bon ton, telles que celle du Bal de l’Opéra qui faillit à lui faire tourner la tête.

Une de ses cousines, femme d’esprit, & qui desiroit son bonheur autant que moi, chercha à l’intriguer sous le masque, & le rendit amoureux au point de le faire renoncer à une petite créature dont il étoit fou & dont je rougirois de mettre au jour les trames ourdies d’accord avec le perfide Fontaine. Le carnaval finit, & le courage de sa cousine n’alla pas plus loin. Elle lui avoit permis de lui écrire ; je fus instruite de tout, je me chargeai de cette correspondance, & vous allez voir, par la manière dont je la conduisis si je sçus la suivre, & quel parti mon amitié en tira pour le bonheur de mon frère.

Je suis, &c. Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/46 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/47 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/48 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/49 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/50 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/51 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/52 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/53 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/54 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/55 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/56 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/57 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/58 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/59 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/60 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/61 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/62 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/63 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/64 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/65 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/66 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/67 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/68 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/69 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/70 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/71 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/72 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/73 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/74 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/75 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/76 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/77 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/78 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/79 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/80 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/81 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/82 reux, pour mon amie, je fuis seule victime des pièges qu’elle vous a tendus. J’ai le cœur sensible l’ame délicate : je n’ai pu voir avec indifférence plaisanter un jeune homme de si bonne foi. L’humanité fut d’abord le premier sentiment que vous sûtes m’inspirer. Mon amie me choisit pour son secrétaire, je devins sa confidente ; j’étois la maîtresse de vous écrire comme je le jugeois à propos. Mon penchant me dicta tout ce que vous avez trouvé de sensible dans ses lettres. Mon amie s’en amusoit beaucoup je lisois dans son ame mais jamais elle n’a pénétré dans la mienne. Tout ce qui n’étoit que l’épanchement de mes sentimens les plus purs, a parfaitement répondu aux écarts de sa tête. Elle ne fut jamais sensible ; elle croit que toutes les femmes doivent penser comme elle : que ne puis-je, hélas ! l’imiter. Je sens que je m’expose au mépris, à l’opprobre ; j’ai honte de moi-même ; je trahis l’amitié je devois respecter le plaisir qu’elle avoit de faire votre tourment. Vous le préféreriez peut être, à apprendre que l’Inconnue du Bal vous a trompé qu’elle étoit de mauvaise foi & que sa confidente a senti seule tout ce que vous méritez. En gardant le plus profond silence, elle vous vengeoit en secret des perfidies de son amie. Je vous connois mieux qu’elle ; nous nous Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/84 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/85 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/86 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/87 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/88 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/89 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/90 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/91 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/92 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/93 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/94 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/95 LETTRE XXIII. bu MarquisDEFLAUCOURT

r rtfous LMON

à Madame dé le nom dè1*dernière

INCONNUE.

QUE votre lettre semble bien porter tous les caractères de la vérité si ce n’est qu’un jeu ; Comment peut-on d’une manière si vraie ; donner à son style les couleurs du sentiment Oui sans doute on prend mon cœur par son faible pour mieux abuser de sa Crédulité ; Je n’aijamais cru au bonheur. Si cette nouvelle scène n’était point un nouveau piège je se, rais trop heureux elle est agréable puisqu’elle m’intéresse. Si c’effc encore une illusion. elle enchante mon cœur & le plaisir de se croire, aimé est si doux pour moi que l’ombre même qui me parait suppléer un peu à la réalité prolongez mon erreur si que vous soyez c’en est une je perdrais trop à être éclaircie Que la chimère du bonheur flatte encore mon esperance ! laissez-moi la jouissance d’un Phantôme qui me plongerait dans la tristesse & l’indifsérence s’il s’évanouissait. Jusqu’ici mon amour, propre est peu blessé du ridiculequ’on m’a donné ; on

, Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/97 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/98 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/99 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/100 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/101 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/102 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/103 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/104 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/105 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/106 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/107 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/108 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/109 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/110 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/111 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/112 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/113 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/114 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/115 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/116 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/117 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/118 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/119 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/120 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/121

vos yeux ; mais à peine je vous eus aprris qui j’étois, que vous changeâtes de ton & d’aménité, vous parûtes me faire un crime de ce que je vous étois. Hélas ! ce n’eft pas ma faute, Monseigneur, ni celle des auteurs de mes jours : ils furent jeunes ; la négligence de leurs parents le pouvoir de l’Amour, le penchant de la Nature, qui rend l’homme si coupable, & dont on ne peut guères éviter les atteintes, ont fait de moi une de leurs victimes. Moi feule ai droit de me plaindre & d’inculper Monfieur votre frère ; mais je trouve tant de fatisfaftion à le justifier,que vous même, Monfeigneur, vous êtes autorisé fans considérer ni condamner le lien qui m’attache à vous, à remplacer le père que j’ai perdu : ne l’êtes-vous pas de tous les infortunés ? Qu’il efl cruel pour un cœur fenfible de se voir rebuté par ceux que l’amitié & le rang nous ont rendus si chers. Mais ne parlons pas de moi, Monseigneur, fi, en rappellant tous les droits que j’ai sur vous, j'allarme votre pitié, qu'il n'en soit plus question. Sacrifiez la fille en faveur de la mère pour qui je reclame vos bontés & votre charité ; sera-t-elle la feule infortunée qui n’aura pas de droits à votre bienfaisance, & tous les liens qui l’attachent à vous feroient-ils autant de forfaits qui la rendroient à vos yeux, la femme la plus Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/123 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/124 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/125 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/126 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/127 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/128 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/129 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/130 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/131 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/132 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/133 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/134 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/135 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/136 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/137 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/138 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/139 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/140 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/141 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/142 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/143 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/144 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/145 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/146 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/147 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/148 Page:Gouges - Oeuvres de madame de Gouges - 1786.pdf/149 conduite que vous avez tenue avec moi quelque tems, que j’en appelle. Si vous avez changé, vous n’avez pu étouffer le cri de la nature, cédés à ſes impulſions qui s’expriment par ma voix. Ô mon frère, mon cher frère, ne rejettez point une demande auſſi légitime, & ne rebutez pas un cœur que l’humanité & la méchanceté des hommes n’ont que trop ulcéré & dont votre retour peut ſeul fermer les cicatrices en portant les plus prompts ſecours aux preſſants beſoins de la plus intéreſſante, & la plus infortunée des femmes, & qu’enfin je puiſſe dire un jour : trop long-tems les mauvais conſeils l’égarèrent, mais il ne fallut qu’un moment pour le ramener à la vertu, à l’humanité. C’eſt à cet heureux changement que l’on reconnoîtra le fils d’un auſſi vertueux père. Je vais ſupporter dans cette eſpérance avec plus de calme le poids de tous mes chagrins.

De Valmont.


LETTRE
DE L’AUTEUR.

J’ai rempli vos deſirs & vos intentions, Monſieur le Comte ; la voilà cette correſpondance de nos jours, & que l’on regardera vraiſemblablement comme un Roman. Je le ſouhaite pour ceux dont Madame de Valmont a à ſe plaindre à ſi juſte titre. On m’a raconté que vous aviez eu une altercation vive à ſon ſujet ; c’est une imprudence, Monſieur le Comte, que de prendre le parti du ſexe opprimé ; jadis, dans ce fameux jadis, c’étoit une vertu, & aujourd’hui c’eſt un ridicule. Ces heureux ſiècles pour les femmes reviendront peut-être ; mais nous n’y ſeront plus, & ce tems d’abandon ſera regardé par nos neveux comme fabuleux. Mais laissons-là mes triſtes réflexions ; elles n’arrêteront point le train que les hommes ont pris : je ne dois m’occuper que de ma beſogne, qui me paroît de plus en plus pénible & épineuſe. Le déſagréable travail que de mettre l’enſemble dans une Correſpondance ! Si elle ne m’avoit pas autant intéreſſée, je l’aurois abandonnée à la moitié quoique je l’euſſe déjà annoncé dans mon Homme généreux. Le Lecteur ſans doute doit être bien convaincu que ces lettres ne ſont pas de mon imagination, que ce ſont autant d’originaux que je n’ai eu d’autre peine que de mettre en ordre. D’ailleurs, on connoît mon impuiſſance pour faire des vers, & celui qui les a compoſés étoit loin de prévoir alors qu’ils ſeroient un jour imprimés. Si le Public étoit perſuadé comme vous, Monſieur le Comte, de cette vérité, cette Correſpondance intéreſſeroit bien davantage, & ces vers, tels qu’ils ſont, qui n’ont été que l’affaire d’un inſtant pour celui qui les a faits, auroient couté plus de ſoins à tout autre. Quand le Marquis de Flaucourt voudra ſe livrer à l’étude, il ſortira de ſa plume des ouvrages qui ne dérogeront pas aux écrits immortels de ſon illustre pére. Madame de Valmont étoit née pour marcher ſur leurs traces ; mais ſon étoile eſt auſſi bizarre que la mienne ; elle fut, comme vous ſavez, Monſieur le Comte, auſſi négligée dans ſon enfance que je l’ai été ; mais elle jouit de l’Anonime, & moi je me mets à découvert pour elle : heureuſe, ſi je peux réuſſir, & ſi je puis émouvoir ſon frère au point qu’il lui accorde la ſeule conſolation qu’elle exige de lui, & qu’elle a droit d’attendre. J’ai trouvé dans toutes ſes paperaſſes des vers que Madame de Valmont avoient faits elle-même au moment qu’elle reçut la triste nouvelle de la mort du Marquis de Flaucourt, & je les fais auſſi imprimer. Vous verrez, Monſieur le Comte, que la nature en fit un Poëte dans un inſtant. Je vous serai paſſer à votre terre le premier Volume de mes Œuvres, qui ſera relié, ſi vous n’êtes pas de retour à Paris avant qu’il soit imprimé.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Comte, avec l’attachement le plus inviolable, & les sentimens les plus diſtingués, votre très-humble & très obéiſſante ſervante.


Vers de Madame de Valmont, en recevant la triſte nouvelle de la mort de ſon Père.


D’un mortel vertueux, oui j’ai reçu le jour,
Mais l’affreux fanatiſme étouffa ſon amour.
La mort me l’a ravi, ſans que de la Nature,
Son cœur, glacé par l’âge, ait ſenti le murmure.
Cependant quand mes yeux commençoient à s’ouvrir,
Sur mon ſort malheureux il parut s’attendrir.
Il eſt mort ſans ſonger qu’il laissoit ſur la terre
La moitié de lui-même, un cœur fait pour lui plaire.
Je me rappelle, hélas ! qu’en mes plus jeunes ans,
J’étois l’objet chéri de ses ſoins complaiſans.

D’un cruel préjugé son ame fut émue,
Et d’un épais bandeau l’erreur couvrit sa vue.
Je m’applaudis pourtant d’être le triste fruit
D’un amour dont ma mère eut le cœur trop séduit.
Je dois à ce grand homme, admiré par la France,
D’un esprit naturel, la vive intelligence ;
Par l’éducation cet esprit éclairé,
Sans doute auroit brûlé d’un feu plus épuré ;
Mais l’on reconnoîtra toujours la même source,
D’un Ecrivain fameux arrêté dans sa course.
Il eut des ennemis, &, dans sa piété,
Il dédaigna les traits dont il fut insulté.
Le frère qui me reste, est digne de sa race ;
De son illustre père il suit déjà la trace ;
Et bientôt au Public ouvrira les trésors
Que l’auteur de ses jours cacha loin de ces bords,
Ces Ecrits immortels, enfans de son génie,
Qui feront, en tout tems, l’honneur de sa Patrie.